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Classiques Garnier

Faire monde Entretien avec Florian Besson

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Saison. La revue des séries
    2022 – 2, n° 4
    . Géographies imaginaires
  • Author: Deroide (Ioanis)
  • Pages: 127 to 129
  • Journal: Season. The series review
  • CLIL theme: 3652 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Média, Télévision, Presse, Radio, Edition, Internet
  • EAN: 9782406146285
  • ISBN: 978-2-406-14628-5
  • ISSN: 2780-0377
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14628-5.p.0127
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-22-2023
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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FAIRE MONDE

Entretien avec Florian Besson

Docteur en histoire médiévale, spécialiste des croisades et des États latins dOrient, Florian Besson travaille également sur les médiévalismes contemporains, notamment dans la fantasy.

Ioanis Deroide : Comment les séries opèrent-elles leur ancrage dans lespace ?

Florian Besson : Aucune série de fantasy ne porte réellement une attention particulière à la géographie, pas plus quà léconomie ou à la physique des particules… La géographie nest utile et utilisée que si elle sert la narration. Ce nest donc pas une surprise si cest surtout la géographie politique et géopolitique qui est mise en avant, aux détriments de la géographie culturelle, économique, sociale, etc. On en voit parfois quelques aperçus : un personnage va parler de la richesse de telle ville, expliquer létat de telle route, mentionner lexistence de telle forêt. Mais cest toujours, forcément, pour servir la narration, et cest normal.

Dans cette optique, il y a tout de même une volonté des séries de sancrer dans lespace, quil sagisse dun espace historique (lAngleterre du ixe siècle dans The Last Kingdom) ou fictif (Westeros dans Game of Thrones). Cest logique : lespace est le décor, la première chose quon voit, il faut donc quil soit un minimum réfléchi afin de servir au mieux le récit. Plus la série est ambitieuse, plus les décors seront diversifiés : pensons à lévolution de Kaamelott, qui passe dune série tournée en caméra fixe dans quelques décors intérieurs (la salle à manger, la chambre, la salle de bain, etc.) à une série tournée dans la vaste et magnifique Rome antique reconstituée à Cinecittà.

I. D. : Quen est-il de la diversité des paysages et des peuples ?

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F. B. : En termes de paysages, la plupart des séries de fantasy et, en général, des œuvres de fantasy, privilégient des paysages contrastés : en gros, la montagne enneigée, le désert, la forêt (dans laquelle on croisera toujours des brigands) et enfin la grande ville, avec son lot dintrigues politiques. Cela permet aux séries de diversifier facilement leurs décors, et généralement chaque paysage est associé à un type de peuple (par exemple, les peuples qui vivent au nord sont le plus souvent des barbares brutaux et barbus), ce qui nest pas sans évoquer la théorie des climats.

Plusieurs de ces choix sexpliquent par des contraintes logistiques et pratiques : si peu de scènes se passent en pleine mer, cest que filmer des scènes maritimes est extrêmement coûteux ; on préférera donc filmer lembarquement ou le débarquement et glisser rapidement sur la traversée en elle-même. Cest ce quon retrouve par exemple dans Kaamelott : dans le livre V, on voit Merlin partir pour Rome ou Arthur arriver en Bretagne, sans que la traversée ne soit montrée. Dautres choix renvoient à des clichés géographico-historiques : les peuples vivant dans les déserts sont le plus souvent calqués sur les Arabes et les Bédouins, par exemple.

I. D. : Les cartes jouent un grand rôle dans la fabrication des géographies imaginaires

F. B. : La fantasy adore les cartes ! Pour le dire rapidement, tout un volet de la fantasy, souvent le plus connu, sest donné comme ambition, dans la continuité du projet tolkienien, de « créer un monde » cohérent, avec son histoire, ses textes, ses lois, ses peuples, ses langues, etc. Dès lors, doter son livre de cartes permet de renforcer cet aspect de « wordbuilding » : la carte joue à la fois comme une promesse de sérieux et de cohérence et comme une invitation au voyage, pleine de toponymes mystérieux et fascinants. Le monde tolkienien est à la fois précisément cartographié et en même temps très « ouvert » : les marges orientales ou septentrionales napparaissent pas sur les cartes alors même quon y fait parfois référence dans lintrigue. Le monde est donc plus vaste et plus riche que la carte qui ouvre le livre.

Cette volonté de « faire monde » sest complexifiée par la suite : le monde de Game of Thrones est en effet particulièrement vaste et précisément représenté. Mais on retrouve finalement un peu la même chose que chez Tolkien : lessentiel de lintrigue se passe « au centre », dans un royaume très occidental, tandis que les marges exotiques sont peu 129représentées. Là où Game of Thrones se démarque, cest dans labondance des cartes. Il y a bien sûr celle du célèbre générique, il y a la carte de pierre de Peyredragon (Dragonstone) et il y a toutes ces scènes avant une bataille où les personnages principaux se réunissent autour dune carte pour y étudier le terrain. Ces scènes nous sont profondément familières alors même quau Moyen Âge, dont tant de séries de fantasy sinspirent, elles auraient été impossibles et impensables.

En effet, à lépoque médiévale les cartes sont très rares et coûteuses : ce sont des objets précieux qui ne semploient pas sur un champ de bataille. Dans les chroniques, on voit des combattants préparer une bataille en dessinant le terrain sur le sol, preuve quils nont pas de cartes. En outre, le rapport à lespace des médiévaux est totalement différent, il passe par une connaissance fine du territoire, qui est connu et approprié mais pas forcément représenté. Aujourdhui, quand on achète une maison, le notaire nous montre le cadastre pour quon repère notre bien sur une carte ; à lépoque médiévale, on fait une liste pour situer le bien par rapport à dautres (« de la rivière jusquau grand chêne, du chêne jusquau puits dun tel… »), mais sans passer par la médiation dune carte. Paradoxalement, cest sûrement Kaamelott qui cerne le mieux ce rapport spécifique à lespace : quand Perceval sénerve en répétant quil « ne comprend rien aux cartes » et force Arthur et Lancelot à renoncer à leurs « termes techniques » pour tout lui expliquer par rapport « au sens du courant de la rivière », on est très proche de la manière dont les médiévaux pensent et utilisent le territoire.

Plus généralement, si les séries de fantasy actuelles représentent aussi souvent les cartes, cest aussi parce que celles-ci sont omniprésentes aujourdhui : dès que nous lançons une recherche sur nos téléphones pour aller quelque part, nous utilisons une carte. Dès lors, les créateurs et créatrices de série projettent dans leurs univers, sans trop de réflexion, cette manière de se représenter lespace.

Ioanis Deroide