Éditorial
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Nerval
2021, n° 5. varia - Auteurs : Illouz (Jean-Nicolas), Scepi (Henri)
- Pages : 13 à 17
- Revue : Revue Nerval
Éditorial
De livraison en livraison, la Revue Nerval s’étoffe, et, dans le dialogue avec ses auteurs, elle trouve toujours mieux « son lieu et sa formule ». Le numéro que nous offrons ici au lecteur, après une nouvelle année de travail, se compose de quatre rubriques : – un dossier thématique, consacré à Nerval conteur ; – une rubrique Rencontres, inaugurée déjà l’an passé, qui situe Nerval dans un échange créateur avec des écrivains contemporains ; – un ensemble de Varia, où nous sommes heureux d’accueillir cette année encore des chercheurs venus de pays divers, appartenant à des générations différentes, continuant la tradition des études nervaliennes ou ouvrant des horizons critiques nouveaux ; – enfin une rubrique intitulée Édition de textes, qui prouve à quel point les Œuvres complètes de Nerval ne sont au fond jamais assez complètes, tant cette œuvre, si dense et apparemment si fermée sur elle-même, se ramifie dans les textes des autres, à travers les siècles, les pays et les langues, et s’invente, ouverte, au grès de maintes relations. – À cela s’ajoutent, comme à chaque numéro, une section de Comptes rendus et réflexions critiques et une section bibliographique consacrée aux publications de l’année.
Dans le dossier Nerval conteur, nous nous sommes proposés de développer une intuition fondamentale de Walter Benjamin : le conteur, « si familier que nous soit ce nom », écrit Benjamin, est une figure « en train de disparaître », parce que l’expérience moderne, comprise comme une expérience du « choc », est devenue plus pauvre en possibilités de sens, et moins immédiatement communicable selon la forme d’un récit partagé1. Walter Benjamin prend pour exemple l’œuvre de Nicolas Leskov (1831-1895) ; mais l’œuvre de Nerval pourrait tout autant occuper cette position charnière dans le processus historique qui conduit à la disparition du conteur loin de l’horizon de notre expérience. Comme 14l’Ange de l’histoire de Paul Klee par lequel Benjamin allégorise son propre geste historique, Nerval avance à reculons, en regardant s’éloigner de lui les contes et légendes du Valois qu’il voudrait cependant prolonger en avant. Les études que nous réunissons, et que nous présentons dans l’introduction du dossier, disent, chacune à sa façon, cette tension entre deux âges, quand il s’agit à la fois de ranimer la valeur symbolique des fables anciennes au sein du romantisme, et d’en dire l’éloignement à l’orée de la modernité, tandis que le conteur, tel celui d’Aurélia, chante et narre au plus près de la Nuit.
Dans la rubrique Rencontres, nous publions une traduction en italien, par Chetro De Carolis, des Chimères, avec une préface de Simone Dubrovic, qui esquisse une critique des traductions à la manière d’Antoine Berman – en attendant de nous proposer, dans le prochain numéro, un rapprochement entre Nerval et Leopardi. Nous voudrions que cette traduction en italien en appelle bientôt d’autres en d’autres langues, – afin que Nerval, poète-traducteur, devienne lui-même un poète-traduit. Et nous voudrions que ce travail de traduction rende possible prochainement un dossier comparatiste que nous nous proposons d’intituler Nerval et les romantismes européens : il s’agira, non pas seulement de rapprocher Nerval des poètes allemands qu’il a effectivement traduits et qui sont alors plus évidemment liés à son œuvre, mais de le rapprocher aussi de ceux qui « concertent » avec lui selon des échos plus mystérieux, – qu’il s’agisse, on le pressent, de Leopardi en effet, mais aussi de William Blake ou de John Keats, de Hölderlin ou de Novalis, et de tant d’autres que nous découvrirons en chemin en arpentant les espaces d’une Weltliteratur en formation, faite non seulement d’interactions objectives selon des positions comparables au sein d’une histoire commune, mais encore d’affinités plus secrètes, de vibrations plus profondes, ou de lignes de fuite plus soudaines.
Dans cette même rubrique, nous accueillons un « poème critique » de Claude Mouchard, qui cherche à dire « l’élément » dans lequel « se soulèvent » Les Chimères. Le « genre » du « poème critique » – « un genre, que c’en devienne un2 », faudrait-il aussitôt nuancer – situe l’essai de Claude Mouchard dans le sillage de Mallarmé : il indique une recherche d’écriture qui composerait autrement avec son objet, moins pour le dire, à distance et en surplomb, que pour le réaliser, dans l’immanence 15de la langue et selon l’invention d’une forme (« tels rythmes immédiats de pensée ordonnant une prosodie », écrit Mallarmé3) chaque fois spécifique. Plus encore, Claude Mouchard, nous semble-il, tente une sorte de « performance » poétique, en ceci que son écriture réalisante n’a d’autres points d’appui possibles dans le réel qu’une expérience de lecture, éprouvée dans le corps lisant et continuée dans la main écrivant. Claude Mouchard fait l’expérience de Nerval un peu comme Henri Michaux fait l’expérience de la mescaline, – attentif à ce qui advient d’un lieu tout autre, logé au creux des mots, selon le lien et l’espacement d’une parole que Nerval adresse au lecteur dans une injonction désespérée (« Il faut que vous les entendiez tous », écrit-il à Dumas à propos de ses sonnets). C’est en ce sens que Claude Mouchard se propose d’écrire avec Nerval, plutôt que sur Nerval, – veillant à l’accompagner, de telle façon cependant que, l’un allant vers l’autre, chacun demeure à distance, seul-ensemble, – selon deux expériences d’écriture à la fois consonantes et incommensurables. Là, une nouvelle écoute est possible, qui frappe par son étonnante justesse musicale. S’il est une vie seconde dans l’expérience nervalienne, Claude Mouchard en propose une sorte de phénoménologie elle-même seconde, qui rendrait compte d’une perception de lecture, toute concrète quoiqu’inobjectivable, par laquelle il devient possible de sonder en soi le « substrat élémental » dans lequel se projettent, et tiennent, les sonnets des Chimères : – leur advenue sui generis, portée-empêchée par quelque air de sidérante férocité en même temps que de si mozartienne douceur ; – leur flottement magnétique, délié de toute subjectivité égotiste ; – leur soulèvement en un espace-temps qui n’est pas celui de la subjectivité enveloppante de Hugo, ni celui de la subjectivité crispée de l’entre humain baudelairien, ni davantage l’arrimage toujours personnel de la protestation de Vigny face au silence de Dieu. Cette perception d’infimes différences se double d’une recherche de ressemblances elles-aussi infimes mais prégnantes, – comme un aveugle, avec ses mains, formerait en lui-même l’image d’un visage en le comparant à d’autres touchers de traits, – ceux, ici, de Michaux, d’Artaud, ou de Queneau ; mais ce sont finalement les « peintures noires » de Goya qui permettent, moins par comparaison que par illumination soudaine, de se représenter l’air des Chimères, en même temps que le limon, lourd, dont les sonnets sont faits, et duquel ils s’élèvent.
16L’ensemble des Varia accueille des recherches en train d’apparaître dans le champ, sans autre programme cette fois que celui d’être attentif au moment actuel de la critique nervalienne. – Daniel Lançon nous confie une étude sur Nerval et Bonnefoy, – qui donne à imaginer un dossier consacré à la relève de Nerval, et donc du romantisme, dans les modernités qui le suivent, partagées qu’elles sont entre une « dévotion à l’imaginaire » exaltée par le surréalisme, et la nostalgie d’une présence, maintenue malgré tout, dans le déchirement inhérent à un « lyrisme critique ». – Magdalena Siwiec réfléchit sur le « polonisme » de Nerval, quand Nerval, partageant l’émotion de sa génération face à la répression de l’insurrection polonaise, côtoie à Paris Mickiewicz ou Towiański, tandis que des passages de son Voyage en Orient seront plus tard cités par Norwid trouvant en Nerval un écho de ses propres inquiétudes religieuses. – Mary Jane Cowles est sensible à l’attention que Nerval prête aux marionnettes populaires turques, quand il voit, dans Caragueuz, en même temps que la figure d’un théâtre primitif, la figuration distanciée de ses propres désirs. – Henri Bonnet fait de Florence un point de concrétion de l’imaginaire nervalien, parce que la ville de la Renaissance semble réaliser, dans une incarnation heureuse, un vœu de palingénésie spirituelle et personnelle que l’époque romantique recherche quant à elle dans un plus grand désarroi. – Pierre Fleury délie dans la phrase de Nerval un phrasé proprement musical, en sorte que la stylistique, ici, reprend à la musicologie son bien. – Martin Mees réfléchit sur la place de Nerval dans la réflexion de Michel Foucault sur la folie, s’il est vrai que Nerval maintient les droits d’une raison poétique que la raison raisonnable ne connaît pas.
Enfin la rubrique Édition de textes continue le projet d’Œuvres qui seraient en quelque sorte plus que complètes, en même temps que jamais achevées, puisqu’il s’agirait d’associer à l’œuvre du jour de Nerval ce que l’on pourrait appeler son œuvre de la nuit, – faite de lectures, et ne conduisant vers l’écriture, qu’en inscrivant en celle-ci la marque, vivace et créatrice, d’un plus essentiel désœuvrement. – Dans ce numéro, Emmanuel Buron confirme l’attribution à Nerval de l’article publié dans La Tribune romantique en 1830 sur les « Poètes décriés » du xvie siècle (« décriés », c’est-à-dire « dévalués » ou « n’ayant plus cours » comme une monnaie « décriée »), et il en continue l’édition commencée dans le numéro 4 de notre revue (Revue Nerval, no 4, 2020, p. 179-204). – Jean-Nicolas Illouz, 17en contre-don au don de l’article de Magdalena Siwiec sur « Nerval et le romantisme polonais », explore quant à lui la contribution de Nerval à la « traduction » collective de l’ouvrage de Julien-Ursin Niemcewicz, La Vieille Pologne (1833), qui vaut comme un exemple remarquable du livre illustré romantique en même temps qu’il est une manifestation collective de la génération de 1830 prenant fait et cause pour l’indépendance de la Pologne.
Il en résulte l’image d’un Nerval toujours aux avant-postes de son temps, dont l’œuvre, en outre, par l’insistance de nos questionnements, revient toujours plus neuve jusqu’à nous.
Jean-Nicolas Illouz et Henri Scepi
1 Walter Benjamin, Œuvres, III, Traduit de l’allemand par Maurice Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, Folio, 2000, p. 114.
2 « Observation relative au poèmeUn coup de Dés jamais n’abolira le Hasard », dans Mallarmé, Œuvres complètes, édition Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, t. I, 1998, p. 392.
3 Mallarmé, Divagations, édition citée, t. II, 2003, p. 277.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11511-3
- EAN : 9782406115113
- ISSN : 2554-8948
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11511-3.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/05/2021
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français