Rubrique livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Saison. La revue des séries
2021 – 2, n° 2. La fin des séries - Auteur : Joly (Hélène)
- Pages : 111 à 115
- Revue : Saison. La revue des séries
Sandra Laugier, Nos vies en série. Philosophie morale d’une culture populaire, Paris, Climats, 2019.
Que se passe-t-il quand la philosophie s’intéresse aux séries ? Comment ces deux univers, a priori si éloignés, pourraient produire, en se croisant, un champ nouveau et fécond d’investigation ?
Certes, les philosophes se sont depuis longtemps déjà emparés de l’art dans leurs œuvres, et du cinéma en particulier, comme Deleuze avec L’image-temps et L’image-mouvement, mais la série ? Si elle souffre encore d’un complexe d’infériorité face à son aîné, le septième art, cette classification vole en éclats avec Nos vies en série.
Le pari osé de Sandra Laugier est de confronter sa pratique de la philosophie à l’épreuve de sa sériephilie. Car c’est bien d’une pratique dont il s’agit, plus que d’un aride exposé théorique.
Sandra Laugier, professeure de philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France, a fait rentrer dans son champ d’études philosophiques des objets inédits, comme le langage ordinaire, les études de genre et la série, faisant partie de la culture dite populaire. Elle a aussi été chroniqueuse pour le quotidien Libération, et est l’auteure d’une dizaine de traductions du philosophe Stanley Cavell, dont elle fait abondamment usage dans cet ouvrage.
L’engouement des séries n’est plus à démontrer. Elles ont envahi nos écrans, soit sur des plateformes, soit en rendez-vous hebdomadaire sur une chaîne de télé, sur support DVD ou encore en téléchargement, légal ou illégal… Il serait de mauvaise foi d’ignorer ce raz-de-marée et la culture comme la communauté qui se sont construites autour au fil du temps. C’est en s’emparant de ce phénomène que Sandra Laugier, elle-même « accro » à ce format, développe une réflexion audacieuse et accessible en se servant de ses outils de philosophe.
« Ce qui m’a d’emblée passionnée dans les séries, et conduite à écrire régulièrement sur le sujet, c’est leur façon de produire et d’être de la philosophie, de façon directe. » (p. 30) À l’instar du philosophe 112américain Stanley Cavell, prenant au sérieux le cinéma hollywoodien en observant ce qu’il avait à dire au spectateur, Sandra Laugier observe ce que les séries ont à nous dire, comme elle le ferait pour un grand philosophe, tel Hume ou Descartes. C’est ce changement de perspective qu’elle opère dans sa réflexion sur ce phénomène devenu si populaire. Refusant la position du critique surplombant qui perçoit la série comme un sous-produit culturel, elle part de sa propre expérience de spectatrice assidue. Elle peut mettre ainsi au même niveau This is us et Buffy contre les vampires… que La critique de la raison pure.
Sandra Laugier, qui a grandi avec le cinéma, mais aussi avec les séries, distingue plusieurs vagues dans l’évolution de ce genre. La première, avant et jusque dans les années 80 (Starsky et Hutch, Columbo, Magnum, etc.) est la plupart du temps construite autour d’un héros ou d’un duo de personnages, souvent caricaturaux. Puis les années 90 constituent un nouvel essor avec de grands classiques comme ER (Urgences), Friends, où le scénario s’articule autour d’un groupe. Au tournant du siècle, avec l’apparition du câble – payant pour le spectateur – apparaît une nouvelle fournée extraordinaire, Twin Peaks, The Wire, Les Soprano… Des sujets variés, des formes visuelles et narratives inédites liées à l’ambition et les moyens investis dans ces créations ont finalement radicalement révolutionné le medium. Aujourd’hui nous en sommes à la quatrième vague, avec Game of Thrones, The Walking Dead, ou The Americans, des séries produites directement par les géants du numérique (Netflix, HBO). Désormais les acteurs circulent facilement et sans complexe entre le petit et le grand écran, comme le prouvent les Golden Globes récompensant Adam Driver, pour sa prestation dans Girls et dans Star Wars. Le rapport aux séries qui se tisse et leur fréquentation régulière produisent une sorte de philosophie directe, tant elles se sont imposées dans nos vies ordinaires et deviennent un objet de discussion quotidien. « La série télévisée fait partie indissolublement de la vie privée et du domaine public, elle est une interface », écrit Sandra Laugier (p. 43).
Les séries transmettent donc des valeurs, une conception du monde, des personnages singuliers qui sortent des archétypes et se retrouvent confrontés à des situations complexes et élaborées poussant ainsi le spectateur à s’impliquer et à s’engager éthiquement pour tel ou tel choix, tel ou tel personnage. Ainsi l’avait fait en son temps le philosophe américain Stanley Cavell dans son ouvrage À la recherche du bonheur : 113Hollywood et la comédie du remariage, que Sandra Laugier a traduit. Cavell a une vision toute personnelle de l’important, à contre-courant de l’idée de qualité culturelle. Le propre de la pensée américaine se trouve dans son invention de l’ordinaire qui trouve son accomplissement dans le cinéma hollywoodien. La culture populaire est désormais positive, car elle peut nous changer. Il s’agit d’une sorte d’éducation de soi par les valeurs qui sont transmises dans ces œuvres discutées et investies par le public, une « éducation inséparablement subjective et publique », écrit Sandra Laugier (p. 93).
Matériau inépuisable et expérience directe, la série produit par elle-même quelques concepts essentiels que la philosophe met en lumière. Par exemple, le care est une notion fondatrice pour comprendre l’interaction entre nos vies et les séries. Prenant appui sur Urgences, Sandra Laugier constate combien le souci du soin se décline en plusieurs strates. Tout d’abord, littéralement c’est bien le soin qui est au cœur du concept puisqu’on suit une équipe médicale dans sa vie quotidienne à l’hôpital. Mais au-delà, nous nous attachons aux protagonistes. Le visionnage régulier des épisodes provoque chez le spectateur un attachement réel à ces personnages fréquentés sur le long cours, qui observe leur évolution physique et morale dans la temporalité longue des saisons.
La vie démocratique, le politique comme bien commun ont aussi trouvé un endroit où s’exercer à travers de nombreuses séries directement immergées dans le monde politique (House of Cards). « La formation à la démocratie par les séries est certainement un nouvel espoir dans un monde où des “valeurs” antidémocratiques sont développées par de nombreux régimes politiques. », poursuit Sandra Laugier (p. 71). Les thématiques politiques ou sécuritaires, comme dans Homeland, Le Bureau des légendes, ou House of Cards aiguisent notre sens éthique et sont un véritable lieu de démocratie collective. Elles permettent au spectateur de pénétrer dans des milieux inaccessibles pour lui et d’acquérir un savoir objectif dans de nombreux domaines. Pour le néophyte, ces œuvres deviennent des outils d’éducation par leur capacité réflexive, et contribuent à l’empowerment du public, avec une réelle influence sur nos opinions politiques.
« Les héroïnes des séries télé ont bien changé, depuis qu’elles ont gagné leur première place au générique. Elles ne sont plus très jeunes ni même très mignonnes (…) Ces femmes (…) ont d’abord pour caractéristiques 114l’intelligence, l’ambition, voire l’obsession professionnelle, le désir de perfection personnelle, et conduisent leur vie sans attendre le Prince charmant. », note Sandra Laugier (p. 153). À travers la représentation de la femme dans quelques titres emblématiques comme Buffy contre les vampires, ou The Handmaid’s Tale (La servante écarlate) Sandra Laugier analyse l’évolution du féminisme qui s’incarne à travers des héroïnes qui sont de plus en plus affranchies des attentes sociales et peuvent même s’autoriser à être déviantes, dangereuses, puissantes, solitaires, attributs jusqu’ici surtout incarnés par les héros masculins. Ce féminisme rejaillit dans la vie courante et contribue à l’émancipation des femmes qui se construisent au fur et à mesure une nouvelle image et de nombreuses possibilités d’elles-mêmes.
Avec des constats souvent simples et objectifs, le lecteur est amené à réfléchir à son rapport au temps, un enjeu aussi important en philosophie que dans les séries « Un téléspectateur qui suit une série depuis le début peut vivre avec ses personnages pendant cinq ou sept années, voire plus. C’est considérable : il y a peu de personnes, dans la réalité, que l’on accompagne aussi longtemps. », note Sandra Laugier (p. 129). La succession des épisodes rend visible le passage du temps. À la fois parce que les personnages peuvent évoluer physiquement (Game of Thrones), mais aussi parce que dans sa durée, ses nombreuses « saisons », il est aussi associé à une tranche de vie pour le spectateur. L’expérience personnelle du spectateur est alors alimentée par l’expérience de la série et surtout de ses personnages, dont l’existence lui importe et dont les actions ont une portée morale immédiate.
L’addiction aux séries, l’attente fébrile de l’épisode suivant ou d’une prochaine saison, le « binge watching » ou l’agacement du spectateur devant Netflix qui enchaîne les épisodes avant même que le générique de fin soit entièrement déroulé sont des réactions communes à l’amateur de série. Ces postures, Sandra Laugier les connaît bien et les évoque, et le partage de ces tics la rapproche du lecteur et rend ainsi son analyse incarnée.
La grande qualité de cet ouvrage-somme c’est qu’il est à utiliser comme un manuel. Peu importe si le lecteur ait vu ou pas toutes les séries dont il est ici question, ce qui compte c’est de comprendre comment la série peut devenir un objet philosophique du et au quotidien. Le spectateur aura acquis des outils pour considérer les séries sous un nouvel angle, 115une fois le livre refermé. Cette méthode philosophique pourra s’appliquer au fil de l’actualité infinie des séries et ainsi développer son acuité. Nos vies en série est un ouvrage fondateur, à la fois un manuel pour sériephile en quête d’analyse des enjeux éthiques ou politiques sous-jacents, mais aussi pour toute personne qui s’étonnerait encore que la série génère tant de fans et d’engouement. À mettre entre toutes les mains, donc.
Hélène Joly
- Thème CLIL : 3652 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Média, Télévision, Presse, Radio, Edition, Internet
- ISBN : 978-2-406-12609-6
- EAN : 9782406126096
- ISSN : 2780-0377
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12609-6.p.0111
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/11/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français