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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Nerval
    2018, n° 2
    . varia
  • Auteurs : Mosseron (Maxence), Lavaud (Martine)
  • Pages : 243 à 250
  • Revue : Revue Nerval
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406079385
  • ISBN : 978-2-406-07938-5
  • ISSN : 2554-8948
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07938-5.p.0243
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 30/03/2018
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Bulletin de la Société Théophile Gautier, no 38, 2016 : « Gautier et Nerval : Collaboration, solidarités, différences », Textes réunis par Anne Geisler-Szmulewicz et Sarga Moussa, 145 p. 

Le Bulletin se présente sous la forme dun volume rassemblant sept contributions précédées dune introduction fixant les enjeux de la thématique, suivies dun texte versé dans les Varia, qui nintéresse donc pas la problématique du numéro. Ainsi quAnne Geisler et Sarga Moussa lexpriment demblée en introduction, au-delà des études ponctuelles, lentreprise proposée ici vient combler une lacune de lhistoire littéraire (p. 8). Pour lengager, et tenter de la mener à bien, le sujet imposait la participation de spécialistes aux compétences complémentaires, même si – la publication daccueil y joue forcément un rôle – les gautiéristes dominent les nervaliens en nombre. Le risque aurait pu être de perturber fâcheusement léquilibre général de cette livraison, mais la grande variété de nature des productions de Gautier et Nerval, qui touchaient à la pratique journalistique, au genre théâtral, à la poésie, à la fiction romanesque ou encore au récit de voyage, invitait davantage à des regards de spécialistes des différents genres désignés afin denrichir des interprétations monographiques croisées. La question des liens damitié particuliers entre les deux auteurs incitait à mieux cerner le contexte culturel de lépoque, à analyser de manière complémentaire lusage littéraire de certaines images, idées ou motifs, au-delà du pot commun culturel dans lequel chacun puisait, mais aussi à remettre en perspective, pour mieux les éclairer, certaines attitudes ou pratiques propres au métier décrivain lui-même, comme la rédaction collective et les questions de paternité créative. Aucun de ces domaines na été laissé de côté. En outre, les démonstrations proposées enrichissent lappréciation de ces deux polygraphes, en sappuyant sur des découvertes récentes qui témoignent des progrès de la recherche, y compris grâce à des données connexes au champ littéraire (ainsi lapport de linformation révélée par Jean-Claude Féray pour largumentation développée par Michel Brix, p. 16), ou formulent, à partir dun corpus établi et connu, des 244interprétations nouvelles (François Brunet). Aussi les avancées concrètes, les analyses stimulantes et les hypothèses convaincantes auxquelles ce volume ambitieux prête voix, malgré lapparente modestie de sa livrée, doivent-elles être soulignées et saluées dans cette vaste entreprise, inatteignable mais intellectuellement indispensable, de restituer le puzzle démembré et incomplet de lhistoire littéraire.

Le grand mérite du présent Bulletin réside certes dans la pertinence de sa problématique initiale, mais surtout dans la lecture somme toute homogène quil parvient à proposer des liens plus ou moins étroits qui unissent les deux auteurs, et des divergences qui les séparent. En ce sens, lapport des contributions dépasse leur cadre même de réflexion – ce qui constitue leur raison dêtre première. Elles gagnent en effet en cohérence dans la mesure où elles résonnent de concert, dans le temps même quelles construisent une architecture critique densemble qui apporte des clefs de lecture à la compréhension du couple Gautier/Nerval. De façon inaugurale, Michel Brix pose en quelque sorte les données générales du problème. Si son sujet peut paraître périphérique, et sa focale trop large de prime abord, il montre à léchelle du cercle, celui du Petit Cénacle, en quoi toute expérience grégaire, quelle soit intellectuelle, créative ou autre, peut reposer sur des malentendus parfois incompatibles quant aux objectifs à atteindre et à la nature du militantisme à défendre et à promouvoir. Très vite, le gauchisme révolutionnaire dun Borel sest opposé au « nihilisme dandy » (p. 15) de Gautier, quand la production nervalienne de cette époque laissait peu de place à une revendication dobédience républicaine (voir aussi Anne Geisler, p. 40). Ici, lélément politique, en cette période trouble du « régime de Juillet » (p. 19), se mêle aux velléités littéraires communes, et finit par ruiner lédifice déjà fragile, pour laisser place à une recomposition qui prend forme dans la « Bohème du Doyenné » (p. 22), tout autant éphémère. Déjà, laventure sanctionnait la difficulté dune création collective, malgré les effets dannonce – dont témoigne lentreprise avortée des Contes du Bousingot – comme lémergence desthétiques personnelles, malgré les compagnonnages. Si le couple Gautier/Nerval résista, il illustre conjointement deux trajectoires amicales fusionnelles et deux parcours littéraires parallèles qui ne se rencontrèrent quépisodiquement, et parfois par manière de jeu de rôle, lun samusant à prendre la « voix » de lautre – et les initiales, donc la signature du comparse (voir larticle de Patrick 245Berthier, et sa conclusion, p. 85). Ce numéro permet de mesurer aussi la valeur ludique de lexercice de style auquel se livre le plagiaire dans la rédaction des feuilletons dramatiques : « Si je nétais pas bien sûr de ne pas lavoir écrit je croirais quil est de moi » (p. 84). Cest, finalement, la leçon déclinée par chacun des contributeurs, au prisme de leur problématique propre. Hélène Laplace-Claverie, dans son texte sur les « frères de théâtre », précise que « Au total, les deux auteurs auront finalement peu collaboré ensemble, comme sils préféraient en matière de théâtre le dialogue à distance, par lintermédiaire de feuilletons rédigés à tour de rôle ou dœuvres apparentées » (p. 91). Sarga Moussa, pour sa part, sempare de la question de lappropriation croisée, au propre comme au figuré, de lOrient à travers la ville du Caire, chez Gautier et Nerval. Léchange épistolaire, autre modalité du « dialogue à distance », à tous les sens du terme, construit un mirage utopique pour lun – à travers largument de La Péri –, révèle une réalité vécue pour lautre – décrite avec un réalisme lucide par lentremise du récit de voyage. La nature des regards portés sur la ville lointaine éclaire les deux faces dune même médaille, séparées par lépaisseur du temps, et lopposition entre le contact immédiat et le double écart dune vision indirecte, médiée par lartifice dramatique du ballet : lOrient seuropéanise, déplore Nerval, quand Gautier continue de le parer dune hybridité culturelle irréelle et idéalisée, dont ne subsistent plus que quelques traces et figures in situ, les lambeaux dun rêve. Le travail de restitution à travers le référent artistique, notamment pictural, oppose de manière irréductible semble-t-il Gautier et Nerval, qui ny voient pas le même objet, moins encore les mêmes intentions projectives : le premier y perçoit le filtre dune représentation dont lintérêt nest pas tant la crédibilité que sa qualité dembrayeur pour stimuler la vision du poète, alors que le second « jette le soupçon sur lart comme mimesis » (p. 112). Il y a certes un écart dappréciation mais pas dincompatibilité totale, et la modernité du coup dœil de lobservateur clairvoyant, volontairement parodique (p. 109) ninfirme pas celle, complexe, « diverse » (p. 113) et parfois contradictoire, du regard inspiré : ces « deux orientalismes sont [] le symptôme dun même malaise dans la civilisation française », conclut à bon droit Sarga Moussa (p. 114).

Lhommage, les variations conjointes ou les correspondances prévalent. Pour preuve, la figure énigmatique de la Cydalise, « muse moderne des 246années de bohème », sujet et figure cristallisant des intérêts multiples donc, dont Corinne Bayle démontre quelle relève dun motif commun appréhendé selon des perspectives et des sensibilités différentes, traduisant le « reflet oblique dune décision esthétique », fondamentalement visuelle, plastique et picturale chez Gautier, sonore, impalpable et orphique chez Nerval (p. 58). Dominent les échos internes (p. 59), la lecture en miroir (p. 99), inversée, comme lest par exemple le motif de la conversion romantique dans Onuphrius et La Main de gloire : Anne Geisler aborde à ce propos de manière critique le traitement de sources partagées pour établir, au terme dune analyse serrée, « de nombreuses similitudes » (p. 37) mais davantage encore une « réelle proximité dinspiration et de ton » entre les deux nouvelles (p. 40) en sappuyant sur une contextualisation très fine de lactualité dramatique de lépoque. La contiguïté desprit, les voisinages littéraires, ont pu brouiller lattribution de certaines productions fictionnelles, en labsence dacte de paternité officiel dûment établi (voir lessai stimulant dherméneutique génétique proposé par François Brunet, qui entend rendre à César ce qui lui appartient). Tout ce matériau constitue autant déléments de comparaisons et doutils interprétatifs pour tenter de définir la relation créative qui caractérisait les deux « Dioscures », quil « ne faut pas vouloir séparer » à tout prix, malgré les impératifs de lentreprise éditoriale monographique (p. 85). Les sept auteurs identifient les démarches et rendent compte mieux que jamais des intentions respectives, tantôt complices, tantôt dissemblables, de Gautier et Nerval, sans les circonscrire complètement ni même démêler certaines attributions indécidables. Les contributions en effet nont ici pas vocation à atteindre artificiellement le centre dune cible imaginaire, mais avec raison prennent le parti de mesurer les écarts, parfois extrêmement ténus, entre des textes qui ne visaient pas toujours exactement le même objectif, et reflétaient des esthétiques différentes. La leçon apparaît naïve dans son constat : les œuvres de Gautier et Nerval peuvent se juxtaposer ponctuellement ; elles ne se confondent jamais (F. Brunet, p. 70). Encore fallait-il y parvenir par le truchement détudes croisées qui formalisent lévidence tout en affinant la connaissance de chacun à partir dune appréhension commune de leur production, et lenrichissent de toutes les facettes du kaléidoscope critique, soutenu par un appareil de notes précieux. Toutes les facettes ? Sans doute pas. Il manque en effet une thématique qui aurait permis de compléter la 247démarche comparative. La référence artistique et ses modalités dutilisation chez Gautier et Nerval, aussi différentes soient-elles, traduisent aussi une connivence réelle qui contribue à mieux comprendre leur relation. Ainsi lorsque Gérard, pendant sa halte viennoise le menant en Orient, sadresse à Théophile en ces termes : « Mon ami ! imagine que cest une beauté de celles que nous avons tant de fois rêvées – la femme idéale des tableaux de lécole italienne, la Vénitienne de Gozzi, bionda e grassotta, la voilà trouvée ! Je regrette de nêtre pas assez fort en peinture pour ten indiquer exactement tous les traits1. » Il y a dans cette apostrophe par exemple la familiarité objective dune quête partagée de loin en loin, depuis lescapade belge de 1836, fondée sur une survivance du type, sur la perméabilité entre lart, lexistence, et la façon den restituer lexpérience, mais aussi sur les pouvoirs magiques de limage et ce qui relève de la « croyance visuelle2 ». Il y a aussi la récurrence du schéma agonistique entre lenargeia, la puissance évocatoire mêlées de la peinture et de la littérature, et le jeu sur les interférences respectives dun médium à lautre. Une étude dédiée naurait pas été superflue.

Larticle dAnne Geisler relatif à Montfaucon (1838), qui prend place dans les Varia, est important, car il rend compte avec finesse de loriginalité de lesprit de Gautier en restituant la portée unique, polémique et critique, de son texte par rapport à un sujet « à la mode » et codifié. Lécrivain sinscrit contre les utilitaires, les philanthropes et les moralistes, mais aussi les touristes charognards, voire les adeptes du sublime inversé qui font leffort de se déplacer, pour mieux séprouver face à lhorreur. Lobscénité du carnage animal, de la misère la plus noire sont traitées par Gautier avec la distance de lhumour, mais dabord vis-à-vis de lui-même, comme la parfaitement analysé Anne Geisler. Larticle mériterait de longs commentaires qui ne sauraient trouver leur place dans la présente recension. Notons simplement que lauteur, dans cette livraison, met littéralement en scène le processus décriture, grâce à la transposition dart – son outil favori peut-être pour modaliser le 248réel. Or, il convoque celle-ci pour mieux en déconstruire la mécanique et ruiner par lironie lartifice dun procédé descriptif esthétisant donc incongru face à lévidence morbide – « quelle trouvaille ! quel bonheur ! » (p. 129). Ce faisant, Gautier transforme une visite pénible, une expérience éprouvante à Montfaucon, en un véritable « objet artistique, un espace de création3 » à lœuvre. Et produit un texte militant, y compris sur le plan de lambition littéraire. Doù ce ton jovial, qui traduit lassurance dune voie délibérément choisie et pleinement maîtrisée, alors quil était encore un jeune auteur à cette date.

Maxence Mosseron

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Catherine Larribeau-Fournier, Le Valois de Gérard de Nerval photographié par Germaine Krull : léloge de la distance, mémoire de Master 1 de littérature française, dir. Martine Lavaud, Université Paris-Sorbonne, juin 2017, 90 p. hors annexes.

En 1930, la photographe allemande Germaine Krull fait paraître chez Firmin-Didot une œuvre surprenante : Le Valois de Gérard de Nerval, soit 27 pages de textes quaccompagnent 48 photographies de son cru. La surprise était double : non seulement Krull imposait de façon posthume à Nerval un voisinage quil naurait sans doute pas désiré – navait-il pas dit à Madame Martin, dans une lettre du 15 septembre 1839, quil préférait à la « nature prise sur le fait de M. Daguerre » celle de Cabat et de Decamps ? –, mais encore son choix inattendu succédait aux clichés industriels et urbains du recueil Métal (A. Calavas, 1927), quelle appelait ses « fers », et dont la mélancolique nature du Valois 249semblait bien éloignée. Lobjet na pourtant bénéficié que de bien peu détudes : si Catherine Clot lui a consacré un article (« Le Valois de Gérard de Nerval, illustré par G. Krull », en ligne sur Phlit depuis juin 2013), Michel Frizot ne lévoque que fugacement dans louvrage quil a consacré à la photographe chez Hazan, en 2015, année où les visiteurs de lexposition du Musée du Jeu de Paume dont il était le commissaire purent toutefois admirer, voire découvrir le Valois de Nerval.

Le travail que Catherine Larribeau-Fournier lui consacre est donc plus que bienvenu. Structuré en trois parties envisageant successivement la genèse du Valois, sa qualité dobjet éditorial original, esthétique et soigné au meilleur sens du terme, enfin le système de « correspondances » quy entretient le « photo-texte », il ne plaque aucun schéma analytique préconstruit, mais tâche dapprocher lobjet au plus près avec clarté, finesse et précision, y compris sur le plan matériel. Lanalyse permet dapprécier la qualité particulière du dispositif éditorial qui tout en organisant une forme d« exposition » photographique, préfère lécho à lécrasement dun texte qui conserve toute sa place dans le volume, et ce malgré un ratio déséquilibré (27 pages de texte pour 48 photographies) : cest ainsi que lexposition des clichés de Krull se rapproche de la subtile « théâtralité » nervalienne, produisant une sorte de « lever de rideau en images », ou que les notions décho et de géométrie de loblique permettent de rendre compte dune forme de collaboration photo-textuelle paradoxale, à la fois effective et distanciée, où deux langages gardent leurs identités respectives. Car la photographie de Germaine Krull échappe nettement à la facilité du registre pictorialiste : nulle figuration de la brume censée prendre le texte « à la lettre », nul recours à « la gomme colorée au pigment noir pour lestompage des détails, pas de surface travaillée au tampon ou au pinceau » (58), Germaine Krull répercutant dans cette liberté même, plus intuitive que revendicatrice, le goût du Bauhaus pour la photographie « pure ». Si la dernière partie de létude, centrée sur la notion de « Correspondances », peut faire redouter les pièges dune catégorie baudelairienne trop chargée pour ne pas menacer la singularité du dispositif photo-textuel du Valois de Nerval, le détail de lanalyse parvient heureusement à se dégager de ce déterminisme par linvention de représentations métaphoriques pertinentes. Parmi elles, celle de la pollinisation, dautant plus respectueuse de limaginaire nervalien quelle sinspire des « grains de pollen » de Novalis pour traduire 250le singulier phénomène de « coprésence fragmentaire où les grains de pollen circulent de lun à lautre en se fécondant réciproquement » (68). Assurément, létude bénéficie dune grande sensibilité à la poétique des supports et dune réelle intimité avec ses objets textuels et photographiques. Évitant de la sorte tout placage formaliste, intégrant de surcroît la réception de lœuvre de Krull (par Mac Orlan, par exemple) sans jamais se départir de son indépendance critique, elle parvient à saisir une « phénoménologie » de la lecture photo-textuelle tout en congédiant courtoisement mais clairement, après lavoir convoquée, lombre photophobe de Baudelaire : puisque de toute évidence, et pour reprendre lauteur, grâce à Germaine Krull le texte peut désormais dire à la photographie : « Va, je ne te hais point » (p. 42). Et réciproquement.

Martine Lavaud

Paris-Sorbonne / CELLF 19-21

1 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, NPl II, p. 203. Il sagirait de prolonger la réflexion menée par Georges Poulet en son temps dans son article « Nerval, Gautier et le type biondo e grassotto », Cahiers de lAssociation Internationale des Études Françaises, vol. 18, no 1, 1966, p. 189-204.

2 Voir sur ce point les analyses stimulantes développées par Carlo Severi dans Lobjet-personne. Une anthropologie de la croyance visuelle, Paris, Éditions rue dUlm / Presses de lÉcole normale supérieure – Musée du Quai Branly, 2017 (chapitre 8 notamment).

3 Jorge Semprun, LÉcriture ou la vie, Paris, Gallimard, « Folio », 1994, p. 26.