Éditorial 2013, fragilité et cristallisation
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Saison. La revue des séries
2023 – 2, n° 6. L’année 2013 - Auteur : Taïeb (Emmanuel)
- Pages : 9 à 13
- Revue : Saison. La revue des séries
Éditorial
2013, fragilité et cristallisation
Pour être tout à fait francs, nous avions originellement choisi de nous intéresser à l’année 2013 par un pur effet de calendrier. Nous voulions simplement faire un peu d’Histoire et mesurer les effets d’un écart de 10 ans dans le temps accéléré propre aux séries. Au fil de la préparation du numéro, le choix de 2013 a pourtant commencé à cristalliser des éléments loin d’être anodins. Pour ce qui serait valable à une ou deux années près, l’appartenance des séries à l’indénombrable et l’augmentation imposante de leur production. Juste pour la situation américaine, avant l’épidémie de Covid, en 2019, 532 séries originales avaient été diffusées1, auxquelles il faut ajouter les séries en cours de programmation. Pour la décennie, il faut compter en milliers de shows, dont la place est devenue structurante dans les grilles de programmes françaises en prime time, où Les Experts et NCIS ont pu côtoyer une Joséphine, ange gardien hors d’âge. Depuis le début des années 2000, les succès d’audience des séries en font des locomotives de soirées – remplaçant le sacro-saint film du dimanche soir sur TF1 –, mais surtout les œuvres légitimes de la quality TV. La réception et le profil social des séries changent radicalement, comme changent les modèles mêmes de production, avec la montée en puissance de Netflix, ses achats de séries emblématiques (Mad Men), sa délinéarisation et, en cette année 2013 précisément, la production et la diffusion complète d’une série originale, House of Cards2. Le volume de production sérielle, et ses succès télévisés, lui permettent de concurrencer sérieusement le cinéma, et c’est d’ailleurs en 2013 que la Fémis ouvre son cursus sur l’écriture et la création de séries3.
10À cette multiplication de l’offre répond cependant une dilatation du nombre de saisons et du temps propre de diffusion. Peaky Blinders, par exemple, est lancée en septembre 2013 et atteint son dernier épisode pratiquement dix ans plus tard, en avril 2022, au terme de six saisons. C’est 2021 pour Brooklyn Nine-Nine, avec huit saisons. Si Vikings s’achève en 2020, c’est après avoir régulièrement renouvelé son casting, plutôt des personnages secondaires, même si le héros, Ragnar Lothbrock, meurt au cours de la quatrième saison et que le récit se concentre ensuite sur ses nombreux fils4. Deux ans plus tard, Vikings : Valhalla reprend sans peine le même univers un siècle plus tard. Dix années ne paraissent donc pas une unité de temps déraisonnable pour installer une série, créer la familiarité suffisante pour complexifier la narration et accrocher les audiences, mais sans viser non plus l’atemporalité des soaps. On notera au passage que plusieurs séries de 2013 ont eu le loisir de penser leur dénouement, comme The Americans ou Orange is the New Black ; d’autres ouvrant la voie à un possible film, même si elles pourraient tout aussi bien s’arrêter là (Peaky Blinders) ; tandis que House of Cards s’est achevée dans la précipitation, rattrapée à la fois par l’éviction de Kevin Spacey, qui jouait le personnage principal, Frank Underwoood, après des accusations d’agressions sexuelles, et la folie des débuts de la présidence Trump, qui ont paru proposer chaque jour des scénarios traversant les frontières de l’improbable politique5. Si la sixième et dernière saison explore frontalement sa part fantastique et horrifique, avec des références marquées au Rosemary’s Baby de Polanski, elle rate en partie ce qui aurait pu être un bel enjeu démocratique : filmer la présidence d’une femme, Claire Underwood.
Si plusieurs séries s’inscrivent dans le sillage de la liberté de ton et de la liberté sexuelle initiée par HBO, comme Masters of Sex sur Showtime, l’époque est plutôt à la noirceur. House of Cards encore, à l’image du drapeau inversé de son générique, se voulait le double mortifère de la présidence Obama, renouant en fait avec les années Thatcher qu’avait connu Michael Dobbs, l’auteur des romans originaux. Au nom d’une vengeance politique, la série accumulait les assassinats, comme dans The Americans, Elizabeth et Philip Jennings, espions du KGB infiltrés 11et parfaits représentants de la classe moyenne américaine, multiplient les meurtres au nom de la cause (Ozark mettra ses personnages sur la même pente glissante). Dans la série-ovni Rectify, c’est la violence institutionnelle, celle du couloir de la mort où Daniel Holden aura passé près de vingt ans, qui bouleverse une famille et révèle des émotions insoupçonnées. Si ce numéro accueille deux articles sur Rectify, c’est parce que la série de Ray McKinnon incarne ce qui peut se faire de plus abouti en matière de fiction : une « série d’auteur » porté par un Ray McKinnon incandescent, marqué par la mort brutale de sa femme, Lisa Blount ; une production qui emprunte aux films indépendants (la série est produite par Sundance TV, propriété de la chaîne câblée AMC) ; une géographie qui s’éloigne de la grande ville au profit du péri-urbain de la Géorgie où, comme dans Twin Peaks, de vieux secrets lestent les âmes et les lieux ; et l’adoption d’une perspective empathique à l’égard de tous les personnages, même les plus désagréables initialement comme Ted Jr, pour ausculter au plus près leur fragile retour à la vie6.
La production américaine parvient à tenir en même temps une série militante et féministe comme OITNB, qui place au cœur de son propos le corps des femmes, leur sexualité et leurs émotions – en y éduquant au passage spectateurs et spectatrices –, avec des enjeux très contemporains d’inclusivité et de lesbianisme, et, de l’autre côté du spectre thématique, son pendant « Amérique profonde », des rednecks sudistes ici pétris d’humanité, avec Rectify, dont les thèmes ne sont finalement pas si éloignés ; la réflexivité et la rédemption empruntant une voie sinueuse entre monde carcéral et brutalité des rapports sociaux. Si Rectify suggère dans son dernier épisode que le vrai coupable du meurtre pour lequel Daniel a été condamné à mort est un petit notable bien sous tous rapports, elle ne s’attarde pas sur lui, préférant des figures aptes au pardon et à l’accueil de l’autre, comme Amantha, la sœur de Daniel ou la pieuse Tawney.
Le méchant magnifié n’a pas disparu pour autant, et le trio infernal formé par Franck et Claire Underwood, flanqués de leur adjoint psychopathe Doug Stamper, s’inscrivent clairement dans la lignée de Jim Profit, 12Dexter Morgan ou Tony Soprano. Le serial killer plus « classique » ne disparaît pas pour autant, mais reste peut-être un peu moins marquant qu’auparavant (Bates Motel et Hannibal, et les psychologues de Profilage, pour évoquer une des rares séries françaises notables de l’époque). C’est qu’en fait la violence physique et psychologique se joue désormais ailleurs et autrement. 2013 fait ainsi voler en éclats le tabou de l’assassinat et du viol des enfants, ouvrant vers des contrées plus sombres. Broadchurch met en scène un village côtier du Dorset où des adultes passablement détraqués et perdus à eux-mêmes laissent s’installer des rapports malsains avec les enfants. Soit en jouant d’une complicité amicale, glissant unilatéralement vers une relation amoureuse, comme celle que noue Joe Miller, propre mari de l’enquêtrice, avec le fils de ses amis qu’il finira par tuer ; soit à l’inverse en abandonnant ses enfants aux prédateurs du cercle amical, parce que les familles et les couples sont en crise permanentes (Mare of Easttown repartira d’un postulat très proche).
À la puissance des falaises battues par le vent, au sentiment océanique que la géographie appelle, Broadchurch vient opposer des personnalités bloquées – que le prêtre peine à guider – et une difficulté à vivre sans démons. Si les trois saisons de cette série dénouent malgré tout certains fils, proposant par exemple l’idée du bannissement du tueur de la communauté, l’endroit reste hanté par le mal. Ce sont les mêmes relations toxiques dans les mêmes paysages à couper le souffle qu’évoque Top of The Lake, de Jane Campion, filmés sous le prisme de l’emprise sexuelle et raciale des hommes sur les corps des femmes et des enfants. Dans un univers masculin abreuvé de veulerie et sexualité forcée, la nature n’offre aucune échappatoire. Elle est au contraire ce qui rive les personnages, et l’entraide féminine ne peut passer que par une mise en ordre des relations, que même les plus anciennes, aux cheveux grisonnants (les personnages joués par Holly Hunter dans la première saison et par Nicole Kidman dans la deuxième) ne parviennent pas à construire, comme si l’âge ne leur donnait aucune sagesse7.
Il n’est pas question dans ce numéro de réduire l’année 2013 à quelques thématiques dominantes, d’autant que les séries évoluent et ne sont pas assignées à leur année de création. Aucun démon des origines non plus, tant les continuités thématiques sont visibles, ne serait-ce qu’avec les séries 13qui, précisément, s’achèvent en cette année 2013 : caméra embarquée sur le lieu de travail, dans The Office, version américaine, adaptée de la série britannique créé par Ricky Gervais et Steve Merchant plus d’une décennie auparavant (2001-2003), et qui incarne le versant parodique, mais édifiant, de la métronomique Mad Men quand il s’agit de filmer la vie de bureau ; dans le genre indémodable du teen show, la série anglaise Skins aura exploré nombre de sujets sociaux et sexuels, restituant au plus près les émotions naissantes et aiguës de l’adolescence (dont Euphoria repartira) ; tandis que Breaking Bad s’impose comme une étude minutieuse de la porosité entre la fiction et le mal.
Il s’agit plutôt de saisir ce que les séries de 2013 enregistrent dans leur durée même, ce qui paraît « nouveau » rétrospectivement : nouvelles représentations du corps féminin, de ses sexualités, nouveau « regard » surtout, celui de femmes sur d’autres femmes ; nouveaux corps échappant aux canons habituels (typiquement dans Game of Thrones, lancée en 2011) ; centralité de groupes normalement minoritaires (ce n’est pas toujours pris en compte, mais les héros de Peaky Blinders sont Gitans ou Juifs) ; émergence ou confirmation de showrunneuses comme Jenji Kohan (OITNB) et Jane Campion, venues du cinéma, ou, de manière moins médiatisée l’augmentation du nombre de femmes réalisatrices de séries (Roxann Dawson, Helen Hunt, Beth McCarthy-Miller, Michelle McLaren ou Robin Wright, déjà productrice exécutive de House of Cards, qui mettra en scène dix épisodes), qui trouvent là des espaces professionnels et créatifs qui leur étaient fermés pour les long-métrages hollywoodiens ; création originale d’une nouvelle série se déroulant dans le champ politique, House of Cards, qui n’entend pas marcher dans les pas d’À la Maison-Blanche, longtemps jugée indépassable, mais qui absente le corps et la sexualité au profit de la seule soif de pouvoir ; séries historiques aux ambitions fortes (The Americans, Vikings, The White Queen), et visiblement moins de séries se confrontant directement à des problèmes sociaux (Treme, série d’histoire immédiate de David Simon, s’achève fin 2013), mais les tissant, avec la question « culturelle » en toile de fond des récits (Shtisel) sur un mode qui ne sera plus remis en cause dans les séries ultérieures.
Emmanuel Taïeb
1 Daniel Holloway, « Number of Scripted TV Shows Declined in 2020, FX Says », Variety, 29/01/2021. https://variety.com/2021/tv/news/number-of-scripted-tv-1234896041/
2 La plateforme a acquis les droits de la série éponyme produite par la BBC dans les années 1990. Sur les stratégies de Netflix, on verra l’article de Benjamin Campion dans ce volume.
3 Comme le signale Sullivan Le Postec, qui revient dans ce numéro sur son parcours de scénariste professionnel depuis 2013.
4 L’auteur de ces lignes examine les modèles de royauté à l’œuvre dans Vikings.
5 Emma Scali explore les personnalités perverses de House of Cards dans la rubrique Séries-Thérapie.
6 Dans ce numéro, Pierre Langlais signe une histoire orale de Rectify, et on verra aussi le témoignage de Ray McKinnon et sa mise en perspective dans son livre Créer une série, Paris, Armand Colin, 2021. L’article de Philipe Corcuff analyse, lui, la question de la connaissance et de la création de soi.
7 Fabien Demangeot consacre son article à la puissance de la féminité et ses tourments dans Top of the Lake.
- Thème CLIL : 3652 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Média, Télévision, Presse, Radio, Edition, Internet
- ISBN : 978-2-406-16070-0
- EAN : 9782406160700
- ISSN : 2780-0377
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16070-0.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/01/2024
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français