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Classiques Garnier

Conclusion

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Conclusion

Au terme de cette première partie, nous pouvons revenir sur la notion de laideur (deformitas) telle quelle est traitée en creux dans les textes philosophiques de la Renaissance, en particulier dans les traductions et commentaires ficiniens. Dans son commentaire des Ennéades plotiniennes, Marsile Ficin désigne la matière comme principe même de la laideur, qui soppose à la beauté par son manque de forme (forma). Ce rapport détrangeté à un principe formateur le rend méconnaissable à lâme, qui la repousse. La métaphore de la boue y ajoute lidée de souillure renforçant lassociation de la laideur à la matière même (deformitatem ipsam). Quant au Commentaire sur le Banquet de Platon (ou De Amore) par lhumaniste italien, les questions relatives à la laideur ny peuvent être que dordre secondaire, sachant que la priorité de la pensée néoplatonicienne est de théoriser la genèse de lamour à partir du beau (pulchritudinis), plus précisément de la beauté corporelle. De plus, les principes dopposition paraissent tranchants : beauté et laideur sont antonymes. Cependant, Ficin développe une vision plus souple qui prend en compte la force réconciliatrice de lamour. Dans une telle perspective, la beauté et la laideur corporelles sont des catégories relatives qui sont soumises au temps, aux circonstances et au regard subjectif.

Le parcours des écrits augustiniens et dionysiens a permis de retracer le substrat chrétien et biblique qui informe la question de la laideur à la Renaissance. De manière générale, labsence de préoccupation esthétique dans le christianisme scripturaire – surtout dans le Nouveau Testament – et patristique paraît emblématique, sinon dune méfiance, au moins dune certaine indifférence vis-à-vis du monde sensible au profit de lau-delà. Plusieurs axes deviennent opératoires dès lors quon considère le statut du laid dans une perspective chrétienne. Sur un plan axiologique, la laideur est conçue négativement comme corruption de lâme, par conséquent comme moralement réprouvable. En même temps, on a montré lexistence dune vision pancaliste chez le saint 84Augustin post-manichéen, qui envisage le laid comme partie intégrante de la création et lincorpore à une économie de lensemble. Toutefois, la regio dissimilitudinis, labîme insurmontable de dissemblance, sépare lêtre humain imparfait de lexcellence divine. La théologie négative du Pseudo-Denys sappuie sur cette dissemblance. Par ailleurs, la question de lincarnation du Christ et de sa laideur sur la Croix est topique. Elle est adressée par saint Augustin et sera reprise de manière proverbiale dans « Les silènes dAlcibiade », où Érasme rapproche Socrate et le Christ par le biais de leur physique défiguré. Tout comme la beauté paradoxale du Christ, la beauté noire de la bien-aimée du Cantique des cantiques retient lattention des exégètes et commentateurs renaissants qui cherchent à résoudre le paradoxe que constitue lassociation de la beauté avec la noirceur.

Quant à limaginaire littéraire de la laideur à la Renaissance, nous pouvons retenir deux modes de représentation qui relèvent tous deux dune lecture positive du laid comme signifiant dun sens plus haut. Tout dabord, le principe du silène, dont le représentant topique est la figure de Socrate, muni dun corps laid et difforme mais possédant néanmoins une beauté desprit remarquable. Cest surtout dans ladage érasmien « Les silènes dAlcibiade » que la laideur extérieure surgit comme signifiant dun principe herméneutique. À cet égard, Érasme déploie un système esthétique à lenvers, en faveur dune écorce déplaisante susceptible dinciter à un processus interprétatif, contrairement au beau qui représente une impasse pour la connaissance. La capacité de discernement saligne sur lexercice du regard chrétien, et non profane. En deuxième lieu, le mode de léloge paradoxal, ou du paradoxe tout court, vise le développement dun argumentaire allant à lencontre du sens commun. Il sagit de prendre le contre-pied de la tradition en défendant le laid, en loccurrence la laideur du visage. Certes, le caractère purement ludique des paradoxes nest pas négligeable. Toutefois, le mode paradoxal cher aux humanistes témoigne dune volonté de penser le monde dans ses contradictions et sa complexité : la laideur corporelle intègre ce discours, qui remet en cause des lectures moralisatrices associant le laid avec le mal.