Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Œuvres complètes. Tome XII. Péguy
- Pages: 73 to 76
- Collection: Library of Twentieth-Century Literature, n° 39
PRÉFACE
J’ai travaillé près de quinze ans auprès de Péguy ; j’étais, avec Tharaud1, des tout premiers de la petite équipe d’avant les Cahiers, et j’ai contribué à la fondation de ceux-ci. J’ai de Péguy beaucoup de lettres et de souvenirs2. Dans la vaste enquête ouverte sur lui3, et d’où certaines influences ont toujours cherché à écarter mon témoignage qui les gênait, j’entre, à mon tour, sans être appelé. J’ai attendu près de trente ans. Je n’étais pas pressé. Il me fallait, avant d’écrire, une longue période de recueillement, pour m’entretenir, seul à seul, avec l’ami. La guerre m’a fait ces loisirs. Elle m’a enfermé avec Péguy, dans la solitude de Vézelay4.
Pour ressusciter l’ombre disparue, j’ai rouvert la source de sang : l’inépuisable fontaine des Cahiers. J’en ai gardé pieusement la collection complète, que Péguy venait contempler, avec un orgueil sûr de l’avenir, alignée sur les rayons aux murs de mon pauvre logis, 162, boulevard du Montparnasse.
Dès les premières gorgées, j’ai été ressaisi. Je bus à longs traits, je m’abreuvai de ce fleuve de vie, de cette Loire se déroulant avec lenteur précipitée, pleine à pleins bords, chargée de substance, ample, profonde et sinueuse, – ses sables, ses joncs et ses méandres – et, dans ses eaux, les beaux reflets des rives qui passent, villes et châteaux de l’ancienne France… « Orléans, qui êtes au pays de Loire… » Et tout ainsi que dans l’immobilité interminable des jours d’été de notre Centre couve l’orage, 74on sent dans l’air fiévreux la tragique attente d’une menace et l’âme qui s’apprête à la bataille…
L’une après l’autre, je tournais les pages de ce long monologue qui chemine, en bifurquant sur des sentiers de côté et s’attardant à de surprenantes découvertes, pour, à la fin, tout à la fin, regagner la grande route droite… Le plus frappant – ce qui souvent nous point au cœur – c’est l’accent unique de Confession, entière, totale, immédiate, qui dépasse en profondeur toutes celles jamais entendues – surtout dans les derniers Cahiers, où elle livre des secrets tragiques de l’homme, qu’aucun homme – ni Jean-Jacques, ni même Tolstoï – n’a osé s’avouer.
Avant que je pusse connaître ces œuvres extraordinaires, qui furent éditées après sa mort – Clio, la Note conjointe – au lendemain de la lecture du Porche de la deuxième vertu5, j’écrivais dans mon Journal du commencement de 1912 :
– « Je ne puis plus rien lire après Péguy. Tout le reste est littérature. Comme les plus grands d’aujourd’hui sonnent creux, auprès de lui ! Il est la force la plus véridique et la plus géniale de la littérature européenne. D’ailleurs, purement et strictement Français… ».
Je pense encore de même, aujourd’hui. J’excepte seulement le grand Claudel6, si différent de lui, – pourtant son pair : (je ne sais pas si Claudel le reconnaît ; mais Péguy le reconnaissait, il me l’a dit7).
Après une longue torpeur de l’opinion française, intoxiquée pendant vingt ans par les drogues viles de la fausse victoire, le coup de tonnerre de la grande épreuve a réveillé les âmes de France et fait ressurgir de la terre enchaînée l’ombre héroïque, qui monte la garde, sur les hauteurs près de Villeroy8. En ces dernières années, il a été écrit sur Péguy nombre de livres intéressants9. Mais presque tous, de bonne foi, ou de passion, le tirent, chacun à soi. Même parmi les vieux amis de Péguy, les survivants – dont les rangs, de jour en jour, s’éclaircissent –, quand j’interroge leurs 75témoignages et leurs souvenirs, je suis frappé de voir que chacun d’eux entend garder jalousement de Péguy une image différente : chacun le lit – son art, son âme – avec ses yeux, et chacun est enclin à récuser les yeux des autres. L’un voit en Péguy le catholique, l’autre l’hérétique, le troisième le penseur libre, celui-ci le soldat de la République, celui-là le précurseur de je ne sais quel national-socialisme. Que n’a-t-on fait de lui ! Son propre fils (l’aîné) le baptise raciste chrétien10. Le P. Doncœur célèbre en lui le prophète inspiré de la « révolution nationale » de Vichy ; et il n’est pas loin de reconnaître en le Führer allemand « le grand homme de grande vie intérieure », dont Péguy était, dès 1904, le Jean-Baptiste, qui l’annonçait dans le désert11 ! (Lui, ce Péguy hanté par la menace allemande et par la volonté furieuse de la revanche !…) Hélas ! Hélas !… « Debout, les morts !… » On ne les laisse pas dormir tranquilles. Chacun les prend à son service…
Il faut bien dire que Péguy est un monde en mouvement ; sa personnalité diverse et passionnée était une multiplicité, qui ne craignait pas de se montrer contradictoire. Pour reprendre son propre mot, en parlant de lui, il était un « peuple mal dénombré12… ».
Ajoutez qu’il se plaisait, eût-on dit, à égarer le jugement de ses amis, par la diversité des points de vue qu’il leur imposait. Car, de l’aveu de certains des plus perspicaces, il prenait chacun d’eux pour confident d’un des cantons de sa pensée : à l’un, la foi ; à l’autre, l’art, la poésie ; à tel, les troubles de sa vie passionnelle ; à tel, les secrets de sa métaphysique… Et il ne permettait à aucun d’empiéter sur le canton d’un autre. Au bout du compte, il demeurait seul, intangible.
76Que reste-t-il à faire ? Certes, opérer la synthèse, s’il se peut, de tous ces fragments d’être, totaliser le « dénombrement ». Mais avant tout, aller droit au foyer des multiples visions, au solitaire de la Maison des pins, assis à sa table, devant sa fenêtre, et là, « sur ces soixante-six décimètres carrés recouverts de grosse toile verte », creusant un sillon après l’autre, comme « ses ancêtres (les paîsans), dans les immenses plaines du Val de Loire et sur les côtes de Saint-Jean de Braye : des journées sans nombre et des journées sans limites… Des journées où l’homme lassait la terre, où l’homme lassait l’âge13… ». Et à perte de vue, s’étendait l’immense labour des Cahiers. Là, le laboureur était seul avec sa terre, il se livrait tout, il disait tout, il ne pensait pas à rien cacher. Il monologuait, à longueur de journée. Et son Dieu lui donnait la réplique. C’était ce qu’il appelait : « Dialogues ». Son oraison perpétuelle. Lui qui avait dit, aux temps jadis, quand il se méfiait (il se méfiait toujours !) : – « Prier n’est pas travailler14 » – il avait trouvé moyen de marier le travail à la prière… « Ara. Ora… » – À l’heure dernière, quand il laissait interrompue au milieu d’une phrase, afin de répondre à l’appel de la mort, sa plus poignante confession : la Note conjointe, toute sa prière était travail, tout son travail était prière…
Lui mort, la flamme brûle toujours dans le sanctuaire. La lampe éternelle des Cahiers. Ce livre que j’écris est une veillée, devant l’autel de l’âme ardente qui, comme sa Jeanne, la compagne de sa brève vie, vécut la passion de la France, à l’heure tragique où le destin frappe à la porte.
Et qu’aucun parti, aucune amitié, aucun disciple15, ne revendique, pour soi seul, cette âme libre ! Elle est Péguy – celui qui ne fut qu’une fois… Mais celui qu’il fut ne passera point.
R. R.
1 [NdÉ] Voir Notices biographiques.
2 [NdÉ] Rolland publia dans les Cahiers de nombreux ouvrages, de 1898 (Aërt) à 1912 (La Nouvelle Journée, dernier tome de Jean-Christophe). Sa correspondance avec Péguy a été publiée dans Pour l’honneur de l’esprit. Correspondance entre Charles Péguy et Romain Rolland (1898-1914). Introduction et notes d’Auguste Martin, « Cahiers Romain Rolland », no 22, Paris, Albin Michel, 1973 (dorénavant CR 22).
3 [NdÉ] Rolland désigne par là les différents témoignages qui depuis plusieurs années déjà (Halévy, Johannet, Pierre et Marcel Péguy, etc.) s’interrogent sur la figure de Péguy.
4 [NdÉ] Après avoir vécu plus de quinze ans en Suisse, Rolland s’était installé à Vézelay en 1938.
5 [NdÉ] Rolland écrit « de la Seconde Vertu ».
6 [NdÉ] Voir Notices biographiques.
7 [NdÉ] À partir de 1882 Romain Rolland et Paul Claudel sont condisciples en Rhétorique Supérieure au lycée Louis-le-Grand pendant trois ans. Les retrouvailles eurent lieu au début de 1940 par l’intermédiaire de Marie Rolland. Dans son Journal, Rolland écrit : « Du seul Claudel (qu’il n’a jamais vu) il parle avec estime ». Claudel-Rolland, Une amitié perdue et retrouvée, Édition établie, annotée et présentée par Gérald Antoine et Bernard Duchatelet, Gallimard, 2005, p. 159.
8 [NdÉ] Lieu de la sépulture collective où repose Péguy avec ses soldats.
9 [NdÉ] Voir supra, introduction, p. 68-69
10 [Marcel Péguy], Le Destin de Charles Péguy, [Librairie académique Perrin, Paris], 1941.
11 [Paul Doncœur], Péguy, la Révolution et le sacré, [Édition de l’Orante, Paris], 1942. Mais à peine s’effondrait la fausse Révolution de Vichy, que les patriotes français prenaient leur revanche : ils allaient puiser dans Péguy des armes contre le Maréchal. Vercors publiait un recueil : Deux voix Françaises – Charles Péguy, Gabriel Péri, [Éditions de Minuit, 1944, avec une préface de Vercors et une introduction par Louis Aragon], – où il associait fraternellement notre Péguy à un des chefs et un martyr du communisme français. Il n’avait pas de peine à trouver dans son œuvre des pages enflammées contre l’Allemagne et contre les « capitulards ». Et les invectives contre le vieux Lavisse trouvaient un emploi inattendu contre le monarque octogénaire de Vichy.
12 P. 534 des Quatrains (Éd. des Œuvres poétiques de Charles Péguy, de la Bibliothèque de la Pléiade [Paris, 1941]. Et ailleurs : « Ô cœur instantané. / Tu vis, tu meurs, / Ô cœur momentané. / Lourd de rumeurs… » (p. 557) [NdÉ – Publié sous le titre Ballades du cœur qui a tant battu dans l’édition de la Bibliothèque de La Pléiade, OPD, p. 935-1066, ici respectivement p. 1003 et 1002].
13 Note Conjointe [ sur M. Descartes et la philosophie cartésienne].
14 6eCahier de la première année, 20 mars 1900 [« Encore de la grippe »].
15 Pour décourager, à l’avance, toute tentative de se réclamer de sa pensée et de son art, Péguy a écrit expressément, dans son Dialogue de la Cité harmonieuse : – « Les artistes n’ont pas d’élèves. Les philosophes n’ont pas d’élèves. » – Et il se classait, à bon droit, dans les deux catégories. [NdÉ – Charles Péguy (publié sous le pseudonyme de Pierre Baudoin), Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse, Librairie Georges Bellais, Paris, 1898.]
- CLIL theme: 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
- ISBN: 978-2-406-12877-9
- EAN: 9782406128779
- ISSN: 2258-8833
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12877-9.p.0073
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-27-2022
- Language: French