Faire monde Entretien avec Florian Besson
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Saison. La revue des séries
2022 – 2, n° 4. Géographies imaginaires - Auteur : Deroide (Ioanis)
- Pages : 127 à 129
- Revue : Saison. La revue des séries
FAIRE MONDE
Entretien avec Florian Besson
Docteur en histoire médiévale, spécialiste des croisades et des États latins d’Orient, Florian Besson travaille également sur les médiévalismes contemporains, notamment dans la fantasy.
Ioanis Deroide : Comment les séries opèrent-elles leur ancrage dans l’espace ?
Florian Besson : Aucune série de fantasy ne porte réellement une attention particulière à la géographie, pas plus qu’à l’économie ou à la physique des particules… La géographie n’est utile et utilisée que si elle sert la narration. Ce n’est donc pas une surprise si c’est surtout la géographie politique et géopolitique qui est mise en avant, aux détriments de la géographie culturelle, économique, sociale, etc. On en voit parfois quelques aperçus : un personnage va parler de la richesse de telle ville, expliquer l’état de telle route, mentionner l’existence de telle forêt. Mais c’est toujours, forcément, pour servir la narration, et c’est normal.
Dans cette optique, il y a tout de même une volonté des séries de s’ancrer dans l’espace, qu’il s’agisse d’un espace historique (l’Angleterre du ixe siècle dans The Last Kingdom) ou fictif (Westeros dans Game of Thrones). C’est logique : l’espace est le décor, la première chose qu’on voit, il faut donc qu’il soit un minimum réfléchi afin de servir au mieux le récit. Plus la série est ambitieuse, plus les décors seront diversifiés : pensons à l’évolution de Kaamelott, qui passe d’une série tournée en caméra fixe dans quelques décors intérieurs (la salle à manger, la chambre, la salle de bain, etc.) à une série tournée dans la vaste et magnifique Rome antique reconstituée à Cinecittà.
I. D. : Qu’en est-il de la diversité des paysages et des peuples ?
128F. B. : En termes de paysages, la plupart des séries de fantasy et, en général, des œuvres de fantasy, privilégient des paysages contrastés : en gros, la montagne enneigée, le désert, la forêt (dans laquelle on croisera toujours des brigands) et enfin la grande ville, avec son lot d’intrigues politiques. Cela permet aux séries de diversifier facilement leurs décors, et généralement chaque paysage est associé à un type de peuple (par exemple, les peuples qui vivent au nord sont le plus souvent des barbares brutaux et barbus), ce qui n’est pas sans évoquer la théorie des climats.
Plusieurs de ces choix s’expliquent par des contraintes logistiques et pratiques : si peu de scènes se passent en pleine mer, c’est que filmer des scènes maritimes est extrêmement coûteux ; on préférera donc filmer l’embarquement ou le débarquement et glisser rapidement sur la traversée en elle-même. C’est ce qu’on retrouve par exemple dans Kaamelott : dans le livre V, on voit Merlin partir pour Rome ou Arthur arriver en Bretagne, sans que la traversée ne soit montrée. D’autres choix renvoient à des clichés géographico-historiques : les peuples vivant dans les déserts sont le plus souvent calqués sur les Arabes et les Bédouins, par exemple.
I. D. : Les cartes jouent un grand rôle dans la fabrication des géographies imaginaires
F. B. : La fantasy adore les cartes ! Pour le dire rapidement, tout un volet de la fantasy, souvent le plus connu, s’est donné comme ambition, dans la continuité du projet tolkienien, de « créer un monde » cohérent, avec son histoire, ses textes, ses lois, ses peuples, ses langues, etc. Dès lors, doter son livre de cartes permet de renforcer cet aspect de « wordbuilding » : la carte joue à la fois comme une promesse de sérieux et de cohérence et comme une invitation au voyage, pleine de toponymes mystérieux et fascinants. Le monde tolkienien est à la fois précisément cartographié et en même temps très « ouvert » : les marges orientales ou septentrionales n’apparaissent pas sur les cartes alors même qu’on y fait parfois référence dans l’intrigue. Le monde est donc plus vaste et plus riche que la carte qui ouvre le livre.
Cette volonté de « faire monde » s’est complexifiée par la suite : le monde de Game of Thrones est en effet particulièrement vaste et précisément représenté. Mais on retrouve finalement un peu la même chose que chez Tolkien : l’essentiel de l’intrigue se passe « au centre », dans un royaume très occidental, tandis que les marges exotiques sont peu 129représentées. Là où Game of Thrones se démarque, c’est dans l’abondance des cartes. Il y a bien sûr celle du célèbre générique, il y a la carte de pierre de Peyredragon (Dragonstone) et il y a toutes ces scènes avant une bataille où les personnages principaux se réunissent autour d’une carte pour y étudier le terrain. Ces scènes nous sont profondément familières alors même qu’au Moyen Âge, dont tant de séries de fantasy s’inspirent, elles auraient été impossibles et impensables.
En effet, à l’époque médiévale les cartes sont très rares et coûteuses : ce sont des objets précieux qui ne s’emploient pas sur un champ de bataille. Dans les chroniques, on voit des combattants préparer une bataille en dessinant le terrain sur le sol, preuve qu’ils n’ont pas de cartes. En outre, le rapport à l’espace des médiévaux est totalement différent, il passe par une connaissance fine du territoire, qui est connu et approprié mais pas forcément représenté. Aujourd’hui, quand on achète une maison, le notaire nous montre le cadastre pour qu’on repère notre bien sur une carte ; à l’époque médiévale, on fait une liste pour situer le bien par rapport à d’autres (« de la rivière jusqu’au grand chêne, du chêne jusqu’au puits d’un tel… »), mais sans passer par la médiation d’une carte. Paradoxalement, c’est sûrement Kaamelott qui cerne le mieux ce rapport spécifique à l’espace : quand Perceval s’énerve en répétant qu’il « ne comprend rien aux cartes » et force Arthur et Lancelot à renoncer à leurs « termes techniques » pour tout lui expliquer par rapport « au sens du courant de la rivière », on est très proche de la manière dont les médiévaux pensent et utilisent le territoire.
Plus généralement, si les séries de fantasy actuelles représentent aussi souvent les cartes, c’est aussi parce que celles-ci sont omniprésentes aujourd’hui : dès que nous lançons une recherche sur nos téléphones pour aller quelque part, nous utilisons une carte. Dès lors, les créateurs et créatrices de série projettent dans leurs univers, sans trop de réflexion, cette manière de se représenter l’espace.
Ioanis Deroide
- Thème CLIL : 3652 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Média, Télévision, Presse, Radio, Edition, Internet
- ISBN : 978-2-406-14628-5
- EAN : 9782406146285
- ISSN : 2780-0377
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14628-5.p.0127
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/02/2023
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français