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Classiques Garnier

Éditorial

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Nerval
    2021, n° 5
    . varia
  • Auteurs : Illouz (Jean-Nicolas), Scepi (Henri)
  • Pages : 13 à 17
  • Revue : Revue Nerval
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406115113
  • ISBN : 978-2-406-11511-3
  • ISSN : 2554-8948
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11511-3.p.0013
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/05/2021
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Éditorial

De livraison en livraison, la Revue Nerval sétoffe, et, dans le dialogue avec ses auteurs, elle trouve toujours mieux « son lieu et sa formule ». Le numéro que nous offrons ici au lecteur, après une nouvelle année de travail, se compose de quatre rubriques : – un dossier thématique, consacré à Nerval conteur ; – une rubrique Rencontres, inaugurée déjà lan passé, qui situe Nerval dans un échange créateur avec des écrivains contemporains ; – un ensemble de Varia, où nous sommes heureux daccueillir cette année encore des chercheurs venus de pays divers, appartenant à des générations différentes, continuant la tradition des études nervaliennes ou ouvrant des horizons critiques nouveaux ; – enfin une rubrique intitulée Édition de textes, qui prouve à quel point les Œuvres complètes de Nerval ne sont au fond jamais assez complètes, tant cette œuvre, si dense et apparemment si fermée sur elle-même, se ramifie dans les textes des autres, à travers les siècles, les pays et les langues, et sinvente, ouverte, au grès de maintes relations. – À cela sajoutent, comme à chaque numéro, une section de Comptes rendus et réflexions critiques et une section bibliographique consacrée aux publications de lannée.

Dans le dossier Nerval conteur, nous nous sommes proposés de développer une intuition fondamentale de Walter Benjamin : le conteur, « si familier que nous soit ce nom », écrit Benjamin, est une figure « en train de disparaître », parce que lexpérience moderne, comprise comme une expérience du « choc », est devenue plus pauvre en possibilités de sens, et moins immédiatement communicable selon la forme dun récit partagé1. Walter Benjamin prend pour exemple lœuvre de Nicolas Leskov (1831-1895) ; mais lœuvre de Nerval pourrait tout autant occuper cette position charnière dans le processus historique qui conduit à la disparition du conteur loin de lhorizon de notre expérience. Comme 14lAnge de lhistoire de Paul Klee par lequel Benjamin allégorise son propre geste historique, Nerval avance à reculons, en regardant séloigner de lui les contes et légendes du Valois quil voudrait cependant prolonger en avant. Les études que nous réunissons, et que nous présentons dans lintroduction du dossier, disent, chacune à sa façon, cette tension entre deux âges, quand il sagit à la fois de ranimer la valeur symbolique des fables anciennes au sein du romantisme, et den dire léloignement à lorée de la modernité, tandis que le conteur, tel celui dAurélia, chante et narre au plus près de la Nuit.

Dans la rubrique Rencontres, nous publions une traduction en italien, par Chetro De Carolis, des Chimères, avec une préface de Simone Dubrovic, qui esquisse une critique des traductions à la manière dAntoine Berman – en attendant de nous proposer, dans le prochain numéro, un rapprochement entre Nerval et Leopardi. Nous voudrions que cette traduction en italien en appelle bientôt dautres en dautres langues, – afin que Nerval, poète-traducteur, devienne lui-même un poète-traduit. Et nous voudrions que ce travail de traduction rende possible prochainement un dossier comparatiste que nous nous proposons dintituler Nerval et les romantismes européens : il sagira, non pas seulement de rapprocher Nerval des poètes allemands quil a effectivement traduits et qui sont alors plus évidemment liés à son œuvre, mais de le rapprocher aussi de ceux qui « concertent » avec lui selon des échos plus mystérieux, – quil sagisse, on le pressent, de Leopardi en effet, mais aussi de William Blake ou de John Keats, de Hölderlin ou de Novalis, et de tant dautres que nous découvrirons en chemin en arpentant les espaces dune Weltliteratur en formation, faite non seulement dinteractions objectives selon des positions comparables au sein dune histoire commune, mais encore daffinités plus secrètes, de vibrations plus profondes, ou de lignes de fuite plus soudaines.

Dans cette même rubrique, nous accueillons un « poème critique » de Claude Mouchard, qui cherche à dire « lélément » dans lequel « se soulèvent » Les Chimères. Le « genre » du « poème critique » – « un genre, que cen devienne un2 », faudrait-il aussitôt nuancer – situe lessai de Claude Mouchard dans le sillage de Mallarmé : il indique une recherche décriture qui composerait autrement avec son objet, moins pour le dire, à distance et en surplomb, que pour le réaliser, dans limmanence 15de la langue et selon linvention dune forme (« tels rythmes immédiats de pensée ordonnant une prosodie », écrit Mallarmé3) chaque fois spécifique. Plus encore, Claude Mouchard, nous semble-il, tente une sorte de « performance » poétique, en ceci que son écriture réalisante na dautres points dappui possibles dans le réel quune expérience de lecture, éprouvée dans le corps lisant et continuée dans la main écrivant. Claude Mouchard fait lexpérience de Nerval un peu comme Henri Michaux fait lexpérience de la mescaline, – attentif à ce qui advient dun lieu tout autre, logé au creux des mots, selon le lien et lespacement dune parole que Nerval adresse au lecteur dans une injonction désespérée (« Il faut que vous les entendiez tous », écrit-il à Dumas à propos de ses sonnets). Cest en ce sens que Claude Mouchard se propose décrire avec Nerval, plutôt que sur Nerval, – veillant à laccompagner, de telle façon cependant que, lun allant vers lautre, chacun demeure à distance, seul-ensemble, – selon deux expériences décriture à la fois consonantes et incommensurables. Là, une nouvelle écoute est possible, qui frappe par son étonnante justesse musicale. Sil est une vie seconde dans lexpérience nervalienne, Claude Mouchard en propose une sorte de phénoménologie elle-même seconde, qui rendrait compte dune perception de lecture, toute concrète quoiquinobjectivable, par laquelle il devient possible de sonder en soi le « substrat élémental » dans lequel se projettent, et tiennent, les sonnets des Chimères : – leur advenue sui generis, portée-empêchée par quelque air de sidérante férocité en même temps que de si mozartienne douceur ; – leur flottement magnétique, délié de toute subjectivité égotiste ; – leur soulèvement en un espace-temps qui nest pas celui de la subjectivité enveloppante de Hugo, ni celui de la subjectivité crispée de lentre humain baudelairien, ni davantage larrimage toujours personnel de la protestation de Vigny face au silence de Dieu. Cette perception dinfimes différences se double dune recherche de ressemblances elles-aussi infimes mais prégnantes, – comme un aveugle, avec ses mains, formerait en lui-même limage dun visage en le comparant à dautres touchers de traits, – ceux, ici, de Michaux, dArtaud, ou de Queneau ; mais ce sont finalement les « peintures noires » de Goya qui permettent, moins par comparaison que par illumination soudaine, de se représenter lair des Chimères, en même temps que le limon, lourd, dont les sonnets sont faits, et duquel ils sélèvent.

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Lensemble des Varia accueille des recherches en train dapparaître dans le champ, sans autre programme cette fois que celui dêtre attentif au moment actuel de la critique nervalienne. – Daniel Lançon nous confie une étude sur Nerval et Bonnefoy, – qui donne à imaginer un dossier consacré à la relève de Nerval, et donc du romantisme, dans les modernités qui le suivent, partagées quelles sont entre une « dévotion à limaginaire » exaltée par le surréalisme, et la nostalgie dune présence, maintenue malgré tout, dans le déchirement inhérent à un « lyrisme critique ». – Magdalena Siwiec réfléchit sur le « polonisme » de Nerval, quand Nerval, partageant lémotion de sa génération face à la répression de linsurrection polonaise, côtoie à Paris Mickiewicz ou Towiański, tandis que des passages de son Voyage en Orient seront plus tard cités par Norwid trouvant en Nerval un écho de ses propres inquiétudes religieuses. – Mary Jane Cowles est sensible à lattention que Nerval prête aux marionnettes populaires turques, quand il voit, dans Caragueuz, en même temps que la figure dun théâtre primitif, la figuration distanciée de ses propres désirs. – Henri Bonnet fait de Florence un point de concrétion de limaginaire nervalien, parce que la ville de la Renaissance semble réaliser, dans une incarnation heureuse, un vœu de palingénésie spirituelle et personnelle que lépoque romantique recherche quant à elle dans un plus grand désarroi. – Pierre Fleury délie dans la phrase de Nerval un phrasé proprement musical, en sorte que la stylistique, ici, reprend à la musicologie son bien. – Martin Mees réfléchit sur la place de Nerval dans la réflexion de Michel Foucault sur la folie, sil est vrai que Nerval maintient les droits dune raison poétique que la raison raisonnable ne connaît pas.

Enfin la rubrique Édition de textes continue le projet dŒuvres qui seraient en quelque sorte plus que complètes, en même temps que jamais achevées, puisquil sagirait dassocier à lœuvre du jour de Nerval ce que lon pourrait appeler son œuvre de la nuit, – faite de lectures, et ne conduisant vers lécriture, quen inscrivant en celle-ci la marque, vivace et créatrice, dun plus essentiel désœuvrement. – Dans ce numéro, Emmanuel Buron confirme lattribution à Nerval de larticle publié dans La Tribune romantique en 1830 sur les « Poètes décriés » du xvie siècle (« décriés », cest-à-dire « dévalués » ou « nayant plus cours » comme une monnaie « décriée »), et il en continue lédition commencée dans le numéro 4 de notre revue (Revue Nerval, no 4, 2020, p. 179-204). – Jean-Nicolas Illouz, 17en contre-don au don de larticle de Magdalena Siwiec sur « Nerval et le romantisme polonais », explore quant à lui la contribution de Nerval à la « traduction » collective de louvrage de Julien-Ursin Niemcewicz, La Vieille Pologne (1833), qui vaut comme un exemple remarquable du livre illustré romantique en même temps quil est une manifestation collective de la génération de 1830 prenant fait et cause pour lindépendance de la Pologne.

Il en résulte limage dun Nerval toujours aux avant-postes de son temps, dont lœuvre, en outre, par linsistance de nos questionnements, revient toujours plus neuve jusquà nous.

Jean-Nicolas Illouz et Henri Scepi

1 Walter Benjamin, Œuvres, III, Traduit de lallemand par Maurice Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, Folio, 2000, p. 114.

2 « Observation relative au poèmeUn coup de Dés jamais nabolira le Hasard », dans Mallarmé, Œuvres complètes, édition Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, t. I, 1998, p. 392.

3 Mallarmé, Divagations, édition citée, t. II, 2003, p. 277.