Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Nerval
2018, n° 2. varia - Auteurs : Mosseron (Maxence), Lavaud (Martine)
- Pages : 243 à 250
- Revue : Revue Nerval
Bulletin de la Société Théophile Gautier, no 38, 2016 : « Gautier et Nerval : Collaboration, solidarités, différences », Textes réunis par Anne Geisler-Szmulewicz et Sarga Moussa, 145 p.
Le Bulletin se présente sous la forme d’un volume rassemblant sept contributions précédées d’une introduction fixant les enjeux de la thématique, suivies d’un texte versé dans les Varia, qui n’intéresse donc pas la problématique du numéro. Ainsi qu’Anne Geisler et Sarga Moussa l’expriment d’emblée en introduction, au-delà des études ponctuelles, l’entreprise proposée ici vient combler une lacune de l’histoire littéraire (p. 8). Pour l’engager, et tenter de la mener à bien, le sujet imposait la participation de spécialistes aux compétences complémentaires, même si – la publication d’accueil y joue forcément un rôle – les gautiéristes dominent les nervaliens en nombre. Le risque aurait pu être de perturber fâcheusement l’équilibre général de cette livraison, mais la grande variété de nature des productions de Gautier et Nerval, qui touchaient à la pratique journalistique, au genre théâtral, à la poésie, à la fiction romanesque ou encore au récit de voyage, invitait davantage à des regards de spécialistes des différents genres désignés afin d’enrichir des interprétations monographiques croisées. La question des liens d’amitié particuliers entre les deux auteurs incitait à mieux cerner le contexte culturel de l’époque, à analyser de manière complémentaire l’usage littéraire de certaines images, idées ou motifs, au-delà du pot commun culturel dans lequel chacun puisait, mais aussi à remettre en perspective, pour mieux les éclairer, certaines attitudes ou pratiques propres au métier d’écrivain lui-même, comme la rédaction collective et les questions de paternité créative. Aucun de ces domaines n’a été laissé de côté. En outre, les démonstrations proposées enrichissent l’appréciation de ces deux polygraphes, en s’appuyant sur des découvertes récentes qui témoignent des progrès de la recherche, y compris grâce à des données connexes au champ littéraire (ainsi l’apport de l’information révélée par Jean-Claude Féray pour l’argumentation développée par Michel Brix, p. 16), ou formulent, à partir d’un corpus établi et connu, des 244interprétations nouvelles (François Brunet). Aussi les avancées concrètes, les analyses stimulantes et les hypothèses convaincantes auxquelles ce volume ambitieux prête voix, malgré l’apparente modestie de sa livrée, doivent-elles être soulignées et saluées dans cette vaste entreprise, inatteignable mais intellectuellement indispensable, de restituer le puzzle démembré et incomplet de l’histoire littéraire.
Le grand mérite du présent Bulletin réside certes dans la pertinence de sa problématique initiale, mais surtout dans la lecture somme toute homogène qu’il parvient à proposer des liens plus ou moins étroits qui unissent les deux auteurs, et des divergences qui les séparent. En ce sens, l’apport des contributions dépasse leur cadre même de réflexion – ce qui constitue leur raison d’être première. Elles gagnent en effet en cohérence dans la mesure où elles résonnent de concert, dans le temps même qu’elles construisent une architecture critique d’ensemble qui apporte des clefs de lecture à la compréhension du couple Gautier/Nerval. De façon inaugurale, Michel Brix pose en quelque sorte les données générales du problème. Si son sujet peut paraître périphérique, et sa focale trop large de prime abord, il montre à l’échelle du cercle, celui du Petit Cénacle, en quoi toute expérience grégaire, qu’elle soit intellectuelle, créative ou autre, peut reposer sur des malentendus parfois incompatibles quant aux objectifs à atteindre et à la nature du militantisme à défendre et à promouvoir. Très vite, le gauchisme révolutionnaire d’un Borel s’est opposé au « nihilisme dandy » (p. 15) de Gautier, quand la production nervalienne de cette époque laissait peu de place à une revendication d’obédience républicaine (voir aussi Anne Geisler, p. 40). Ici, l’élément politique, en cette période trouble du « régime de Juillet » (p. 19), se mêle aux velléités littéraires communes, et finit par ruiner l’édifice déjà fragile, pour laisser place à une recomposition qui prend forme dans la « Bohème du Doyenné » (p. 22), tout autant éphémère. Déjà, l’aventure sanctionnait la difficulté d’une création collective, malgré les effets d’annonce – dont témoigne l’entreprise avortée des Contes du Bousingot – comme l’émergence d’esthétiques personnelles, malgré les compagnonnages. Si le couple Gautier/Nerval résista, il illustre conjointement deux trajectoires amicales fusionnelles et deux parcours littéraires parallèles qui ne se rencontrèrent qu’épisodiquement, et parfois par manière de jeu de rôle, l’un s’amusant à prendre la « voix » de l’autre – et les initiales, donc la signature du comparse (voir l’article de Patrick 245Berthier, et sa conclusion, p. 85). Ce numéro permet de mesurer aussi la valeur ludique de l’exercice de style auquel se livre le plagiaire dans la rédaction des feuilletons dramatiques : « Si je n’étais pas bien sûr de ne pas l’avoir écrit je croirais qu’il est de moi » (p. 84). C’est, finalement, la leçon déclinée par chacun des contributeurs, au prisme de leur problématique propre. Hélène Laplace-Claverie, dans son texte sur les « frères de théâtre », précise que « Au total, les deux auteurs auront finalement peu collaboré ensemble, comme s’ils préféraient en matière de théâtre le dialogue à distance, par l’intermédiaire de feuilletons rédigés à tour de rôle ou d’œuvres apparentées » (p. 91). Sarga Moussa, pour sa part, s’empare de la question de l’appropriation croisée, au propre comme au figuré, de l’Orient à travers la ville du Caire, chez Gautier et Nerval. L’échange épistolaire, autre modalité du « dialogue à distance », à tous les sens du terme, construit un mirage utopique pour l’un – à travers l’argument de La Péri –, révèle une réalité vécue pour l’autre – décrite avec un réalisme lucide par l’entremise du récit de voyage. La nature des regards portés sur la ville lointaine éclaire les deux faces d’une même médaille, séparées par l’épaisseur du temps, et l’opposition entre le contact immédiat et le double écart d’une vision indirecte, médiée par l’artifice dramatique du ballet : l’Orient s’européanise, déplore Nerval, quand Gautier continue de le parer d’une hybridité culturelle irréelle et idéalisée, dont ne subsistent plus que quelques traces et figures in situ, les lambeaux d’un rêve. Le travail de restitution à travers le référent artistique, notamment pictural, oppose de manière irréductible semble-t-il Gautier et Nerval, qui n’y voient pas le même objet, moins encore les mêmes intentions projectives : le premier y perçoit le filtre d’une représentation dont l’intérêt n’est pas tant la crédibilité que sa qualité d’embrayeur pour stimuler la vision du poète, alors que le second « jette le soupçon sur l’art comme mimesis » (p. 112). Il y a certes un écart d’appréciation mais pas d’incompatibilité totale, et la modernité du coup d’œil de l’observateur clairvoyant, volontairement parodique (p. 109) n’infirme pas celle, complexe, « diverse » (p. 113) et parfois contradictoire, du regard inspiré : ces « deux orientalismes sont […] le symptôme d’un même malaise dans la civilisation française », conclut à bon droit Sarga Moussa (p. 114).
L’hommage, les variations conjointes ou les correspondances prévalent. Pour preuve, la figure énigmatique de la Cydalise, « muse moderne des 246années de bohème », sujet et figure cristallisant des intérêts multiples donc, dont Corinne Bayle démontre qu’elle relève d’un motif commun appréhendé selon des perspectives et des sensibilités différentes, traduisant le « reflet oblique d’une décision esthétique », fondamentalement visuelle, plastique et picturale chez Gautier, sonore, impalpable et orphique chez Nerval (p. 58). Dominent les échos internes (p. 59), la lecture en miroir (p. 99), inversée, comme l’est par exemple le motif de la conversion romantique dans Onuphrius et La Main de gloire : Anne Geisler aborde à ce propos de manière critique le traitement de sources partagées pour établir, au terme d’une analyse serrée, « de nombreuses similitudes » (p. 37) mais davantage encore une « réelle proximité d’inspiration et de ton » entre les deux nouvelles (p. 40) en s’appuyant sur une contextualisation très fine de l’actualité dramatique de l’époque. La contiguïté d’esprit, les voisinages littéraires, ont pu brouiller l’attribution de certaines productions fictionnelles, en l’absence d’acte de paternité officiel dûment établi (voir l’essai stimulant d’herméneutique génétique proposé par François Brunet, qui entend rendre à César ce qui lui appartient). Tout ce matériau constitue autant d’éléments de comparaisons et d’outils interprétatifs pour tenter de définir la relation créative qui caractérisait les deux « Dioscures », qu’il « ne faut pas vouloir séparer » à tout prix, malgré les impératifs de l’entreprise éditoriale monographique (p. 85). Les sept auteurs identifient les démarches et rendent compte mieux que jamais des intentions respectives, tantôt complices, tantôt dissemblables, de Gautier et Nerval, sans les circonscrire complètement ni même démêler certaines attributions indécidables. Les contributions en effet n’ont ici pas vocation à atteindre artificiellement le centre d’une cible imaginaire, mais avec raison prennent le parti de mesurer les écarts, parfois extrêmement ténus, entre des textes qui ne visaient pas toujours exactement le même objectif, et reflétaient des esthétiques différentes. La leçon apparaît naïve dans son constat : les œuvres de Gautier et Nerval peuvent se juxtaposer ponctuellement ; elles ne se confondent jamais (F. Brunet, p. 70). Encore fallait-il y parvenir par le truchement d’études croisées qui formalisent l’évidence tout en affinant la connaissance de chacun à partir d’une appréhension commune de leur production, et l’enrichissent de toutes les facettes du kaléidoscope critique, soutenu par un appareil de notes précieux. Toutes les facettes ? Sans doute pas. Il manque en effet une thématique qui aurait permis de compléter la 247démarche comparative. La référence artistique et ses modalités d’utilisation chez Gautier et Nerval, aussi différentes soient-elles, traduisent aussi une connivence réelle qui contribue à mieux comprendre leur relation. Ainsi lorsque Gérard, pendant sa halte viennoise le menant en Orient, s’adresse à Théophile en ces termes : « Mon ami ! imagine que c’est une beauté de celles que nous avons tant de fois rêvées – la femme idéale des tableaux de l’école italienne, la Vénitienne de Gozzi, bionda e grassotta, la voilà trouvée ! Je regrette de n’être pas assez fort en peinture pour t’en indiquer exactement tous les traits1. » Il y a dans cette apostrophe par exemple la familiarité objective d’une quête partagée de loin en loin, depuis l’escapade belge de 1836, fondée sur une survivance du type, sur la perméabilité entre l’art, l’existence, et la façon d’en restituer l’expérience, mais aussi sur les pouvoirs magiques de l’image et ce qui relève de la « croyance visuelle2 ». Il y a aussi la récurrence du schéma agonistique entre l’enargeia, la puissance évocatoire mêlées de la peinture et de la littérature, et le jeu sur les interférences respectives d’un médium à l’autre. Une étude dédiée n’aurait pas été superflue.
L’article d’Anne Geisler relatif à Montfaucon (1838), qui prend place dans les Varia, est important, car il rend compte avec finesse de l’originalité de l’esprit de Gautier en restituant la portée unique, polémique et critique, de son texte par rapport à un sujet « à la mode » et codifié. L’écrivain s’inscrit contre les utilitaires, les philanthropes et les moralistes, mais aussi les touristes charognards, voire les adeptes du sublime inversé qui font l’effort de se déplacer, pour mieux s’éprouver face à l’horreur. L’obscénité du carnage animal, de la misère la plus noire sont traitées par Gautier avec la distance de l’humour, mais d’abord vis-à-vis de lui-même, comme l’a parfaitement analysé Anne Geisler. L’article mériterait de longs commentaires qui ne sauraient trouver leur place dans la présente recension. Notons simplement que l’auteur, dans cette livraison, met littéralement en scène le processus d’écriture, grâce à la transposition d’art – son outil favori peut-être pour modaliser le 248réel. Or, il convoque celle-ci pour mieux en déconstruire la mécanique et ruiner par l’ironie l’artifice d’un procédé descriptif esthétisant donc incongru face à l’évidence morbide – « quelle trouvaille ! quel bonheur ! » (p. 129). Ce faisant, Gautier transforme une visite pénible, une expérience éprouvante à Montfaucon, en un véritable « objet artistique, un espace de création3 » à l’œuvre. Et produit un texte militant, y compris sur le plan de l’ambition littéraire. D’où ce ton jovial, qui traduit l’assurance d’une voie délibérément choisie et pleinement maîtrisée, alors qu’il était encore un jeune auteur à cette date.
Maxence Mosseron
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Catherine Larribeau-Fournier, Le Valois de Gérard de Nerval photographié par Germaine Krull : l’éloge de la distance, mémoire de Master 1 de littérature française, dir. Martine Lavaud, Université Paris-Sorbonne, juin 2017, 90 p. hors annexes.
En 1930, la photographe allemande Germaine Krull fait paraître chez Firmin-Didot une œuvre surprenante : Le Valois de Gérard de Nerval, soit 27 pages de textes qu’accompagnent 48 photographies de son cru. La surprise était double : non seulement Krull imposait de façon posthume à Nerval un voisinage qu’il n’aurait sans doute pas désiré – n’avait-il pas dit à Madame Martin, dans une lettre du 15 septembre 1839, qu’il préférait à la « nature prise sur le fait de M. Daguerre » celle de Cabat et de Decamps ? –, mais encore son choix inattendu succédait aux clichés industriels et urbains du recueil Métal (A. Calavas, 1927), qu’elle appelait ses « fers », et dont la mélancolique nature du Valois 249semblait bien éloignée. L’objet n’a pourtant bénéficié que de bien peu d’études : si Catherine Clot lui a consacré un article (« Le Valois de Gérard de Nerval, illustré par G. Krull », en ligne sur Phlit depuis juin 2013), Michel Frizot ne l’évoque que fugacement dans l’ouvrage qu’il a consacré à la photographe chez Hazan, en 2015, année où les visiteurs de l’exposition du Musée du Jeu de Paume dont il était le commissaire purent toutefois admirer, voire découvrir le Valois de Nerval.
Le travail que Catherine Larribeau-Fournier lui consacre est donc plus que bienvenu. Structuré en trois parties envisageant successivement la genèse du Valois, sa qualité d’objet éditorial original, esthétique et soigné au meilleur sens du terme, enfin le système de « correspondances » qu’y entretient le « photo-texte », il ne plaque aucun schéma analytique préconstruit, mais tâche d’approcher l’objet au plus près avec clarté, finesse et précision, y compris sur le plan matériel. L’analyse permet d’apprécier la qualité particulière du dispositif éditorial qui tout en organisant une forme d’« exposition » photographique, préfère l’écho à l’écrasement d’un texte qui conserve toute sa place dans le volume, et ce malgré un ratio déséquilibré (27 pages de texte pour 48 photographies) : c’est ainsi que l’exposition des clichés de Krull se rapproche de la subtile « théâtralité » nervalienne, produisant une sorte de « lever de rideau en images », ou que les notions d’écho et de géométrie de l’oblique permettent de rendre compte d’une forme de collaboration photo-textuelle paradoxale, à la fois effective et distanciée, où deux langages gardent leurs identités respectives. Car la photographie de Germaine Krull échappe nettement à la facilité du registre pictorialiste : nulle figuration de la brume censée prendre le texte « à la lettre », nul recours à « la gomme colorée au pigment noir pour l’estompage des détails, pas de surface travaillée au tampon ou au pinceau » (58), Germaine Krull répercutant dans cette liberté même, plus intuitive que revendicatrice, le goût du Bauhaus pour la photographie « pure ». Si la dernière partie de l’étude, centrée sur la notion de « Correspondances », peut faire redouter les pièges d’une catégorie baudelairienne trop chargée pour ne pas menacer la singularité du dispositif photo-textuel du Valois de Nerval, le détail de l’analyse parvient heureusement à se dégager de ce déterminisme par l’invention de représentations métaphoriques pertinentes. Parmi elles, celle de la pollinisation, d’autant plus respectueuse de l’imaginaire nervalien qu’elle s’inspire des « grains de pollen » de Novalis pour traduire 250le singulier phénomène de « coprésence fragmentaire où les grains de pollen circulent de l’un à l’autre en se fécondant réciproquement » (68). Assurément, l’étude bénéficie d’une grande sensibilité à la poétique des supports et d’une réelle intimité avec ses objets textuels et photographiques. Évitant de la sorte tout placage formaliste, intégrant de surcroît la réception de l’œuvre de Krull (par Mac Orlan, par exemple) sans jamais se départir de son indépendance critique, elle parvient à saisir une « phénoménologie » de la lecture photo-textuelle tout en congédiant courtoisement mais clairement, après l’avoir convoquée, l’ombre photophobe de Baudelaire : puisque de toute évidence, et pour reprendre l’auteur, grâce à Germaine Krull le texte peut désormais dire à la photographie : « Va, je ne te hais point » (p. 42). Et réciproquement.
Martine Lavaud
Paris-Sorbonne / CELLF 19-21
1 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, NPl II, p. 203. Il s’agirait de prolonger la réflexion menée par Georges Poulet en son temps dans son article « Nerval, Gautier et le type biondo e grassotto », Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, vol. 18, no 1, 1966, p. 189-204.
2 Voir sur ce point les analyses stimulantes développées par Carlo Severi dans L’objet-personne. Une anthropologie de la croyance visuelle, Paris, Éditions rue d’Ulm / Presses de l’École normale supérieure – Musée du Quai Branly, 2017 (chapitre 8 notamment).
3 Jorge Semprun, L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, « Folio », 1994, p. 26.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-07938-5
- EAN : 9782406079385
- ISSN : 2554-8948
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07938-5.p.0243
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/03/2018
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français