Comptes rendus
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue Nerval
2017, n° 1. varia - Authors: Tsujikawa (Keiko), Arcemisbéhère (Rémy)
- Pages: 191 to 196
- Journal: Nerval Review
Gérard de Nerval, Œuvres complètes, Tome IX, Les Illuminés, Édition de Jacques-Remi Dahan, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque du xixe siècle », 2015, 458 p.
Dès leur parution chez Victor Lecou en 1852, Les Illuminés n’ont cessé de susciter l’embarras des critiques, notamment à cause des liens ambigus, que l’on remarque d’emblée sur la couverture, entre le titre et le sous-titre, Les Illuminés, ou les Précurseurs du socialisme, – « un faux titre bien réel » écrit Nerval –, et à cause des liens tout aussi ambigus entre ces titres et le contenu même de cette galerie de six portraits que compose le recueil. Cet étonnement devant ce livre énigmatique est encore redoublé par la position qu’il occupe au sein de l’œuvre nervalienne. S’agit-il d’une « simple réimpression » (p. 8) de textes empruntés à d’autres, faite par un Nerval qui serait plus « littérateur » que véritablement « auteur » ? S’agit-il d’une défense et illustration des savoirs ésotériques ou illuministes (Jean Richer) ? S’agit-il au contraire du livre d’un sceptique qui ébranle la frontière entre raison et déraison, à la suite du Voyage en Orient et avant Aurélia (Michel Brix) ? Peut-on y voir une autobiographie déguisée de l’écrivain en chemin vers ses œuvres les plus personnelles (Jacques Bony) ? Ou bien, s’agit-il d’explorer la part oubliée de l’histoire moderne dans laquelle Nerval voit « les germes d’un monde » à venir ? Ces portraits sont-ils ceux de Fous littéraires (Charles Nodier) ou composent-il des Vies imaginaires (Marcel Schwob) ? En tous les cas, cette œuvre, aux reflets changeants, n’a cessé de donner lieu, en marge des œuvres dites « majeures » de Nerval, à des lectures chaque fois nouvelles qui prennent de mieux en mieux en compte la valeur dans la poétique nervalienne de ces textes faits d’emprunts de toutes sortes.
L’édition de Jacques-Remi Dahan, dans la nouvelle collection des Œuvres complètes de Nerval dirigée par Jean-Nicolas Illouz (Classiques Garnier), offre une mise au point éclairante de cet ouvrage, tout en rendant sensible la multiplicité des lectures auxquelles il se prête.
L’introduction rappelle bien les lectures dont s’est nourri Nerval, tout en soulignant un « étrange effet de spécularité » (p. 17). Ces personnages sont en effet autant de frères de Nerval, qui font apparaître « la part 192la plus intime de son être » : la folie (Spifame), la manie généalogique (Restif de la Bretonne, Quintus Aucler), l’amour pour une actrice (Restif), ou l’attention portée aux phénomènes du sommeil (Jacques Cazotte), etc. Mais on peut trouver surtout dans cet ouvrage « la volonté d’offrir un panorama complet d’un cycle de l’histoire moderne » (p. 11) qui a le xvie siècle comme point de départ et pour point d’arrivée la première République française. Ainsi se dessinent les ramifications de ce qui, dans le mythe personnel de Nerval, constitue la lignée oppositionnelle des « fils du feu » : « l’Illuminé est un insurgé, qu’il s’affronte au pouvoir politique, comme Spifame et Bucquoy, ou à l’institution religieuse, comme Cagliostro et Aucler » (p. 34). Même si leurs tentatives ne parviennent pas à changer la réalité, tout comme celles de leurs « successeurs qui souffrent aujourd’hui d’avoir tenté trop follement ou trop tôt la réalisation de leurs rêves » (p. 41), même si Les Illuminés sont, selon Jacques-Remi Dahan, « le livre de l’échec », on doit plutôt en tirer la conclusion que le « désabusement n’est pas […] déréliction », et que Les Illuminés sont aussi une « célébration », une « glorification de la démesure et de l’irréalisme » (p. 35-36).
Les Illuminés rejoignent ainsi l’une des questions essentielles de l’œuvre nervalienne, à savoir « l’Éloge de la Folie » dans une époque vouée au prosaïsme, littéraire, religieux et politique, au seuil du Second Empire. Mais il faut bien comprendre que cet éloge est plus encore marqué d’ambiguïté, mêlant ironie et fascination, car, comme l’écrit Jacques-Remi Dahan, « la richesse du livre réside dans l’ambiguïté » (p. 34). L’incipit du recueil se réfère d’emblée à Érasme, mais aussi à Saint-Évremond et probablement à son ouvrage intitulé Sir Politick Would-be, qui décrit « la rencontre à Venise de deux ridicules, le Français Monsieur de Riche-Source, homme d’affaires, […] et l’Anglais Sir Politick, “qui travaille à réformer le gouvernement des pays par où il passe” », tous deux emprisonnés suite à un soupçon de complot (p. 30). Les beaux passages que Jacques-Remi Dahan prélève dans cet « éloquent plaidoyer en faveur de la folie » (p. 30-31) expliquent le ton qu’adopte Nerval, mêlant humour et autodérision, gravité et légèreté. Nerval se distingue ainsi des autres auteurs de portraits littéraires alors en vogue (Sainte-Beuve, Gustave Planche et Gautier), de répertoires biographiques consacrés aux fous (Hécart, Adolph Biquet, Renault et Templeux), ou encore du Champfleury des Excentriques (les informations sur ces auteurs 193se trouvent dans l’introduction, p. 32-33). Au lieu de susciter simplement le « sourire » de « l’amateur vulgaire », il redonne vie aux écrits du passé, en mêlant écriture et réécriture, et en fondant dans sa propre voix la voix d’écrivains perdus dans le « fouillis des siècles ».
Les précieuses notes de Jacques-Remi Dahan permettent de saisir avec une netteté parfaite comment le biographe reprend à son compte les textes de ses « illuminés » et leurs propres lectures en se permettant souvent d’y insérer des modifications, des anachronismes ou même des erreurs, délibérées ou fortuites. Après le travail de Jacques Bony sur Les Faux Saulniers, on sait à quel point Nerval se livre à des emprunts massifs dans les écrits d’autrui ; et à la suite des éditions de la Pléiade et du Livre de Poche – qu’il faut continuer à consulter, car Jacques-Remi Dahan ne reprend pas toujours les notes déjà établies –, on trouve bien des références jusqu’ici non remarquées. Ainsi, Nerval se réfère au Faux Duc de Bourgogne quand il compare Raoul Spifame à « ce paysan bourguignon qui, pendant son sommeil, fut transporté dans le palais de son duc » (p. 47) ; il démarque Simonde de Sismondi, Histoire des Français, quand, dans la scène d’ouverture, il fait tenir à l’abbé de Bucquoy des propos sur Fénelon et Bossuet (p. 66-67). D’autres trouvailles éveillent la curiosité des lecteurs : on savait déjà que Louis-Sébastien Mercier avait écrit un texte sur Raoul Spifame dans son Tableau de Paris ; mais l’édition de Jacques-Remi Dahan indique qu’il a laissé également un livre intitulé Charité [1805], lequel contient des paragraphes plagiés de Quintus Aucler, sans nommer cet auteur inconnu (p. 355). En outre, dans Quintus Aucler, Jacques-Remi Dahan relève non seulement des références de La Thréicie, consultée et citée par Nerval, mais encore des références aux auteurs cités par Quintus Aucler lui-même (Hymnes orphiques, Juvénal, Aristophane, Lévitique, Exode, Sénèque, Musonius, Phocien, Aristide, Boulanger, etc.). Ces recherches d’une perspicacité admirable (notamment p. 354-355) suggèrent que les idées de ces six « excentriques de la philosophie » puisent dans le passé et ont une pérennité qui leur survit dans ces limbes des bibliothèques. Comme l’écrit Jacques-Remi Dahan, les illuminés de Nerval sont avant tout « des êtres de papier, nés du papier, qui s’efforcent de conformer le réel à leur délire et usent pour ce faire de l’écriture » (p. 33) ; on ajoutera qu’ils forment ensemble une lignée qui maintient un esprit d’opposition dans les replies de l’histoire moderne.
194Les portraits les moins étudiés jusqu’ici comme Cagliostro et Quintus Aucler sont heureusement privilégiés dans cette nouvelle édition. Jacques-Remi Dahan identifie les citations faites par Nerval quand celles-ci sont explicites. Ses notes historiques et littéraires, savantes mais neutres, permettent au lecteur de s’aventurer à moindres risques dans les biographies où se mêlent vie et fiction, histoire et légende. À cela s’ajoutent un appendice qui contient Le Diable rouge, Les Prophètes rouges, ainsi que huit articles critiques sur la réception des Illuminés par des contemporains de Nerval. Cet appendice est utile non pas parce que Les Prophètes rouges auraient composé un possible deuxième tome des Illuminés, – Jacques-Remi Dahan refuse cette hypothèse en soulignant que le projet du livre tel qu’on le lit est « pleinement accompli » (p. 35) –, mais parce que cet appendice rend compte du climat historique dans lequel s’élabore le recueil de ces précurseurs du socialisme. Il en résulte une magnifique édition qui sera une édition de référence, et un outil de recherche qui nourrira de nouvelles lectures des Illuminés et de l’œuvre nervalienne1.
Keiko Tsujikawa
Maître de conférences
à l’Université Shirayuri
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Bayle, Corinne, Broderies nervaliennes, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », Série Gérard de Nerval, 2016, 332 p.
Dans son ouvrage paru en 2001, La Marche à l’Étoile (Seyssel, Champ Vallon), Corinne Bayle s’attachait à élucider les formes de la fragmentation et de l’émiettement dans l’œuvre de Gérard de Nerval ; Borderies 195nervaliennes propose de poursuivre l’analyse de cette écriture rhapsodique en prenant cette fois pour objet non plus cette force de dissolution mais le travail de couture, d’assemblage et de construction à partir des fragments. La métaphore de la broderie évoquée par le titre et richement filée à travers l’ouvrage de Corinne Bayle renvoie aux images du cercle et de la ronde analysées respectivement par Georges Poulet et Jean-Pierre Richard qui caractérisaient déjà le travail d’entrelacement des références chez Gérard de Nerval. Elle souligne en outre la facticité et l’artificialité d’un texte aux coutures apparentes, qui exhibe sa propre élaboration à travers l’ironie et la distance critique.
Corinne Bayle réconcilie donc ici deux champs des études nervaliennes : la critique des sources qui connaissait ces dernières années un certain désintérêt (malgré un regain, illustré par les travaux de Hishashi Mizuno) et les études thématiques sur cet auteur, proposant une habile synthèse des deux démarches. Si l’introduction « Nerval rhapsode » ne fait pas de mystère sur la démarche intertextuelle adoptée ici, les cinq parties de l’ouvrage empruntent leurs méthodes à une grande variété de démarches (critique philologique, démarche comparatiste, mythocritique). Cet éclectisme méthodologique permet d’expliquer certains rapprochements qui auraient pu paraître audacieux.
L’ouvrage emprunte sa composition à son thème, la broderie : le pointillisme quasi-monographique des quatorze chapitres fait apparaître à terme l’image d’un rapport nervalien à la littérature, à l’art, au monde et au temps caractérisé par une tension entre achèvement et inachèvement, entre volonté de maîtrise et nomadisme. En outre, le sens du titre peut être entendu de deux façons, broderies de Nerval et broderies sur Nerval se croisent dans cet ouvrage : on ne lira donc pas de la même façon les trois premières parties qui analysent des sources de Nerval (« La poésie des mythes », « Lumières du xviiie siècle », « Au cœur du Romantisme européen »), la quatrième qui évoque l’influence de ses contemporains (« Mélancolies »), et la cinquième consacrée à sa réception posthume par Théophile Gautier, Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud (« Dialogues posthumes »).
À la diversité des approches répond la variété des objets envisagés : outre les références très précises aux œuvres de Swedenborg, Novalis, Restif de la Bretonne, Rousseau, Goethe, Hoffmann, Ossian, Walter Scott, Nodier, Gautier, Baudelaire ou Rimbaud, l’ouvrage élabore 196des passerelles entre l’œuvre de Nerval et l’histoire des arts ou des sciences : ces analyses qui valent autant pour leur originalité que pour leur caractère de synthèse, exposées dans un style clair et didactique éclairent de façon subtile à la fois le texte et ses sources et contribuent à dresser un le portrait contrasté d’un Nerval philosophe, romancier, dramaturge, poète.
On peut regretter la partialité des rapprochements intertextuels : l’omission de certaines références fondamentales de Nerval (Sterne ou Heine) et le traitement exclusif de certaines œuvres (le Werther est le sujet d’analyses très précieuses mais au détriment du Faust). Ces absences témoignent néanmoins d’un souci de suivre au plus près les mécanismes de la mémoire nervalienne où s’entremêlent les fils de référence en s’appuyant sur « une culture qui n’exclut pas une sorte d’innocence » (p. 52) : c’est dans cette démarche originale que réside le principal apport de l’ouvrage de Corinne Bayle.
Rémy Arcemisbéhère
Doctorant contractuel
à l’Université Paris-Sorbonne
CELLF 19-21
1 Je tiens à remercier Jean-Nicolas Illouz d’avoir bien voulu relire cette brève notice.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-06909-6
- EAN: 9782406069096
- ISSN: 2554-8948
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06909-6.p.0191
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-31-2017
- Periodicity: Annual
- Language: French