Editorial TV series never die
- Publication type: Journal article
- Journal: Saison. La revue des séries
2021 – 2, n° 2. La fin des séries - Author: Taïeb (Emmanuel)
- Pages: 9 to 11
- Journal: Season. The series review
ÉDITORIAL
Les séries ne meurent jamais
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Baudelaire, « La Beauté ».
La « fin des séries » que ce numéro thématique explore ne concerne évidemment pas leur disparition comme format – puisqu’au contraire il semble même gagner le cinéma avec des films feuilletonnants et autres sagas super-héroïques –, mais bien les enjeux du dernier épisode, voire de la dernière saison1. Historiquement, nombre de séries américaines se calaient sur le cycle des saisons, ou disons celui des fêtes, avec une épisode spécial diffusé pour Halloween et un autre pour Noël, dont le scénario même se faisait l’écho. La puissance des séries tient littéralement à leur dimension rituelle, à leurs rendez-vous réguliers, et à la promesse de leur présence, à l’instar d’autre mystiques collectives, comme les sorties de films ou d’albums, les saisons du championnat de football et le temps religieux. L’éternel retour de nouveaux épisodes d’une série pourtant ancienne permet d’accompagner les spectateurs sur une vie entière. Des jours et des vies (Days of our Lives) place cette vocation dans son nom même, et se poursuit depuis 1965. Avec de multiples modifications et castings, Dr Who tient depuis 1963, tandis que par le jeu de ses adaptations au cinéma et de ses spin-offs, l’univers de Star Trek se déploie sur plus d’un demi-siècle. L’usine à rêves et le désir de rêver marchent main dans la main, tant que chacun a intérêt à ce que rien ne s’arrête. La sérialisation des pratiques de consommation est un phénomène hyper contemporain, qui cache mal parfois aussi des formes de conservatisme ou un manque d’imagination, de l’incapacité à découvrir un autre univers sériel du côté des spectateurs à l’incapacité à en proposer de nouveaux pour les producteurs.
10Par leur étendue infinie, les séries constituent la bande visuelle de générations entières, et leur évidente familiarité rend plus douloureuse leur disparition. Car si le genre sériel se cale sur une interminable temporalité, une série donnée peut s’arrêter, parfois brutalement. Pour de multiples raisons d’ailleurs, qui tiennent à la volonté initiale des showrunners de clore leur propos, à son épuisement, à des échecs d’audience, à la disparition de personnages, d’acteurs ou de créateurs qui dénature irrémédiablement la formule originelle, à des difficultés de production ou encore au choix assumé de mettre fin à une série pour des raisons commerciales. On mesure dans ce dernier cas tout le décalage qui peut exister entre une décision purement économique et ses effets artistiques délétères. Ses effets émotionnels aussi, tant le sentiment de séparation (amoureuse), d’abandon, de trahison, de frustration, de deuil – voire de sevrage quand chaque épisode fonctionnait comme un shoot de drogue dure –, naît lorsqu’une série s’éteint.
À la différence d’autres arts, la série est une œuvre dont l’achèvement n’apparaît que dans la durée. On peut bien sûr considérer chaque épisode comme une œuvre close, même quand la série est un feuilleton dont le récit se poursuit, et les scénaristes s’efforcent de lui donner une cohérence et de le « faire tenir » (c’est le sens même de l’expression stand alone episode). La forme de la dernière saison ou du dernier épisode, cependant, révèle rétrospectivement l’essence interne de la série et en livre le sens ultime. L’enjeu n’est pas celui d’une happy end diégétique, ou d’une cohérence narrative absolue, mais bien celui d’une satisfaction des spectateurs, qui tient à l’impression que la fin « boucle » convenablement la narration, que les pistes et intrigues ouvertes sont bien toutes refermées, et que les éléments que l’existence même de la série avait bousculés sont revenus à leur place. C’est le moment où la série fait système. Où ce qui se tient entre le premier et le dernier épisode paraît secondaire, tant ces deux pôles du récit se répondent directement, l’un ne servant à fermer ce que l’autre a ouvert, et vice-versa, dans un dialogue sans fin, et parfois en profitant du finale pour « déformuler » ce que le pilote avait proposé2. Chaque épisode retarde l’inéluctable, et avance des tensions et des achèvements intermédiaires qui rendront l’exercice de l’épilogue moins hasardeux. Dès lors, le dénouement éclaire toute l’œuvre, lui confère sa puissance, réfléchit à l’idée même de fin, ou au contraire en réduit la portée si elle est décevante, ou, de façon 11insondable, si elle n’est pas « conforme aux attentes ». Des fans ont ainsi demandé la réécriture complète de l’ultime saison de Game of Thrones, et après l’épisode final de Lost le reproche le plus dur adressé à Damon Lindelof fut d’avoir fait perdre des années de vie à celles et ceux qui l’avaient suivie. Souterrainement, cette dernière remarque dit bien tout le rapport entre série et temps. À la limite, la meilleure série serait celle qui n’aurait pas de fin, qui serait tellement longue que chacun de ses spectateurs mourrait avant elle, n’éprouvant jamais l’expérience de sa disparition. Car lorsqu’une série s’arrête elle rappelle violemment l’impermanence des choses, la mortalité de ceux qui la contemplent, et renvoie définitivement à un paradis perdu. La perspective qu’un récit puisse apporter des réponses définitives à toutes les intrigues complexes qu’il a ouvertes est vaine cependant, puisque par définition le monde fictionnel est incomplet et limité3. Toute herméneutique qui confierait à la fiction le soin de révéler le réel est illusoire. Il est en tout cas difficile d’être contemporain d’une série, de ses changements, de son irrésolution, éventuellement assumée, et de sa disparition, et mieux vaudrait s’enivrer d’œuvres désormais achevées et balisées.
Pour autant, la fin d’une série n’est qu’apparence, car tout continue. Des séries différentes « font séries », au sens où la fiction ne doit jamais s’arrêter, ni l’industrie cinématographique. OCS réalise un coup de maître en diffusant Chernobyl, avec le succès que l’on sait, juste après la fin de Game of Thrones. Pour une mort, chaque série peut connaître neuf vies, transmédiatisée, déclinée sur divers supports, renaissant par un reboot habile, un spin-off ou un prequel. Poursuivant aussi son destin commercial et artistique par ses rediffusions et son édition en coffret vidéo qui permettent de les revoir indéfiniment et d’expérimenter les mêmes sensations, un peu émoussées, encore et encore4. Au fond, les séries ne meurent jamais, et ce numéro de Saison en est un témoignage.
Emmanuel Taïeb
1 La revue doit à Gilles Vervisch cette proposition de dossier thématique.
2 Vladimir Lifschutz, This is the end. Finir une série TV, Tours, Presses Universitaires François Rabelais, 2018, p. 53 et p. 276 et sq.
3 Florent Favard, Écrire une série TV. La promesse d’un dénouement, Tours, Presses Universitaires François Rabelais, 2019 ; p. 118.
4 Même si nombre de séries, importantes parfois, sont difficiles à trouver et à voir, bénéficiant d’une moindre exposition que les films.
- CLIL theme: 3652 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Média, Télévision, Presse, Radio, Edition, Internet
- ISBN: 978-2-406-12609-6
- EAN: 9782406126096
- ISSN: 2780-0377
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12609-6.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-10-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French