Liminaire
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Œuvres complètes. Tome IX B. 1757-1758
- Pages : 7 à 13
- Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 62
Chapitre d’ouvrage : 1/33 Suivant
Liminaire
Les œuvres publiées dans ce volume ont été composées en moins de deux ans. La Lettre sur la vertu au printemps 1757, le motet Ecce sedes au mois d’aout. Les Lettres morales ont été rédigées durant l’automne et l’hiver, la Lettre à D’Alembert entre février et mars 1758. De l’imitation théâtrale et la traduction de l’Apocolokintosis de Sénèque, du moins leur rédaction initiale, datent du printemps 1758. Rousseau porte ses premières annotations marginales sur De l’Esprit en septembre ou octobre alors qu’il engage la rédaction de l’Émile.
Les soubresauts qui ont affecté sa vie durant cette brève période forment le contexte commun de la rédaction de tous ces textes : il faut le rappeler pour introduire leur lecture. Mais ils n’ont pas le même statut : si la Lettre à d’Alembert est publiéedès aout 1758, et De l’imitation théâtrale en 1763, tous les autres le seront à titre posthume. On ne peut lire de la même façon une œuvre publiée par son auteur et un texte qu’il a laissé inédit, a fortiori s’il est inachevé : il faut expliciter ces différences et les principes d’édition qu’elles requièrent.
1757-1758 :
deux années tournantes
dans la vie et l’œuvre de Rousseau
Lorsque commence l’année 1757, Rousseau qui vit depuis près d’un an à l’Ermitage, est déjà engagé dans cette aventure au long cours que sera la rédaction de la Nouvelle Héloïse. Dans le neuvième livre des Confessions, il en rappelle les commencements : des rêveries qui occupaient ses promenades dans les bois, en juin 1756, était né un petit monde imaginaire de personnages « selon son cœur » dont, au cours 8de l’automne, il esquissa la correspondance. Ces premiers essais prirent progressivement la forme et la consistance d’un « roman par lettres ». Cette aventure va se poursuivre tout au long de la période que nous considérons puisque c’est le 13 septembre 1758 qu’il peut enfin écrire à Marc-Michel Rey, son imprimeur éditeur : « l’ouvrage dont je vous ai lu quelques morceaux est entièrement achevé, il est en six parties ». La Nouvelle Héloïse constitue donc, en un sens, le sous-texte de l’ensemble de ceux qui constituent ce volume, et la réciproque est sans doute vraie.
Si durant ces années, animé d’une créativité sans relâche, Rousseau fait de son œuvre la trame de sa vie, la chaîne en est formée par les phases d’enthousiasme et d’abattement qui se succèdent comme se nouent et se dénouent les liens de l’amitié et de la passion amoureuse. Plus tard, la publication de son roman le verra entouré jusqu’à l’étouffement par la foule de ses admirateurs (surtout admiratrices), mais le temps de sa rédaction est marqué par la perte de ceux qu’il avait, selon les mots de Rutebeuf, « de si près tenus, et tant aimés ». En octobre 1758, lorsqu’il engage la rédaction de l’Émile, Rousseau sera un homme seul : son idylle avec Sophie d’Houdetot a tourné au fiasco, son amitié avec Diderot est rompue, Madame d’Épinay et ses proches lui sont durablement aliénés. Ces trois histoires distinctes et entremêlées forment l’arrière-fond des œuvres de cette période.
La première de ces histoires relève du drame sentimental. Elle commence de façon rocambolesque dans les premiers jours de 1757, lorsque Sophie d’Houdetot rend visite à celui qu’elle appelle encore « mon cher Citoyen » par un temps si dégradé qu’elle doit se changer en empruntant à Thérèse des « hardes » qu’elle lui renverra plus tard. On a pu dire que la fiction avait anticipé la réalité, Rousseau identifiant Sophie à la Julie de ses rêves et lui-même à Saint-Preux. Tombé secrètement et éperdument amoureux, il se déclare au mois de mai, et n’est pas repoussé. Mais leur relation, diront-ils tous deux, reste réservée. Suivent de longues semaines de rencontres dans une nature printanière puis estivale et une correspondance fiévreuse dont l’essentiel est perdu. Le temps passant, la culpabilité reprend ses droits et Sophie d’Houdetot ne voulant pas compromettre sa relation ancienne et durable avec Saint-Lambert exige que Rousseau renonce au discours de la passion pour celui de l’amitié. Acceptant ce dérivatif, au moins en apparence, il s’efforce de devenir son guide quant aux principes tandis qu’elle exercerait son autorité 9sur sa conduite. C’est cette relation qu’il cherche à prolonger dans ses « Lettres morales » à la fin de l’année 1757 et au début de 1758. Mais il abandonne leur rédaction en cours de route. La distance entre eux ne cesse de croitre jusqu’à la rupture définitive que Sophie d’Houdetot lui signifie en mai 1758.
La rupture avec Diderot a suivi sensiblement le même cours, à cette différence près que leur amitié, qu’à bien des égards on peut dire fraternelle, datait de plus de dix ans et reposait sur un échange intellectuel constant. Pour Diderot, la décision prise par Rousseau de quitter Paris pour l’Ermitage était déjà une sorte de trahison. Il l’avait dit et d’autres avaient fait chorus. Pourtant leur lien restait fort : en janvier 1757 c’est à lui que Rousseau adresse les deux premiers livres de la Julie pour avoir son avis. Son accueil mitigé devait le blesser. Mais une blessure plus profonde et qui ne cessa de s’envenimer fut de lire, dans l’exemplaire du Fils naturel que Diderot lui avait adressé début mars : « l’homme de bien est dans la société », « il n’y a que le méchant qui soit seul ». Durant presqu’un an les deux amis tentèrent de se retrouver, et c’est dans un de ces moments d’accalmie que Rousseau rédigea la « lettre sur la vertu » dans laquelle il cherchait à expliquer sa propre conception du lien social. Mais ces tentatives échouèrent et la Lettre à D’Alembert rendit leur rupture publique par cette phrase cinglante : « J’avais un Aristarque sévère et judicieux, je ne l’ai plus, je n’en veux plus ».
Ces deux ruptures avaient été précédées et, en un sens, préparées par une troisième, avec Madame d’Épinay. On ne reviendra pas ici sur les péripéties de cette brouille, les accusations injustes portées par Rousseau contre Louise d’Épinay, celles dont elle l’accabla dans l’Histoire de Madame de Montbrillant et ses avatars. Mais il faut souligner les conséquences de ce que Ralph Alexander Leigh appelait « le drame déplorable de l’Ermitage ». En proposant à Rousseau une annexe de son domaine de La Chevrette, au printemps 1756, Madame d’Épinay lui avait offert une sorte de sas entre la vie parisienne à laquelle il avait longtemps pris part et la solitude qu’il disait vouloir et que symbolisait le nom même d’Ermitage attaché au logement qu’elle lui réservait. D’avril 1756 à la fin 1757, une forme particulière de sociabilité s’était instaurée entre les parisiens qui séjournaient à la Chevrette (surtout dans les belles saisons) et l’écrivain ermite qu’ils venaient visiter. Plusieurs de ces visiteurs étaient liés au cercle encyclopédiste, à commencer par Grimm, amant 10notoire de Madame d’Épinay. Rousseau participait encore de ce petit monde à l’été 1757 lorsqu’il compose un motet pour l’inauguration de la chapelle de la Chevrette, le 15 septembre. Mais la crise couvait déjà et ne cessa de s’aggraver au cours de l’automne. Le 5 décembre Madame d’Épinay signifiera son congé à Rousseau, et ce geste valait mise au ban de la petite société qu’elle animait, et qui la suivit dans cet ostracisme. On peut parler d’une rupture concertée.
Lorsque Rousseau s’installe au Mont-Louis, le 15 décembre 1757, il vient tout juste d’apprendre la parution de l’article « Genève », signé par D’Alembert dans le volume VII de l’Encyclopédie. Il va y répondre, sans désemparer, par sa fameuse Lettre. La présentation de ce texte, au cœur de ce volume, rend compte dans son ensemble du contexte de sa rédaction. On retiendra ici que sa vigueur n’est pas étrangère à la crise qui vient d’être évoquée. Exclu du monde intellectuel et social auquel il appartenait depuis son arrivée à Paris, il transforme cette exclusion en choix et le signifie vertement par cette affirmation symétrique : « je n’écris pas pour les D’Alembert » ; « j’écris pour le peuple ».
Ces ruptures au bout du compte n’en font qu’une. Elle assombrira les vingt années suivantes de la vie de Rousseau, mais elle annonce aussi la nouvelle dimension prise par son œuvre avec la publication de La Nouvelle Héloïse, de l’Émile et du Contrat social.
Des textes différents par leur statut
présentés dans une édition renouvelée
Ce volume propose un établissement renouvelé de la plupart des textes présentés grâce à la mobilisation de nouvelles sources manuscrites, au réexamen de plusieurs autres déjà connues, et à l’adoption de principes d’édition adaptés au statut de chacun d’entre eux.
La rédaction des œuvres publiées par Rousseau passe par quatre étapes principales, à chacune desquelles répond un standard spécifique de ses manuscrits : brouillons notés sur des feuilles volantes ou sur des cahiers à tout faire, première rédaction continue encore chargée de nombreuses corrections, copie mise au net qu’il garde pour son usage personnel, enfin 11copie ostensible destinée à l’imprimeur. Des ajouts et des corrections, parfois importants, sont encore apportés au cours de l’impression. C’est ce texte publié avec l’aval de Rousseau qui doit servir de base à l’édition, en tenant compte des changements qu’il a pu décider ultérieurement pour une édition à venir, réalisée ou non. L’annotation rend compte de la tradition manuscrite, lorsqu’elle a été conservée.
L’établissement du texte de la Lettre à d’Alembert proposé par Rudy Le Menthéour mobilise des sources dont ne bénéficiaient pas les précédents éditeurs. Au texte publié par Marc-Michel Rey en aout 1758 ont pu être intégrés les ajouts et corrections demandés par Rousseau sur son exemplaire personnel en vue d’une nouvelle édition : ce volume, conservé à la Bodleian Library, a été découvert et étudié en 2012 seulement par Nathalie Ferrand. Mais c’est aussi, en amont, la genèse de l’œuvre qui est éclairée d’un nouveau jour grâce à l’acquisition par la Fondation Bodmer, en 2022, du seul manuscrit subsistant, jusqu’ici indisponible. Dans ce volume, Rey a réuni à la copie mise au net que lui avait adressée Rousseau, une série d’éléments documentant la dernière étape de la rédaction et les modifications intervenues durant l’impression. C’est donc une édition largement renouvelée de la Lettre à D’Alembertsur son article Genève que nous pouvons proposer ici, avec une présentation de Rudy Le Menthéour et Ourida Mostefai.
Le texte intitulé De l’imitation théâtrale. Essai tiré des Dialogues de Platon a également été publié du vivant de Rousseau et avec son aval, en 1763, par l’éditeur Duchesne. Mais aucun des manuscrits préparatoires n’a été conservé et on ne voit pas que Rousseau ait ultérieurement prévu des modifications. C’est donc un texte repris de cette première édition qui est présenté et annoté par Pierre Franz.
Le mottet Ecce sedes hic tonantis est présenté et transcrit par Jean-Paul C. Montagnier à partir de deux manuscrits autographes de Rousseau. L’un correspond à la partition exécutée en 1757 à la Chevrette, l’autre figure dans un recueil de « Musique latine » formé en 1770 par Rousseau et incorporé après sa mort dans un volume composite de ses œuvres musicales.
Un cas différent et très particulier se présente avec la Traduction de l’Apocolokintosis de Sénèque sur la mort de l’Empereur Claude qui, en effet, n’a pas été publiée par Rousseau. Nous n’en avons une copie manuscrite, soigneusement mise au net selon la modalité des textes qu’il 12destine à l’impression (le recto et le verso des feuillets sont utilisés). La copie initiale était d’une parfaite netteté mais un certain nombre de corrections, bien lisibles, ont été faites lors d’une ultime révision. Le point déterminant est que Rousseau, en 1765, ait inscrit ce titre au nombre de ceux qu’il prévoyait de publier dans une grande édition de ses œuvres, et que ce manuscrit (coté no 8) fasse partie de ceux qu’il a déposés alors entre les mains d’Alexandre DuPeyrou. On est donc en droit de penser que le texte qu’il porte était définitif aux yeux de Rousseau. Sa transcription par Catherine Volpilhac-Augé respecte ses particularités et donne, pour les passages révisés, la version primitive et la version corrigée. En annexe, on trouvera deux éléments de brouillon, le plus long étant inédit.
Les deux textes dont il nous faut maintenant parler ont un autre statut et présentent des difficultés particulières. Non seulement ils n’ont pas été publiés par Rousseau mais l’état dans lequel il les a laissés ne permettait pas de le faire. Ils ont sans nul doute leur place dans l’édition de ses œuvres complètes mais ne peuvent, au sens strict, être rangés au nombre de ses œuvres revendiquées. Le texte connu comme sa Lettre sur la vertu ne porte pas de titre. La partie autographe du manuscrit (l’autre est une copie de la main de Paul Moultou) correspond à une tentative de mise au net complétée et fortement remaniée. Toutefois, ces changements opérés, le texte est sans lacune et, sans que ce soit une certitude, peut être considéré comme achevé. On ne peut pas en dire autant des Lettres morales (nommées ainsi d’après la correspondance). Le manuscrit est celui d’une première rédaction continue, lacunaire par endroits, marquée de très nombreuses modifications. Rousseau est revenu l’année suivante sur ce texte, mais pour en faire un autre usage. On peut penser qu’il a renoncé à la publication de ces deux textes pour une part parce qu’il n’en était pas satisfait, pour une autre parce qu’ils ont été pour lui un point de passage vers des problématiques et des perspectives nouvelles qu’il a tracées dans l’Émile. Quoi qu’il en soit, leur édition doit respecter leur caractère d’œuvres restées en suspens. Les éditeurs précédents pour rendre ces pages plus lisibles en ont donné une présentation lisse, au risque de donner le sentiment illusioire qu’il s’agit de textes finis et par conséquent validés par Rousseau comme partie intégrante de ses œuvres. D’un autre côté, les donner à lire sous la forme rugueuse et enchevêtrée qui est souvent la leur peut faire obstacle 13à la lecture et donc à la reconnaissance de leur place dans l’itinéraire de pensée de Rousseau. Pour éviter ces deux écueils, nous proposons deux transcriptions de chacun de ces textes, établies par Bruno Bernardi et James Swenson. La première transcription, fondée sur une démarche de critique génétique, rend compte au plus près des étapes successives de la rédaction et des lieux dans lesquels Rousseau est resté indécis ou a laissé incomplets certains passages. Des notes de bas de page donnent les informations nécessaires sur l’établissement du texte. Une seconde version du même texte effectue toutes les modifications décidées par Rousseau et en donne une présentation simplifiée qui rend sa lecture plus facile. C’est à cette seconde version que se rattachent des notes de commentaire de la Lettre sur la vertu et des Lettres morales.
Avec ce volume, le principe d’une édition chronologique manifeste sa pertinence. L’abondance et la variété des œuvres ici rassemblées témoigne d’une puissance créatrice d’autant plus impressionnante que, dans le même temps, Rousseau menait à son terme la rédaction de la Nouvelle Héloïse. Plus important sans doute, donner à lire ces œuvres les unes avec les autres, comme elles ont été écrites, rend audibles leurs multiples résonances et permet de reconnaitre que le croisement des registres esthétique, philosophique, moral, politique nourrit l’inventivité de Rousseau et le renouvellement de sa pensée.
Bruno Bernardi
- Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN : 978-2-406-15164-7
- EAN : 9782406151647
- ISSN : 2258-3556
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15164-7.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/01/2024
- Langue : Français