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Classiques Garnier

Conclusion

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Conclusion

Tandis que chez Marguerite de Navarre et chez Clément Marot, nous avons pu tisser un lien étroit entre lherméneutique chrétienne et la fonction littéraire de la laideur, la question se pose différemment avec Du Bellay. En phase avec les préceptes poétiques de la Pléiade, laccent chez Du Bellay est mis sur un idéalisme formel et littéraire, celui du pétrarquisme qui chante lidée de la beauté à lintérieur du circuit amoureux néoplatonicien. Si, malgré une telle esthétique idéaliste, on peut trouver des indices dune esthétique de la laideur qui sappuie sur des réalités terrestres, cette dernière marque un moment de rupture ou de désenchantement par rapport au code poétique, et non – au moins dans sa production pétrarquiste – par rapport à une anthropologie chrétienne comme chez les deux auteurs évangéliques. Cest aussi pour cette raison que lantipétrarquisme bellayen, que nous avons étudié en premier lieu en tant que poésie qui met en scène la laideur, ne porte au fond quune critique formelle : au nom du naturel, on révoque le discours pétrarquisant jugé trop factice. Sur le plan thématique, on trouble ce même discours en substituant à la belle aimée la vieille hideuse qui incarne de manière topique la laideur corporelle.

Toutefois, ce changement dobjet ne se conçoit que comme un jeu poétique qui vise la maîtrise formelle de tous les registres du lyrisme amoureux, aussi bien de léloge que du blâme. À ce titre, la laideur nest que prétexte à expérimenter un nouveau langage poétique, quitte à faire la caricature des codes pétrarquistes, sans quil y ait un véritable enjeu moral. Cet exercice (anti-)pétrarquiste du style se fait exclusivement aux frais de la figure de la vieille femme – qui devient ainsi un des lieux communs prédominants pour signifier la laideur, dans lantipétrarquisme en particulier et à la Renaissance en général –, comme lillustre remarquablement « LAntérotique de la vieille et de la jeune amye » (1550). Ce qui peut surprendre, étant donné la récusation catégorique des poésies de la génération précédente dans la Deffence (1549), cest que Du Bellay se 322sert, au sujet de la vieille, des topoi médiévaux, au risque de se rapprocher de la veine satirique des contreblasons marotiques. La préoccupation antipétrarquiste consistant à critiquer le code poétique pétrarquiste se fait au prix dune certaine réticence à élaborer un nouveau répertoire dimages sur la laideur. À propos de la représentation de cette dernière, Du Bellay semble en effet sinscrire – certes, à sa manière – dans la continuité avec lhéritage antique et médiéval.

Ce ne sera quavec Les Regrets (1558) que Du Bellay fera du laid un objet de prédilection à part entière, aussi bien au niveau du style que dans le choix de ses sujets. Nous avons repéré trois pivots thématiques qui font émerger la laideur aussi bien corporelle que morale : la figure du poète mélancolique, la satire de la curie romaine et la perception anamorphique des courtisanes romaines. Pour relater cette expérience romaine, le poète a recours au sermo pedestris que Du Bellay définit en rapprochant le vers poétique du discours prosaïque : « Soit une prose en ryme, ou une ryme en prose1 ». Dans ce sens, le laid relève de loralité et non du style élevé, de la simplicité et du naturel et non de lornement oratoire.

Nous avons montré que le poète mélancolique, désespéré, souffrant et se lamentant, intègre en effet une forme de laideur corporelle. Suivant les théories humorales et les cosmologies renaissantes, les êtres saturniens sont considérés comme laids en raison de leur pâleur et maigreur, de leurs sourcils renfrognés et de leurs grosses lèvres. Les rapprochements avec des figures bibliques, notamment Job, laissent entendre de surcroît une anthropologie chrétienne qui se déploie par un désillusionnement du monde, relevant de lesprit du contemptus mundi.

Quant à la satire, la laideur y occupe un rôle double. Premièrement, celui de la correction morale par le rire, lui-même enlaidissant. À ce titre, la satire sert de miroir anamorphique montrant à la fois le laid et le beau de celui qui se mire et mettant ainsi en évidence la nature variable des choses. Cest sous les auspices de la variation que la laideur intègre une esthétique dynamique de la diversité. Elle participe de ce fait de la varietas, catégorie chère à la culture humaniste, qui privilégie la variété en termes rhétoriques mais comprend également les différentes manières dhabiter le monde.

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Nous avons illustré à lexemple des courtisanes romaines dans quelle mesure les jugements de valeur esthétique dépendent du sujet qui regarde. On retrouve, comme dans les sonnets pétrarquistes, la subjectivité masculine qui, cette-fois ci, expérimente la beauté féminine, modelée sur lAlcine de LArioste, comme illusoire et trompeuse. Ce désillusionnement coïncide paradoxalement avec un réveil que subit le je lyrique, rangeant la laideur dAlcine du côté de la clairvoyance, du repentir et de la conversion. Pour représenter les femmes romaines, Du Bellay pratique en outre léloge paradoxal suivant le modèle bernesque.

Préoccupé, surtout dans ses premières poésies, par la recherche de lidée du beau, Du Bellay reconnaît néanmoins une véritable valeur poétique aux images concrètes de lici-bas. Que ce soit dans le vieux corps abject de « LAntérotique » ou dans celui des figures alciniennes des Regrets, le laid se conçoit toujours à lintérieur dun jeu de contraste ou danamorphose avec le beau. Il en va de même de la manière dont Du Bellay envisage la satire, qui fonctionne comme un miroir paradoxal ou silénique montrant à la fois les versants beau et laid dune même chose. Là encore, laccent est mis sur le mélange, la cohabitation et laccouplement des opposés. Tout comme Marot, Du Bellay fait de la faiblesse et de la disgrâce physiques un trait distinctif du poète lui-même. À ce titre, la laideur devient lindice dune souffrance, dune perte de lidéal qui touche la persona du poète ainsi que lidée de la poésie, désormais susceptible de trouver sa véritable beauté dans la laideur.

1 J. Du Bellay, Les Regrets, éd. citée, sonnet 2, p. 197.