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Classiques Garnier

Comptes rendus et réflexions critiques

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Nerval
    2020, n° 4
    . varia
  • Auteur : Illouz (Jean-Nicolas)
  • Pages : 371 à 375
  • Revue : Revue Nerval
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406105169
  • ISBN : 978-2-406-10516-9
  • ISSN : 2554-8948
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10516-9.p.0371
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/04/2020
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Filip Kekus, Nerval fantaisiste, Paris, Classiques Garnier, « série Nerval », 2019, 837 p.

Issu dune thèse préparée sous la direction de Bertrand Marchal, le livre de Filip Kekus constitue une véritable somme non seulement sur lœuvre de Nerval, envisagée à partir de la notion de fantaisie, mais aussi sur le romantisme, tant la notion de fantaisie, comprise dans ses acceptions multiples et ses variations dans le temps, semble consubstantielle au romantisme tout entier. Lun des grands mérites du livre est ainsi de contextualiser lœuvre de Nerval en pensant son historicité à partir dune catégorie dépoque située en effet au cœur des débats qui ont animé le champ littéraire durant toute la carrière littéraire de Nerval. Un autre des mérites du livre est de décloisonner lœuvre nervalienne, tant les valeurs portées par la fantaisie se révèlent actives aussi bien dans la production journalistique de Nerval que dans Les Chimères, aussi bien dans les impressions de voyage que dans Aurélia, aussi bien dans Les Faux Saulniers et Les Nuits doctobre, considérés à bon droit comme les deux grands chefs-dœuvre fantaisistes de Nerval, que dans les œuvres écrites en collaboration issues des camaraderies de la bohème artiste et des milieux de la petite presse.

Le livre comprend cinq grandes parties et un préambule.

Tout en dressant létat de la question de la « fantaisie » dans la critique récente (avec notamment louvrage collectif dirigé par Jean-Louis Cabanès et Jean-Pierre Saïdah, La Fantaisie Post-romantique, publié en 2003), le préambule envisage la notion selon diverses approches qui en font varier les valeurs. Filip Kekus interroge dabord le mot lui-même, qui se pare de colorations différentes selon quil emprunte à la Phantasie germanique, à « lhumour » anglais, au witz ou à lironie, ou selon quil renvoie aux caprices formels de la fantaisie musicale ou des grotesques en peinture. Il relie le terme aux théories de limagination, que celle-ci participe au dévoilement du mystère du monde, comme chez Baudelaire, ou quelle soit comprise comme une création libre de lesprit, proche 372alors plutôt de ce que Coleridge nomme « fancy ». Il distingue enfin différentes « vagues » fantaisistes dans le siècle : – la vague des années 1830 où lavant-garde romantique se réclame dans son combat anticlassique de langlais Sterne, de lallemand Hoffmann et des français Nodier et Hugo ; – la vague des années 1840, où la génération de Nerval et de Gautier rencontre celle de Baudelaire, Banville ou Champfleury pour réaffirmer les droits de la fantaisie contre lécole du « bon sens », tandis que la fantaisie profite de la diffusion inédite que lui donne alors lessor de la petite presse ; – la vague enfin des années 1850, où le contexte sociopolitique désespérant qui marque lavènement du Second Empire ravive, par contrecoup, la portée éminemment subversive de la fantaisie, tandis que Nerval lui confère une efficace « supernaturaliste » largement inédite dans le romantisme français.

La première partie réfléchit sur les rapports entre la fantaisie et le rire, et envisage, à lautre face du Nerval mélancolique que lon connaît, un Nerval facétieux. Lun des mérites de cette partie est de mettre laccent sur un aspect encore trop souvent négligé de lœuvre de Nerval : sa production journalistique. Selon la méthode qui est la sienne, Filip Kekus met cette production en perspective en la situant dans lessor de « la littérature industrielle », ressentie par beaucoup décrivains comme une forme nouvelle daliénation, – dont cependant Nerval parvient à tirer quelque chose de sa manière la plus singulière. La presse appelle son lot quotidien de feuilletons, contes, blagues ou canards, – et Nerval, en « frivole écrivain, mais non pas écrivain facile », y excelle, – ravivant en outre dans ses textes toutes les formes de gaieté que « le siècle en habit noir » semble avoir rejetées.

La deuxième partie est consacrée à lun des aspects les plus évidents de la fantaisie nervalienne : la fantaisie du voyage. Ici encore, Filip Kekus procède par amples contextualisations qui rappellent la vogue du tourisme littéraire au xixe siècle, et qui, à la suite des travaux de Daniel Sangsue, situent « la façon particulière et fantasque de voir et de sentir » que Nerval assume en voyageant dans la tradition du récit de voyage humoristique, très consciemment relevée par Nerval, que celle-ci passe par Sterne, Hoffmann ou Heine, quelle remonte jusquà Chapelle et Bachaumont (1663), ou quelle se continue chez Dumas, Gautier ou Sand. Cest toute une manière dêtre au monde que la fantaisie du voyage engage, avec sa philosophie empiriste ou épicurienne, 373et son éthique anti-bourgeoise par laquelle Nerval réinvente le mythe de la bohème.

La troisième partie examine la dimension oppositionnelle de la fantaisie. Cette dimension apparaît dabord sous la forme du simple chahut bohème contre les normes de la vie bourgeoise. Mais, plus le régime politique se durcit (après léchec de la Révolution de 1848), plus la force subversive de la fantaisie se révèle, – dans Les Faux Saulniers dabord, puis dans Les Nuits doctobre. Sur ces grands textes « excentriques » déjà très commentés, Filip Kekus parvient à tenir un propos neuf et passionnant. Il sait notamment lire ces textes en fonction du contexte du journal dans lequel ceux-ci paraissent, et qui surdétermine certaines allusions en augmentant, pour les lecteurs dalors, leur portée ironique. Il sait par ailleurs situer la notion de fantaisie dans les débats littéraires quelle fait cristalliser et qui la rapproche dune part du « réalisme », quand le réalisme implique une manière de voir et de sentir déjouant tous les académismes, et dautre part de « lessayisme », quand lessayisme favorise une manière polygraphique favorable à lexpérimentation de toutes les voies nouvelles en art. Dans tous les cas, la fantaisie ébranle toutes les catégories figées, – celle de « lhistoire » quand celle-ci est censée sopposer au « roman », – et jusquà celle de « réalité », quand le songe sépanche dans la vie réelle.

Dans la quatrième partie, intitulée « Dissidence et esthétiques de fantaisie », Filip Kekus montre combien les valeurs de la fantaisie nourrissent en profondeur la réflexion esthétique de Nerval et guident son engagement dans les débats et controverses de lépoque. Cest le cas quand il sagit de défendre le romantisme alors que celui-ci semble sépuiser dans les années 1840 et alors quil fait les frais dune réaction néoclassique. Cest le cas aussi quand Nerval prend le parti des arts populaires, marginaux ou mineurs, dont la naïveté a conservé un pouvoir denchantement que le théâtre de lépoque a perdu. Cest le cas encore quand la fantaisie, en favorisant le repli de lécrivain dans la « tour divoire des poètes », permet à Nerval de sapproprier certaines valeurs de lécole de lart pour lart. Cest le cas enfin quand Nerval semble adopter quelques-uns des préceptes de « lécole païenne », à un moment où apparaissent des formes de religiosité excentriques, que Nerval cependant investit dune ferveur plus intense, qui lui est toute personnelle. Dans tous les cas, Filip Kekus fait très bien percevoir le 374foisonnement, lenchevêtrement et la complexité des débats, en même temps que loriginalité des positions successives de Nerval. Le développement le plus intéressant, issu des travaux de Bertrand Marchal, est consacré aux Chimères, – lesquelles apparaissent comme une œuvre de « haute fantaisie » tant par leur mode dengendrement, procédant par mélange et hybridation, que par le contrepoint « grotesque » que les sonnets supernaturalistes donnent à entendre au sein même de lénonciation lyrique la plus « sublime ».

La cinquième partie étudie la proximité de la fantaisie et de la folie. Il sagit à nouveau pour Filip Kekus de bien situer le discours nervalien sur la folie dans le contexte qui est le sien, en montrant comment Nerval fait jouer lune contre lautre deux imageries de la folie, – lune qui emprunte aux représentations romantiques du poète fou, inspiré ou excentrique, lautre qui puise aux discours cliniques de lépoque lors même quil sagit de les retourner contre eux-mêmes. Nerval renouvelle ainsi « une expérience dialectique de la folie », reprise à lesprit humaniste du xvie siècle et aux éloges paradoxaux de la folie ; mais cette expérience, enrichie aussi des leçons de tolérance que délivre la rencontre de laltérité dans le Voyage en Orient ou Les Illuminés, butte sur un partage entre raison et déraison que lépoque contemporaine a considérablement durci, obligeant par contrecoup lécrivain à pousser plus loin encore le jeu littéraire en sy engageant cette fois lui-même tout entier : la folie est alors cette pointe extrême de la fantaisie, où il ny a plus de solution de continuité entre la poésie et la vie, – la vie intensifiant la poésie, et la poésie en retour sépanchant librement dans la vie. La thèse se termine par une longue analyse du récit dAurélia, compris selon la conversion que le narrateur opère, quand, au comble de lenfermement et de lemmurement en lui-même, il réaffirme la possibilité dune communauté humaine retrouvée, régénérée et sauvée par la poésie.

La conclusion récapitule utilement quelques-unes des thèses principales qui traversent cette ample réflexion sur la fantaisie nervalienne : celle-ci engage à la fois un choix de vie, un mode de positionnement dans le champ littéraire, une force cathartique quand la folie menace, mais elle représente aussi la ligne constante dun combat esthétique, éthique et politique, où le poète tout à la fois récapitule le romantisme, le critique, et en projette en avant les plus vives espérances.

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De ce parcours, Nerval sort très certainement mieux compris. Et louvrage de Filip Kekus sera une référence majeure des travaux nervaliens à venir.

Jean-Nicolas Illouz

Université Paris 8