Rubrique livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Saison. La revue des séries
2023 – 1, n° 5. varia - Auteur : Deroide (Ioanis)
- Pages : 159 à 163
- Revue : Saison. La revue des séries
Mickaël Bertrand, L’Histoire racontée par les séries, Paris, L’Étudiant éditions, 2022.
Ce qui frappe en premier en feuilletant le livre de Mickaël Bertrand, c’est le souci éditorial d’accessibilité à un large public qui a présidé à sa conception : huit chapitres de 20-25 pages précédés d’une introduction, un jeu d’icônes et le recours à de fréquents encadrés pour rythmer la maquette et, à la fin de chaque chapitre, deux ou trois propositions bibliographiques « pour aller plus loin » ainsi que – plus étonnant – une page « parce que vous aimé ce chapitre » qui conseille à la fois une autre série que celle(s) qui vien(nen)t d’être abordée(s) et… un autre chapitre du livre, susceptible de susciter autant d’intérêt chez le lecteur. Par exemple, p. 65, à la fin du chapitre consacré à Game of Thrones, « si vous avez aimé les intrigues et les personnages sournois prêts à tout pour s’emparer du pouvoir, précipitez-vous sur le chapitre […] p. 159 ». On s’interroge sur la raison d’être de ces suggestions qui pourraient laisser penser qu’on ne tient pas pour suffisante la capacité d’un lecteur à lire les chapitres d’un essai dans l’ordre qui lui plaît ni même à trouver en lui-même la motivation d’en commencer un nouveau. Mais on peut aussi y voir un choix pédagogique visant à souligner les liens entre des chapitres qui ne se suivent pas, voire un clin d’œil aux recommandations algorithmiques des plateformes de streaming.
L’ouvrage souhaitant faciliter une lecture non linéaire, il adopte une structure souple. L’introduction se déroule en trois temps : elle apporte sa pierre à l’entreprise semble-t-il encore inachevée de légitimation des séries, puis propose une typologie des séries historiques avant de rappeler leurs atouts et limites « pour appréhender l’analyse historienne » (p. 16), les cinq premiers chapitres étudient chacun une série précise (Vikings, Game of Thrones, La Révolution, Peaky Blinders, The Crown), les trois suivants sont thématiques et mobilisent chacun plusieurs séries.
Parmi les cinq séries récentes mises en avant dans la première partie du livre, une nous paraît détonner : La Révolution (Netflix, 2020), parce qu’elle est française et non anglo-américaine, parce qu’elle est très courte 160(8 épisodes contre plusieurs dizaines pour chacune des quatre autres) et parce qu’elle n’a pas rencontré de succès public ni critique.
Si l’on suit la typologie proposée par l’auteur en introduction, ces séries qui « n’accordent pas la même place à l’histoire dans leur récit » (p. 14) se répartissent comme suit : The Crown et Vikings sont des « fresques historiques […] qui visent à reconstituer […] une période particulièrement mémorable » (p. 14), Peaky Blinders « entrelace subtilement des personnages fictionnels et des acteurs historiques » tandis que Game of Thrones et La Révolution appartiennent à un autre type de fictions où « l’histoire n’est qu’une source d’inspiration très librement réinterprétée par les scénaristes » (p. 15). On pourrait aussi classer ces séries selon un gradient de réalisme qui commencerait par The Crown, la plus fidèle dans ses reconstitutions, se poursuivrait par Peaky Blinders et Vikings, davantage tributaires de représentations et de mythes pré-établis, ferait un grand pas vers l’imaginaire avec La Révolution, qui, comme le rappelle le titre du chapitre concerné, dévoile « un complot d’aristocrates zombis », et changerait pour finir carrément de genre (du period drama à la fantasy) avec Game of Thrones, ses dragons, ses marcheurs blancs, etc.
Cette inégalité dans le rapport des séries choisies au passé historique commande une différence d’approche. L’auteur consacre une partie des chapitres dédiés à Vikings, Peaky Blinders et The Crown à démêler le « vrai du faux1 », en particulier dans les encadrés dont les titres en jeux de mots n’en sont pas moins clairs : « une reconstitution à Thor ou à raison », « Anar-chronisme », « La vraie histoire des Peaky Blinders », « Erreur 404 », « Qui était vraiment Oswald Mosley ? »… On souhaite rappeler ici que si cette démarche de fact-checking est ludique, instructive, et tout simplement difficilement résistible (l’auteur de ces lignes en a fait l’expérience dans ses propres écrits), l’étude des fictions historiques devrait chercher autant que possible à restreindre ce « jeu des sept erreurs », pour des raisons bien formulées par exemple par Mireille Berton et qui tiennent au fait que « les fictions historiques sont d’abord un point de vue sur l’histoire2 », un regard depuis le présent sur 161une période dont la connaissance historique même peut être emplie de biais, et que les notions de vrai et de faux sont moins opérantes quand il s’agit d’une fiction.
Game of Thrones étant bien plus éloigné d’une quelconque réalité historique, Mickaël Bertrand l’aborde sous l’angle des influences et des mythes. Ainsi, la guerre des Deux-Roses (1455-1487), la Conspiration des poudres (1605) ou le massacre de Glencoe (1692) sont convoqués pour éclairer les modèles historiques qui ont pu aider à créer la série, et avant elle les romans dont ses premières saisons sont l’adaptation, tandis que les représentations bibliques et médiévales des dragons sont rappelées.
La Révolution, pour terminer, se retrouve dans un entre-deux un peu inconfortable qui confirme qu’elle est le maillon faible de ce corpus. Bien qu’arrimée dès son titre à une période précise et célèbre de l’Histoire de France, elle regorge de tant d’inexactitudes, d’inventions et d’anachronismes qu’elle encourage un impitoyable rétablissement des faits tout en révélant la part de vanité d’un tel exercice. Mickaël Bertrand restaure donc un certain nombre de vérités (en dehors même des encadrés) mais s’intéresse, là aussi, aux imaginaires qui ont aidé à construire l’univers de la série, par exemple « le mythe du sang bleu » (p. 73-75).
Ces quelques remarques ne doivent pas faire oublier les talents d’écriture de l’auteur qui réussit, dans chacun de ces premiers chapitres, à placer de manière convaincante des références à des classiques de l’historiographie, par exemple ceux de George L. Mosse sur la « brutalisation des sociétés européennes » dans le chapitre sur Peaky Blinders ou ceux d’Ernst Kantorowicz sur « les deux corps du roi » à propos de The Crown. Ces travaux sont présentés et commentés brièvement mais toujours clairement, de manière nuancée et critique. S’ajoutant aux autres types d’éclairage apportés, ils contribuent à faire une première centaine de pages riche en informations.
La seconde partie de l’ouvrage développe trois thèmes bien distincts sous la forme de mini-essais qui délaissent le corpus des séries historiques, quitte à ne pas tenir la promesse du titre de l’ouvrage.
Le premier texte est intitulé « Le scénariste et l’historien : variations autour de l’uchronie » et est construit sur un corpus de séries dystopiques (Squid Game, The Handmaid’s Tale, Black Mirror, Years and Years) dont 162deux seulement présentent une représentation d’un passé historique : la pure uchronie The Man in The High Castle et Westworld, série de SF mais aussi western. L’histoire est toutefois également présente à travers des références antiques (Pline le Jeune, Tertullien, les gladiateurs, L’Odyssée), des concepts historiographiques comme le « présentisme » de François Hartog ou bien ceux qu’étudient Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou dans Pour une histoire des possibles (Le Seuil, 2016) : « histoires contrefactuelles, alternatives, possibilistes » (p. 134) et enfin par le recours à des travaux précis d’historiens comme ceux de Claude Humeau sur l’histoire de la procréation (p. 143) et de François Jarrige sur « le refus des machines et la contestation des technosiences » (p. 151).
Le deuxième essai, sous-titré « L’histoire politique dans les séries », mobilise des séries politiques marquantes de ces vingt dernières années en prenant soin de ne pas oublier les comédies : Baron Noir, Borgen, House of Cards, Kaamelott, Parlement, The West Wing, Veep… Game of Thrones et The Crown, déjà étudiées, y font aussi une apparition. Dans ce chapitre très ancré dans le contemporain, la place de l’histoire se limite à un parallèle dressé entre des intrigues de séries et des événements d’histoire politique. Mickaël Bertrand fait par exemple remarquer que « les tractations qui concernent […] la construction d’un pont qui traverse le détroit de Long Island [dans House of Cards] ne sont pas sans rappeler » le scandale de Panama dans les années 1890 (p. 166-167). Il est sûr que le corpus choisi restreint les possibilités d’exploration de contextes politiques et politiciens passés. D’autres séries l’auraient permise, hormis Vikings et The Crown : Rome, Borgia et The Borgias, The Tudors et Wolf Hall, John Adams… mais elles ont un peu plus anciennes et, pour certaines, beaucoup moins connues.
Le dernier chapitre, intitulé « Les anges des séries télévisées », s’intéresse à la représentation des personnages LGBTQ+. Il ne parvient pas tout à fait à articuler l’historique de cette représentation, dont des jalons sont posés (par exemple Melrose Place et Will & Grace aux États-Unis, Clara Sheller et Plus belle la vie en France), et l’examen de séries historiques mettant en scène ces personnages. Quelques pages les abordent à nouveau en termes de vraisemblance et d’anachronismes dans des séries déjà traitées plus ou moins longuement (Vikings, Kaamelott, Game of Thrones, Mixte), et, à nouveau, on peut regretter que le corpus n’ait pas été élargi à quelques autres period dramas, certes moins en vue, qui proposent des 163héros LGBTQ+ comme Gentleman Jack ou Da Vinci’s Demons. Élargir le corpus, c’est justement ce que proposela partie la plus prenante du chapitre, qui se concentre sur deux fictions traitant de l’épidémie du sida dans les années 1980 (Angels in America et It’s a Sin) puis sur les trois versions successives de Queer as Folk dont l’existence même est « révélatrice d’une accélération de l’histoire » (p. 196), concept que Mickaël Bertrand présente et illustre habilement.
Ioanis Deroide
1 Deux ouvrages récents systématisent cette démarche de fact-checking : Corentin Lamy, Joffrey Ricome et Pierre Trouvé, The Crown, le vrai du faux, Paris, Gründ, 2020 et Sophie Gindensperger ; Damien Leloup, Joffrey Ricome et Pierre Trouvé, Le Jeu de la Dame, le vrai du faux, Paris, Gründ, 2021.
2 Mireille Berton, « La quatrième saison de The Crown. Pour en finir avec le jeu des sept erreurs historiques », Au-delà du service public[en ligne]. https://wp.unil.ch/tvelargie/nos-articles/la-quatrieme-saison-de-the-crown/
- Thème CLIL : 3652 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Média, Télévision, Presse, Radio, Edition, Internet
- ISBN : 978-2-406-15075-6
- EAN : 9782406150756
- ISSN : 2780-0377
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15075-6.p.0159
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/07/2023
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français