Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Verlaine
2021, n° 19. varia - Auteurs : Thomas (Frédéric), Dupas (Solenn), Bernadet (Arnaud), Degott (Bertrand)
- Pages : 223 à 235
- Revue : Revue Verlaine
Paul Verlaine, Écrits sur Rimbaud, Préface d’Andréa Schellino, Paris, Payot & Rivages, coll. « Petite bibliothèque », 2019, 146 p.
L’ambition de ce recueil, présenté par Andréa Schellino, est de réunir en un seul livre les écrits que Paul Verlaine a, au cours de sa vie, consacrés à Rimbaud. À la dizaine d’articles et de préfaces de l’auteur de Romances sans paroles, publiés entre 1883 et 1895, succèdent, en annexe, des « poèmes sur Rimbaud ». L’occasion de lire ou de relire « Crimen amoris », « Laeti et errabundi », et « Le Bon Disciple ». Le manuscrit de ce dernier poème, daté de mai 1872, alors que Verlaine et Rimbaud étaient ensemble, fut d’ailleurs trouvé par la police belge en juillet 1873 parmi les papiers de Rimbaud, après ce que Verlaine nomme pudiquement, quinze ans plus tard, « un accident à Bruxelles » (p. 46). La formule des « poèmes sur Rimbaud » est cependant malheureuse car si la figure du poète de Charleville hante bien ces écrits, ceux-ci ne se réduisent pas à des récits autobiographiques ; encore moins à des portraits.
Au fil des textes, se confirme le goût de Verlaine pour l’anecdote – c’est d’ailleurs par lui que diverses péripéties de la vie de Rimbaud nous seront connues –, suscitant régulièrement la frustration de consacrer tant de place aux évocations légères de moments secondaires, vécus ensemble, au détriment d’un témoignage plus précis, et d’analyses plus fouillées. Sont néanmoins avancés de précieux éléments de compréhension. Verlaine offre, en outre, une chronologie, affirme ses préférences – pour « Le Bateau ivre » – et ses réticences – pour « Les Premières Communions », dont il déteste « bien haut l’esprit » –, signalant, au passage, deux poèmes, « Les Veilleurs » et « Les Réveilleurs de la nuit », qui n’ont pas (encore) été retrouvés.
Les premiers textes dans lesquels, ouvrant une parenthèse, Verlaine s’adresse directement à Rimbaud (« si ces lignes tombent d’aventure sous ses yeux »), sont aussi comme des bouteilles à la mer. Avant que ne soit confirmé le décès de Rimbaud. Mais, comme le fait remarquer Andréa Schellino, la cohérence du parcours du poète est mise en avant, 224jusque dans ses départs et ses refus, jusque dans la mort. Le poète puis l’homme sont morts jeunes, écrit ainsi Verlaine dans la préface aux Poésies complètes de Rimbaud, en 1895, « mais dans son vœu bien formulé d’indépendance et de haut dédain de n’importe quelle adhésion à ce qu’il ne lui plaisait pas de faire ni d’être » (p. 78).
Reprenant à son compte la fameuse formule de Félix Fénéon, à propos des Illuminations (« œuvre enfin hors de toute littérature, et probablement supérieure à toute »), qu’il affectionne tout particulièrement et qu’il cite à plusieurs reprises, Verlaine met en évidence dans les poèmes rimbaldiens la force et la grâce, mais une grâce « inconnue certes jusqu’ici » (p. 29). Il y revient à deux reprises, et cherche à les donner à voir. Mais s’il rend compte d’Une saison en enfer en une expression synthétique qui touche juste – « espèce de prodigieuse autobiographie psychologique, écrite dans cette prose de diamant » (p. 47) –, on ne peut qu’être surpris par les rares évocations des Illuminations. Elles se limitent à deux pages (contenant des informations ponctuelles), dans la préface du recueil publié en 1886. C’est d’autant plus surprenant qu’une partie des poèmes qui les composent ont été écrits ou recopiés alors que les deux hommes vivaient ensemble à Londres, et que, plus tard, Rimbaud lui remit le manuscrit.
« Malgré les réserves qui peuvent être formulées, écrit le préfacier, Verlaine est à l’origine d’une réhabilitation littéraire qui se fonde sur une admiration lucide et sincère » (p. 13). C’est vrai. Encore faut-il dire en quoi consistent ces « réserves ». Plus que de réserves, en réalité, Yves Reboul a parlé, à propos des premiers récits que nous avons sur Rimbaud – y compris ceux de Verlaine –, de témoignages partiellement (au moins) faussés1. Au vu du parcours esthétique et politique de Verlaine – qui se matérialise entre autre par son éloge de l’intelligence française et son rejet du « lâche internationalisme » dans Les Poètes maudits (p. 26) –, ce dernier se trouvait, « face aux textes rimbaldiens, dans une situation des plus embarrassantes2 ». D’où ses « mensonges intéressés », « les silences ou les demi-vérités ». Même si Steve Murphy a quelque peu nuancé la question, du moins en ce qui concerne la Commune de Paris, envers laquelle, comme il l’a montré, 225Verlaine fera preuve, toute sa vie durant, d’un certain attachement, il est certain, comme l’affirme Yves Reboul, que, dans ses articles, « la dimension politique de l’œuvre de Rimbaud s’y trouve avouée en même temps que dissimulée3 ».
« Mais le pire, écrit Yves Reboul, est, sans doute, dans les commentaires systématiquement esthétisants dont sont l’objet les citations – commentaires dont certains se donnent même l’apparence de la niaiserie […]. À l’évidence, Verlaine souhaitait avant tout attirer l’attention du lecteur sur les choix esthétiques de Rimbaud tel qu’il le lui présentait4 ». Il est dès lors problématique qu’Andréa Schellino taise la lecture intéressée qui est faite dans ces articles et préfaces, ainsi que l’orientation que Verlaine entendait donner à l’interprétation de ces poèmes. En n’évoquant que des « réserves », en évoquant un souci de discrétion quant à « la nature de ses rapports avec Rimbaud et [de] leurs échanges poétiques » (p. 13), en laissant à penser qu’il ne s’agirait que d’une question de choix et de goût personnels, on couvre et redouble en quelque sorte « les silences ou les demi-vérités ».
En fin de compte, la figure de Rimbaud et la relation qui les unit un temps paraissent parfois autant sinon mieux restituées dans les poèmes de Verlaine que dans ses articles. Peut-être aussi parce que, dans les premiers, l’auto-censure semble plus facilement contournée. Reste alors l’évocation troublante du « roman de vivre à deux hommes » :
L’envie aux yeux de basilic
Censurait ce mode d’écot ;
Nous dînions du blâme public
Et soupions du même fricot.
La misère aussi faisait rage
Par des fois dans le phalanstère :
On ripostait par le courage,
La joie et les pommes de terre.
Scandaleux sans savoir pourquoi
(Peut-être que c’était trop beau),
Mais notre couple restait coi
Comme deux bons porte-drapeau,
226Coi dans l’orgueil d’être plus libres
Que les plus libres de ce monde,
Sourd aux gros mots de tous calibres,
Inaccessible au rire immonde. (« Laeti et errabundi », 1888).
Frédéric Thomas
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Bonnard, Verlaine, Parallèlement, édition présentée par Stéphane Guégan, Vanves, Hazan, 2020, 2 vol. (169 p., 26 p.).
En 1900, soit quelques années après la mort de Verlaine, Ambroise Vollard publie une édition de Parallèlement illustrée d’une centaine de lithographies originales de Pierre Bonnard. Ce livre d’artiste est destiné aux bibliophiles : les pierres gravées par Antoine Beltrand sont détruites et Vollard limite le tirage à deux cents exemplaires numérotés (trente sur Chine, cent soixante-dix sur vélin de Hollande). Le marchand d’art, galeriste et éditeur, entend ainsi rendre hommage au poète à titre posthume.
Spécialisées dans le livre d’art, les éditions Hazan ont proposé en 2020 une réédition de ce volume. Historien, critique d’art et conservateur au Musée d’Orsay, auteur de plusieurs ouvrages sur la peinture et la littérature des xixe et xxe siècles, Stéphane Guégan livre dans un coffret de facture élégante et soignée le recueil dépourvu d’appareil critique d’une part et un livret d’accompagnement de vingt-six pages d’autre part.
La présentation du recueil se veut fidèle à l’ouvrage original. Elle conserve notamment la police Garamond et les esperluettes utilisées dans l’édition Vollard. Seuls les « s », proches du « f » dans l’édition de 1900, sont modernisés pour rendre la lecture plus fluide. On notera toutefois que l’ensemble du paratexte n’est pas repris à l’identique et que 227des pages blanches sont ajoutées autour des pages de titres de sections, créant des pauses inattendues. La pagination diffère donc dans la table du volume et dans celle de l’édition originale également reproduite, ce qui peut surprendre le lecteur.
Le texte des poèmes de Parallèlement suit par ailleurs fidèlement le recueil publié en 1900 par Vollard. Celui-ci s’appuyait sur la deuxième édition de 1894, qui ajoute à celle de 1889 les poèmes « Sur une statue de Ganymède » et « Prologue supprimé à un livre d’“Invectives” » ainsi qu’une strophe dans « La dernière fête galante5 ». Notons que la première édition de 1889 est généralement privilégiée pour l’établissement des poèmes6. Si le propos de Stéphane Guégan n’est pas de s’attarder sur les questions d’ordre philologique, il aurait pu être utile de commenter brièvement ce choix, un nombre significatif de variantes apparaissant entre les éditions de 1889 et de 18947.
En regard des poèmes de Verlaine, le volume restitue l’ensemble des lithographies de Bonnard en respectant l’agencement des textes et des images et en conservant la couleur rose choisie en 1900 pour le tirage des illustrations. Celles-ci envahissent largement la page et vont parfois jusqu’à se superposer avec le texte des poèmes. Antoine Terrasse, dont Stéphane Guégan reprend les propos, rend justement compte de cette « composition irrégulière » : « les lithographies jouent avec les strophes, les enlacent, se mêlent à elles ou se glissent dans les marges, images voluptueuses et tendres dont le pouvoir de suggestion s’allie miraculeusement à l’art du poète8. »
Le livret d’accompagnement étant présenté à part, le lecteur est libre de le consulter ou de (re)découvrir le recueil illustré de manière autonome. Ce fascicule succinct intitulé « Bonnard Verlaine. La chair en fête » retrace la genèse du projet de Vollard, qui contacta d’abord Pissaro, 228puis Gustave Leheutre, avant de solliciter Bonnard. Stéphane Guégan s’emploie surtout à situer Parallèlement dans l’œuvre de Verlaine, avant d’évoquer la façon dont Bonnard dialogue avec ces poèmes.
Désireux d’éviter les stéréotypes réducteurs, Guégan prend le temps de relier ce volume « orgiaque » aux œuvres antérieures du poète : « Notre histoire littéraire n’a cessé de ravaler le grand Verlaine aux dimensions d’une dolence ou d’un marivaudage trop retenus. Ce n’est pas nécessairement l’impression que laisse la lecture des premiers recueils, Poèmes saturniens et Fêtes galantes » (p. 10). La notice souligne l’importance des Amies, recueil saphique publié sous le manteau en 1867 puis intégré à Parallèlement en 1889, et revient sur le rôle clé de l’aventure avec Rimbaud, sur les colères politiques de Verlaine contre le Second Empire puis la Troisième République. Cherchant à dépasser l’opposition apparente entre Sagesse, Bonheur et Parallèlement, Guégan évoque une « morale supérieure » de la chair déclinée à travers une exploration des sexualités hétérosexuelle, homosexuelle, bisexuelle.
Les lithographies de Bonnard sont ensuite évoquées dans la perspective d’un dialogue interartistique. Les dessins de nus inspirés par la compagne de l’artiste, « malléables à l’infini, présent[s] et fugiti[f]s » (p. 19), s’entrelacent avec les textes dont ils rehaussent la dimension sensuelle, dans les sections « Les Amies » et « Femmes » en particulier. À juste titre cependant, Guégan remarque que si Verlaine aborde les relations « multiformes » dans Parallèlement, les lithographies de Bonnard mettent quant à elles surtout à l’honneur les amours lesbiennes et hétérosexuelles. Le versant charnel de l’homosexualité masculine est certes moins appuyé dans le recueil, étant difficilement dicible au moment de la parution de Parallèlement. Mais il est quasiment absent des illustrations de Bonnard. Ainsi les images qui accompagnent « Explication » ou « Ces passions… » ne mettent pas en valeur cette facette des textes. Une silhouette androgyne apparaît en regard du poème « Sur une statue de Ganymède », mais l’illustration de « Laeti et errabundi » est limitée à un couple de silhouettes masculines, de dos, bras dessus bras dessous. S’agit-il pour Bonnard de prolonger la portée essentiellement suggestive des poèmes de Verlaine ? Sans doute cette tendance reflète-t-elle aussi une difficulté à mettre en image l’homosexualité dans son versant masculin, une propension à privilégier les représentations de l’amour saphique, davantage admises au tournant des xixe et xxe siècles.
229Par-delà les images de corps féminins souvent valorisées dans l’œuvre de Bonnard, il faut évoquer les lithographies moins commentées qu’il consacre aux poèmes de la section « Révérence parler ». Une fenêtre à barreaux (« Impression fausse »), une lourde porte de prison (« Le dernier dizain »), l’esquisse d’une file de silhouettes de prisonniers (« Autre »), un horizon de toits fumants par-dessus les toits (« Réversibilités »), le « fouillis » d’un décor de gare ébauché (« Tantalized »), constituent autant de traces suggestives de l’expérience carcérale.
Enfin, les quelques portraits du poète que Bonnard glisse parmi ses illustrations correspondent à l’image que Verlaine renvoie dans les dernières années de sa vie. Si Parallèlement réunit des pièces d’époques diverses, dont des vers liés à son aventure avec Rimbaud et à son incarcération en Belgique au début des années 1870, c’est l’image d’un poète vieilli que le peintre privilégie, témoignant d’une difficulté largement partagée à aller au-delà de cette figure de faune barbu et dégarni, abîmé par la vie. L’édition Vollard remise à l’honneur par Stéphane Guégan est ainsi également à considérer pour ce qu’elle apporte à l’iconographique verlainienne et à la connaissance de la réception de Parallèlement.
Solenn Dupas
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Patrick Godfard, Les Fêtes galantes ou les rêveries de Watteau et Verlaine, essai suivi des Fêtes galantes de Verlaine, Paris, Éditions Macenta, 2021, 170 p.
Fondées à Paris en 2014, et spécialisées surtout dans le domaine de l’art (sculpture et peinture), les Éditions Macenta ont fait paraître à la fin de l’été 2021 un essai de Patrick Godfard sur Watteau et Verlaine 230autour des Fêtes galantes, fidèles en cela à leur projet de « promouvoir des livres dont l’iconographie soignée et originale est en résonance avec un texte captivant et riche d’enseignement9 ». Et avec ce livre, l’on touche à un véritable lieu commun concernant les rapports entre la poésie et l’expression plastique. De son côté, l’auteur qui a enseigné en France, en Russie et au Japon se présente comme professeur d’histoire du xxe siècle, période à laquelle il a en effet consacré plusieurs monographies et synthèses. Patrick Godfard a par ailleurs déjà fait paraître en 2018 chez le même éditeur Des Impressionnistes aux Nabis. Divisé en cinq sections majeures, « “Entendez-vous ?” ou de la musicalité chez Watteau et Verlaine », « Des Fêtes galantes aux préimpressionnistes ? », « Polyphonie et polysémie », « Du baroque et de la répétition », « Du triomphe de la couleur et de l’hypallage », le présent ouvrage se conclut par une liste des figures de style et des citations, une table analytique, une bibliographie succincte, une liste des thèmes qui s’entrecroisent dans le recueil de 1869 (« mélancolie », « libertinage », « préciosité »), ainsi qu’une reproduction des textes accompagnés des toiles de Watteau : par exemple, « Clair de lune » et Les Plaisirs du bal (1717), « Fantoches » et La Sérénade italienne (1716-1719), « Les Indolents » et La Boudeuse (1718).
À bien des égards, le livre porte peut-être plus sur Watteau que sur Verlaine. En plus d’illustrations élégantes et variées, il fait preuve d’une connaissance maîtrisée du peintre, de sa manière inséparable de l’expression de la « grâce » (p. 19) et de ses ambiguïtés, entre désenchantement et mélancolie : une alliance contradictoire d’hédonisme, de stoïcisme et de pessimisme (p. 92), perceptible aussi bien dans le colorisme et les carnations que dans la posture des personnages ou le détail des scènes. Si Godfard perçoit bien ce qui unit Watteau et Verlaine sous l’angle de la suggestion et d’une « nouvelle grammaire des sensations » (p. 39), on peut néanmoins regretter que les repères bibliographiques du côté de l’écrivain soient à ce point lacunaires. À l’exception du volume collectif dirigé par Steve Murphy, Lectures de Verlaine (Presses universitaires de Rennes, 2007), et d’un article de Nicolas Wanlin, « Comment se construit l’idée d’impressionnisme poétique (sur le cas de Verlaine) » (Publications de l’Université de Rouen et du Havre, 2012), la plupart des références sont vraiment datées. Elles confirment le sentiment d’anachronisme ou l’effet de contretemps que l’on éprouve 231souvent à la lecture de cet ouvrage dont les propositions se rapprochent plus de la rhétorique d’un Jacques-Henry Bornecque ou d’un Octave Nadal. S’il est question d’une « écriture picturale » (p. 49), c’est en vertu d’un regard constamment analogique entre la peinture et la poésie, qui tend à multiplier les métaphores au lieu de concepts attendus. Alors que Godfard a parfaitement saisi que « Verlaine revisite Watteau pour faire du… Verlaine » (p. 7), la dimension de l’altérité et du dialogue n’est l’objet d’aucune réflexion théorique et méthodologique préalable.
Dans ce contexte, le critique parlera d’un « paysage fait souvent de sonorités implicites » (p. 14), d’une poésie qui serait « née du chant » (p. 18), de synesthésies qui « invitent au songe » (p. 30), d’un monde théâtral à la « forte artificialisation » (p. 66) ou encore de la « danse du paraître » (p. 99)… Du déjà-dit. Des commentaires entendus et répétés depuis un demi-siècle. On l’aura compris : le spécialiste de Verlaine et de la poésie française de la deuxième moitié du xixe siècle ne trouvera rien dans l’essai de Patrick Godfard. En revanche, l’ouvrage satisfera peut-être davantage l’amateur éclairé, l’amateur d’art en particulier.
Arnaud Bernadet
Université McGill
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Paul Verlaine, Gedichte II, französisch/deutsch. Übersetzt und mit einem Nachwort von Frank Stückemann, Aachen (Aix-la-Chapelle), Rimbaud-Verlag, Lyrik-Taschenbuch, 2021, 631 p.
La Revue Verlaine avait déjà en son temps salué la parution du premier tome de cette ambitieuse traduction de l’œuvre poétique10. On la doit 232au même Frank Stückemann qui a déjà enrichi la poésie allemande d’une traduction des Amours jaunes (qu’il lui arrive de réactualiser partiellement) mais aussi, plus récemment, d’un choix de vers de Lionel Johnson11, et qui prépare une traduction du Coffret de santal. Ce second volume des Gedichte bouclant la traduction des huit recueils choisis par l’édition Robichez (OP), on y trouvera, dans leur intégralité, Jadis et Naguère (Einst und Neulich), Amour (Liebe) et Parallèlement (Parallel). Quant au texte, il suit plus volontiers l’édition de la Pléiade (OPC), ainsi qu’on peut le vérifier avec « Les Uns et les Autres » (Die Einen und die Anderen, p. 71-137).
Stückemann donne ici également une traduction personnelle de la préface de J. K. Huysmans aux Poésies religieuses (Sagesse, Amour, Bonheur et Liturgies intimes) publiées chez Messein en 1904. Il y adjoint aussi, mais en postface, deux articles de lui : « „Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane“– Subversion, Outing und Bekehrung in Paul Verlaines Cellulairement » (« Subversion, coming out et conversion dans le Cellulairement de Paul Verlaine », p. 585-604) et « Antike und Christentum bei Verlaine und Lenau – ein motivgeschichtlich-konfessionskundlicher Vergleich » (p. 605-622), dont la Revue Verlaine avait publié la traduction12. On pourrait s’étonner que les études ne croisent qu’en partie le corpus poétique, mais celles-ci révèlent surtout à quelle profondeur s’enracine l’activité du traducteur, lequel sait se faire critique, historien de la littérature, linguiste. Poète, bien sûr, dès qu’il s’agit d’une traduction en vers, et Stückemann ne l’oublie pas non plus, qui a récemment publié un recueil sous son pseudonyme anagrammatique13.
Le parti pris du traducteur, rappelons-le, est de rendre justice à la versification verlainienne, dans sa variété métrique et rimique. Cela va donc du 5-syllabe d’« À Mademoiselle *** » – Legt man, Landschönheit, / Dich im Winkel flach, / Duftet dein Fleisch nach / Heu und Sommerzeit. (« An Mademoiselle *** », p. 485) – jusqu’au 13-syllabe de « Sonnet boiteux » – Ach ! fürwahr wie traurig, ach ! fürwahr welch böses Spiel. (« Humpelsonett », p. 37). Aussi, lorsque le poète dérime, comme aussi dans « Sonnet boiteux », cela se vérifie dans ce même « Humpelsonett ». 233Toute bonne traduction se veut une recréation, mais à condition qu’elle soit sous-tendue par une poétique que le traducteur aura su s’approprier. Si Stückemann s’autorise à changer la disposition des rimes du « Pitre » (qui est un sonnet français), il ne croise dans l’octave que pour mieux embrasser dans le sestette (« Der Hanswurst », p. 51) et l’on découvre, quelques pages plus loin, les trésors d’invention qu’il a su déployer pour rendre les rimes mixtes de « Vers pour être calomnié » (« Verse um verleugnet zu werden », p. 59).
Quant au lexique, le traducteur rend un bel hommage aux forgeries verlainiennes, tant par ses traductions que par son commentaire. Ainsi, le distique d’« À la louange de Laure et de Pétrarque », « Dogme entier toujours debout sous l’exégèse / Même edmonschéresque ou francisquesarceyse » devient Absolutes Dogma, Hauptkriterium / Trotz Edmondschérie, Francisquesarceytum (« Zum Lobe Lauras und Petrarkas », p. 23). De même, dans l’un des deux articles qu’il propose en guise de postface, Stückemann prend la peine de donner au titre Cellulairement rien moins que deux équivalents, zellisch et zellenmäßig (p. 595). On devine cependant qu’il est parfois difficile d’encanailler sa langue en même temps que celle de Verlaine. Ainsi, « Ayant vu cet ange pervers, / “Oùsqu’est mon sonnet ?” dit Arvers, / Et Chilpéric dit : “Sapristoche” » devient assez platement Vor dem perversen Engel sucht / Arvers eines seiner Sonette, / Dieweil Chilperich lauthals flucht (« Eintrag in Gästebuch von Madame N. de V. », p. 41) : certes, il faudrait éviter que le lectorat d’outre-Rhin croie qu’il existe plusieurs sonnets d’Arvers ; mais il serait encore plus regrettable qu’il perde trop souvent la saveur des parlures qu’autorise le discours direct. Inversement, l’on ne peut qu’admirer la version que le traducteur donne d’« Impression fausse » : Mäusedame, husche / Schwarz im Grau der Abendzeit. / Mäusedame, husche / Grau durch Dunkelheit. (« Falscher Eindruck », p. 495) ; sans doute faut-il d’abord exceller aux prouesses les plus sophistiquées, pour être ensuite capable de donner du naturel à ses comptines.
Parmi les obstacles que Stückemann devait affronter pour ce volume, une part non négligeable tenait à la présence de ballades, trois dans Amour et trois dans Parallèlement. « De tous les poëmes français, la Ballade – rappelle Banville dans son Petit traité – est celui peut-être qui offre les plus redoutables difficultés, à cause du grand nombre de rimes pareilles, concourant à exprimer les aspects divers d’une pensée ou d’un 234sentiment uniques, qu’il faut imaginer et voir à la fois ». Autant dire que la traduction juxtalinéaire devenait impossible – à supposer que ce fût le genre de la maison. Non seulement le traducteur observe la contrainte des rimes, mais il parvient à les varier en dépit des résistances que lui oppose une langue qui ne s’y prête guère. À peine oublie-t-il parfois qu’un même mot ne devrait pas revenir à la rime, tel Gemüsefeld (« Ballade über zwei Ulmen, die er hatte », p. 295). Dans la « Ballade en rêve » (« Traumballade », p. 315), de même, on s’étonne qu’il rende par Beim Aufstehn l’expression « au débout » ; d’abord parce que debout figure bien dans la strophe suivante, également à la rime ; ensuite parce qu’un accent relie débout au verbe débouter, certes désuet au sens de « rejeter, chasser ». Mais ce sont là des peccadilles auprès des preuves d’intelligence et de culture dont il émaille ses pages. Ainsi va-t-il nous dégoter deux rimes centrales (la rime b, qui revient quatorze fois !) des plus burlesques. La rime féminine en -o(h/t)te, d’une part, sert parfaitement le mâle éloge de Louise Michel, guindé par un refrain dont l’allemand perd peut-être la diérèse (Lou-i-se) : Wie sehr Louise Michel gefiel ! (« Ballade zu Ehren von Louise Michel », p. 323-325). La rime -a(h/n)nen, d’autre part, n’est pas moins efficace que la rime en -ades pour souligner un portrait-charge du poète en noceur. En l’occurrence, on se demande si le traducteur ne parvient pas à attraper la rime comique mieux que Verlaine. Ainsi, mettant Kumpanen à la rime, le syntagme Kumpanen / Von x-beliebigem Geschlecht rend justice à « ses camarades / D’un sexe ou deux ». Dans la même ballade, pour exprimer les plaintes du voisinage à la police, Verlaine écrit : « Cependant de vagues brigades / – Zèle ou dénonciation ? – / Verbalisaient chez des alcades ». Et Stückemann de lui rétorquer : Doch hauen finstre Untertanen / Mit eifriger Indiskretion / Sie bei Alkaden in die Pfannen (« Ballade vom schlechten Leumund », p. 575-577) ; les deux mots appelés par la rime, Untertanen et Pfannen sont également bienvenus, l’un dans l’expression figurée jmdn. in die Pfanne hauen (littéralement « passer qqn à la casserole »), l’autre en ce qu’il dépeint des bourgeois drapés dans leur dérisoire dignité14. Enfin, on remarque avec joie que les refrains de ces ballades ont su retrouver tous les airs de slogan de leur modèle : « Mais rien ne valut mes ormeaux. » > Doch nichts kam meinen Ulmen gleich. (p. 295-297), « Mais moi je vois la vie en rouge. » > Rot 235aber sehe ich das Leben. (p. 547-549), « Je suis pareil à la grande Sappho. » > Ich bin der großartigen Sappho gleich. (p. 581-583), etc.
Une légère critique pour finir, que M. Stückemann nous fera l’amitié de prendre comme le coup de pied de l’âne à ce qu’il faut bien appeler son monument. Il est dommage que le texte français – les titres en particulier – n’ait pas été relu avec davantage d’attention : les coquilles y sont trop nombreuses pour ne pas déparer un peu ce que nous considérons comme une traduction de référence, et un geste fort en faveur de la poésie.
Bertrand Degott
1 Yves Reboul, Rimbaud dans son temps, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études rimbaldiennes », Paris, 2009.
2 Ibid., p. 21-22.
3 Ibid., p. 21.
4 Ibid., p. 22.
5 L’édition de 1894 ajoute d’autre part un « Avertissement » qui ne figure pas dans l’édition Vollard en 1900. Ce texte n’est donc pas reproduit dans le recueil publié par Hazan.
6 Voir notamment l’édition établie par Olivier Bivort, Amour suivi de Parallèlement, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de Poche Classiques », 2017, p. 77.
7 L’édition Vollard comporte en outre des erreurs reprises dans ce coffret. Le poème intitulé « Ces passions… » dans l’édition de 1894 devient par exemple « Les passions… » (p. 153). Le dernier vers du poème « Les morts que… » se termine par « sur le sol comme un voleur », au lieu de « sur le vol comme un voleur ». De plus, des points qui ne figurent pas chez Vanier sont ajoutés à la fin des titres de la plupart des poèmes.
8 Antoine Terrasse, Bonnard, Paris, Gallimard, 1967, p. 61, cité par Stéphane Guégan, op. cit., p. 22.
9 Site des Éditions Macenta : https://www.editionsmacenta.fr (consulté le 01/09/2021).
10 Voir notre compte rendu dans RV17, 2019, 262-265.
11 Lionel Johnson, Gedichte. Zweisprachig. Herausgegeben, übersetzt, mit einer Einleitung und Anmerkungen von Frank Stückemann, Heidelberg, Mattes Verlag, 2019, 134 p.
12 Frank Stückemann, « Du christianisme comme subversion chez Verlaine », RV17, 2019, 215-229.
13 Stefan Krückmann, Abschreibungen. Cartoons : Jens Kortsteger, chiliverlag, 2016.
14 Le titre du roman d’Heinrich Mann Der Untertan (1914) est traduit en français par Le Sujet de l’Empereur.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12916-5
- EAN : 9782406129165
- ISSN : 2426-8860
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12916-5.p.0223
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/03/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français