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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Pour les périodes actuelle et récente, sil fallait nommer rapidement quelques économistes français, la profession et les publics intéressés à un titre ou un autre par « la » science économique ou léconomie politique, citeraient peut-être, entre autres, nos « prix Nobel » : Jean Tirole et Maurice Allais. Cette petite liste prestigieuse serait certainement complétée par les noms de Jean-Jacques Laffont et dEdmond Malinvaud, et les partisans dune certaine hétérodoxie citeraient peut-être Michel Aglietta, Robert Boyer ou André Orléan. Remontons maintenant dans le temps et faisons plaisir aux nostalgiques de la planification indicative à la française et de ses outils en citant Claude Gruson ou Pierre Massé, les libéraux préférant certainement citer Jacques Rueff, né à la fin du xixe siècle, comme François Divisia et René Roy. Durant ce siècle, Michel Chevalier, un temps saint-simonien, ou Frédéric Le Play, célèbre pour ses monographies, devraient aussi être cités.

Ces économistes ont des profils personnels variés en raison des pondérations différentes de leurs activités : certains ont privilégié la recherche, dautres ont consacré plus de temps à lenseignement, certains ont fait partie de la haute administration quand ils navaient pas des fonctions politiques importantes, quelles soient officielles ou non. Ils ont aussi dirigé ou pas des institutions de recherche et/ou denseignement, certains ont créé ou contribué à la création de véritables écoles de pensée et leurs inscriptions dans le contexte économique et social de leur temps sont variées, un marqueur important étant celui de leur positionnement dans léchelle des combinaisons entre léconomie de marché et le rôle de lÉtat.

Alors pourquoi cette liste hétéroclite, évidemment incomplète, et trop subjective ? Cest parce quils ont tous un point commun, à savoir dêtre des ingénieurs de formation, et voici ce quécrivait Schumpeter en 1954 (Voir p. 129-130 dans le tome III de la traduction française de son History of Economic Analysis publiée chez Gallimard en 1983.). Après avoir qualifié d« anti-étatistes » les membres du « groupe de Paris » 10qui seraient tous des « ultras du laissez-faire », pour qui le travail dun économiste se réduirait à réfuter les idées socialistes et combattre toute tentative de réforme impliquant une intervention de lÉtat, il considère que ces auteurs de la deuxième moitié du xixe siècle étaient définitivement nuls au regard de la scientificité de la discipline : « Pour satisfaire leurs aspirations scientifiques, ils se contentaient de J.-B. Say et de Bastiat, relevés par la suite dun peu de théorie de lutilité marginale édulcorée. On trouve dautres auteurs qui partageaient les positions politiques du groupe – mais qui nappartenaient pas à son premier cercle et, ce qui est très significatif, nétaient donc que rarement cités – et qui, prenant les choses de plus haut, firent du travail qui mérite dêtre considéré ». Et il précise ensuite sa pensée en disant que « [n]ous pensons, tout particulièrement, à deux noms quil faudrait toujours ranger parmi ceux des économistes éminents, ceux de Colson et de Cheysson. Il nest pas indifférent que tous deux aient été des ingénieurs de formation : de ce point de vue, ils participent à une tradition française qui shonore de Jules Dupuit et qui est, aujourdhui, plus vivante que jamais. Si je devais utiliser le terme “école” dans un autre sens que celui que jai adopté dans cet ouvrage, ce serait assurément pour lappliquer à ce groupe de brillants ingénieurs français travaillant au service de lÉtat, qui ont contribué, et contribuent encore, si vigoureusement au progrès de léconomie scientifique ».

Ces propos sont évidemment datés. On ne peut pas dire que les ingénieurs-économistes français constituent aujourdhui une seule école, quel que soit le sens quon donne à ce terme, mais cela était encore vrai quand Schumpeter a écrit ces lignes et on constate ici une sorte de paradoxe : cette école, souvent qualifiée de prestigieuse, na pas, en histoire de la pensée économique, attiré suffisamment lattention. Ses membres apparaissent dans des entrées de dictionnaires, dans différents manuels, dans des recueils de textes ; il existe aussi bien sûr des articles de recherche spécialisés, mais une étude volumétrique montrerait certainement quils napparaissent pas comme un sujet de recherche privilégié. Et, paradoxe dans le paradoxe, lœuvre de Clément Colson, qui fut tout à la fois un chercheur, un enseignant, un publiciste, un administrateur, a vraiment été peu étudiée. M. De Paoli nous propose un ouvrage qui vise à pallier ce manque : cest une étude dhistoire de la pensée économique qui contribue, pour la période passée en revue, 11à une meilleure connaissance des travaux des ingénieurs-économistes français en sintéressant à un de ses plus représentatifs représentants : Clément Colson.

Nous ne résumerons pas dans cette préface ce travail, issu dune thèse en sciences économiques soutenue à lUniversité Lyon 2 en septembre 2017. Le plan est en début douvrage et il faut sy référer ; notons simplement que les deux parties justifient le titre du livre : Colson, comme ingénieur économiste ayant de lourdes responsabilités, était engagé sur deux fronts, la théorie et la pratique, et ce sans compter ses activités denseignement. Évidemment, cette distinction a quelque chose dun peu artificiel. Comme on peut le constater dans la deuxième partie, lensemble de son œuvre sinscrit dans une philosophie politique que lon peut qualifier de libéralisme interventionniste, et il faut rapporter ses apports théoriques en science économique à sa vision globale de ce qui est bon ou mauvais pour la société de son temps. De même, comme spécialiste en économie des transports, ses analyses théoriques pour rendre opérationnelle lanalyse fondatrice de Jules Dupuit pourraient être aussi considérées comme des questions « pratiques ». Mais, pour quun texte soit intelligible, il faut faire des choix, et ceux de M. De Paoli nous semblent convaincants. Ce point précisé, nous avons sélectionné, sur des thèmes classiques en histoire de la pensée économique, trois thèses défendues par lauteur.

La léthargie théorique des économistes libéraux français soulignée par Schumpeter sexplique aussi par leur méconnaissance des recherches faites à létranger. Par ailleurs, on sait que lon doit à John Bates Clark une première formulation de la règle de la combinaison optimale des facteurs de production (quand ces derniers sont substituables), et M. De Paoli montre que lon en trouve, chez Colson, une formulation très proche, voire plus complète. Avec prudence il avance alors que John Bates Clark naurait pas été le seul découvreur de cette règle de gestion, dont la paternité devrait être aussi accordée à lingénieur français.

Schumpeter a classé Clément Colson dans la même école que Jules Dupuit (voir ci-dessus). On sait que ce dernier a pulvérisé la théorie de Jean Baptiste Say pour qui les prix de marché mesureraient lutilité des marchandises. Selon Dupuit, lutilité serait 12mesurée par la valeur dusage, valeur dusage révélée par le prix que lon serait prêt à acquitter pour acheter le bien ou le service. Cette théorie permettait de construire des courbes de demande, mais Jules Dupuit ne propose pas, dans la pratique, de méthode pour que les acheteurs potentiels révèlent la valeur dusage que ces produits ont pour eux. De Paoli montre alors que Colson relève ce défi en imaginant un système doptions pour les transports que lon retrouve aujourdhui, évidemment actualisé, dans les barèmes de tarification des compagnies aériennes dites « low cost » : cest le Yield Management.

Antisocialiste convaincu exerçant ses fonctions dans une période où les revendications ouvrières étaient de plus en plus pressantes, Clément Colson a pris position sur différentes questions sociales, son souci principal étant daménager le système libéral déconomie de marché pour éviter son explosion. Parmi celles-ci, une des questions les plus importantes qui a retenu lattention des économistes et des historiens de la pensée (et dautres encore) est la question du chômage. La thèse la plus connue en France pour la période est celle de Jacques Rueff, qui, à partir de son analyse de la « Dole », (système dindemnisation du chômage en Grande-Bretagne), a développé lidée que cétait la rigidité des salaires nominaux, favorisée par la dole, qui était la cause du chômage permanent. La thèse soutenue par De Paoli sur ce point est que lanalyse de Rueff a été fortement influencée par les analyses de Clément Colson.

Ces trois thèses suffiraient à attirer lattention, mais le travail de M. De Paoli est beaucoup plus étendu. Les discussions que lon peut qualifier de théoriques sont toujours contextualisées avec soin. Notamment, lors de son analyse des prises de position de Colson sur les grands problèmes socio-économiques de lépoque, qui sont toujours dactualité, comme ceux des assurances sociales, de la maladie, des accidents du travail, de la fiscalité, etc., il nous donne à lire les faits et les principaux arguments en faveur ou non de telle mesure de politique publique. De même, dans le domaine plus restreint de léconomie des transports (chemins de fer), les arguments de Walras, de Cauwès et de Colson qui opposent la régie à la concession sont très éclairants et éclairés par le contexte que nous restitue M. De Paoli. On peut faire la même observation en ce qui 13concerne la controverse, célèbre en son temps, mais souvent occultée par la suite, sur lutilité des chemins de fer dintérêt local : le lecteur daujourdhui ne pourra pas ne pas penser au problème de lisolement des zones rurales…

Ce livre est donc une contribution importante à lhistoire de la pensée économique française puisquil sintéresse à une de ses originalités. Dans notre pays, le développement de la science économique et ses applications pratiques doivent beaucoup à ses ingénieurs dÉtat et leurs travaux nont pas été suffisamment étudiés. Sur ce point, M. De Paoli nous propose un livre qui est un véritable apport. Cest aussi un travail tout à fait original puisque, pour la première fois, on dispose maintenant dune monographie contextualisée du grand ingénieur-économiste que fut Clément Colson. Espérons que ce genre détude suscitera des vocations.

Gérard Klotz

Université Lyon 2

UMR Triangle