Éditorial Nous habitons nos séries
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Saison. La revue des séries
2022 – 2, n° 4. Géographies imaginaires - Auteur : Deroide (Ioanis)
- Pages : 9 à 11
- Revue : Saison. La revue des séries
ÉDITORIAL
Nous habitons nos séries
Sometimes you want to go / Where everybody knows your name. / And they ’ re always glad you came. / You want to be where you can see / Our troubles are all the same. / You want to be where everybody knows your name.
Générique de Cheers.
Dans le double épisode de Friends qui se déroule à Londres (S04E23-24), le très new-yorkais Joey Tribbiani a le mal du pays. Alors qu’il regarde la télé dans sa chambre d’hôtel, il tombe par hasard sur un épisode de Cheers. D’abord ravi, il se décompose en quelques secondes à l’écoute du célèbre générique. Plus tard, il avoue qu’il a hâte de rentrer à New York, à la maison (home), « là où tout le monde connaît [son] nom ».
On peut voir dans cette scène de la chambre d’hôtel un hommage d’une grande sitcom des années 1990 à son illustre prédécesseur de la décennie 1980 : les deux séries étaient diffusées le même soir (le jeudi), un créneau que leur chaîne commune, NBC, a longtemps promu comme celui où elle programmait les meilleures séries du moment (« America’s Best Night of Television », « Must See TV »).
On peut y lire aussi que les séries nous attachent à des lieux, que nous finissons par habiter. Le bar (fictif) de Boston qui donne son titre à Cheers est son espace principal pendant 11 saisons (275 épisodes) et le décor exclusif de toutes les scènes de la saison 1. Ce bar, les spectateurs y furent invités semaine après semaine, chaque jeudi, pendant plus de dix ans, et tout fut fait pour qu’ils s’y sentent chez eux.
Sans doute le plaisir qu’on a à retrouver Gotham City, modélisée dans l’article de David Neuman et Fabien Vergez, ou la prison d’Alexandria, investie par celui d’Anne-Laure Melquiond, n’est pas tout à fait le même 10que celui de se joindre aux habitués du Cheers. Sans doute l’île de Lost, qu’explore le texte de Julie Ambal et Florent Favard, ni celle de Deux ans de vacances, qu’accoste celui de Jean-Yves Puyo, n’offrent le même réconfort.
Mais en quelques épisodes, ou quelques dizaines, ou quelques centaines en comptant les ressemblances et correspondances entre différentes séries, ces lieux nous deviennent familiers. Familier le New York de Person of Interest observé par Nathalie Bailbe, familière la banlieue de Mytho, où Fabrice Gobert revient pour nous en compagnie de Benoît Lagane, comme l’est cette Occitanie où Nathalie Séverin reçoit les « set-jetteurs » venus découvrir les lieux de tournage de leur soap quotidien préféré. Familiers aussi les sites récurrents des k-dramas pour des expertes ès séries coréennes comme les StellarSisters, Caroline et Élodie Leroy. Familières enfin les cartes anachroniques de la fantasy étudiées par Florian Besson et les décors de film noir de tant de séries urbaines depuis les années 1950, reconstitués par l’auteur de ces lignes.
Cette intimité que nous finissons par créer avec des lieux de série et l’importance que nous accordons à cet ingrédient dans la recette d’une fiction réussie conduisent souvent à considérer le lieu comme un personnage. Il n’est pourtant nul besoin d’assimiler la petite ville de Twin Peaks ou le manoir de Downton Abbey à un agent du récit pour reconnaître le poids de leur contribution à l’identité de leur série éponyme, et on devrait plutôt réserver l’usage du terme « personnage » aux rares cas de lieux doués de volonté comme le vaisseau vivant de Farscape ou l’île de Lost.
Quoi qu’il en soit, les séries paraissent souvent indissociables de leur lieu d’élection. À tel point qu’une série qui s’achève doit parfois littéralement vider les lieux : dans les dernières secondes de The Mary Tyler Moore Show, Mary Richards regarde une dernière fois sa salle de rédaction, éteint la lumière et ferme la porte, tandis que dans l’ultime épisode d’Oz, intitulé « Exeunt Omnes1 », les détenus sont évacués de leur prison, qui était le lieu unique de la série. Les dernières images nous montrent les locaux qui furent le théâtre de tant de drames et de violences, désormais vides, abandonnés. On comprend que le décor privé d’acteurs est devenu une coquille vide mais que réciproquement les acteurs privés de scène ne pourront plus s’exprimer. Parfois, un lieu est si consubstantiel à sa série qu’on ne peut le laisser lui survivre : Walnut Grove est dynamitée dans 11le dernier téléfilm qui conclut The Little House on the Prairie et Sunnydale est rayée de la carte à la fin de Buffy the Vampire Slayer, comme si l’on voulait assécher une fois pour toutes le lieu-source des récits.
Au contraire, d’autres lieux, comme les grandes métropoles prodigues en population, en activité et en histoires à raconter (« huit millions », disait un narrateur en conclusion de chaque épisode de Naked City) perdurent par-delà les annulations précoces et les fins bien maîtrisées, restant toujours disponibles pour de futures éventuelles histoires. Le Baltimore de David Simon n’a pas disparu à la fin de Homicide : Life on the Street, il a été de nouveau investi pour The Corner, The Wire et We Own This City et pourra être encore utilisé pour d’autres récits. Quant aux franchises new-yorkaise et chicagolaise de Dick Wolf, on est tenté de les croire éternelles, baignées qu’elles sont dans la fontaine de jouvence de leur ville, intarissable matrice sérielle.
Dans tous les cas, la fréquentation de ces lieux enrichit notre être-au-monde. Combien de temps passons-nous ainsi, ailleurs qu’à l’endroit où nous regardons nos séries ? Combien de temps dans les rues de Londres ou Séoul ? Combien d’heures dans l’Enterprise ou le Tardis ? Combien de jours chez Dunder Mifflin et Sterling Cooper ? Si l’on est du pays de son enfance, si l’on vit aussi sur son lieu de travail et de vacances, et non seulement dans son domicile, alors nous habitons également nos fictions, a fortiori celles où l’on passe autant de temps et où l’on revient si régulièrement.
Joey – qui exerce le métier d’acteur – n’est pas dupe des apparences. Il n’aurait guère apprécié le « vrai » Cheers s’il avait existé. Il n’est pas de Boston et le coffee-shop branché où il retrouve quotidiennement ses amis sur un confortable canapé n’a pas grand-chose à voir avec un bar populaire où les habitués montent sur un tabouret pour s’accouder au comptoir devant une bière. Ce dont Joey est nostalgique, ce n’est pas de cette ville ni de ce débit de boisson où il n’a jamais mis les pieds et où il ne serait pas à sa place. Ce qu’il aime, c’est retrouver, sur un écran, un lieu de fiction.
Sa maison, et la nôtre, c’est la télévision.
Ioanis Deroide
1 « Tous sortent » en latin. Indication scénique utilisée au théâtre pour signifier que tous les personnages quittent la scène.
- Thème CLIL : 3652 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Média, Télévision, Presse, Radio, Edition, Internet
- ISBN : 978-2-406-14628-5
- EAN : 9782406146285
- ISSN : 2780-0377
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14628-5.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/02/2023
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français