Conclusion
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : "Saincte et precieuse deformité". Expérimentations littéraires de la laideur à la Renaissance
- Pages : 321 à 323
- Collection : Études et essais sur la Renaissance, n° 128
Conclusion
Tandis que chez Marguerite de Navarre et chez Clément Marot, nous avons pu tisser un lien étroit entre l’herméneutique chrétienne et la fonction littéraire de la laideur, la question se pose différemment avec Du Bellay. En phase avec les préceptes poétiques de la Pléiade, l’accent chez Du Bellay est mis sur un idéalisme formel et littéraire, celui du pétrarquisme qui chante l’idée de la beauté à l’intérieur du circuit amoureux néoplatonicien. Si, malgré une telle esthétique idéaliste, on peut trouver des indices d’une esthétique de la laideur qui s’appuie sur des réalités terrestres, cette dernière marque un moment de rupture ou de désenchantement par rapport au code poétique, et non – au moins dans sa production pétrarquiste – par rapport à une anthropologie chrétienne comme chez les deux auteurs évangéliques. C’est aussi pour cette raison que l’antipétrarquisme bellayen, que nous avons étudié en premier lieu en tant que poésie qui met en scène la laideur, ne porte au fond qu’une critique formelle : au nom du naturel, on révoque le discours pétrarquisant jugé trop factice. Sur le plan thématique, on trouble ce même discours en substituant à la belle aimée la vieille hideuse qui incarne de manière topique la laideur corporelle.
Toutefois, ce changement d’objet ne se conçoit que comme un jeu poétique qui vise la maîtrise formelle de tous les registres du lyrisme amoureux, aussi bien de l’éloge que du blâme. À ce titre, la laideur n’est que prétexte à expérimenter un nouveau langage poétique, quitte à faire la caricature des codes pétrarquistes, sans qu’il y ait un véritable enjeu moral. Cet exercice (anti-)pétrarquiste du style se fait exclusivement aux frais de la figure de la vieille femme – qui devient ainsi un des lieux communs prédominants pour signifier la laideur, dans l’antipétrarquisme en particulier et à la Renaissance en général –, comme l’illustre remarquablement « L’Antérotique de la vieille et de la jeune amye » (1550). Ce qui peut surprendre, étant donné la récusation catégorique des poésies de la génération précédente dans la Deffence (1549), c’est que Du Bellay se 322sert, au sujet de la vieille, des topoi médiévaux, au risque de se rapprocher de la veine satirique des contreblasons marotiques. La préoccupation antipétrarquiste consistant à critiquer le code poétique pétrarquiste se fait au prix d’une certaine réticence à élaborer un nouveau répertoire d’images sur la laideur. À propos de la représentation de cette dernière, Du Bellay semble en effet s’inscrire – certes, à sa manière – dans la continuité avec l’héritage antique et médiéval.
Ce ne sera qu’avec Les Regrets (1558) que Du Bellay fera du laid un objet de prédilection à part entière, aussi bien au niveau du style que dans le choix de ses sujets. Nous avons repéré trois pivots thématiques qui font émerger la laideur aussi bien corporelle que morale : la figure du poète mélancolique, la satire de la curie romaine et la perception anamorphique des courtisanes romaines. Pour relater cette expérience romaine, le poète a recours au sermo pedestris que Du Bellay définit en rapprochant le vers poétique du discours prosaïque : « Soit une prose en ryme, ou une ryme en prose1 ». Dans ce sens, le laid relève de l’oralité et non du style élevé, de la simplicité et du naturel et non de l’ornement oratoire.
Nous avons montré que le poète mélancolique, désespéré, souffrant et se lamentant, intègre en effet une forme de laideur corporelle. Suivant les théories humorales et les cosmologies renaissantes, les êtres saturniens sont considérés comme laids en raison de leur pâleur et maigreur, de leurs sourcils renfrognés et de leurs grosses lèvres. Les rapprochements avec des figures bibliques, notamment Job, laissent entendre de surcroît une anthropologie chrétienne qui se déploie par un désillusionnement du monde, relevant de l’esprit du contemptus mundi.
Quant à la satire, la laideur y occupe un rôle double. Premièrement, celui de la correction morale par le rire, lui-même enlaidissant. À ce titre, la satire sert de miroir anamorphique montrant à la fois le laid et le beau de celui qui se mire et mettant ainsi en évidence la nature variable des choses. C’est sous les auspices de la variation que la laideur intègre une esthétique dynamique de la diversité. Elle participe de ce fait de la varietas, catégorie chère à la culture humaniste, qui privilégie la variété en termes rhétoriques mais comprend également les différentes manières d’habiter le monde.
323Nous avons illustré à l’exemple des courtisanes romaines dans quelle mesure les jugements de valeur esthétique dépendent du sujet qui regarde. On retrouve, comme dans les sonnets pétrarquistes, la subjectivité masculine qui, cette-fois ci, expérimente la beauté féminine, modelée sur l’Alcine de L’Arioste, comme illusoire et trompeuse. Ce désillusionnement coïncide paradoxalement avec un réveil que subit le je lyrique, rangeant la laideur d’Alcine du côté de la clairvoyance, du repentir et de la conversion. Pour représenter les femmes romaines, Du Bellay pratique en outre l’éloge paradoxal suivant le modèle bernesque.
Préoccupé, surtout dans ses premières poésies, par la recherche de l’idée du beau, Du Bellay reconnaît néanmoins une véritable valeur poétique aux images concrètes de l’ici-bas. Que ce soit dans le vieux corps abject de « L’Antérotique » ou dans celui des figures alciniennes des Regrets, le laid se conçoit toujours à l’intérieur d’un jeu de contraste ou d’anamorphose avec le beau. Il en va de même de la manière dont Du Bellay envisage la satire, qui fonctionne comme un miroir paradoxal ou silénique montrant à la fois les versants beau et laid d’une même chose. Là encore, l’accent est mis sur le mélange, la cohabitation et l’accouplement des opposés. Tout comme Marot, Du Bellay fait de la faiblesse et de la disgrâce physiques un trait distinctif du poète lui-même. À ce titre, la laideur devient l’indice d’une souffrance, d’une perte de l’idéal qui touche la persona du poète ainsi que l’idée de la poésie, désormais susceptible de trouver sa véritable beauté dans la laideur.
1 J. Du Bellay, Les Regrets, éd. citée, sonnet 2, p. 197.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14221-8
- EAN : 9782406142218
- ISSN : 2114-1096
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14221-8.p.0321
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/12/2022
- Langue : Français