Éditorial
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Nerval
2023, n° 7. varia - Auteurs : Illouz (Jean-Nicolas), Scepi (Henri)
- Pages : 13 à 18
- Revue : Revue Nerval
Éditorial
S’il fut tous les livres qu’il lut, s’il fut le temps de chaque livre de doctrine la prosopopée soit exaltée soit courroucée de l’idée magistrale qui y était défendue, si de tous les romans il fut le héros du roman, alors il est ce défaut que requièrent pour préalable de semblables métamorphoses ; il est cette défection qui préside à l’échange. Il est cette disparition.
Pascal Quignard, Le Lecteur.
La lecture est une conversation.
Les lunatiques répondent à des dialogues imaginaires qu’ils entendent quelque part dans leurs esprits.
Les lecteurs répondent à un dialogue similaire.
Alberto Manguel, Les Livres et les jours.
L’événement marquant de cette nouvelle livraison de la Revue Nerval est assurément le texte que nous confie Alberto Manguel, intitulé « Le fado du Docteur Antonio de Sousa de Macedo ». En sollicitant Alberto Manguel, nous avions l’intuition qu’il existait une parenté secrète entre l’érudition de Nerval et celle de Manguel, tous deux faisant de la bibliothèque un lieu, aimable et inquiétant à la fois, où s’affolent les savoirs, où la raison et la déraison se touchent, où la lecture apparaît comme la face nocturne de l’écriture, – le moment de son désœuvrement, plus nécessaire à l’œuvre que l’œuvre même, dirait Maurice Blanchot. Nous pressentions qu’Alberto Manguel serait le guide idéal pour notre projet de composer un dossier thématique sur la question, « sage » entre toutes, 14de la « folie littéraire ». Notre espérance a été comblée : non qu’Alberto Manguel ait écrit ici sur Nerval, mais plutôt en ceci qu’il a écrit avec lui. De même que le narrateur d’Angélique, se trouvant à Francfort, arrête un moment sa curiosité de flâneur et de bibliophile sur un livre de l’abbé de Bucquoy trouvé par hasard, de même ici, Alberto Manguel, ou son narrateur, se laisse solliciter par le nom d’une rue à Lisbonne, le Largo du Docteur Antonio de Sousa de Macedo, pour donner libre cours à sa savante rêverie et recomposer l’histoire oubliée d’un diplomate et écrivain du xviie siècle. Reconduisant ainsi le geste de Nerval tout en le déportant ailleurs, Alberto Manguel, faisant œuvre de lecture comme on ferait œuvre du désœuvrement même, augmente d’une nouvelle figure « excentrique » la lignée des « illuminés » nervaliens, qui est aussi celle des « fils et filles du feu », ou des « enfants du limon ».
Le texte d’Alberto Manguel ouvre donc notre dossier selon un point de vue d’emblée excentrée, – signe, dès le seuil, que la catégorie des « fous littéraires » ne se soutient elle-même que d’une succession d’excentrements, sans qu’aucun terme, à aucun maillon de la chaîne, ne puisse jamais à lui seul subsumer l’ensemble. De fait, pour désigner les « fous littéraires », les termes abondent, s’appellent les uns les autres, sans jamais se superposer exactement : « fous littéraires », « excentriques », « illuminés », « fantaisistes », « grotesques », « névrosés », « hétéroclites », « oubliés et dédaignés », ou encore « maudits ».
Dans tous les cas, le « fou littéraire », si isolé qu’il soit et si nécessairement privé de postérité, n’existe, paradoxalement, jamais seul : à peine est-il sorti des « limbes » des bibliothèques et à peine se dégage-t-il, comme d’une chrysalide, de pages jamais ouvertes, que d’autres, aussitôt, lui font escorte, ébahis comme lui d’être ainsi appelés à la nomination. Tout se passe comme si ces « fous », égarés dans la foi même qu’ils ont en la littérature, étaient reliés entre eux par des lignes d’erre, telles celles que Fernand Deligny cartographiait en suivant les parcours dans l’espace d’enfants psychotiques, si étrangement orientés par l’absence.
Chez leurs anthologistes, en tout cas, les fous littéraires satisfont à la manie de la liste, du catalogage, du dictionnaire, ou encore de la généalogie aux ramifications innombrables et aux embranchements « rhizomatiques », diraient Gilles Deleuze et Félix Guattari. Comme les fous qu’ils prennent pour objet, les anthologistes de la folie littéraire appartiennent également à une famille d’écrivains qui 15se reconnaissent entre eux comme entre initiés, se passent le témoin d’une entreprise qui risque bien d’être elle-même insensée, chacun ajoutant ses propres trouvailles, faisant valoir ses préférences, avouant ses résistances, consentant à l’échec qui sous-tend nécessairement une telle « mission » poétique.
Marc Décimo montre que Nerval, à la différence de Nodier, ne fait pas de la folie littéraire l’objet d’un jugement idéologique, et qu’il préfère donc au mot de « fou », que Nodier emploie pourtant avec une si retorse ironie, le terme d’« illuminé », qu’à vrai dire il ne définit pas, mais qui ménage mieux les droits de l’imagination, même envisagée dans sa part d’ombre. Shuichiro Shiotsuka montre comment Queneau avance plus avant « aux confins des ténèbres », en maintenant cependant entre lui-même et la folie la distance du récit, puisque, comme Nerval, ou comme Marcel Schwob, il fait de ces vies de fous, murés dans leur silence en même temps que rivés à l’espérance d’une écoute, autant de « vies imaginaires ».
Pour une telle notion, le regard des écrivains compose nécessairement avec celui des savants et des médecins. Henri Scepi étudie la notice « Nerval » dans le Dictionnaire des Fous littéraires de Gustave Brunet (1880), à un moment où le point de vue nosographique l’emporte, et confronte Nerval à un figement posthume qu’il n’aura eu de cesse d’esquiver. Parallèlement, Antoine Piantoni étudie Les Névrosés d’Arvède Barine (1898), où Nerval figure à côté d’Hoffmann, de Thomas de Quincey et d’Edgar Poe, mais où la psychopathologie a seule la charge de démêler les relations entre la maladie et le génie.
D’autres communications s’emparent de quelques-unes des figures de la folie littéraire élues par Nodier ou par Nerval. Virginie Tellier évoque Francesco Colonna, dont l’Hypnerotomachia Poliphili condense une rêverie tout à la fois érotique, mystique et poétique, telle qu’elle se réalise dans la matérialité du livre, avec sa typographie fantaisiste et ses illustrations mystérieuses. Nul doute que la bibliomanie de Nerval et de Nodier, étudiée ailleurs par Marine Le Bail1, ne fasse du livre une sorte d’objet-fétiche, qui contient le désastre, c’est-à-dire qui le désigne 16à la fois en l’incluant et en le repoussant. Emmanuelle Sempère donne à la présence de Cazotte dans Les Illuminés sa meilleure valeur : nous savions que Nerval fait volontiers des « excentriques de la philosophie » qu’il réunit dans son recueil quelques-uns de ses « doubles » fascinants ; nous comprenons ici que Nerval, en repliant son rêve sur le rêve d’un autre, déjoue en réalité la folie de l’identification, en ouvrant un espace proprement littéraire, infiniment subjectif maisimpersonnel, en ce qu’il suspend le principe de l’identité. La littérature reprend ainsi à la folie son bien, la continue, la conjure, en joue librement.
En écho au texte d’Alberto Manguel, qui évoquait la figure oubliée d’Antonio de Sousa de Macedo, le texte de Jean-Luc Steinmetz évoque celle, plus oubliée encore, de Berbiguier de Terre-Neuve du Thym. Jean-Luc Steinmetz referme donc notre dossier sur les « fous littéraires » en ouvrant une autre ligne de fuite : il dresse le portrait d’un « Schreber romantique », qui éclaire latéralement la folie de Nerval, d’une part en lui donnant un contexte non encore assez exploré, d’autre part en faisant ressentir, par contrecoup, à quelles ténèbres l’écriture d’Aurélia a été arrachée et avec quelle grâce.
Comme à chaque livraison de notre revue, la rubrique des Varia accueille des travaux en cours qui indiquent assez la vitalité des études nervaliennes aujourd’hui.
Nous avions sollicité Jean-Marie Privat dans l’idée que les textes de Nerval sur le Valois devaient attirer plus encore l’attention de l’ethnocritique dans ses développements les plus actuels ; Jean-Marie Privat a répondu à cette invitation en nous confiant une belle étude sur « l’aura perdu de l’oralité dans Les Filles du feu » : Nerval s’y voit rendu à la pensée sauvage qui sous-tend, comme par contrecoup, toute poésie d’extrême culture.
Corinne Bayle nous confie un beau texte où Nerval s’éclaire de l’écho qu’il trouve dans la pensée et la poésie d’Yves Bonnefoy, et elle montre comment la poétique des Chimères se loge tout entière dans le suspens que le poème instaure entre l’énigme, renouvelée chez Nerval de la poésie précieuse ou baroque, et la vérité.
Un autre événement remarquable de ces Varia est l’ensemble que composent, selon deux voies complémentaires, deux belles études sur l’Inde nervalienne : Vincent Mugnier montre comment les mythologies 17de l’Inde, en entraînant l’imagination romantique des origines vers un autre Orient, se voient refondues, chez Nerval, dans le creuset de la fabrique du sonnet, en une unité syncrétique, sinon cohérente, en tout cas merveilleusement cohésive. Sylvain Brocquet, de son côté, propose une approche inédite du Chariot d’enfant de Nerval et Méry en confrontant cette « traduction » d’un drame indien à l’original en sanskrit du roi Soudraka, Le Petit Chariot de terre cuite. Tout un ample champ des études dix-neuviémistes se ré-ouvre ici, en passant par la porte plus étroite des savantes fantasmagories nervaliennes.
D’une mythologie à l’autre, Guillaume Dreidemie interprète le sonnet « Delfica » à la lumière des pensées antiques et modernes de l’éternel retour, qui, chez Nerval comme chez Hölderlin, maintiennent la possibilité d’une raison poétique, que la raison raisonnante ne connaît pas.
Gabrielle Bornancin-Tomasella, qui avait donné dans le numéro précédent une étude sur Les Monténégrins, aborde ici la question de la théâtralité d’Aurélia, en montrant comment certains dispositifs du « spectaculaire » au xixe siècle sous-tendent en effet l’art nervalien de la prose et préforment sa manière du récit « visionnaire » ou du « roman-vision ».
Enfin Takeshi Matsumura, « prodigieux linguiste » comme Verlaine le disait de Rimbaud, a complété les douze « Notes d’érudition ou d’intuition critique » qu’il nous confiait dans le numéro précédent d’une treizième, consacrée cette fois à deux allusions à Villon dans l’œuvre de Nerval : que veut dire « le villonneur » dans l’expression « Villon, le villonneur » qui a rendu perplexes les éditeurs de La Main enchantée ? Et si la référence aux « vieilles lunes et neiges de l’an passé » est bien un écho de Villon, cet écho n’est-il pas lui-même réverbéré par Nodier ?
Entre les mots et les choses, jusque dans la lecture savante, « il y a de quoi devenir fou ! »
Nous remercions tout particulièrement Marine Le Bail, Claude Mouchard et Marta Kawano qui ont aidé à la conception et la réalisation de ce numéro, faisant de la recherche une expérience de pensée partagée.
Nous sommes heureux que, de numéro en numéro, la Revue Nerval, au fil de commandes ou de rencontres, jonglant avec les inquiétudes 18pour les délais et les enthousiasmes pour les idées, tienne son cap et continue de tracer sa ligne éditoriale : faire d’une revue critique un lieu réunissant, sym-boliquement, des livres et des gens.
Jean-Nicolas Illouz & Henri Scepi
1 Voir Marine Le Bail, L’Amour des livres la plume à la main : écrivains bibliophiles du xixe siècle, préface de Daniel Sangsue, Prennes, Presses universitaires de Rennes, 2021 ; – id, « Livres de fous pour fous de livres, de Nodier à Nerval », Revue Nerval, no 6, Classiques Garnier, 2022, p. 151-170 : cet article de la Revue Nerval est à l’origine de notre projet d’un dossier sur les « fous littéraires ».
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14899-9
- EAN : 9782406148999
- ISSN : 2554-8948
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14899-9.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/05/2023
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français