Comptes rendus et réflexions critiques
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Nerval
2020, n° 4. varia - Auteur : Illouz (Jean-Nicolas)
- Pages : 371 à 375
- Revue : Revue Nerval
Filip Kekus, Nerval fantaisiste, Paris, Classiques Garnier, « série Nerval », 2019, 837 p.
Issu d’une thèse préparée sous la direction de Bertrand Marchal, le livre de Filip Kekus constitue une véritable somme non seulement sur l’œuvre de Nerval, envisagée à partir de la notion de fantaisie, mais aussi sur le romantisme, tant la notion de fantaisie, comprise dans ses acceptions multiples et ses variations dans le temps, semble consubstantielle au romantisme tout entier. L’un des grands mérites du livre est ainsi de contextualiser l’œuvre de Nerval en pensant son historicité à partir d’une catégorie d’époque située en effet au cœur des débats qui ont animé le champ littéraire durant toute la carrière littéraire de Nerval. Un autre des mérites du livre est de décloisonner l’œuvre nervalienne, tant les valeurs portées par la fantaisie se révèlent actives aussi bien dans la production journalistique de Nerval que dans Les Chimères, aussi bien dans les impressions de voyage que dans Aurélia, aussi bien dans Les Faux Saulniers et Les Nuits d’octobre, considérés à bon droit comme les deux grands chefs-d’œuvre fantaisistes de Nerval, que dans les œuvres écrites en collaboration issues des camaraderies de la bohème artiste et des milieux de la petite presse.
Le livre comprend cinq grandes parties et un préambule.
Tout en dressant l’état de la question de la « fantaisie » dans la critique récente (avec notamment l’ouvrage collectif dirigé par Jean-Louis Cabanès et Jean-Pierre Saïdah, La Fantaisie Post-romantique, publié en 2003), le préambule envisage la notion selon diverses approches qui en font varier les valeurs. Filip Kekus interroge d’abord le mot lui-même, qui se pare de colorations différentes selon qu’il emprunte à la Phantasie germanique, à « l’humour » anglais, au witz ou à l’ironie, ou selon qu’il renvoie aux caprices formels de la fantaisie musicale ou des grotesques en peinture. Il relie le terme aux théories de l’imagination, que celle-ci participe au dévoilement du mystère du monde, comme chez Baudelaire, ou qu’elle soit comprise comme une création libre de l’esprit, proche 372alors plutôt de ce que Coleridge nomme « fancy ». Il distingue enfin différentes « vagues » fantaisistes dans le siècle : – la vague des années 1830 où l’avant-garde romantique se réclame dans son combat anticlassique de l’anglais Sterne, de l’allemand Hoffmann et des français Nodier et Hugo ; – la vague des années 1840, où la génération de Nerval et de Gautier rencontre celle de Baudelaire, Banville ou Champfleury pour réaffirmer les droits de la fantaisie contre l’école du « bon sens », tandis que la fantaisie profite de la diffusion inédite que lui donne alors l’essor de la petite presse ; – la vague enfin des années 1850, où le contexte sociopolitique désespérant qui marque l’avènement du Second Empire ravive, par contrecoup, la portée éminemment subversive de la fantaisie, tandis que Nerval lui confère une efficace « supernaturaliste » largement inédite dans le romantisme français.
La première partie réfléchit sur les rapports entre la fantaisie et le rire, et envisage, à l’autre face du Nerval mélancolique que l’on connaît, un Nerval facétieux. L’un des mérites de cette partie est de mettre l’accent sur un aspect encore trop souvent négligé de l’œuvre de Nerval : sa production journalistique. Selon la méthode qui est la sienne, Filip Kekus met cette production en perspective en la situant dans l’essor de « la littérature industrielle », ressentie par beaucoup d’écrivains comme une forme nouvelle d’aliénation, – dont cependant Nerval parvient à tirer quelque chose de sa manière la plus singulière. La presse appelle son lot quotidien de feuilletons, contes, blagues ou canards, – et Nerval, en « frivole écrivain, mais non pas écrivain facile », y excelle, – ravivant en outre dans ses textes toutes les formes de gaieté que « le siècle en habit noir » semble avoir rejetées.
La deuxième partie est consacrée à l’un des aspects les plus évidents de la fantaisie nervalienne : la fantaisie du voyage. Ici encore, Filip Kekus procède par amples contextualisations qui rappellent la vogue du tourisme littéraire au xixe siècle, et qui, à la suite des travaux de Daniel Sangsue, situent « la façon particulière et fantasque de voir et de sentir » que Nerval assume en voyageant dans la tradition du récit de voyage humoristique, très consciemment relevée par Nerval, que celle-ci passe par Sterne, Hoffmann ou Heine, qu’elle remonte jusqu’à Chapelle et Bachaumont (1663), ou qu’elle se continue chez Dumas, Gautier ou Sand. C’est toute une manière d’être au monde que la fantaisie du voyage engage, avec sa philosophie empiriste ou épicurienne, 373et son éthique anti-bourgeoise par laquelle Nerval réinvente le mythe de la bohème.
La troisième partie examine la dimension oppositionnelle de la fantaisie. Cette dimension apparaît d’abord sous la forme du simple chahut bohème contre les normes de la vie bourgeoise. Mais, plus le régime politique se durcit (après l’échec de la Révolution de 1848), plus la force subversive de la fantaisie se révèle, – dans Les Faux Saulniers d’abord, puis dans Les Nuits d’octobre. Sur ces grands textes « excentriques » déjà très commentés, Filip Kekus parvient à tenir un propos neuf et passionnant. Il sait notamment lire ces textes en fonction du contexte du journal dans lequel ceux-ci paraissent, et qui surdétermine certaines allusions en augmentant, pour les lecteurs d’alors, leur portée ironique. Il sait par ailleurs situer la notion de fantaisie dans les débats littéraires qu’elle fait cristalliser et qui la rapproche d’une part du « réalisme », quand le réalisme implique une manière de voir et de sentir déjouant tous les académismes, et d’autre part de « l’essayisme », quand l’essayisme favorise une manière polygraphique favorable à l’expérimentation de toutes les voies nouvelles en art. Dans tous les cas, la fantaisie ébranle toutes les catégories figées, – celle de « l’histoire » quand celle-ci est censée s’opposer au « roman », – et jusqu’à celle de « réalité », quand le songe s’épanche dans la vie réelle.
Dans la quatrième partie, intitulée « Dissidence et esthétiques de fantaisie », Filip Kekus montre combien les valeurs de la fantaisie nourrissent en profondeur la réflexion esthétique de Nerval et guident son engagement dans les débats et controverses de l’époque. C’est le cas quand il s’agit de défendre le romantisme alors que celui-ci semble s’épuiser dans les années 1840 et alors qu’il fait les frais d’une réaction néoclassique. C’est le cas aussi quand Nerval prend le parti des arts populaires, marginaux ou mineurs, dont la naïveté a conservé un pouvoir d’enchantement que le théâtre de l’époque a perdu. C’est le cas encore quand la fantaisie, en favorisant le repli de l’écrivain dans la « tour d’ivoire des poètes », permet à Nerval de s’approprier certaines valeurs de l’école de l’art pour l’art. C’est le cas enfin quand Nerval semble adopter quelques-uns des préceptes de « l’école païenne », à un moment où apparaissent des formes de religiosité excentriques, que Nerval cependant investit d’une ferveur plus intense, qui lui est toute personnelle. Dans tous les cas, Filip Kekus fait très bien percevoir le 374foisonnement, l’enchevêtrement et la complexité des débats, en même temps que l’originalité des positions successives de Nerval. Le développement le plus intéressant, issu des travaux de Bertrand Marchal, est consacré aux Chimères, – lesquelles apparaissent comme une œuvre de « haute fantaisie » tant par leur mode d’engendrement, procédant par mélange et hybridation, que par le contrepoint « grotesque » que les sonnets supernaturalistes donnent à entendre au sein même de l’énonciation lyrique la plus « sublime ».
La cinquième partie étudie la proximité de la fantaisie et de la folie. Il s’agit à nouveau pour Filip Kekus de bien situer le discours nervalien sur la folie dans le contexte qui est le sien, en montrant comment Nerval fait jouer l’une contre l’autre deux imageries de la folie, – l’une qui emprunte aux représentations romantiques du poète fou, inspiré ou excentrique, l’autre qui puise aux discours cliniques de l’époque lors même qu’il s’agit de les retourner contre eux-mêmes. Nerval renouvelle ainsi « une expérience dialectique de la folie », reprise à l’esprit humaniste du xvie siècle et aux éloges paradoxaux de la folie ; mais cette expérience, enrichie aussi des leçons de tolérance que délivre la rencontre de l’altérité dans le Voyage en Orient ou Les Illuminés, butte sur un partage entre raison et déraison que l’époque contemporaine a considérablement durci, obligeant par contrecoup l’écrivain à pousser plus loin encore le jeu littéraire en s’y engageant cette fois lui-même tout entier : la folie est alors cette pointe extrême de la fantaisie, où il n’y a plus de solution de continuité entre la poésie et la vie, – la vie intensifiant la poésie, et la poésie en retour s’épanchant librement dans la vie. La thèse se termine par une longue analyse du récit d’Aurélia, compris selon la conversion que le narrateur opère, quand, au comble de l’enfermement et de l’emmurement en lui-même, il réaffirme la possibilité d’une communauté humaine retrouvée, régénérée et sauvée par la poésie.
La conclusion récapitule utilement quelques-unes des thèses principales qui traversent cette ample réflexion sur la fantaisie nervalienne : celle-ci engage à la fois un choix de vie, un mode de positionnement dans le champ littéraire, une force cathartique quand la folie menace, mais elle représente aussi la ligne constante d’un combat esthétique, éthique et politique, où le poète tout à la fois récapitule le romantisme, le critique, et en projette en avant les plus vives espérances.
375De ce parcours, Nerval sort très certainement mieux compris. Et l’ouvrage de Filip Kekus sera une référence majeure des travaux nervaliens à venir.
Jean-Nicolas Illouz
Université Paris 8
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10516-9
- EAN : 9782406105169
- ISSN : 2554-8948
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10516-9.p.0371
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/04/2020
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français