Conclusion
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : "Saincte et precieuse deformité". Expérimentations littéraires de la laideur à la Renaissance
- Pages : 83 à 84
- Collection : Études et essais sur la Renaissance, n° 128
Conclusion
Au terme de cette première partie, nous pouvons revenir sur la notion de laideur (deformitas) telle qu’elle est traitée en creux dans les textes philosophiques de la Renaissance, en particulier dans les traductions et commentaires ficiniens. Dans son commentaire des Ennéades plotiniennes, Marsile Ficin désigne la matière comme principe même de la laideur, qui s’oppose à la beauté par son manque de forme (forma). Ce rapport d’étrangeté à un principe formateur le rend méconnaissable à l’âme, qui la repousse. La métaphore de la boue y ajoute l’idée de souillure renforçant l’association de la laideur à la matière même (deformitatem ipsam). Quant au Commentaire sur le Banquet de Platon (ou De Amore) par l’humaniste italien, les questions relatives à la laideur n’y peuvent être que d’ordre secondaire, sachant que la priorité de la pensée néoplatonicienne est de théoriser la genèse de l’amour à partir du beau (pulchritudinis), plus précisément de la beauté corporelle. De plus, les principes d’opposition paraissent tranchants : beauté et laideur sont antonymes. Cependant, Ficin développe une vision plus souple qui prend en compte la force réconciliatrice de l’amour. Dans une telle perspective, la beauté et la laideur corporelles sont des catégories relatives qui sont soumises au temps, aux circonstances et au regard subjectif.
Le parcours des écrits augustiniens et dionysiens a permis de retracer le substrat chrétien et biblique qui informe la question de la laideur à la Renaissance. De manière générale, l’absence de préoccupation esthétique dans le christianisme scripturaire – surtout dans le Nouveau Testament – et patristique paraît emblématique, sinon d’une méfiance, au moins d’une certaine indifférence vis-à-vis du monde sensible au profit de l’au-delà. Plusieurs axes deviennent opératoires dès lors qu’on considère le statut du laid dans une perspective chrétienne. Sur un plan axiologique, la laideur est conçue négativement comme corruption de l’âme, par conséquent comme moralement réprouvable. En même temps, on a montré l’existence d’une vision pancaliste chez le saint 84Augustin post-manichéen, qui envisage le laid comme partie intégrante de la création et l’incorpore à une économie de l’ensemble. Toutefois, la regio dissimilitudinis, l’abîme insurmontable de dissemblance, sépare l’être humain imparfait de l’excellence divine. La théologie négative du Pseudo-Denys s’appuie sur cette dissemblance. Par ailleurs, la question de l’incarnation du Christ et de sa laideur sur la Croix est topique. Elle est adressée par saint Augustin et sera reprise de manière proverbiale dans « Les silènes d’Alcibiade », où Érasme rapproche Socrate et le Christ par le biais de leur physique défiguré. Tout comme la beauté paradoxale du Christ, la beauté noire de la bien-aimée du Cantique des cantiques retient l’attention des exégètes et commentateurs renaissants qui cherchent à résoudre le paradoxe que constitue l’association de la beauté avec la noirceur.
Quant à l’imaginaire littéraire de la laideur à la Renaissance, nous pouvons retenir deux modes de représentation qui relèvent tous deux d’une lecture positive du laid comme signifiant d’un sens plus haut. Tout d’abord, le principe du silène, dont le représentant topique est la figure de Socrate, muni d’un corps laid et difforme mais possédant néanmoins une beauté d’esprit remarquable. C’est surtout dans l’adage érasmien « Les silènes d’Alcibiade » que la laideur extérieure surgit comme signifiant d’un principe herméneutique. À cet égard, Érasme déploie un système esthétique à l’envers, en faveur d’une écorce déplaisante susceptible d’inciter à un processus interprétatif, contrairement au beau qui représente une impasse pour la connaissance. La capacité de discernement s’aligne sur l’exercice du regard chrétien, et non profane. En deuxième lieu, le mode de l’éloge paradoxal, ou du paradoxe tout court, vise le développement d’un argumentaire allant à l’encontre du sens commun. Il s’agit de prendre le contre-pied de la tradition en défendant le laid, en l’occurrence la laideur du visage. Certes, le caractère purement ludique des paradoxes n’est pas négligeable. Toutefois, le mode paradoxal cher aux humanistes témoigne d’une volonté de penser le monde dans ses contradictions et sa complexité : la laideur corporelle intègre ce discours, qui remet en cause des lectures moralisatrices associant le laid avec le mal.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14221-8
- EAN : 9782406142218
- ISSN : 2114-1096
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14221-8.p.0083
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/12/2022
- Langue : Français