Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Science économique et pratique des ingénieurs économistes. L'exemple de Clément Colson
- Pages : 9 à 13
- Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 30
Préface
Pour les périodes actuelle et récente, s’il fallait nommer rapidement quelques économistes français, la profession et les publics intéressés à un titre ou un autre par « la » science économique ou l’économie politique, citeraient peut-être, entre autres, nos « prix Nobel » : Jean Tirole et Maurice Allais. Cette petite liste prestigieuse serait certainement complétée par les noms de Jean-Jacques Laffont et d’Edmond Malinvaud, et les partisans d’une certaine hétérodoxie citeraient peut-être Michel Aglietta, Robert Boyer ou André Orléan. Remontons maintenant dans le temps et faisons plaisir aux nostalgiques de la planification indicative à la française et de ses outils en citant Claude Gruson ou Pierre Massé, les libéraux préférant certainement citer Jacques Rueff, né à la fin du xixe siècle, comme François Divisia et René Roy. Durant ce siècle, Michel Chevalier, un temps saint-simonien, ou Frédéric Le Play, célèbre pour ses monographies, devraient aussi être cités.
Ces économistes ont des profils personnels variés en raison des pondérations différentes de leurs activités : certains ont privilégié la recherche, d’autres ont consacré plus de temps à l’enseignement, certains ont fait partie de la haute administration quand ils n’avaient pas des fonctions politiques importantes, qu’elles soient officielles ou non. Ils ont aussi dirigé ou pas des institutions de recherche et/ou d’enseignement, certains ont créé ou contribué à la création de véritables écoles de pensée et leurs inscriptions dans le contexte économique et social de leur temps sont variées, un marqueur important étant celui de leur positionnement dans l’échelle des combinaisons entre l’économie de marché et le rôle de l’État.
Alors pourquoi cette liste hétéroclite, évidemment incomplète, et trop subjective ? C’est parce qu’ils ont tous un point commun, à savoir d’être des ingénieurs de formation, et voici ce qu’écrivait Schumpeter en 1954 (Voir p. 129-130 dans le tome III de la traduction française de son History of Economic Analysis publiée chez Gallimard en 1983.). Après avoir qualifié d’« anti-étatistes » les membres du « groupe de Paris » 10qui seraient tous des « ultras du laissez-faire », pour qui le travail d’un économiste se réduirait à réfuter les idées socialistes et combattre toute tentative de réforme impliquant une intervention de l’État, il considère que ces auteurs de la deuxième moitié du xixe siècle étaient définitivement nuls au regard de la scientificité de la discipline : « Pour satisfaire leurs aspirations scientifiques, ils se contentaient de J.-B. Say et de Bastiat, relevés par la suite d’un peu de théorie de l’utilité marginale édulcorée. On trouve d’autres auteurs qui partageaient les positions politiques du groupe – mais qui n’appartenaient pas à son premier cercle et, ce qui est très significatif, n’étaient donc que rarement cités – et qui, prenant les choses de plus haut, firent du travail qui mérite d’être considéré ». Et il précise ensuite sa pensée en disant que « [n]ous pensons, tout particulièrement, à deux noms qu’il faudrait toujours ranger parmi ceux des économistes éminents, ceux de Colson et de Cheysson. Il n’est pas indifférent que tous deux aient été des ingénieurs de formation : de ce point de vue, ils participent à une tradition française qui s’honore de Jules Dupuit et qui est, aujourd’hui, plus vivante que jamais. Si je devais utiliser le terme “école” dans un autre sens que celui que j’ai adopté dans cet ouvrage, ce serait assurément pour l’appliquer à ce groupe de brillants ingénieurs français travaillant au service de l’État, qui ont contribué, et contribuent encore, si vigoureusement au progrès de l’économie scientifique ».
Ces propos sont évidemment datés. On ne peut pas dire que les ingénieurs-économistes français constituent aujourd’hui une seule école, quel que soit le sens qu’on donne à ce terme, mais cela était encore vrai quand Schumpeter a écrit ces lignes et on constate ici une sorte de paradoxe : cette école, souvent qualifiée de prestigieuse, n’a pas, en histoire de la pensée économique, attiré suffisamment l’attention. Ses membres apparaissent dans des entrées de dictionnaires, dans différents manuels, dans des recueils de textes ; il existe aussi bien sûr des articles de recherche spécialisés, mais une étude volumétrique montrerait certainement qu’ils n’apparaissent pas comme un sujet de recherche privilégié. Et, paradoxe dans le paradoxe, l’œuvre de Clément Colson, qui fut tout à la fois un chercheur, un enseignant, un publiciste, un administrateur, a vraiment été peu étudiée. M. De Paoli nous propose un ouvrage qui vise à pallier ce manque : c’est une étude d’histoire de la pensée économique qui contribue, pour la période passée en revue, 11à une meilleure connaissance des travaux des ingénieurs-économistes français en s’intéressant à un de ses plus représentatifs représentants : Clément Colson.
Nous ne résumerons pas dans cette préface ce travail, issu d’une thèse en sciences économiques soutenue à l’Université Lyon 2 en septembre 2017. Le plan est en début d’ouvrage et il faut s’y référer ; notons simplement que les deux parties justifient le titre du livre : Colson, comme ingénieur économiste ayant de lourdes responsabilités, était engagé sur deux fronts, la théorie et la pratique, et ce sans compter ses activités d’enseignement. Évidemment, cette distinction a quelque chose d’un peu artificiel. Comme on peut le constater dans la deuxième partie, l’ensemble de son œuvre s’inscrit dans une philosophie politique que l’on peut qualifier de libéralisme interventionniste, et il faut rapporter ses apports théoriques en science économique à sa vision globale de ce qui est bon ou mauvais pour la société de son temps. De même, comme spécialiste en économie des transports, ses analyses théoriques pour rendre opérationnelle l’analyse fondatrice de Jules Dupuit pourraient être aussi considérées comme des questions « pratiques ». Mais, pour qu’un texte soit intelligible, il faut faire des choix, et ceux de M. De Paoli nous semblent convaincants. Ce point précisé, nous avons sélectionné, sur des thèmes classiques en histoire de la pensée économique, trois thèses défendues par l’auteur.
–La léthargie théorique des économistes libéraux français soulignée par Schumpeter s’explique aussi par leur méconnaissance des recherches faites à l’étranger. Par ailleurs, on sait que l’on doit à John Bates Clark une première formulation de la règle de la combinaison optimale des facteurs de production (quand ces derniers sont substituables), et M. De Paoli montre que l’on en trouve, chez Colson, une formulation très proche, voire plus complète. Avec prudence il avance alors que John Bates Clark n’aurait pas été le seul découvreur de cette règle de gestion, dont la paternité devrait être aussi accordée à l’ingénieur français.
–Schumpeter a classé Clément Colson dans la même école que Jules Dupuit (voir ci-dessus). On sait que ce dernier a pulvérisé la théorie de Jean Baptiste Say pour qui les prix de marché mesureraient l’utilité des marchandises. Selon Dupuit, l’utilité serait 12–mesurée par la valeur d’usage, valeur d’usage révélée par le prix que l’on serait prêt à acquitter pour acheter le bien ou le service. Cette théorie permettait de construire des courbes de demande, mais Jules Dupuit ne propose pas, dans la pratique, de méthode pour que les acheteurs potentiels révèlent la valeur d’usage que ces produits ont pour eux. De Paoli montre alors que Colson relève ce défi en imaginant un système d’options pour les transports que l’on retrouve aujourd’hui, évidemment actualisé, dans les barèmes de tarification des compagnies aériennes dites « low cost » : c’est le Yield Management.
–Antisocialiste convaincu exerçant ses fonctions dans une période où les revendications ouvrières étaient de plus en plus pressantes, Clément Colson a pris position sur différentes questions sociales, son souci principal étant d’aménager le système libéral d’économie de marché pour éviter son explosion. Parmi celles-ci, une des questions les plus importantes qui a retenu l’attention des économistes et des historiens de la pensée (et d’autres encore) est la question du chômage. La thèse la plus connue en France pour la période est celle de Jacques Rueff, qui, à partir de son analyse de la « Dole », (système d’indemnisation du chômage en Grande-Bretagne), a développé l’idée que c’était la rigidité des salaires nominaux, favorisée par la dole, qui était la cause du chômage permanent. La thèse soutenue par De Paoli sur ce point est que l’analyse de Rueff a été fortement influencée par les analyses de Clément Colson.
Ces trois thèses suffiraient à attirer l’attention, mais le travail de M. De Paoli est beaucoup plus étendu. Les discussions que l’on peut qualifier de théoriques sont toujours contextualisées avec soin. Notamment, lors de son analyse des prises de position de Colson sur les grands problèmes socio-économiques de l’époque, qui sont toujours d’actualité, comme ceux des assurances sociales, de la maladie, des accidents du travail, de la fiscalité, etc., il nous donne à lire les faits et les principaux arguments en faveur ou non de telle mesure de politique publique. De même, dans le domaine plus restreint de l’économie des transports (chemins de fer), les arguments de Walras, de Cauwès et de Colson qui opposent la régie à la concession sont très éclairants et éclairés par le contexte que nous restitue M. De Paoli. On peut faire la même observation en ce qui 13concerne la controverse, célèbre en son temps, mais souvent occultée par la suite, sur l’utilité des chemins de fer d’intérêt local : le lecteur d’aujourd’hui ne pourra pas ne pas penser au problème de l’isolement des zones rurales…
Ce livre est donc une contribution importante à l’histoire de la pensée économique française puisqu’il s’intéresse à une de ses originalités. Dans notre pays, le développement de la science économique et ses applications pratiques doivent beaucoup à ses ingénieurs d’État et leurs travaux n’ont pas été suffisamment étudiés. Sur ce point, M. De Paoli nous propose un livre qui est un véritable apport. C’est aussi un travail tout à fait original puisque, pour la première fois, on dispose maintenant d’une monographie contextualisée du grand ingénieur-économiste que fut Clément Colson. Espérons que ce genre d’étude suscitera des vocations.
Gérard Klotz
Université Lyon 2
UMR Triangle
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-09094-6
- EAN : 9782406090946
- ISSN : 2261-0979
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09094-6.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/10/2020
- Langue : Français