Abstracts
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire littéraire de la France
4 – 2020, 120e année, n° 4. varia - Pages: 1015 to 1021
- Journal: Journal of French Literary History
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COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Le Roman au temps de Louis XIII. Sous la direction de Frank Greiner. Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviie siècle », 2019. Un vol. de 400 p. (Elsa Veret)
La Fortuna del « Secolo d’Oro ». Per Marco Lombardi. Édité par Barbara Innocenti. Florence, Firenze University Press, 2018. Un vol. de 160 p. (Richard Crescenzo)
La Haine du théâtre. Controverses européennes sur le spectacle, vol. 1 « Controverses et polémiques » et vol. 2 : « Discours et arguments ». Sous la direction de François Lecercle et Clotilde Thouret. Littératures classiques, nos 98 et 99. Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2019. Deux vol. de 214 et 208 p. (Frédéric Sprogis)
Un homme, deux cultures. Charles de Villers entre France et Allemagne (1765-1815). Sous la direction de Nicolas Brucker et Franziska Meier. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2019, Un vol. de 332 p. (Thomas Keller)
Juliette Drouet épistolière. Actes du colloque de Paris, 16-17 septembre 2017. Sous la direction de Florence Naugrette et Françoise Simonet-Tenant. Avec le Cahier de l’anniversaire de Juliette Drouet. Texte établi, présenté et annoté par Jean-Marc Hovasse. Paris, Eurédit, 2019. Un vol. de 370 p. (Esther Pinon)
L’Auteur et ses stratégies publicitaires au xixe siècle. Édité par Brigitte Diaz. Caen, Presses universitaires de Caen, « Symposia », 2019. Un vol. de 234 p. (Julien Schuh)
Les Goncourt et la caricature. Sous la direction de Jean-Louis Cabanès et Jean-Didier Wagneur. Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, no 24, 2018. Un vol. de 190 p. (Julie Anselmini)
Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, no 25, 2019. « Les Goncourt et la mode ». Un vol. de 212 p. (Shoshana-Rose Marzel)
Écrire l’intime au temps du réalisme et du naturalisme. Mélanges offerts à 970Pierre-Jean Dufief. Sous la direction de Colette Becker, Jean-Louis Cabanès et Jean-Marc Hovasse. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et Modernités », 2020. Un vol. de 360 p. (Françoise Simonet-Tenant)
Figures du critique-écrivain (xixe-xxie siècles). Sous la direction de Elina Absalyamova, Laurence van Nuijs et Valérie Stiénon. Rennes, PUR, « Interférences », 2019. Un vol. de 329 p. (Marie Sorel)
Écrire le contemporain. Sur l’œuvre de Laurent Mauvignier. Sous la direction de Michel Bertrand et Alberto Bramati. Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, « Textuelles » 2018. Un vol. de 270 p. (Marie-Hélène Boblet)
Lancelot Voisin de La Popelinière, L’Histoire de France. Tome III (1561-1562). Édition de Paul-Alexis Mellet et Odette Turias, sous la direction de Denise Turrel. Genève, Droz, « Travaux d’humanisme et Renaissance », 2019. Un vol. de 539 p.
Cet ouvrage fait suite aux deux volumes déjà parus, le tome I (1517-1558) en 2011 et le tome II (1558-1560) en 2016, et s’inscrit dans la vaste entreprise de l’équipe réunie sous la direction de Denise Turrel qui vise à mettre à disposition du public l’intégralité des 45 livres de l’édition de 1581 de l’Histoire de France de La Popelinière.
Comme les précédents, il comprend une brève introduction, par Paul-Alexis Mellet, et un important index des noms de personnes. Il correspond aux livres VII et VIII de l’édition de 1581, lesquels sont donnés avec leur sommaire et avec les annotations marginales destinées à donner des points de repère au lecteur de l’édition originale. Celles-ci, tout en conservant cette fonction, sont aussi, pour le lecteur contemporain, d’intéressantes indications sur l’importance et le sens que l’éditeur du xvie siècle accorde aux différents faits rapportés. L’appareil de notes complète l’éclairage du texte, aussi bien du point de vue purement factuel que dans ses dimensions littéraires voire philosophiques. Le Livre VII, édité par Paul-Alexis Mellet, commence avec la tenue des États Généraux à Orléans en décembre 1560 - janvier 1561 et se termine par le massacre de Wassy : il s’agit donc de la période où les Guerres de Religion sont en gestation dans un royaume rendu instable par un pouvoir monarchique mal assuré et où les revendications religieuses se font de plus en plus pressantes, deux tendances que La Popelinière décrit et analyse avec précision. Le livre VIII, pris en charge par Odette Turias, montre l’éclatement des guerres, des débats conduisant à la prise d’armes en mars 1562 jusqu’à l’automne 1562, avec l’ambassade envoyée par les protestants à Francfort pour se justifier devant l’Empereur et les princes d’Allemagne.
Car l’histoire de France qu’écrit La Popelinière fait place au contexte européen dans lequel elle s’inscrit, en insistant notamment sur les relations des églises françaises avec les protestants du Saint-Empire et en mettant en parallèle les situations religieuses et politiques des différents espaces ; ou encore en détaillant la guerre du duc de Piémont contre les Vaudois : pour l’agrément et la variété de son discours, dit-il, mais surtout pour montrer que « les autres princes n’ont esté moins empeschez que le françois » (p. 119), et comme le souligne la note de l’éditeur, pour fournir ainsi à la réflexion un exemple étranger – mais où une princesse française, Marguerite de France épouse du duc de Savoie, joue un rôle 971déterminant –, d’une résistance armée pour la religion qui se conclut par un édit de tolérance civile, et proposer ainsi par anticipation un possible « modèle de résolution des conflits » (p. 169).
En effet, ce qui ressort à la lecture de La Popelinière, et ce que les notes et le travail des éditeurs rendent encore plus nettement perceptible et permettent d’apprécier de manière tangible, c’est bien la volonté de prendre du recul et de mettre les événements en perspective, qui semble guider constamment le récit de l’historien huguenot et sa pratique de l’histoire.
Cette mise en perspective se fait dans l’espace, comme dans l’exemple ci-dessus, mais plus encore dans le temps, et cela paraît être l’ambition même qui préside au projet de l’Histoire de France de 1581 et plus particulièrement à l’écriture des livres qui nous intéressent ici. La Popelinière en effet s’attache alors à remonter à l’origine des guerres civiles et à leurs débuts, en ajoutant dix livres, dont le VII et le VIII font partie, qui deviendront les premiers de l’ensemble pour couvrir les années 1540 à 1563, à ceux qui avaient déjà été progressivement publiés entre 1571 et 1579 et qui tenaient davantage de l’histoire immédiate puisqu’ils relataient les troisièmes guerres civiles (en 1571), puis la période allant de la paix de Saint-Germain aux sixièmes guerres (en 1578-1579) – même si dès 1572 il avait commencé à revenir en arrière pour s’intéresser aux années 1563-1568.
Or le souci de comprendre la genèse des guerres et comment on a pu en arriver là au nom de la religion se fait sans cesse entendre dans ce volume, et au-delà de la posture de l’historien qui prétend, comme le demandent alors les théoriciens, expliquer l’enchaînement des faits et leurs motivations, on perçoit bien la perplexité de l’homme, du sujet et du croyant, lorsqu’il tente de démêler l’écheveau des passions humaines, des intrigues politiques et de la persuasion religieuse. Ainsi, au seuil du livre VIII, traitant du déclenchement des guerres proprement dites qui sont son sujet principal, il éprouve encore le besoin de revenir, en une sorte de bilan provisoire de ce qui a été vu précédemment, sur les causes profondes du conflit : l’expansion de la Réforme luthérienne en Europe et les moyens divers qui lui ont été opposés, la manière dont une répression maladroite a favorisé sa propagation et son enracinement dans les consciences, d’autant plus lorsque, comme en France, les autorités ont été tardives à s’en inquiéter, préparant ainsi les malheurs futurs. Un passage comme celui-ci est caractéristique dans le sens où La Popelinière tente d’y analyser les effets et l’efficacité du martyre dans des termes qu’on pourrait qualifier de « laïques », sous l’angle psychologique et politique, en laissant de côté la question de la vérité de la doctrine prêchée, pour ensuite insister sur l’impossibilité de distinguer dans les conduites humaines ce qui relève des « passions divines et humaines » (p. 324). Son éthique d’historien, comme il le précise encore, l’oblige du reste à taire son jugement, mais il s’agit par là pour le lecteur d’aiguiser le sien grâce au rapport fidèle et objectif des événements, des causes mises en avant par les uns et les autres, et de leurs conséquences telles qu’on peut les mesurer.
Cette recherche de distance et d’impartialité, au-delà d’un certain nombre de parti pris lexicaux et du recours à des modalisateurs ou aux discours rapportés afin de ne pas reprendre à son compte les opinions ou les propos des protagonistes, se traduit tout particulièrement dans l’usage des sources tel que le révèle le travail des éditeurs. Un épisode aussi crucial que le massacre de Wassy en offre un exemple éclairant. La Popelinière, tout en reprenant le Discours entier de la persécution et cruauté exercée en la ville de Vassy, par le duc de Guise […], imprimé en 1563, 972l’a fortement condensé et recomposé, de manière, comme le souligne la note 961 p. 317, à s’écarter très nettement de la tonalité martyrologique de sa source et des autres histoires protestantes qui s’en inspirent, comme l’Histoire ecclésiastique de Bèze ou les Mémoires de Condé. Il insiste au contraire sur la responsabilité des « fous » et des « plus échauffés » des deux bords et n’indique pas même le nombre des victimes, ce que Bèze du reste lui reprochera. Mais ce faisant, il se rapproche des conclusions des historiens contemporains.
La même liberté, voire la divergence, par rapport notamment à Bèze, qui lui sert ici de source, se retrouve, par exemple, quand il évoque les débats au sein du parti protestant précédant la prise d’armes du printemps 1562. Un autre intérêt majeur du récit de La Popelinière, que les notes là encore permettent de préciser, tient du reste dans cette mise en évidence d’une multiplicité des voix, d’avis et de points de vue souvent contradictoires parmi les protestants, très loin d’être unanimes dans leurs impératifs comme dans leurs actions, de façon à restituer, outre la complexité inhérente à ce qui fait la pâte humaine, la dimension d’incertitude de l’histoire en train de se faire, loin des schémas téléologiques souvent prédominants, a fortiori quand il est question d’enjeux religieux.
Ce travail d’édition et ce troisième tome confirment donc le caractère singulier de l’histoire de La Popelinière parmi celles, nombreuses, écrites au xvie siècle pour relater les guerres de religion, le plus souvent dans une optique polémique. Cette tentative d’une histoire objective dans un contexte aussi passionné représente assurément un document irremplaçable, pour la connaissance des faits, et plus encore peut-être pour la compréhension du rôle de l’historien et de la méthode historique tels qu’on pouvait alors les envisager. Outre cela, elle laisse aussi deviner, en dépit de la retenue à laquelle s’astreint l’auteur et de la rationalité dont il tâche de faire preuve, les interrogations et les désarrois d’un homme, croyant et de bonne foi, acteur impliqué à des degrés divers dans les événements qu’il rapporte, face aux débordements, aux emportements, aux ratés et aux impondérables qui président au cours des choses, et parfois à leur déraillement.
Cécile Huchard
Jean-Antoine de Baïf, Œuvres complètes IV, Euvres en rime, Troisième partie, Les Jeux (sous la direction de Jean Vignes) – Volume 2, Antigone. Édition par Monique Mund-Dopchie. Paris, Honoré Champion, « Textes littéraires de la Renaissance », 2016. Un vol. de 134 p.
Ce mince ouvrage est d’une importance considérable, puisqu’il s’agit de la dernière des traductions humanistes du théâtre grec en langue vernaculaire – et de l’une des plus fidèles, si on la compare aux travaux qui l’ont précédée, ceux du père de l’auteur, Lazare de Baïf, de Calvy de la Fontaine, de Bochetel et de Sébillet. Postérieure aux autres d’une génération, elle marque l’aboutissement de la réflexion humaniste sur la traduction de la tragédie grecque en français : jusqu’à Dacier, il n’y en aura plus.
Dans une brève introduction, Monique Mund-Dopchie rappelle les incertitudes concernant la datation de la pièce ; elle souligne également les difficultés à déterminer l’édition de référence utilisée par Baïf, du fait de la relative liberté de 973l’auteur à l’égard de son modèle. L’éditrice avance un dernier problème, lorsqu’elle se demande si l’on doit qualifier le texte présenté ici de traduction ou d’adaptation, et fait le choix, à mon avis raisonnable, d’utiliser le mot de « translation » pour le désigner. Monique Mund-Dopchie suit les analyses de Simone Maser pour définir la production de Baïf comme une tragédie « mi-française, mi-grecque », répondant à la fois aux exigences de la versification française et à une volonté de réactualisation de la tragédie antique. Elle souligne l’intérêt de Baïf pour les problèmes de versification et de métrique, relève la grande liberté du traducteur à l’égard des chants choraux, l’attention qu’il porte à la musicalité des mots ainsi que les nouveautés métriques inventées pour restituer la forme de son modèle.
Au-delà des exigences formelles, le travail du traducteur est, bien évidemment, guidé par ce que l’éditrice appelle « adaptation culturelle », c’est-à-dire le souci d’un destinataire peu désireux de se sentir dépaysé, préoccupation liée au projet d’édition en vernaculaire, destinée à un public plus large que les lettrés de cabinet. Monique Mund-Dopchie rappelle, au sujet de ces innovations, la lecture politique que Simone Maser fait de cette traduction – en particulier, la portée des réticences à l’égard des vers concernant le pouvoir des femmes ou le régicide, qui seraient une manière de ne pas déplaire à Catherine de Médicis ou à la Cour ; pourtant, l’éditrice remarque, à raison, que beaucoup de vers « politiquement suspects » ont été maintenus. Elle conclut en affirmant que « dans la tragédie française comme dans le modèle grec », il y aurait affirmation de la « suprématie de la raison d’État sur la conscience individuelle » – formule qui gagnerait à être mise en perspective, au sujet d’une pièce qui a fait l’objet de tant d’interprétations contradictoires, au moins depuis l’idéalisme allemand.
Ces réflexions de traductologie trouvent une certaine limite dans le choix de ne donner souvent comme base à la comparaison que la traduction de Mazon, souvent sans revenir à l’original grec – choix qui s’explique sans doute par des contraintes éditoriales, mais qui rend la lecture tributaire des propres choix éditoriaux parfois discutables de Mazon (l’ajout des didascalies, par exemple).
Monique Mund-Dopchie conclut en rappelant qu’on a ainsi affaire à une traduction – dans certaines limites imposées par les exigences métriques, le goût du public et, peut-être, un réel souci dramaturgique – autant qu’à une adaptation préfigurant l’Antigone de Garnier. À ce sujet, on aimerait en savoir plus sur l’usage de cette traduction : était-elle destinée à être lue ou jouée, moyen de vulgarisation élargie ou simple instrument pour des lettrés connaissant mal le grec, source d’inspiration pour auteurs ou investie d’une valeur littéraire et dramatique en elle-même ? Ces questions touchent aux implications du geste de traduire en français depuis le grec, mais aussi aux recherches de la tragédie humaniste en cours de formation.
L’introduction de l’éditrice se clôt par une note extrêmement utile sur la versification, dans laquelle Jean Vignes rappelle que Jean-Antoine de Baïf est l’un des premiers avec Jodelle à imposer l’alexandrin comme mètre tragique par excellence. Si l’absence d’alternance est commune à tout le théâtre de Baïf, le traducteur a en revanche travaillé finement, ici comme ailleurs, l’enchâssement de formes lyriques variées, comme le montre le tableau récapitulatif très parlant qui nous est fourni. Jean Vignes rappelle la vocation musicale des formes particulières inspirées de la métrique antique, et le respect, en particulier, de la « mesure à la lyre », permettant de chanter plusieurs strophes identiques sur le même air.
974On trouve encore, avant le texte de Baïf, une bibliographie que l’on pourra compléter par les travaux de Bruno Garnier et d’Antoine Berman sur la traduction humaniste, ceux de Malika Bastin-Hammou sur les traductions du théâtre grec ou ceux de Sylvain Garnier sur le travail du rythme et de la prosodie dans le théâtre humaniste.
Nous est ensuite donnée à lire la belle traduction de Jean-Antoine de Baïf, qui travaille dans une langue souple et vive, capable d’intégrer de façon magistrale tous les jeux des grands rhétoriqueurs, mais aussi de jouer avec une grande maîtrise des variations de coupes, restituant parfois bien mieux que Mazon le rythme fort rhétorique du vers grec. Loin d’une euphémisation systématique, Baïf se permet parfois d’ajouter une série d’images frappantes ; enfin, la souplesse de la langue permet au traducteur d’enrichir son texte de mots d’une force remarquable, comme ce magnifique verbe « ensépulturer », qui scande toute la première partie du texte. Baïf livre ici un poème éminemment dramatique, truffé de déictiques et de jeux de langage reposant sur divers procédés rhétoriques autant que sur les jeux de sonorités les plus efficaces. Le travail des stichomythies, grâce à ces effets rhétoriques et aux jeux de coupes très expressifs fondés sur la reprise des mêmes termes, dote le texte d’une force dramatique au moins égale à celle des tragédies de son temps ; la division en actes et scènes, innovation qui sera généralisée dans les traductions du xviie s., plaide aussi en faveur d’une utilisation théâtrale du texte – ou du moins, d’un alignement des codes de lecture de ce texte sur ceux du reste de la production dramatique.
La traduction de Baïf est suivie d’une série de notes précises, signalant notamment les principaux écarts du traducteur à l’égard de son modèle, ainsi que les passages ayant pu exercer une influence sur Garnier pour écrire son Antigone. Ces commentaires permettent surtout de mesurer le grand respect du traducteur pour le texte source, en particulier par une concentration remarquable à son époque, Baïf se permettant rarement de développer le texte de Sophocle hors de la mesure. Ces notes sont suivies d’un glossaire, utile pour comprendre la langue de Baïf, qui s’enrichit de nombreux archaïsmes et néologismes. Enfin, ce travail est complété par deux index, recensant pour le premier les noms propres cités dans l’introduction, pour le second les noms de personnages mythologiques cités dans la tragédie.
En somme, cette édition de l’Antigone, vingt-cinq ans après celle de Simone Maser, est l’occasion de relire l’un des textes jalons dans la formation de la tragédie humaniste, et de réinterroger les liens entre traduction et production des œuvres. Jean-Antoine de Baïf a su concilier, l’un des premiers, fidélité au texte source et qualité littéraire et dramatique du texte d’arrivée, et produit une « translation » tout à fait digne de figurer au nombre des œuvres théâtrales de son temps. On trouvera profit à reprendre l’édition de Simone Maser pour approfondir les points laissés en suspens par un travail dont l’objectif n’est pas l’exhaustivité, mais qui se signale par des qualités de brièveté favorisant l’accessibilité d’un texte encore trop méconnu.
Marie Saint Martin
975Jean Balsamo, Le Passé à l’œuvre. Essais d’histoire littéraire. Avant-propos de Bernard Teyssandier et Jean-Louis Haquette. Reims, Épure, 2019. Un vol. de 324 p.
Le volume que publie Jean Balsamo rassemble des études et des recensions, certaines inédites, d’autres remaniées à partir de versions antérieures. L’ensemble se présente comme un recueil cohérent d’« essais d’histoire littéraire » irréductible à une collection de miscellanées.
Les articles rassemblés par Jean Balsamo relèvent en effet de l’« histoire littéraire », soigneusement distinguée de l’« histoire de la littérature », dont elle est en fait la méthode, méthode fondée sur l’enquête historique autour des œuvres du passé, conçues dans d’autres époques et pour d’autres publics. De telles œuvres, du moins les plus rayonnantes d’entre elles, sont néanmoins toujours présentes. Les disciplines que Lanson appelait « sciences du texte » (philologie, histoire du livre, études génériques…) permettent de comprendre à la fois la genèse des œuvres dans leur contexte et leur résonance dans la longue durée. Telle est la méthode de l’histoire littéraire que Jean Balsamo a souhaité illustrer dans ce recueil d’études.
S’intéressant à des thèmes et des figures qui ont occupé sa vie de chercheur (Montaigne, les poètes de la Renaissance, les relations littéraires franco-italiennes, le pétrarquisme…), Jean Balsamo ordonne ces essais autour de quatre ensembles.
L’apport de l’histoire littéraire est d’abord de poser des questions en termes nouveaux ou de redéfinir certaines notions, de les envisager « d’un autre biais ». Tel est le propos d’une première série d’études qui applique à différents objets de nouvelles méthodes d’approche. Ainsi pour Montaigne, Jean Balsamo, à la lumière de ses propres travaux et d’autres, tirés de la critique récente, remet en cause la vulgate héritée de Pierre Villey : dans le cas de l’édition des Essais, l’approche philologique se substitue à l’histoire des idées, le choix de l’édition posthume à celui de l’Exemplaire de Bordeaux. La lecture évolutionniste des Essais imposée par Pierre Villey est elle aussi remise en cause par l’approche sociale de Philippe Desan, pour qui chaque édition des Essais est une œuvre singulière, partant d’un projet politique pour se transformer ensuite, après l’échec de celui-ci, en apologie personnelle. Même si Jean Balsamo prend ses distances avec une lecture trop radicalement politique des Essais, il salue l’avancée critique de la biographie littéraire, critique et non narrative, de Philippe Desan, vouée à l’élucidation d’une œuvre qu’elle évite de réduire au rang de simple source documentaire. Le cas de Ronsard, quant à lui, met en lumière les apports de l’histoire du livre, fondée sur la bibliographie matérielle mais aussi sur la réception immédiate des éditions. L’histoire du livre rejoint l’histoire littéraire, en ce qu’elle éclaire les trois étapes de la constitution des œuvres de Ronsard : mise en texte, mise en œuvre, mise en livre. Regarder d’un autre biais, c’est aussi réviser le sens de certaines périodisations. Les notions de « Renaissance » et de « Contre-Réforme », par exemple, reposent sur des préjugés qui faussent leur sens. À la « Renaissance » s’attache, au prix d’un fort préjugé européocentriste, un idéal de civilisation, dont la période suivante, celle d’une « Contre-Réforme » hâtivement considérée comme une époque de réaction, marquerait le déclin. Renaissance et Réforme sont deux notions positivement connotées, par opposition à celles qui les précèdent ou les suivent (moyen âge, classicisme ou Contre-Réforme). Pour Jean Balsamo, il vaut mieux envisager la « Renaissance », concept opératoire pour comprendre l’idée que les 976lettrés du xvie siècle se faisaient de leur propre modernité, en dissociant sa propre modernité (celle d’une redécouverte de l’Antiquité ordonnée par le christianisme) de la nôtre. Enfin, cette partie se clôt sur l’examen de l’œuvre critique de Natalino Sapegno, méconnue en France et qui, bien que relevant de l’italianistica, révèle l’intérêt d’une approche historiographique des œuvres. Ce n’est qu’en replaçant des textes particuliers dans la totalité des œuvres d’un auteur, et en tenant compte des travaux antérieurs sur ces œuvres que l’on parvient à comprendre les textes et à les situer dans une mémoire culturelle collective.
Une seconde série d’études porte sur les liens entre « littérature et idéologie ». Elle s’ouvre sur une analyse de l’œuvre de Franco Simone comme leçon de méthode. C’est en dépassant l’approche idéologique de la question de l’italianisme et de l’anti-italianisme que le chercheur italien a rendu une valeur heuristique à ces deux notions. Contre la critique du xixe siècle qui les avait figées comme des positions antagonistes, Simone les replace dans une relation dialectique : l’imitation de Pétrarque par les poètes de la Pléiade était aussi émulation avec le modèle qu’ils cherchaient à dépasser, les imitateurs de Pétrarque étaient les premiers à tenir un discours critique contre lui. Les italianisants étaient en fait animés d’un dessein anti-italianisant. L’exemple le plus net est celui de Du Bellay qui, dans la Défense et Illustration, se montre nourri de poésie italienne et pourtant désireux d’illustrer sa langue et de dépasser ses modèles. Dans la même partie, un ensemble de trois contributions porte sur l’idéologie sénatoriale des parlementaires français et son double rêve de contrôle du pouvoir monarchique et de restauration d’une grande éloquence politique. La première porte sur le Discours de la servitude volontaire de la Boétie, porteur à la fois d’un projet d’éloquence française et du rêve sénatorial des Parlements. Dans ce texte indissociablement littéraire et politique, La Boétie défend l’éloquence des Parlements contre le lyrisme de célébration monarchique, un discours de liberté contre une poésie vouée à la flatterie. De la Boétie à Montesquieu, les écrivains issus de la Robe n’auront de cesse de fustiger le « despotisme » et la « tyrannie » absolutiste. La dénonciation du despotisme oriental chez Montesquieu est l’écho d’une conception « sénatoriale » de la monarchie remontant à La Boétie. De fait, c’est l’empire Turc qui est, du xvie au xviiie siècle, le paradigme de l’asservissement politique. Asservissement qui est encore imputé au « machiavélisme », considéré comme idéologie politique criminelle et mensongère. Rejet du machiavélisme et mythe sénatorial sont associés dans la tragédie d’Antoine Favre Les Gordiens et Maximins (1589). Condamnant à la fois l’ambition comme ferment de la tyrannie et le droit de révolte revendiqué par les « monarchomaques », Favre construit sa tragédie comme un conflit des discours où seule triomphe l’éloquence légitime. Mise en scène idéologique de la magistrature, elle célèbre la puissance d’une parole régulatrice seule à même de résister aux penchants absolutistes des monarques. Montaigne est également présent dans cette partie à propos du cosmopolitisme, souvent compris dans l’acception que lui ont donnée les Lumières. Jean Balsamo veut repenser cette notion en la confrontant à l’univers intellectuel propre à l’auteur des Essais. Contre le cosmopolitisme socratique, Montaigne penche pour un cosmopolitisme stoïcien, universaliste et propre à la Rome moderne catholique, dont il fait l’éloge à rebours du discours alors dominant en France. C’est ce cosmopolitisme dont s’inspireront les Lumières, non sans le dépouiller de sa dimension religieuse. Un dernier article, analyse 977critique de l’ouvrage de John Mc Cormick Machiavellian democracy, revient sur Machiavel : peut-on, à l’heure de la post-modernité, voir en lui le promoteur d’une démocratie réelle, préservée de ses propres altérations oligarchiques par des institutions spécifiquement populaires, destinées à borner l’appétit de puissance des grands ? Machiavel, dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, proposerait, à travers l’institution du tribunat, un exemple de ces institutions faites pour contrôler les grands et préserver la démocratie de toute dérive oligarchique.
Une troisième section porte sur « le temps long des lettres ». L’histoire littéraire consiste ici à étudier la fortune de quelques auteurs sur le long terme, pour mettre en évidence les paradoxes de la réception des œuvres dans d’autres contextes que ceux qui les ont vues naître. De fait, montre Jean Balsamo, la postérité invente des auteurs, plus qu’elle ne les découvre. Le succès des auteurs consacrés repose sur des décalages et des déformations imputables aux exigences des époques ultérieures. Quelques exemples en sont présentés dans l’ordre chronologique des phénomènes de réception : ainsi le succès au xvie siècle de l’œuvre lyrique italienne de Pétrarque repose sur une laïcisation de son œuvre qui contredit l’évolution du poète lui-même. Dans sa dimension européenne, la fortune de Pétrarque prend sens dans l’essor des cultures et des langues nationales. Montaigne qui, pour ses premiers lecteurs, est l’auteur d’un livre politique et philosophique, devient au xviiie siècle un moraliste, d’abord par des habitudes de lecture qui fragmentent les textes, ensuite du fait d’initiatives prises pour le moraliser contre la censure qui frappe les Essais après leur mise à l’index. Agrippa d’Aubigné, oublié au xviie siècle, est proprement inventé par le xixe siècle, alors que les Tragiques, auparavant restés sans lecteurs, sont étrangers aux valeurs poétiques de leur propre époque. Mêmes paradoxes dans l’engouement pour la Divine Comédie de Dante au xixe siècle : une poétique de l’horreur attire l’attention sur l’Enfer au prix d’un oubli de la doctrine et de l’ambition spirituelle de l’ensemble.
La dernière partie, plus brève, intitulée « L’institution et sa mémoire », rend hommage à quelques grandes figures qui, de part et d’autre des Alpes, ont marqué les études sur la Renaissance : Lionello Sozzi, Louis Terreaux, Enea Balmas et Jean-Paul Barbier Mueller.
Richard Crescenzo
Charles Sorel, La Maison des Jeux. Édition critique par Marcella Leopizzi. Paris, Honoré Champion, « Sources classiques », 2017 (t. I) et 2018 (t. II). Deux vol. de 353 et 329 p.
La Maison des Jeux a éveillé très tôt l’attention de la critique, avant même le regain d’intérêt pour l’œuvre de Charles Sorel dans les dernières décennies du xxe siècle : le « jeu du roman » qui occupe la quatrième partie de la seconde journée entrait en résonance avec les recherches en narratologie en plein essor dans les années 70-80, car l’ouvrage présentait une expérience collective de fabrique du roman, accompagnée d’un débat sur la crédibilité de la fiction centré sur les notions de vraisemblance, d’illusion référentielle et de réalisme – voir Fausta Garavini, La Maison des Jeux : science du roman et roman de la science au xviie siècle [1980], 978trad. de l’italien A. Estève, H. Champion, 1998. Or, paradoxalement, seule la première journée était accessible en fac-simile (Slatktine reprints, 1977, introduction et bibliographie par Daniel A. Gajda). L’édition critique de la totalité de l’ouvrage en deux volumes (correspondant aux deux journées, également imprimées à part par les éditeurs du xviie siècle) que procure aujourd’hui Marcella Leopizzi vient donc fort opportunément combler une lacune. Mieux, elle produit des bénéfices critiques vivement appréciables, tant sur l’éclairage du contexte, que sur la compréhension du texte et l’approche du travail de l’auteur.
Ce récit de deux journées de divertissements offerts par une riche veuve, Lydie, dans sa « maison de plaisance » à une compagnie choisie en l’honneur du mariage de sa fille, a probablement été composé par Sorel entre 1625 et 1637 : en témoignent des indices factuels – la mention de l’Astrée « qui n’estait imprimée que depuis peu » (II, i, 108), du succès du Cid, la critique de l’incommodité des salles de théâtre caractéristique des années 30 (I, iii, 232), entre autres – et des indices textuels, comme la satire des pédants, de l’idéalisation poétique de l’amour, de l’intérêt gouvernant les relations sociales, autant de motifs traités par Sorel à la même époque dans ses histoires comiques. Or en prenant en compte le contexte, plus étendu encore, de la publication – premières éditions par Nicolas de Sercy en 1642 et 1643 ; réédition par Antoine de Sommaville en 1657 –, Marcella Leopizzi fait entrevoir les écueils que présente l’interprétation d’un tel ouvrage, qui tient en partie à la discordance entre l’époque de sa création et l’époque de sa réception. S’il ne rencontre le succès que par sa réédition en 1657, c’est que la vogue galante de la vie de salons qui s’impose après la Fronde est favorable à la culture des jeux, qui, paradoxalement, pouvait paraître lourdement érudite quinze années auparavant, d’autant que le maître et instructeur, Hermogène, référait ses connaissances en la matière aux traités italiens de la Renaissance.
Le texte est, de surcroît, composite. Selon une structure qui tient à la fois du Decameron et du Cortegiano, la narration-cadre assumée par un narrateur hétérodiégétique fait alterner les dialogues et les récits insérés. En spécialiste des traités de civilité italiens, Marcella Leopizzi éclaire la généalogie des formes et des motifs dont s’empare Sorel. La série des jeux que propose Hermogène à la compagnie, en donnant d’emblée sa préférence aux jeux de conversation, qui aiguisent l’esprit et exercent la langue, sur les jeux de hasard, se singularise par la sélection qu’il opère dans la matière abondante des catalogues italiens : ainsi des Cento giuochi liberati d’Innocentio Ringheri (1551), il ne retient qu’une cinquantaine. Mais l’appropriation sorélienne ne se limite pas au choix des matériaux, il injecte dans le dialogue ses thèmes de prédilection (les écueils du mariage, l’imposture des apparences, l’exigence du naturel au théâtre et de la vérité dans les romans) et imprègne certains des récits insérés de l’ambiance satirique et facétieuse de ses histoires comiques, comme l’atteste la bouffonnerie des amours de Dorilas et de Marcelline (II, i, p. 73-105). La satire est orientée : elle porte la marque de l’esprit libertin que Sorel continue à cultiver sous des formes diverses de cryptage. Le dialogue relève de la stratégie de dissimulation, ce que signale pertinemment l’éditrice quand elle note, dans la préface de la Seconde Journée (II, p. 30) : « Au travers de l’entretien-conversation chez Lydie, Sorel attaque les préjugés, les faux savoirs, l’intolérance, le bigotisme, les vices cachés derrière les fausses apparences, les tabous sexuels, les mariages arrangés (considérés comme de purs contrats entre parents), et la soumission totale des filles à l’autorité paternelle et du mari. »
979Cette généricité troublée – que Marcella Leopizzi permet au lecteur de saisir grâce au sommaire des journées qu’elle lui fournit dans les préfaces – invite à voir dans la fabrique collective du roman une forte dimension parodique, qui conforte par la pratique la critique théorique des invraisemblances du roman qui parcourt les conversations des hôtes de Lydie. S’il y a un effet de mise en abyme, il embrasse la totalité du récit, comme le suggère le maître du jeu, Hermogène, quand il déclare en conclusion de son exposé des jeux à pratiquer en société : « de telle sorte que si l’on voulait mettre par écrit ce qui s’est fait et dit en cette compagnie, et ce qu’on y fera et dira désormais […], l’on composerait un ouvrage qui n’a point encore eu son pareil, ny en France ny en Italie » (II, iii, p. 188) : le « roman-à-faire » est La Maison des Jeux dans sa totalité. Aussi serait-il réducteur de ne voir dans cette mise en scène d’une société occupée à jouer que la dénonciation d’une forme de vie inauthentique : tout au contraire – et Marcella Leopizzi insiste à juste titre sur cette dimension – Sorel souhaite contribuer par l’exemple à la formation d’un honnête homme, qu’il n’identifie pas, comme Faret, à « l’homme de cour », mais envisage, sous la figure d’Hermogène, comme celui qui, s’adonnant principalement à l’étude, ne veut « pourtant sçavoir que ce que l’on appelle les belles lettres, n’ayant aucun soin de ce qui sert à quelques professions particulières où l’on cherche de l’avancement » (II, iii, p. 189) : c’est là une première ébauche de l’« homme universel » dont il s’emploiera à former l’esprit par sa Bibliothèque française. L’esprit dont il dote ses personnages est d’ailleurs asexué : les femmes peuvent l’avoir en partage (avec même une vivacité supérieure qui les rend habiles à la « repartie »), leur infériorité ne provenant que d’un défaut de culture.
C’est peut-être cette ambition de formation qui a poussé Sorel à rééditer l’ouvrage quinze années après sa première publication, elle-même très tardive par rapport au moment de sa création. Or les choix éditoriaux de Marcella Leopizzi rendent indiscutable l’implication de l’auteur dans cette réédition. En reproduisant le texte dans sa graphie originale – un choix dont il faut souligner le caractère exceptionnel dans une collection qui impose aux éditeurs la modernisation de la graphie – et en mentionnant la totalité des variantes des éditions de 1642 et 1643 dans les notes du texte de 1657 (retenu selon l’usage en tant que dernière édition revue par l’auteur), elle révèle le soin extrême qu’a pris Sorel à revoir son ouvrage mot à mot, pour en modifier la graphie et la ponctuation selon les nouveaux usages, et alléger certains tours syntaxiques pour une plus grande fluidité du style. Ces preuves d’attention au texte et de souci du lecteur contredisent la réputation d’auteur vaniteux, malhonnête et ruineux pour ses éditeurs que lui a durablement attachée son ennemi Furetière à travers le personnage caricatural de Charosselles. Elles apportent en outre au chercheur un matériau précieux sur l’évolution, en moins d’une génération, du français écrit, sous l’effet de l’imposition de normes orthographiques, syntaxiques et typographiques. Sorel apparaît comme un passeur attentif de ces évolutions, contre, ici encore, l’image passéiste, voire archaïsante de son style, encore dominante dans la critique. Certes, le code adopté pour visualiser tous les cas de variantes (ajout, suppression, interversion, substitution, etc.) n’est pas immédiatement lisible, mais il n’est destiné qu’aux chercheurs : la lecture continue du texte n’est pas gênée par des appels de note très discrets, et judicieusement différenciés (chiffres arabes pour les variantes, romains pour les notes informatives et explicatives).
À ce propos, on doit rendre hommage à l’éditrice pour la somme considérable de travail que ce choix éditorial lui a imposée (la saisie mot à mot d’un texte le 980regard fixé sur un voire deux autres), et de l’équilibre qu’elle a su établir entre les deux sortes de notes. Les notes informatives-explicatives sont conçues comme de véritables fiches documentaires qui éclairent les notions cruciales du texte de Sorel (origine des jeux, honnêteté, poétique du roman, etc.) ou les faits sociaux et historiques allusivement évoqués. Utiles au lecteur, ces notes éclairent aussi, à l’intention du critique, la démarche d’écriture de Sorel, qui apparaît constamment tenté d’injecter du savoir dans la fiction et de se servir de la fiction pour produire du savoir. Les lectures que Marcella Leopizzi décèle sous des allusions et qu’elle précise par maintes références bibliographiques révèlent la naissance précoce de la vocation de bibliographe que Sorel a manifestée dans ses deux derniers ouvrages, La Bibliothèque française et De la connaissance des bons livres.
Aussi serait-il mesquin de reprocher à une éditrice aussi scrupuleuse les trop nombreuses coquilles, impropriétés, erreurs syntaxiques qui déparent son édition. Ces dernières proviennent surtout d’italianismes, ce dont nous ne saurions l’incriminer tant le choix d’éditer en français un texte français est, de la part d’une universitaire italienne (Marcella Leopizzi est professeure à l’université de Bari), un engagement estimable et fort précieux pour les lecteurs français. Mais une relecture attentive aurait permis d’éviter des formules fautives récurrentes, comme « faire véhiculer une idée », « porter l’attention du lecteur », « jouer une importance capitale », « concorder avec » (pour « s’accorder avec »), les prépositions incorrectes (« l’apologie sur les écrivains »), ainsi que l’hésitation du discours de commentaire entre le présent (de description) et le passé (de narration) là où l’usage français impose le présent. Plus gênant est le contresens qu’entraîne la méconnaissance du sens générique de « comédie » en usage dans la langue du xviie siècle, quand il s’agit de commenter l’aspiration, exprimée par Ariste, d’un théâtre qui soit « une Image de la vie humaine » (I, iii, p. 231) et qui propose « la peinture des Passions et de toutes les habitudes de l’Ame » (p. 234), qui donc soit écrit en prose et non en vers : l’application du propos à la seule comédie, entendue au sens actuel du terme, fausse notablement la perspective. D’autres méprises, notamment dans les codes typographiques, sont en comparaison négligeables, mais elles choquent les usages français, comme le Cf récurrent pour introduire une référence, là où conviendrait plutôt un « voir » ou… rien du tout, ou encore les demi-guillemets anglais pour souligner une notion que l’éditrice souhaite mettre en relief, ce que l’italique ferait de manière plus usuelle. Ces défauts signalent, plutôt qu’une négligence de l’éditrice, un défaut d’encadrement du directeur de la publication, et surtout, à l’évidence, le manque de relecture par un correcteur (ou une correctrice) spécialisé(e). Nous avons donc à déplorer, tout particulièrement dans le cas d’un ouvrage de cette qualité écrit par une chercheuse francophone, que la situation précaire de l’édition universitaire ait conduit à la quasi-disparition d’une profession aussi nécessaire à la qualité des ouvrages imprimés.
Néanmoins cette édition critique de La Maison des Jeux, sous la forme commode de deux volumes – même si ce dispositif a obligé l’éditrice à certaines redites, tant dans les préfaces que dans les notes et la bibliographie – est un apport important à la connaissance de l’œuvre de Sorel, revisitée depuis une trentaine d’années avec les outils de la critique actuelle dans un souci de contextualisation historique, deux exigences méthodologiques qui caractérisent le travail de Marcella Leopizzi.
Michèle Rosellini
981Patrick Dandrey, Dix leçons sur le premier recueil des Fables de La Fontaine (1668). Paris, Hermann, 2019. Un vol. de 246 p.
Le précédent ouvrage de référence sur les Fables écrit par Patrick Dandrey, La Fabrique des Fables (Klincksieck, 1991, dernière réédition en 2010), prenait, en dépit de son sous-titre d’« essai sur la poétique de La Fontaine », la forme d’un travail universitaire savamment annoté. Près de trente ans plus tard, ces Dix leçons ressortissent, en dépit de leur intitulé académique, au genre de l’essai, qui tire sa force de son art caché et d’une grande clarté d’écriture, sans la moindre note et avec une bibliographie volontairement minimaliste. Elles visent ainsi un public plus large que celui des spécialistes – eux aussi intéressés par cet ouvrage – et qu’on imagine être le grand public cultivé. Or il ne faudrait pas, derrière la modestie de ce titre en mineur, mésestimer la richesse et la densité de ce nouvel ouvrage qui propose, outre la réflexion murie d’un maître et nourrie de ses propres travaux – dont témoigne la liste d’articles parus de 1996 à 2019 et qui ont fourni une partie de sa matière à ce livre – une synthèse des travaux les plus récents, et notamment ceux, souvent cités sur un tel sujet, d’Antoine Biscéré sur les collections ésopiques et leur transmission à la Renaissance. Le trois-cent-cinquantième anniversaire de la parution du premier recueil de Fables en 2018 semble avoir engagé Patrick Dandrey à ce qu’il nomme, p. 91, une approche « séquentielle » qui envisage le seul recueil de 1668 comme un tout achevé à cette date, indépendamment de ce que rajouteront en 1678-1679 et 1694 les six autres livres des Fables, par contraste avec l’habituelle approche « synthétique », plus répandue dans la critique et qui est justement celle de La Fabrique des Fables, laquelle considère les douze livres dans leur ensemble. Ce changement de point de vue dans la manière d’envisager l’intention d’auteur engage ainsi des réévaluations du rôle des paratextes, du rapport à la matière ésopique imitée, et plus généralement une poétique réputée plus badine et comique que le plus philosophique second recueil.
Après une introduction qui contextualise « le moment des fables » en 1668 au sein de la génération classique, le chapitre 1, « aux origines de la fable ésopique », fait le point sur les récents travaux sur les collections attribuées à « Ésope » qui ont déconstruit le mythe d’un auteur unique et éclairé les voies de transmission complexes d’un corpus parvenu jusqu’à La Fontaine par les recueils humanistes et la médiation de traductions récentes. Il en va de même pour Phèdre, objet du chapitre 3, dont le rôle moteur pour le projet du premier recueil des Fables choisies mises en vers a été souligné par Boris Donné, et que La Fontaine, « débiteur infidèle » érige dans sa préface en « contre-modèle » (p. 64), celui de « l’extrême brèveté ». Entre ces deux modèles consacrés, Patrick Dandrey souligne le rapport, dans ce recueil dédié à Monseigneur le Dauphin, de l’apologue à l’enfance, et d’abord par la rhétorique scolaire des progymnasmata (chapitre 2). À partir de ce socle d’invention, l’ouvrage s’interroge sur la disposition d’un recueil pas conçu à l’origine pour être évolutif et dont la poétique est prise entre les deux pôles prescriptif du sermon et performatif de la méditation (chapitre 4). Le chapitre 5 s’intéresse à l’architecture générale du recueil et notamment aux prologues et épilogues de chaque livre, tandis que le suivant interroge l’ordre des fables à l’intérieur des livres dans un mélange de symétrie et de caprice auquel l’ordonnancement du jardin à la française sert de modèle (p. 134). Le chapitre 7 définit deux nouvelles polarités poétiques de la fable, iconique, sous l’influence de l’emblème, propice 982à une esthétique de la suggestion imagée, et narrative, à l’école du conte, lieu de surgissement du ton du narrateur, ce qui est l’occasion de rappeler pour la première le rôle de l’image allégorique, d’Alciat au Père Ménestrier, et la concomitance avec l’écriture des Contes pour la seconde. Les trois derniers chapitres articulent l’élocution à la portée morale des fables. Le chapitre 8 montre de façon virtuose « le fabuliste au travail » sur l’exemple de la fable située au centre exact du recueil, « Le Chat et un vieux Rat » (III, 18), dont il suit les étapes de l’invention à partir de la contamination d’apologues ésopique et phèdrien repris chez J. Baudouin et P. Millot, de la disposition par interversion des deux trames de ses modèles et enfin de l’élocution, traits et tour héroï-comique, qui permet de délivrer une morale annonçant, avec le personnage du vieux Rat, l’avènement de l’âge de la raison et de la prudence, préoccupation à la racine du recueil mettant en garde contre la vanité et l’imprévoyance. « Le carnaval des animaux » (chapitre 9) étudie le bestiaire comme métaphore mobile et variable des passions humaines où la signification allégorique de tel personnage se recompose au fil des fables (p. 202). Enfin « la morale de l’histoire » (chapitre 10), présentée comme partagée entre constat descriptif et injonction prescriptive, rapproche les Fables de la morale par provision de Descartes et de l’art de l’adaptation de Molière, pour conclure sur l’invention d’une persona d’auteur qui, comme Montaigne, est fait par son livre.
Si l’on retrouve dans ces Dix leçons un dialogue avec La Fabrique des Fables et les catégories alors mises en évidence – la poétique de l’apologue et ses sources humanistes, la gaieté, le bestiaire, le « tour » qui donne une manière personnelle à cette matière – ainsi que ses accointances avec les autres savoirs de Patrick Dandrey, historien de la médecine (la physiognomonie) et spécialiste de Molière (la comédie des ridicules), l’ouvrage est centré sur une herméneutique qui procède d’un va-et-vient entre vastes perspectives synthétiques – élargies au besoin à l’ensemble des Fables, aux œuvres galantes et aux Contes – et des analyses précises de textes. Ainsi, outre « Le Chat et un vieux Rat », celles de « La Cigale et la Fourmi » dont toute ambiguïté se lève dès lors que l’on s’avise que « prêteuse » n’est pas un adjectif mais un nom de métier (p. 107), ou encore de « L’Homme et son image » qui forme miroir au centre du livre I. De la sorte ces « leçons », qui relèvent du genre de la « classe de maître » pratiquée dans les conservatoires, réussissent le tour de force d’offrir une introduction synthétique à la lecture des Fables à jour des plus récents développements de la critique auxquels Patrick Dandrey a lui-même largement contribué et un essai stimulant qui pose des questions centrales pour une réévaluation du premier recueil dont l’apparente simplicité n’est pas ce qu’elle semble être.
Alain Génetiot
Laurence Marie, Inventer l’acteur. Émotions et spectacle dans l’Europe des Lumières. Paris, Sorbonne Université Presses, « Theatrum mundi », 2019. Un vol. de 477 p.
Avec cet ouvrage, Laurence Marie rend accessible une thèse qui a fait date en se proposant d’étudier de façon brillante, précise et ordonnée les théories de l’art de l’acteur ayant émergé et circulé en Europe au long du xviiie siècle. L’entreprise supposait de mener une enquête doublement comparatiste, c’est-à-dire européenne 983pour ne pas être cantonnée à une perspective nationale « fixiste » (p. 13), et interdisciplinaire par l’exploration de champs qui excèdent le théâtre (peinture, sculpture, musique, philosophie, physiologie). Laurence Marie a relevé ce défi grâce à des connaissances linguistiques sûres et impressionnantes. Elle nous donne aujourd’hui accès dans une traduction personnelle (et en version originale dans les notes) à des écrits anglais, allemands et italiens qui se répondent entre eux par des glissements sémantiques. Au terme de ce Grand Tour théâtral à la si riche provende sur le plan esthétique, scénique et dramaturgique, l’auteure conclut elle-même que « les théoriciens s’affrontent à des corps vivants et en mouvement qui, par leur matérialité et leur imprévisibilité, résistent à la classification rationnelle et rendent partiellement obsolètes les codes rhétoriques » (p. 417), tandis que les textes du corpus élaborent « tout un éventail de possibilités très nuancées, foncièrement hybrides, qui ne se réduisent aucunement à l’appartenance à tel ou tel camp […]. La signification […] apparaît dès lors foncièrement fluctuante, repensée et infléchie par chaque auteur, en particulier sous l’influence des multiples traductions, adaptations et emprunts d’un pays à l’autre. » (p. 418). Conclusion d’une grande justesse qui n’empêche nullement de proposer au fil des pages des réponses précises sur « le mystérieux processus à l’œuvre dans ce corps en mouvement », guidant constamment le lecteur dans un maquis de textes théoriques aux formes génériques les plus diverses (courts traités, mémoires profus, lettres éparses, articles polémiques, anecdotes, pièces, paratextes, traductions et appropriations dans une autre langue).
Il faut vraiment entrer dans les plus fins replis du texte pour relever de très rares erreurs ou scories, tels la date de suppression des places de spectateurs sur la scène de l’Opéra (p. 73) qui remonte à 1699 et non après la première moitié du xviiie siècle, le renvoi aux Essais sur la peinture pour la définition du tableau par Diderot (p. 78) qui se trouve en réalité dans les Entretiens, ou encore le flottement sur la date de publication du Paradoxe (1826 dans la note 144 p. 330, et 1831 p. 338). Certaines affirmations mériteraient des précisions, sur les collaborations entre auteur et acteurs, comme celle entre Maffei, Luigi Riccoboni et Elena Balleti pour Mérope (p. 133), ou sur les « écrits français, anglais et allemands » qui amorceraient bien avant le xxe siècle une revalorisation du jeu bas-comique absent des préceptes théoriques et qui témoigneraient « d’une certaine relativisation de l’importance accordée à la bienséance » (p. 148). Pour autant, l’étude de très grande ampleur apporte une vision cohérente pleinement convaincante des traités du jeu dramatique à cette époque en les replaçant dans leur contexte intellectuel et artistique. Elle ouvre aussi à des réévaluations importantes, comme celle du Comédien (1747) de Sainte-Albine (p. 213 sq.), premier traité entièrement consacré au jeu théâtral dont la fortune éditoriale et les polémiques qu’il a suscitées constituent une étape marquante, et à des confirmations bienvenues et bien étayées comme celle de l’influence de David Garrick sur le jeu européen et notamment sur le jeu français, du théâtre sérieux à la danse.
Laurence Marie justifie d’abord la spécificité de sa période d’étude : « le théâtre du texte, qui était évalué à l’aune des règles de la poétique dramatique, par un lecteur considéré comme un spectateur […] est concurrencé par un théâtre de l’image concrète, de la représentation scénique, ancré dans l’ici et maintenant de la séance théâtrale » (p. 10). La séance théâtrale est devenue un espace spécifique d’expérimentation et entraîne la création d’un espace éditorial pour parler des acteurs, pour interroger le fonctionnement physiologique du corps, ses valeurs 984morales et sociales. Et plutôt que de chercher à prouver une concordance entre les prescriptions des ouvrages et le jeu réellement pratiqué, l’auteure préfère s’inscrire dans une histoire des idées afin d’« examiner pas à pas comment idées et concepts se transforment, se régénèrent d’un pays à l’autre et d’une décennie à une autre ». Le plan chronologique de l’ouvrage en rend parfaitement compte.
La première partie passe nécessairement par la description du jeu tragique qui au xviie siècle faisait allégeance au modèle de l’action rhétorique, une « certaine conception du naturel à la française » (p. 60) étendant le quasi-monopole de la Comédie-Française sur le jeu européen jusqu’au moment où les premiers ouvrages consacrés aux acteurs convoquent de « nouveaux modèles », parfois anciens (l’action anglaise, l’improvisation italienne, des acteurs précurseurs d’exception), et offrent un nouveau critère d’évaluation : l’image visible, l’éloquence du corps ou encore l’effet suscité sur le spectateur. L’iconographie s’avère ici précieuse : vingt-cinq images commentées, certaines connues, d’autres rares ou difficiles d’accès, explicitent tels détails inédits ou changeants dans l’interprétation d’un rôle, telles postures et expressions corporelles d’un acteur ou d’une actrice. Cette partie fait encore la part belle à Garrick, acteur, auteur et adaptateur, véritable « catalyseur d’une tendance qui lui préexiste » (p. 60) sur la scène officielle londonienne et sur la théorie française après ses séjours à Paris. Mais Garrick emprunte aussi à la France ses éclairages innovants grâce aux projecteurs de Lavoisier qui éliminent les ombres sur les visages et qui délimitent davantage la séparation de la salle et de la scène en rendant les spectateurs invisibles aux acteurs (p. 76). S’il reste fidèle à la conception française du juste milieu et attaché aux bienséances, c’est par une « modération énergique » inspirée de la simplicité classique que l’acteur compare à « la puissance de contraction d’un escargot » (p. 189).
La deuxième partie montre comment la scène européenne après 1740 accorde une place nouvelle au corps de l’acteur tandis que le corps du public lui-même est en voie de constitution. Le chapitre 5 relate le cheminement européen du livre de Sainte-Albine (p. 216 sq.) et des théories sur l’enthousiasme créatif et « contrôlé », de John Hill à Diderot mais aussi de Dumesnil à Talma à travers la voie du jeu sublime. Puis l’ouvrage replace avec profit le Paradoxe de Diderot dans son contexte européen à l’appui d’hypothèses stimulantes : la conception de l’acteur comme « un imitateur conscient de ses effets » serait une étape dans l’émancipation de son art, et la théorie du langage chez Diderot laisserait un espace de liberté au comédien, « son caractère arbitraire instaur[ant] un décalage entre la pensée […] et sa formulation » (p. 129). Laurence Marie montre ce que ces idées sur l’impossible catégorisation des passions doivent à l’approche pragmatique des émotions chez les Anglais (p. 171-179) et elle retrace la généalogie de l’expression « de sang-froid » (p. 261 sq.) avant le Paradoxe.
La dernière partie est consacrée à une autre voie marquant la période 1780-1815, celle de « l’enthousiasme sublime » ou du « beau idéal » qui s’appuie sur la puissance de l’imagination et sur la beauté de l’image produite par le corps sur scène pour engager une reconnaissance esthétique du spectacle. Répondant à la polémique engagée par Rousseau, Larive, qui est marqué par l’éloquence révolutionnaire, perçoit les acteurs comme des « vecteurs de cohésion ». Une même énergie circule « en circuit fermé » entre scène et salle et inversement – le public étant « un générateur dynamique indispensable au jeu » (p. 321-329) ; elle canalise aussi l’interaction des acteurs. Tout autant inspirés par la matière 985révolutionnaire, les grands effets visuels et les émotions guidées par le spectacle de son rival Talma deviennent le nouveau modèle européen d’un jeu expressif non imitatif. La réaction idéaliste anglaise (Reynolds) et allemande (Goethe, Tieck, Schiller) oppose alors à cette démesure un « beau idéal » incarné dans les modèles antinaturalistes de la sculpture et de la musique. Laurence Marie voit dans cette « réaction conservatrice à la France post-révolutionnaire » (p. 371), portée par la fratrie Kemble, « une recomposition largement fantasmée du jeu d’Ancien Régime » dont on pourrait trouver la trace sur les scènes actuelles avec les reconstitutions informées du jeu baroque. Dans un point d’orgue final particulièrement stimulant, l’auteure montre que le modèle musical des idéalistes a pour mérite de rappeler « la double nature, auditive et visuelle, du signe théâtral » (p. 389) et surtout de lever « l’ambiguïté inhérente à l’utilisation de la métaphore picturale, qui évoque tout autant l’imitation que l’expression » (p. 393). Ce modèle musical apparaît en définitive comme un aboutissement décisif de la contestation du modèle imitatif dans la conception classique.
Renaud Bret-Vitoz
Marie-Jeanne-Constance Voyer d’Argenson et Marc-René Voyer d’Argenson, Correspondance conjugale, 1760-1782 : une intimité aristocratique à la veille de la Révolution. Édition de Sophie Delhaume, préface d’Arlette Farge. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances, Mémoires et journaux », 2019. Deux vol. de 623 p. et 555 p.
Précédée d’une introduction de 83 pages, cette édition de la correspondance conjugale de la marquise et du marquis de Voyer d’Argenson regroupe 609 lettres, suivies d’annexes copieuses : portraits, copies d’autographes, généalogies, pièces légales, pièces comptables, lettres à des tiers, inventaires, testaments. L’ensemble est assorti d’une bibliographie, et de deux index des noms de personnes citées respectivement dans la correspondance et dans les annexes.
Ce travail repose sur un parti pris éditorial qui en constitue la thèse : « c’est la construction de ce lien conjugal en épistolaire qui fait l’originalité de cet ensemble et le distingue des correspondances éditées du xviiie siècle » (p. 12). Il s’agit d’inscrire cette correspondance comme pièce à porter à l’histoire socio-culturelle, à l’histoire des mœurs et à l’histoire des idées. Alors que se développent les études sur la conjugalité, sur les réseaux et les relations interpersonnelles, sur la famille et sur le sentiment familial, cet ouvrage apporte une contribution importante aux champs aussi bien historiques que littéraires.
L’introduction situe les époux d’Argenson, issus de familles bien représentées à la cour. Le marquis, faisant carrière dans les armes jusqu’à devenir lieutenant général des armées du roi, et la marquise, appartenant à une maison – les Mailly-Nesle – proche du pouvoir et au sein de laquelle Louis XV eut plusieurs favorites, se marient en 1747. Elle a alors 13 ans, il en a 25. Les absences du marquis, souvent à la guerre, motivent la correspondance dont la première pièce présentée au lecteur date de 1760. On peut s’interroger sur l’absence de lettres antérieures puisque les lettres éditées sont presque exclusivement issues du fonds d’Argenson de la bibliothèque universitaire de Poitiers. On ignore quelles investigations ont été menées ou 986pourraient encore l’être pour combler, par exemple, l’absence relative des lettres de l’époux, l’échange ayant « un caractère monodique » : « les recherches menées ont livré 567 lettres que Mme de Voyer envoie à son époux entre 1760 et 1782, et seulement 42 lettres du marquis de Voyer à la marquise de Voyer, circonscrites à l’année 1772 » (p. 15). Il en va ainsi de nombreuses correspondances limitées, pour nous, à une unique voix, à commencer par celle de Sévigné et de sa fille ou, plus près des Voyer d’Argenson, par celle de Diderot et de Sophie Volland. Toujours est-il que la thèse de la correspondance conjugale perd en force, dès lors que manque la voix d’une moitié de conjugalité, en somme. Il est vrai toutefois que ce « caractère monodique […] révèle avantageusement le talent d’écriture de Mme de Voyer » (p. 15) et que cet intérêt porté en particulier à une épistolière permet de faire connaître une personnalité féminine qui mérite de l’être. À la différence de la correspondance elle-même, les annexes proviennent de fonds divers et sont le fruit d’un travail d’archives qu’on ne peut que saluer, tant il demeure rare dans l’édition de correspondances. En effet, la confrontation d’une représentation de soi dans des écrits personnels avec des documents officiels, avec des listes de comptes, avec des discours tiers et d’une autre nature, est féconde et de premier intérêt.
Le commentaire scientifique s’attache à replacer la correspondance dans un ensemble contextuel important : l’échange épistolaire est envisagé en fonction de la situation politique et sociale des épistoliers, de leur situation à la cour, et en fonction de périodes d’écriture identifiées, qui permettent de dresser une analyse générale et diachronique aussi bien de l’ethos de la marquise que de ses actions, ses intérêts et ses modalités d’écriture. L’on n’est ainsi jamais dupe de la « mise en scène épistolaire » (p. 20) à laquelle se livre l’écrivaine. Sont bien mis au jour les lieux communs généralement proposés par les manuels de pratique épistolaire, qui placent résolument les lettres de la marquise d’Argenson dans la catégorie des lettres familières. Le réseau familial dans lequel s’insèrent les époux, et par extension le terrain social au sein duquel ils évoluent, est largement présenté et l’on comprend bien les enjeux politiques au centre desquels ils se trouvent.
La vision précise que cette correspondance donne de dizaines de détails quotidiens, proprement intimes, constitue son intérêt premier. La régularité des envois et la précision des récits informent ainsi le lecteur curieux comme l’historien sur la maternité, l’éducation par et pour les femmes, la santé, la vie culturelle et artistique, les relations sociales, les nouvelles de la cour et des institutions, le fonctionnement d’un ménage, ses finances, sa gestion matérielle et morale. L’annotation des lettres renseigne solidement les allusions qui nous sont désormais étrangères, sur la géographie, sur les événements et sur la quantité de personnes parfois seulement évoquées, mais soigneusement identifiées.
Le récit quasiment autobiographique qui se développe au fil des lettres donne à voir l’évolution d’une personnalité et l’affirmation d’un caractère propre, sur un empan d’une vingtaine d’années. Les tonalités du discours sont aussi variées que les états d’esprit qui motivent l’écriture de la marquise, affectée par l’absence de son époux. « L’invention d’un lien conjugal » (p. 61) s’envisage aussi bien comme une réalité qui se fonde sous les yeux du lecteur que comme l’émanation d’un substrat romanesque et sentimental. Aux formules convenues du dialogue conjugal répondent les témoignages d’un « attachement vrai » (p. 739) et la volonté de fondre l’identité personnelle en identité conjugale : « Je n’estime que vous à l’égal de moi-même » (p. 248). Toutefois, ce lien affectif se construit essentiellement 987par l’écriture de la marquise. Le marquis écrit qu’elle ne voit « que d’après [ses] sensations [à elle] » (p. 425) mais professe aussi régulièrement ses propres sentiments (voir p. 549-550, par exemple). Le déséquilibre occasionné par la situation matérielle de la correspondance participe de cette impression.
Concernant les principes d’édition, « le parti pris de la modernisation de l’orthographe et de la ponctuation [qui] s’est imposé pour en faciliter l’accès et la compréhension » (p. 16) pourrait être interrogé. Il semble en effet que la langue du xviiie siècle soit assez proche de la nôtre pour demeurer compréhensible – a fortiori au sein d’une édition scientifique, dont le public premier est universitaire – et suffisamment éloignée encore pour être digne d’un intérêt linguistique. Il aurait pu être intéressant de laisser une porte ouverte à une étude linguistique, même postérieure, à partir de la graphie ou de la ponctuation : sur une vingtaine d’années d’écriture, ce serait sans doute un bel apport à l’histoire de la langue. Ce choix de la modernisation n’est pas compensé par une réflexion synthétique sur la langue des épistoliers, sur leurs pratiques orthographiques, lexicales ou syntaxiques, plutôt éclairées par des notes infrapaginales.
La correspondance des Voyer d’Argenson demeure, quoi qu’il en soit, d’un intérêt documentaire important, en particulier dans le champ de l’histoire familiale et de l’histoire des sensibilités, pour laquelle elle constitue un corpus aussi nouveau que conséquent. La figure de la marquise Voyer d’Argenson méritait cette mise en lumière tant pour la richesse stylistique de ses lettres que pour la variété de leur contenu. Ce travail d’édition ouvre ainsi une porte qu’il serait dommage de clore et donnera lieu, on l’espère, à d’autres travaux.
Yohann Deguin
Charles-François Tiphaigne de La Roche, Œuvres complètes. Sous la direction de Jacques Marx. Paris, Classiques Garnier, « Textes de philosophie », 2019. Deux tomes de 855 et 752 p.
La présente édition des Œuvres complètes de Tiphaigne de La Roche a pour objectif d’éclaircir la démarche philosophique de cet écrivain, philosophe, et médecin du siècle des Lumières, dont les écrits disparates ont été redécouverts par l’historien soviétique Lev Gordon en 1962. Ses ouvrages qui, pour la plupart, furent publiés anonymement au xviiie siècle, empruntent certains aspects des récits à tiroirs donquichottesques dont la polyphonie – rappelant ce que Bakthine nommera, bien plus tard, « dialogisme » – les rend difficiles à classer. Les éditeurs s’accordent à dire que, tant du fait de son choix de certains genres ou modes narratifs que par la teneur de ses idées philosophiques, Tiphaigne se conforme difficilement aux grands courants littéraires et aux débats philosophiques de son siècle. Ainsi, selon Philippe Vincent, pour Tiphaigne, « le livre n’est pas au service d’un combat ou de la vérité » car « le lecteur y apprend surtout à douter de la capacité de l’homme à comprendre la nature […] » (p. 209). C’est là la particularité de cet auteur qui fait dialoguer les concepts philosophiques des anciens et des modernes en vue d’en brouiller les contours. Mais Tiphaigne va-t-il complètement à contre-courant des débats philosophiques de son temps ? Et, surtout, en quoi ses œuvres méritent-elles d’être lues ?
988Emmanuelle Sempère et Guilhem Armand conçoivent l’œuvre de l’auteur comme « […] un espace imaginaire de discussions où tous les sujets peuvent être abordés, toutes les voix entendues […] » (p. 381), présentant ainsi un méli-mélo de théories diverses qui démontrent que des principes philosophiques ne résulte aucune vérité empirique. Il est vrai que l’éclectisme de Tiphaigne est mis en évidence dans ses traités philosophiques. Par exemple, dans L’Amour dévoilé, ou le système des sympathistes (1749), Questions relatives à l’Agriculture et la nature des plantes (1759), Tiphaigne s’interroge sur l’origine de l’amour, sur la faculté de penser des plantes et sur la relation entre le corps et l’âme, questions chères aux philosophes matérialistes de son temps – tel La Mettrie, pour qui le fonctionnement du corps influence et affecte l’âme et les pensées (L’Homme Machine, 1747). Néanmoins, Tiphaigne reste un cas à part, ses écrits oscillant entre matérialisme et dualisme cartésien.
Dans L’Amour dévoilé, ou le système des sympathistes, en plus de démontrer que le rapport entre l’amour et la matière sympathique – l’attirance que l’on a pour une personne – sont un « je ne sais quoi » (p. 94), pour citer Carmen Ramirez, l’auteur y souligne que les individus n’ont aucun contrôle sur leurs organes, leurs sens, et donc leurs actions car « la matière sympathique agit sur les fibres qui composent les organes des sens » (p. 172), se ralliant ainsi aux thèses matérialistes, selon lesquelles l’homme ne serait pas en mesure de contrôler ses sensations – innées – qui influencent inéluctablement ses actions. Mais dans Bigarrures philosophiques (1759), l’auteur remet en question ce lien entre le corps et les sens. Il y mentionne que les organes n’affectent point la faculté de penser et que le corps et l’âme représentent deux entités séparées : « les fibres ont beau jouer intérieurement dans le corps humain, les objets des sens ont beau agir extérieurement, il ne surviendra pas la moindre idée à cette occasion » (p. 468). Dans ce passage, Tiphaigne se rallie, curieusement, au dualisme cartésien qui conçoit la substance immatérielle (l’esprit) et la substance matérielle (le corps) comme deux entités séparées, allant ainsi à l’encontre du matérialisme, et prouvant, par la même occasion, son indétermination philosophique.
S’il est difficile d’associer les théories de Tiphaigne à quelque école de pensée, celui-ci ne se distancie pas complètement des tendances de son époque, notamment par son usage de l’utopie narrative, genre prisé du xviiie siècle. Utopies, dystopies, anti-utopies, contre-utopies, et uchronies prolifèrent, présentant des sociétés tantôt idéales, tantôt grotesques, futuristes ou anarchiques, comme avec Cleveland (1731) de l’Abbé Prévost, Les Bijoux indiscrets (1748) de Diderot, Candide (1759) de Voltaire, L’An 2040 (1771) de Mercier, Aline et Valcour (1787) de Sade. Préconisant la relativisation des mœurs, ces œuvres ont aussi en commun le fait qu’elles contestent la dialectique entre nature et culture, et entre bonheur individuel et bonheur communautaire. L’utopie ne peut jamais être un eu-topos – un pays idéal – mais incarne un ou-topos – un pays de nulle part. Elle n’existe que dans un espace livresque : c’est « un jeu d’espace » (Louis Marin). Pour les hommes de lettres du xviiie siècle, c’est dans l’utopie romanesque et ses sous-genres que les débats philosophiques, les illusions et les fantasmes de l’homme prennent forme et se réalisent. Ainsi, Amilec, ou la graine d’hommes (1754), Bigarrures philosophiques (1759), et Giphantie (1760), L’empire des Zaziris sur les humains ou la Zazirocratie (1761), Sanfrein ou mon dernier séjour à la campagne (1765), Histoire des Galligènes ou mémoires de Duncan (1765) sont des récits utopiques 989et des récits de voyage, les uns champêtres, les autres oniriques, d’autres encore extra-planétaires. Tiphaigne bascule très facilement d’un genre utopique à un autre. Dans Amilec, ou la graine d’hommes, le narrateur, qui veut planter des graines d’hommes provenant de son laboratoire sur la planète Mars, décrit l’imperfectibilité de l’homme ainsi que sa nature grotesque ; il présente ainsi une anti-utopie, selon Philippe Vincent (p. 216). Dans Giphantie, l’auteur propose une autre utopie, une société-miroir – babylonienne et parisienne – qui vise à dénoncer la dépravation de l’homme : une contre-utopie, toujours selon Philippe Vincent (p. 216). Puis, dans L’Empire des Zaziris, Tiphaigne expose le concept d’homme-prédateur où l’humain est réduit à l’état d’animal et est guidé par « la dynamique de l’instinct », pour citer Yves Citton et Marianne Dubacq (p. 870), présentant ainsi une utopie négative ou une sorte d’utopie bestiaire. Dans Sanfrein, le deuxième narrateur, Soulange, offre une version utopique de la vie naturelle à la campagne qui, grâce à la bonne gestion de la nature et de sa production, stimule « la capacité de l’être humain à faire preuve de résilience et progrès au niveau individuel », selon Mert Ertunga (p. 1173), peignant ainsi une utopie positive ou une utopie naturaliste. Finalement, dans la première partie de L’Histoire des Galligènes, lorsque le narrateur-voyageur, Duncan, fait naufrage et décrit les mœurs des Galligènes, Tiphaigne pose les bases de l’utopie classique. Étonnamment, Duncan met brusquement fin à l’écriture de son récit, montrant ainsi que l’utopie ne peut guère présenter un idéal puisque sa narration en suspens fixe indubitablement ses limites romanesques. Ainsi, bien que la démarche philosophique de Tiphaigne paraisse énigmatique pour certains, exceptionnelle pour d’autres, son choix de procédés narratifs, en vogue à l’époque, fait de lui un homme de lettres de son siècle.
L’originalité de la pensée de l’auteur porte sur plusieurs concepts quasi avant-gardistes, qui le rendent étrangement familier. Par exemple, l’introspection et la conscience de soi sont des thèmes qui sont chers à Tiphaigne. Dans Bigarrures philosophiques, il soutient que le bonheur dépend de l’acceptation de soi : « si vous voulez être heureux, rentrez dans vous-même, écoutez la voix qui s’élève au fond de votre cœur, tu as telles qualités, dit-elle, tu vaux plus que celui-ci par tel endroit, plus que celui-là par tel autre ; tu as une faiblesse, mais cette vertu t’en dédommage et au-delà, crois-moi, tu es bien mieux que personne » (p. 542). En cela, Tiphaigne semble poser les jalons des théories sur le développement personnel dans le domaine psychologique moderne, dont on connaît la grande popularité aujourd’hui.
De plus, Tiphaigne développe des théories de la médecine naturelle. Selon Sarah Benharrech, la vision de l’auteur sur les troubles physiques provient non seulement de l’Antiquité mais « se double [aussi] d’un intérêt pour la conception holistique de la médecine qui envisage le corps comme une organisation dont les parties interagissent selon un équilibre » (p. 622). En effet, dans Questions relatives à l’Agriculture et la nature des plantes, l’auteur suggère que les troubles telles la soif et la faim sont liés à un déséquilibre corporel, présentant ainsi le corps comme une unité harmonique, voire holistique, une conception de plus en plus populaire aujourd’hui.
Par ailleurs, Tiphaigne incarne, d’après Martianne Dubacq et Yves Citton, le « visionnaire futuriste d’une postmodernité surmédiatisée » (p. 708). Dans Giphantie, les inventions technologiques encore inédites, telles que la photographie, les lentilles de contact et un dispositif de télésurveillance, renvoient au lecteur 990les images d’une société parisienne corrompue. Au fond, Tiphaigne utiliserait les techniques du simulacre baudrillardesque où « l’image artificielle est à la fois l’ennemi qu’il faut combattre et la réalité dont il faut savoir tenir compte » car elle « est le point essentiel de nos existences, qu’il faut impérativement corriger mais qu’on ne saurait condamner comme tel » (p. 710). Les images dans Giphantie nous renvoient donc aux tares d’une société-spectacle, anticipant les dangers de notre ère informatisée et technologique.
Tiphaigne se positionne également comme le défenseur de l’environnement ainsi que d’une agriculture durable. Dans Questions relatives à l’Agriculture et la nature des plantes, Tiphaigne proscrit le processus d’expansion économique basée sur le commerce superflu – sur lequel repose le système capitaliste d’aujourd’hui. À la place, il promeut un commerce basé sur l’agriculture locale : selon lui, la culture des terres et son exploitation éthique sont les « seules richesses réelles » (p. 640). Dans son Essai sur l’histoire économique des mers occidentales (1760), l’auteur condamne la pollution des eaux marines et la surpêche, et soutient la protection du littoral et l’exploitation économique raisonnée (p. 957). Pour reprendre les termes de Florence Boulerie, Tiphaigne se présente bel et bien comme « le précurseur de l’écologie moderne » (p. 957).
Utopiste des Lumières, Tiphaigne est un auteur pré-moderniste dont l’œuvre résonne avec les enjeux et les préoccupations de notre époque. Écologiste avant l’heure, il établit les bases du commerce équitable en proposant l’exploitation agricole des vignes de sa chère Normandie, sa région natale, évoquant ainsi les concepts de l’économie durable. Partisan des méthodes holistiques, il pose les fondements de la médecine douce telle qu’on la conçoit aujourd’hui. Atypique pour son époque, Tiphaigne est au fond un homme de notre temps, dont les idées innovatrices, tant du point de vue économique, écologique ou psychologique que de celui de notre rapport à la technologie, méritent d’être redécouvertes.
Murielle Perrier
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Œuvres complètes – Tome III – Œuvres scientifiques – Études de la nature et textes périphériques. Édition par Colas Duflo, avec la collaboration de Joël Castonguay-Bélanger et de Jean-Michel Racault. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviiie siècle », 2019. Un vol. de 1134 p.
Après la parution en 2014 d’un premier tome consacré aux romans et contes, la publication des Œuvres complètes de Bernardin de Saint-Pierre entreprise sous la direction de Jean-Michel Racault se poursuit, d’une part, avec deux volumes de récits de voyages (édition par Philip Robinson, Izabella Zatorska, Angélique Gigan, Vladimir Kapor et Jean-Michel Racault, 2019), d’autre part, avec le volume qui nous intéresse ici, dévolu aux « œuvres scientifiques », c’est-à-dire essentiellement aux Études de la Nature. Ce vaste ouvrage, publié initialement en 1784, réédité ensuite par l’auteur lui-même à plusieurs reprises jusqu’en 1804, puis après sa mort tout au long du xixe siècle, a déjà fait l’objet d’une édition séparée par Colas Duflo en 2007. La présente édition s’en distingue par l’apparat critique et le commentaire, dûment revus et augmentés.
991Si Bernardin de Saint-Pierre n’est plus guère connu du public aujourd’hui qu’en tant qu’auteur de Paul et Virginie, il consacra une grande partie de sa vie aux sciences et techniques et obtint en ce domaine une renommée suffisante pour être nommé intendant du Jardin du Roi en 1792, juste avant la transformation de cette institution en Muséum national d’histoire naturelle. Les Études de la nature représentaient incontestablement, dans son esprit, son opus magnum. Initialement conçues comme un tableau général de la nature, elles prirent finalement la forme à peine moins ambitieuse d’un recueil d’essais constituant, selon les termes de Colas Duflo, un « vaste projet de philosophie de la nature, dans lequel la compréhension de la nature doit fonder une théodicée, une science, une esthétique, une philosophie morale et politique, et même un art littéraire » (p. 11).
De fait, cet ouvrage volumineux offre un ensemble de réflexions sur la nature, son sens, les lois qui la régissent et la place qu’y occupe l’être humain, le tout étayé par une grande quantité de faits recueillis dans la littérature scientifique et les récits de voyageurs. On y retrouve diverses influences, relativement lointaines, comme celle de Leibniz, ou plus récentes, comme celle de Rousseau. Surtout, l’ombre de Buffon, encore vivant et au sommet de sa gloire lorsque paraît la première édition, est omniprésente. Bernardin de Saint-Pierre reprend à son compte un grand nombre de thèmes buffoniens, comme la notion de « nuances », de « gradations » dans la nature, qui interdisent de classer les êtres vivants dans des catégories bien tranchées. Comme l’auteur de l’Histoire naturelle, il reproche à la plupart des naturalistes de voir le monde par le petit bout de la lorgnette, et, en le décomposant à l’infini, de manquer l’essentiel, à savoir la vision globale de la nature, la richesse inouïe des rapports qu’elle établit entre les objets naturels, la rationalité de ses lois, comme celle qui impose une compensation entre ses différentes parties.
Mais là où Bernardin de Saint-Pierre diverge résolument de Buffon, c’est dans le sens qu’il donne à ces lois et rapports : partout, il ne voit qu’harmonie, causes finales, bienveillance d’une nature qui a tout prévu pour le mieux au profit du genre humain ; bref, tout ce que Buffon s’était employé à bannir de l’histoire naturelle. Fustigeant les excès du mécanisme et du matérialisme, il explique les phénomènes naturels en termes providentialistes et vitalistes. Certes, ses analyses n’échappent pas à une certaine naïveté, et même souvent au ridicule : Colas Duflo reconnaît d’ailleurs dans son introduction que le lecteur actuel est souvent amené à sourire du finalisme extrêmement simpliste, involontairement plaisant, qui sous-tend des pages durant les Études de la nature.
Ce trait explique sans doute en grande partie l’oubli dans lequel est tombé progressivement cet ouvrage au cours du xixe siècle. Mais comme le font remarquer les éditeurs, plusieurs raisons incitent aujourd’hui, sinon à lire in extenso les Études de la nature, du moins à les consulter, et en tout cas à les prendre au sérieux. En premier lieu, elles constituent un témoignage de premier choix sur des tendances profondes et importantes dans la pensée des Lumières finissantes : l’omniprésence de l’histoire naturelle, la déception à l’égard du matérialisme en vogue au cours de l’époque précédente, la promotion d’une sensibilité nouvelle au monde qui va bientôt s’épanouir dans les mouvements romantiques… Au reste, on trouverait plus d’un point commun entre la démarche de Bernardin de Saint-Pierre et celle qui se développe à peu près en même temps de l’autre côté du Rhin : certains thèmes, comme celui des formes primordiales dans la nature, dénotent une étonnante convergence entre le naturaliste français et les fondateurs de la Naturphilosophie. 992Bernardin, à cet égard, se trouve en phase avec les préoccupations des philosophes européens de son temps.
En outre, il ne faut pas oublier que Bernardin de Saint-Pierre publie les éditions successives des Études de la nature dans un contexte particulier, de la fin de l’Ancien Régime au Premier Empire : or, les historiens ont montré le rôle significatif qu’ont joué les sciences en général, et l’histoire naturelle en particulier, au cours de cette période de grands bouleversements politiques et sociaux, en tant que source d’inspiration dans la recherche d’une loi naturelle se substituant au droit divin, et comme lieu privilégié de promotion d’une nouvelle méritocratie, destinée à remplacer les privilèges de l’ancien monde aussi bien que l’égalitarisme aveugle voulu par certains. L’ouvrage de Bernardin de Saint-Pierre participe à cette réflexion générale et aborde souvent des thèmes sociaux très concrets, comme les inconvénients de l’emprisonnement des condamnés.
Enfin, même si les textes à caractère didactique sont, depuis bien longtemps, les parents pauvres des études littéraires (en témoigne la quasi absence de Buffon dans les programmes actuels), il ne faut pas dénier à cet égard une réelle valeur aux Études de la nature. Cela n’est pas, chez Bernardin de Saint-Pierre, une question de pure forme : pour lui, la dimension esthétique joue un rôle primordial dans l’étude de la nature et le style, en se conformant à la beauté de son objet, participe pleinement à l’instruction du lecteur.
Les éditeurs ont ici choisi, à juste titre, de retenir le texte de la dernière édition parue du vivant de l’auteur, celle de 1804, mais en indiquant systématiquement les variantes des éditions précédentes. L’appareil de notes éclaire suffisamment le texte sans être trop interprétatif, et l’introduction résume bien les enjeux de l’œuvre. Un travail important a été effectué sur les sources : il montre notamment l’importance des auteurs anciens, comme Pline, et des relations de voyages ; le tout est récapitulé dans une bibliographie.
L’ensemble est complété par une édition de textes plus modestes sur les marées et les courants marins, parus dans des périodiques en 1797, et d’un manuscrit inédit sur la gravitation, ainsi que par un glossaire et un index des noms de personnes.
Cette édition, à la fois assez maniable (malgré ses 1134 pages) et scientifiquement solide, rend donc accessible aux chercheurs et à un plus large public un texte, sinon majeur, du moins important du tournant des Lumières.
Stéphane Schmitt
Franc Schuerewegen, Le Vestiaire de Chateaubriand, Paris, Hermann, 2018. Un vol. de 245 p.
Avec ce livre, Franc Schuerewegen s’est lancé un défi : ramener le lecteur à Chateaubriand, dont il constate avec raison qu’il est peu lu ou mal lu aujourd’hui. Pour réussir, il emprunte la voie de la microcritique : il s’agit de déconstruire l’image intimidante du grand écrivain qui n’aurait daigné traiter que des sujets les plus sérieux, l’Histoire, la politique, la religion, en faisant redécouvrir l’attention qu’il a portée à la part la plus infime, la plus banale et a priori la plus insignifiante du réel. La démarche n’est pas tout à fait nouvelle. De nombreux critiques ont déjà souligné l’intérêt accordé par Chateaubriand aux éléments les plus ténus d’un paysage, oiseaux, fleurs par exemple. Franc Schuerewegen s’appuie sur Jean-Pierre 993Richard qui, dans son essai qui a fait date sur Paysage de Chateaubriand (Paris, Seuil, 1967), avait relevé le goût du mémorialiste pour la « petitesse ». Entre autres études, on pourrait également citer l’article de Chantal Thomas, « Le peuple innocent des fleurs », et celui de Jacques Dupont, « Bestiaire d’outre-tombe », tous deux insérés dans l’ouvrage collectif Chateaubriand. Le tremblement du temps, dirigé par Jean-Claude Berchet (Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1994). Franc Schuerewegen lui-même a déjà balisé ce terrain en dirigeant un collectif consacré à Chateaubriand et les choses (CRIN, no 59, 2013), qui se proposait de mettre sur le devant de la scène des objets, négligés jusqu’alors, pour en ressaisir la présence sensible dans le texte de Chateaubriand et pour en dégager la portée allégorique ou symbolique. Comme il l’avait déjà fait dans ce recueil, son souci de renouveler le discours critique sur Chateaubriand en le rendant plus proche de nous passe ici par des parallèles surprenants, qui font fi de la chronologie : il en va une nouvelle fois ainsi du parti de lire Chateaubriand à partir de Francis Ponge ou du Nouveau Roman, pour montrer les convergences qui se dessinent dans leur rapport au monde et dans leur pratique descriptive. De même, c’est à partir d’une nouvelle fantastique de Poe, La Vérité sur le cas de M. Valdemar, que Franc Schuerewegen aborde la posture énonciative de l’outre-tombe choisie par Chateaubriand pour raconter sa vie, ou plutôt ses vies. De fait, en se fondant cette fois-ci sur le modèle antérieur légué par Plutarque, Franc Schuerewegen met en valeur la pluralité des existences que se reconnaît Chateaubriand au gré de ses différentes carrières. Mais alors que le mémorialiste trouve dans le constat de l’impermanence du Moi l’occasion d’incessantes déplorations, Franc Schuerewegen en fait le point de départ d’un inventaire malicieux qui passe en revue « une série de costumes, tenues, habits, accessoires » censés figurer les « identités changeantes » de l’écrivain (p. 31).
Sans grande surprise, la visite de ce « vestiaire » qui garde la mémoire de ses divers rôles commence par les « cheveux » auxquels Chateaubriand savait qu’il devait une bonne partie de sa séduction et dont il a exploité le potentiel érotique et politique mieux que tout autre écrivain. Franc Schuerewegen réaménage ensuite l’article sur les « chevaux » qu’il avait déjà donné dans le recueil collectif sur Chateaubriand et les choses : il montre comment Chateaubriand hippophobe représente le cours de l’Histoire à travers des scènes où le cheval, privilège de la noblesse, illustre son déclin. Reste au chevalier qu’il est d’adopter la marche à pied pour entrer dans le nouveau monde qu’il fait sien. C’est pourtant à la tradition aristocratique du blason que pourrait renvoyer le « chat » dont Chateaubriand fait son emblème et qui sert de trait d’union entre toutes les scènes de rencontres avec un homme d’Église. Une inadvertance peut-être, celle de l’étrange « parfum non respiré » trouvé dans l’un des passages des Mémoires d’outre-tombe qui a fait la réputation de l’Enchanteur, engage le critique à reconstituer la chaîne des réminiscences qui relie Proust à Chateaubriand. Quant à la rivalité avec Byron, elle est ici curieusement réévaluée à partir des compétences de nageur des deux écrivains, et en l’occurrence à partir de l’habileté avec laquelle Chateaubriand tire un élément de satire de l’avantage incontestable que l’« athlète » Byron avait sur lui qui, de toute évidence, ne savait pas nager. De lit en lit se déploie l’activité fantasmatique de Chateaubriand, avant que Charles X soit ramené à son statut de roi déchu par un visiteur qui rejoue à Butschirad la rencontre de Henri IV avec le vacher Tout-le-Monde : on a là un bel exemple du goût de Chateaubriand pour 994les anecdotes qui ouvrent les coulisses de la grande Histoire. Ses réflexions sur l’écriture de l’Histoire de plus en plus concurrencée par le roman sont au cœur du chapitre suivant, qui interroge la fonction emblématique donnée aux objets mémoriels dans la reconstitution d’une vie ou d’une époque. Le rapprochement proposé entre Chateaubriand et Balzac se poursuit dans l’exercice virtuose de « critique-fiction » (p. 186) auquel se laisse aller Franc Schuerewegen en imaginant Chateaubriand en train de faire la leçon à Balzac pour lui apprendre comment raconter une bataille et en concluant que le vicomte pourrait bien être l’auteur de La Chartreuse de Parme. Nous le découvrons ensuite en dangereux criminel, prompt à vouloir se débarrasser de ses amis… mais pas de sa propre vie, car c’est le portrait d’un Chateaubriand increvable, réchappant toujours à la mort, et donc en contradiction flagrante avec le titre choisi pour ses Mémoires, que brosse Franc Schuerewegen, décidément de plus en plus en verve pour dégonfler les postures grandiloquentes choisies par le mémorialiste !
On sera à coup sûr déçu si l’on cherche dans cet essai une étude érudite, ancrée dans une bibliographie copieuse, sur les grandes orientations de la pensée et de l’œuvre de Chateaubriand. On ne l’appréciera que si l’on accepte les règles du jeu fixées par l’auteur, soit les principes d’une critique qui assume la disparate, la fantaisie des associations d’idées et de mots, l’anachronisme, le détour par la fiction et peut-être surtout l’apparente frivolité des questions posées. Mais l’on sera alors surpris par l’intérêt des réflexions que l’on pourra glaner sur l’activité de la lecture et sur la construction du sens, sur la pratique intertextuelle des écrivains, sur le rôle du détail (en fait jamais inutile), sur le passage du littéral au figuré, sur les relations entre l’histoire et le roman, sur les affinités entre Chateaubriand et Balzac, etc. Franc Schuerewegen définit en conclusion la lecture « innovante » qu’il a voulu tenter comme « celle qui essaie d’apporter un peu de fraîcheur dans un univers exégétique déjà passablement saturé » (p. 233). Reconnaissons que le pari est gagné. Certes, c’est une vision très partielle de Chateaubriand qui nous est ici donnée, puisque le livre fait l’impasse sur la mélancolie, alimentée par un sens toujours vif de la vanité, qui imprègne toute son œuvre. Est-ce à dire qu’il faut occulter cette dimension pour sauver Chateaubriand en l’actualisant coûte que coûte ? On peut en douter, mais beaucoup trouveront que le Chateaubriand de Franc Schuerewegen est un écrivain plus fréquentable, car moins grave, moins imposant, et infiniment plus drôle.
Fabienne Bercegol
Jules Champfleury, Fantaisies. Édition établie, présentée et dirigée par Michela Lo Feudo avec la collaboration de Sandrine Berthelot et d’Aude Déruelle. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2019. Un vol. de 448 p.
Ce volume inaugure un projet collectif d’édition de l’œuvre de Champfleury que l’on espère le plus abouti possible. Faute d’une édition critique complète, la connaissance que nous avons de Champfleury se résume en effet bien souvent à trois ou quatre œuvres tout au plus, alors même qu’il est, à l’instar de Baudelaire, Gautier, Nerval ou Banville, une figure incontournable pour comprendre les vives 995et passionnantes polémiques littéraires et artistiques qui ont questionné, de 1840 à 1860, l’héritage du romantisme. Le volume est d’autant plus appelé à corriger l’image schématique que nous avons du « chantre du réalisme » qu’il réunit l’essentiel de la période fantaisiste de l’auteur, relativement méconnue, consistant en trois recueils de Fantaisies parus en 1847 (Chien-Caillou. Fantaisies d’hiver ; Pauvre Trompette. Fantaisies de printemps ; Feu Miette. Fantaisies d’été).
Le volume s’ouvre sur une présentation générale esquissant une biographie de l’auteur et du paysage littéraire fantaisiste et bohème de la petite presse des années 1840 dans lequel le jeune Champfleury a fait ses armes comme tant d’autres. En reprenant en volume des textes publiés dans la presse, majoritairement dans les colonnes du Corsaire-Satan ou de L’Artiste, les Fantaisies dressent un premier bilan de cette initiation « à la fois militante et alimentaire » (p. 186) à la vie littéraire, en même temps qu’elles s’inscrivent dans un « parcours de légitimation littéraire » (p. 24), puisque les trois recueils, dédiés chacun à une figure de proue du romantisme (Hugo, Delacroix, Balzac), présentent un « florilège visant à démontrer ampleur et valeur de la production fictionnelle de Champfleury » (p. 27). Les introductions à chaque recueil enrichissent cette première approche des Fantaisies.
Véritables « creusets d’influences » (p. 36) permettant à un jeune auteur de s’inscrire dans une filiation littéraire ambitieuse, les Fantaisies retiennent l’attention certes par leur forte réflexivité bohème contredisant la légèreté des évocations devenues mythiques de Murger (la « bohème désenchantée » de Champfleury condamne plutôt qu’elle « n’idéalise le destin de l’artiste en mansarde », p. 47), mais plus encore par leur esthétique si particulière. Les éditeurs font honneur à ce que l’on pourrait appeler, pour reprendre un terme d’époque, l’essayisme dont Champfleury fait montre dans ses Fantaisies. Recueils à l’hétérogénéité et même à l’excentricité parfaitement assumées, à l’« écriture instable », « synonyme de recherche » (p. 29), les Fantaisies méritent que l’on s’attarde sur leur inventivité formelle, dont une des moins négligeables qualités est de concourir à notre intelligence de la naissance du poème en prose. « L’un des principaux intérêts des Fantaisies de Champfleury […] est de remettre en question nos catégories de lecture : ces œuvres inclassables, ni réalistes, ni fantastiques, se dérobent aux routines du déchiffrement, et constituent en somme une exploration tout à fait originale du narratif, en évitant la voie peut-être trop frayée du romanesque » (p. 339).
Il faut toutefois attendre la présentation des Fantaisies d’hiver pour bénéficier à contretemps d’une synthèse enfin satisfaisante sur l’esthétique de la fantaisie, mais dont une lacune sur les relations entre fantaisie et réalisme, alors indissociables, n’est comblée que dans la présentation des Fantaisies d’été : si les introductions au volume et à chaque recueil ainsi que les notices consacrées aux textes majeurs se complètent, cette présentation à facettes, certes en harmonie avec l’esthétique de la fantaisie, est un brin déroutante, et l’on aurait apprécié – trop bourgeoisement peut-être –, un peu plus de bon sens.
En dépit de cette réserve, l’ouvrage, fort en particulier d’un travail philologique sérieux, demeure un outil efficace. Le choix des éditions princeps, les plus à même de restituer la fantaisie de l’auteur en raison du lien fort des textes avec leur contexte, mais aussi de leur excentricité stylistique gommée lors de leurs rééditions, est des plus judicieux. La chronologie éditoriale est soignée, de 996même que les variantes permettant de faire apparaître le souci que Champfleury avait de réécrire ses textes à l’occasion de leur reprise en volume. L’annotation, copieuse, est soucieuse de contextualiser efficacement les textes. L’inscription des Fantaisies dans le cadre du débat esthétique des années 1845 à 1847 est ainsi bien mise en lumière, à la faveur de nombreux échos entre les textes de Champfleury et les textes critiques, entre autres, de Gautier, Baudelaire ou encore Thoré. La dimension dialogique voire allusive des Fantaisies n’en ressort que davantage. L’ensemble, enfin, est agrémenté d’une bibliographie et de quelques annexes (un compte rendu d’époque, une seconde étude de Champfleury sur Chien-Caillou en écho à la nouvelle parue dans Fantaisies d’hiver et un récit en complément des ballades en prose). Ces annexes peu connues sont de bon augure pour cet ambitieux et non moins utile projet d’édition auquel nous souhaitons le plus beau des couronnements.
Filip Kekus
Toru Hatakeyama, La Formation scolaire de Baudelaire. Paris, Classiques Garnier, « Baudelaire », 2019. Un vol. de 535 p.
« Tous les poètes du xixe siècle, presque sans exception, firent leurs classes dans les établissements secondaires de l’époque et tous ont fait l’apprentissage du latin, de la rhétorique, des grands classiques et de la dissertation, soit ce qu’on appelait à l’époque les humanités. » Cette affirmation de Toru Hatakeyama justifie, s’il en était besoin, le propos de son ouvrage, qui reconstitue l’univers scolaire de Baudelaire et son instruction classique, déterminants dans sa formation littéraire.
La présentation du cadre institutionnel est largement déployée dans la première partie de l’ouvrage : structure du système scolaire, lycées et collèges, écoles privées, programmes officiels. Le tableau est précis, y compris pour des enseignements non suivis par Baudelaire (primaire et enseignement intermédiaire). Cette synthèse d’une histoire institutionnelle, si elle reprend des éléments connus, s’effectue grâce aux sources primaires. Cette attention portée aux sources archivistiques, comme à des ouvrages d’historiens de l’enseignement fait de cette partie – longue de 137 pages – une rigoureuse et belle synthèse historique. Baudelaire n’est jusqu’alors directement concerné que dans le passage consacré au concours général, essentiel au prestige d’un lycée : une véritable course aux prix, à laquelle participent fébrilement professeurs et élèves, se livre entre les grands établissements dont le nombre de prix et d’accessits récoltés au concours assoit la réputation. Toru Hatakeyama évoque les difficultés et les sacrifices qu’impose cette compétition. Baudelaire en raison de son excellent niveau en vers latins était préparé pour devenir « un cheval de concours » : contraint de travailler à la veillée, il décide, avec ses condisciples, de boycotter les conférences préparatoires. La pression est si forte que Baudelaire écrit à son beau-père en juillet 1838 : « Le concours seul me fait peur : je vois que maman a une telle envie de me voir nommé au concours que si je ne l’étais pas, elle ne me le pardonnerait pas ».
Le cœur de l’ouvrage retrace le cursus secondaire de Baudelaire. Selon une organisation chronologique, le parcours de Baudelaire est suivi de classe en classe 997depuis la 7e au collège royal Charlemagne à Lyon, les classes de grammaire, jusqu’aux classes d’humanités et de rhétorique à Paris au lycée Louis-le-Grand. La différence de niveau entre la province et Paris est évoquée : Baudelaire comme tous ses congénères de province doit redoubler sa troisième à son arrivée à Paris en 1836. Un panorama des conditions d’enseignement – emploi du temps, rituels, déroulement des classes – décrit le caractère oppressant, violent, de cet univers clos, isolé du monde, où le cachot menace ainsi que brimades et punitions. Est rappelé le caractère profondément élitiste de l’enseignement secondaire : recrutement, limité aux enfants des élites sociales (2 ou 3 % d’une classe d’âge), et pratiques pédagogiques (devant des classes surchargées, les professeurs ne se soucient que des meilleurs, les seuls dont ils corrigent les devoirs). La place de la mémorisation et de l’apprentissage par cœur est centrale. Le latin étend sa domination sur toutes les classes, les exercices et le discours latin, en particulier, est considéré comme la clé de voûte de cette éducation classique. Le français s’en trouve d’autant relègué au rang de deuxième langue. Suit l’évocation de chaque classe : le plan, identique, met en valeur le professeur et les textes qu’il choisit souvent en lien avec les programmes officiels. Des extraits de rapports d’inspection qui reprennent d’ailleurs les attendus de l’institution donnent à l’ensemble l’apparence du vécu. Les manuels les plus utilisés font eux aussi l’objet d’une analyse. Si, dès l’entrée au collège, Baudelaire exprime son désamour violent – « je hais ce milieu pédant et hypocrite » –, il manifeste à partir de la classe de rhétorique surtout dégoût et dédain pour les exercices répétitifs et mécaniques qui demandaient de respecter « la prosodie latine et les règles de rhétorique auxquelles étaient soumises les proses latines et françaises ». Il rejoint en cela bien des écrivains contemporains. La personnalité de Rinn, seul professeur « critique envers certains auteurs de l’Antiquité » et « intéressé par la littérature moderne », semble capitale pour sa formation littéraire.
Dans la dernière partie consacrée aux « études accessoires », aux côtés des sciences, de l’histoire, du dessin, le français, « langue vulgaire qui ne méritait pas d’être étudiée ». Le collège, insensible à l’évolution scientifique, est imperméable à la nouvelle littérature, en particulier aux poètes romantiques, « adversaires d’une éducation saine ». Les débats au sujet du romantisme sont ainsi retracés : propos d’écrivains et de professeurs témoignent de la lutte entre les deux littératures, celle enseignée et celle qui triomphait en dehors de l’École. De nouveaux manuels s’essaient à transformer le regard sur la grammaire, la versification et la littérature alors que le vers français et la littérature contemporaine ont du mal à s’imposer.
La variété des sources convoquées, croisées, témoigne de la pertinence de la démarche qui dessine un panorama détaillé de l’enseignement autour de 1830. Le lecteur néanmoins reste quelque peu sur sa faim dans son désir de mieux appréhender ce que l’œuvre de Baudelaire devrait à l’École. Si l’on saisit fort bien le cadre général, on aimerait que soient analysées les relations entre cette formation et l’œuvre à venir. La prudence, certes, est requise pour ne pas établir des relations de causalité trop directes : on aurait pu souhaiter néanmoins que certains exercices d’écriture – en particulier l’amplification et le vers français – soient plus précisément étudiés. Les poètes du xixe siècle reçoivent cette même éducation : la manière dont ils s’en emparent, l’acceptent ou la détournent est aussi à considérer. Toru Hatakeyama a depuis cet ouvrage continué cette investigation avec bonheur, offrant déjà des réponses à ces questions demeurées pendantes. Sa maîtrise de 998notre culture, qui n’est pas la sienne, suscite admiration et reconnaissance : ce regard étranger nous aide à la considérer.
Martine Jey
Guy de Maupassant, Œuvres complètes. Sous la direction d’Antonia Fonyi. Chroniques I (1876 – mars 1882). Édition de Marie-Françoise Melmoux-Montaubin et Anne Geisler-Szmulewicz. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2019. Un vol. de 1105 p.
La critique reconnaît désormais les chroniques comme un pan important de l’œuvre de Maupassant, qui y exprime ses goûts littéraires, expose sa pensée et affine son écriture. Ce premier volume de Chroniques, présenté et abondamment annoté par Marie-Françoise Melmoux-Montaubin et Anne Geisler-Szmulewicz, constitue un apport considérable à la recherche sur l’auteur. Tout d’abord, parce que les articles journalistiques n’avaient jamais fait l’objet d’une édition complète annotée – l’édition d’Henri Mitterand qui s’intitule Anthologie (Pochothèque, 2008) opère un choix et classe les articles selon leur thème –, et surtout parce que les chroniques sont présentées dans l’ordre chronologique de leur parution, même celles découvertes récemment comme « Le Marché aux cochons » et « La Plage de Dieppe » (Le Musée universel, 1877). Cette édition est également essentielle car les deux éditrices ont judicieusement replacé le travail de Maupassant dans la presse du xixe siècle, en convoquant les travaux de Marie-Ève Thérenty sur le sujet.
Le volume s’ouvre sur « Les principes de cette édition » (p. 9-11), signés par Antonia Fonyi, la directrice des Œuvres complètes de Maupassant, dont les Chroniques I constituent le premier tome paru. Il s’agit d’« éclairer ses écrits en donnant le maximum d’informations », d’« apporter le bon texte, établi avec fidélité » et de « restituer le poids culturel des chroniques, longtemps considérées par la critique comme inférieures au reste de l’œuvre de Maupassant » (p. 9). Antonia Fonyi rappelle combien le texte de Maupassant est « friable » et a été malmené depuis le marbre de l’imprimerie du journal jusqu’aux éditions modernes. Des coquilles faisant sens s’y sont glissées et ont été répétées. Si la ponctuation des articles originaux a été respectée, les volumes ne proposent pas de fac-similés.
La substantielle « Introduction » (p. 13-85) de Marie-Françoise Melmoux-Montaubin et Anne Geisler-Szmulewicz présente une définition de la chronique, notamment de la chronique-reportage, la poétique de la chronique, et le contexte culturel et intellectuel de la production maupassantienne. Suivent des repères chronologiques (p. 87-108). Chaque chronique est ensuite précédée d’une notice et comporte des notes abondantes, qui sont de plusieurs sortes. Bien sûr, elles éclairent des allusions littéraires et culturelles, et définissent des termes désuets, mais surtout elles renvoient à la presse contemporaine, aux écrits fictionnels et déterminent les écrits réemployés par Maupassant, notamment les chroniques algériennes qui ont fait l’objet de nombreux auto-emprunts et qui se retrouvent parfois au mot près ou remaniées dans Bel-Ami et dans ses récits de voyage.
L’ouvrage s’achève sur une annexe (p. 1031-1033), proposant un extrait de chronique sur l’instruction obligatoire retrouvé par Pierre Borel et inséré dans 999l’un de ses articles paru en 1927 ; une bibliographie fournie (p. 1035-1063) et deux index : des personnes (p. 1065-1088) et des lieux (p. 1089-1098).
Le lecteur attentif relèvera quelques erreurs – Théophile Silvestre (p. 25) pour Armand Silvestre, « les Animaux malades de la peste », Fables, II, 7 (p. 184) au lieu de VII, 1 ; Paul Maizeroy (p. 835) pour René Maizeroy –, infimes en comparaison de l’important travail d’annotation. On regrettera également que les erreurs d’homophones – ou/où en particulier – du texte de Maupassant n’aient pas été systématiquement considérées comme venant du typographe et aient été laissées telles quelles avec une note. Cela ralentit inutilement la lecture. Par ailleurs, le choix de publier le texte inédit du vivant de Maupassant « Un beau discours » (p. 713), retrouvé dans une lettre à Juliette Adam, peut étonner. Fallait-il le faire figurer en annexe puisqu’il n’est paru dans la presse qu’en 1925 ? Étant donné que le volume des Contes et nouvelles comportera « Le Docteur Héraclius Gloss », lui aussi publié de façon posthume en 1921, on ne peut que saluer la décision des deux éditrices.
Ce volume de Chroniques représente une avancée dans la recherche maupassantienne et augure bien de la suite. Maupassant ne pourra plus être considéré comme un écrivain inculte, tout d’instinct car « C’est bien un lecteur, et un lecteur avisé, qui s’impose dans ces colonnes » (p. 1007).
Noëlle Benhamou
Edmund Birch, Fictions on the Press in Nineteenth-Century France. Cham, Palgrave Macmillan, “Palgrave Studies in Modern European Literature”, 2018. Un vol. de 238 p.
Issu d’une thèse soutenue en 2014 à l’Université de Cambridge, cet ouvrage d’Edmund Birch est une étude consacrée aux romans du journalisme, en France, au xixe siècle. On saluera d’abord cet ouvrage pour ce qu’il offre, aux lecteurs anglophones, un accès direct et clair aux grandes avancées de l’histoire littéraire de la presse française au xixe siècle et de l’analyse des imaginaires médiatiques. On y trouvera un exposé aux hypothèses bien maîtrisées, portant sur des œuvres incontournables, et qui s’appuie sur des études critiques qui se sont imposées dans le champ francophone (et souvent au-delà), comme les travaux de Marie-Ève Thérenty et d’Alain Vaillant sur la culture médiatique, de Marc Angenot sur la notion de discours social, de Dominique Kalifa en histoire culturelle, de Pierre Bourdieu sur le champ littéraire, pour ne relever que quelques-uns d’entre eux. Avec Kate Rees notamment (The Journalist in the French Fin-de-siècle Fiction. Enfants de la presse, Oxford, 2018), Edmund Birch a contribué ces dernières années à diffuser en Angleterre les résultats de la recherche dans ce domaine (colloque organisé en 2014 à la Maison Française d’Oxford, direction d’un dossier dans Dix-Neuf. Journal of Society of Dix-Neuviémistes en 2018). Ce livre vient confirmer l’importance prise ces dernières années par les approches médiatiques de la littérature du xixe siècle et par l’internationalisation de la recherche sur la « civilisation du journal » (pour emprunter l’expression au titre d’un ouvrage collectif dirigé par D. Kalifa, P. Régnier, M-È. Thérenty et A. Vaillant, 2011).
Mais la contribution d’Edmund Birch ne se contente pas de livrer un certain bilan de la recherche et elle a bien son intérêt scientifique propre. Après un 1000premier chapitre croisant approche méthodologique et exposé du champ de la recherche, l’ouvrage se construit en trois temps, chacun centré sur une œuvre emblématique : Illusions perdues de Balzac, Charles Damailly des Goncourt et Bel-Ami de Maupassant. Edmund Birch propose une lecture qui progresse dans le siècle autour de ces trois romans (et de quelques autres œuvres, de Delphine de Girardin, d’Émile Zola, de Paul Brulat…) pour tenter de comprendre les modalités de lecture et d’appropriation que l’on se faisait de la presse. Il considère les romanciers comme des témoins et la littérature comme une forme sensible qui réagit à l’essor de la presse : cela nous semble très juste. Presse et littérature sont si intimement imbriqués l’un dans l’autre au xixe siècle que l’écriture de fiction s’impose dans sa capacité à exprimer la complexité de la culture médiatique, dans une dynamique de proximité et de distance sans cesse activée par les romanciers. Ce rapport traverse l’ensemble du livre : la littérature de Balzac, Goncourt et Maupassant met en scène les tensions et problèmes culturels, sociaux et politiques provoqués par l’essor de la presse – les romans du journalisme au xixe siècle se situent le plus souvent dans une posture de dénonciation –, mais elle s’autorise et se légitime à le faire dans la mesure où elle sait de quoi elle parle, les romanciers étant eux-mêmes, pour reprendre le titre de l’ouvrage de K. Rees que nous avons évoqué ci-dessus, des « enfants de la presse »… Edmund Birch parvient à naviguer avec aisance dans ces relations troubles qui ne cessent de caractériser, de Balzac à Maupassant en passant par les Goncourt, les liens entre la construction de projets littéraires ambitieux, le monde représenté au sein des fictions qui en découlent et cet horizon médiatique omniprésent, menaçant. On suivra l’auteur en tout point dans les subtils réglages qu’il effectue pour maintenir féconde cette tension entre les romans de son corpus et leur objet d’amour et de haine, la presse.
Certains moments de l’ouvrage sont particulièrement intéressants. Soulignons, par exemple, les réflexions sur les problèmes de la lecture chez Balzac (en passant ici moins par Illusions perdues que par Une fille d’Ève) ; la discussion autour des liens entre vie publique et vie privée dans Charles Demailly ; les éclairages apportés sur l’affaire tunisienne et le contexte politique de Bel-Ami. Ajoutons à cela l’originale lecture du motif du bilboquet dans le roman de Maupassant, curieuse mode qui s’était emparée des bureaux de rédaction et qu’Edmund Birch traite par une symbolique convaincante en l’associant à des sous-entendus érotiques et à des imaginaires médiatiques marqués par la répétition (la presse n’est qu’une machine à reproduction des discours, des copies, de la pensée). Edmund Birch sait tracer son chemin dans un paysage critique encombré. Il parvient aussi à ne pas créer d’effet de rupture entre les trois moments qu’il a choisis de relier entre eux par le fil de l’histoire, ce que Balzac construit dans les années 1830-1840 va se prolonger dans la période suivante, alors que le champ littéraire se consolide (les années Goncourt : 1850-1860) et venir trouver un ultime prolongement chez Maupassant, dans les années 1880, mais en contexte républicain et sous les feux d’une actualité (politique et coloniale) désormais omniprésente dans la grande presse d’information.
L’ouvrage est donc à recommander à qui souhaiterait prendre connaissance d’un panorama utile et réfléchi des œuvres marquantes du siècle de la « civilisation du journal ». Il se complète d’un index des noms propres et des concepts, ainsi 1001que d’une bibliographie à jour sur les études dans le champ de l’histoire littéraire de la presse.
Guillaume Pinson
Jean-Marc Gomis, Victor Hugo devant l’objectif. Préface de Sophie Fourny-Dargère. Paris, L’Harmattan, 2018. Un vol. de 454 p.
L’ouvrage de Jean-Marc Gomis, une fois passée l’introduction générale, se compose de quatre chapitres chronologiques délimités par des césures majeures de la vie de Victor Hugo : « Avant l’exil » (1827-1851), « Pendant l’exil – Jersey » (1852-1855), « Pendant l’exil – Guernesey » (1856-1870), « Après l’exil » (1870-1885). Sont à chaque fois entremêlés ou juxtaposés trois types de matériaux. Premièrement, Jean-Marc Gomis met à disposition du lecteur de très nombreuses notations relatives à la photographie, tirées des carnets de Victor Hugo ainsi que de lettres écrites par Hugo ou ses proches, ou bien envoyées à Hugo ou à ses proches, voire simplement portant sur des photographies de Hugo (à l’instar d’une lettre de Catulle Mendès à Léon Melchissédec, p. 345). Ce récolement, bien sûr, n’est « exhaustif » (p. 14) qu’à condition d’admettre les inévitables lacunes de la correspondance disponible, mais la masse documentaire exhumée est de toute façon, en l’état, fort riche et en grande partie inédite, et donne un saisissant aperçu de la variété des enjeux attachés à ce médium naissant : parfois pratiquée à des fins ludiques, artistiques, publicitaires, la photographie sert aussi à vivre et à ritualiser certains deuils, notamment à la mort du petit Georges (petit-fils du poète) en 1868 ; et l’envoi de tirages constitue visiblement une pratique mondaine importante du vieil Hugo rentré en France. Les textes datant de la période de Jersey, où plusieurs membres du clan Hugo s’adonnent avec passion à cet art alors tout jeune, sont particulièrement foisonnants. Deuxièmement, l’ouvrage est illustré par de nombreuses photographies, parfois inédites elles aussi, en tout cas peu connues, souvent émouvantes. Un certain nombre d’entre elles sont accompagnées de commentaires détaillés, qui permettent de rectifier une date erronée que la tradition avait entérinée à tort, ou de rétablir le véritable auteur d’un cliché (Gilbert Radoux et non Pierre Petit, p. 194-196 ; Paul Nadar et non son père Félix, p. 353, pour prendre deux exemples concernant des photographies célèbres). La minutie des recherches menées par l’auteur doit être saluée, ainsi que le scrupule documentaire dont il fait preuve. Si les légendes indiquent toujours avec précision l’auteur, la provenance et la dimension des clichés, on peut toutefois regretter qu’elles contiennent parfois une citation dont le statut n’est pas toujours clair : s’agit-il d’une description ancienne de la photographie que l’on a sous les yeux, ou bien seulement d’une description du sujet photographié vers l’époque de la photographie ? Troisièmement, chaque chapitre s’ouvre sur une introduction de nature biographique et historique, de plus en plus courte d’ailleurs à mesure que l’on avance dans la vie de Hugo. En particulier les deux premiers chapitres débutent par des considérations sur l’histoire de la photographie, essentiellement envisagée d’un point de vue technique, et sur les rapports que le poète entretient avec elle.
1002Ce livre, doté d’une bibliographie, d’un index, d’une chronologie et de notices biographiques, constitue une source précieuse d’informations et un instrument de travail utile pour quiconque voudra, à l’avenir, se pencher plus avant sur les rapports de Hugo et de ses proches à la photographie. Plusieurs pistes stimulantes, qui constituent parfois des fils rouges latents de l’ouvrage, ne sont indiquées qu’en passant ; pour frustrant que cela soit, c’est une limite inévitable compte tenu de la nature de l’entreprise de Jean-Marc Gomis, et c’est un mérite de son livre que de nous indiquer, même obliquement, des points à creuser. Ainsi, dans quelle mesure le paradigme photographique informe-t-il l’œuvre littéraire de Hugo, et en particulier son art de la description ? La question est soulevée dans l’introduction générale, où Jean-Marc Gomis défend l’idée que cette influence est nette, mais il le fait sur la base d’exemples inégalement probants. De même on se demande plusieurs fois, en lisant les textes présentés ou bien les commentaires de l’auteur lui-même, quel était le statut de la photographie pour les hommes et les femmes de l’époque concernée, et pour Hugo et ses proches en particulier : un art, une science, une technique ? Corrélativement, quel degré d’objectivité faut-il lui supposer ou lui attribuer ? Sur ce point, la préface de Sophie Fourny-Dargère affirme un peu brutalement que « la photographie, c’est la vérité » (p. 12), puis Jean-Marc Gomis revient ponctuellement sur la question des rapports entre photographie et « objectivité » (p. 17, p. 21), entre photographie et factualité (p. 22), sans que la question soit vraiment prise à bras-le-corps. De manière générale, les intéressantes remarques de l’auteur sur le photomontage de Pesme (p. 160-163), et plus généralement tous ses commentaires sur les effets de composition et de mise en scène, soulignent au moins implicitement à quel point la prétention du médium photographique à la « vérité » ou à l’« objectivité » est suspecte. Corrélativement encore, jusqu’à quel point le photographe est-il réellement l’auteur de sa photographie ? Les passages où Hugo fait plaisamment du soleil le collaborateur, voire l’auteur réel, des clichés produits, sont si nombreux qu’il semble bien s’agir d’autre chose que d’une simple plaisanterie ; peut-être cela révèle-t-il une difficulté à penser véritablement comme un art – ce qui supposerait qu’il y ait un auteur humain – un moyen de reproduction technique que l’on peut à première vue croire neutre et objectif. Dans le même ordre d’idées, selon Juliette Drouet (la maîtresse du poète), c’est une « trinité de collaboration » impliquant le photographe, le modèle… et Dieu (p. 81) qui donne naissance à tel ou tel daguerréotype. On voit bien que ce qui se dessine là entre les lignes, c’est toute une histoire culturelle de la photographie, une histoire de la manière dont ce médium a été appréhendé par un xixe siècle qui l’inventait et le découvrait.
En résumé, on consultera avec profit cet ouvrage qui propose à la fois un riche matériau documentaire et de nombreuses informations érudites, et qui, en outre, donne souvent à penser par les pistes et les ouvertures qu’il suggère.
Jordi Brahamcha-Marin
Anne-Marie Thiesse, La Fabrique de l’écrivain national. Entre littérature et politique. Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2019. Un vol. de 440 p.
On connaît Anne-Marie Thiesse par son étude sur la littérature régionaliste et par son travail sur les identités nationales. Sur cette lancée, La Fabrique de 1003l’écrivain national est un essai ambitieux et utile. Elle suit la constitution des identités nationales à travers un patrimoine littéraire et le sacre de l’écrivain comme incarnation d’une tradition culturelle. Paul Bénichou choisissait la période 1750-1830 comme déterminante dans l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque. Anne-Marie Thiesse montre, à cette époque, la crise de l’hégémonie culturelle française, fondée sur une translatio sudii de l’Antiquité au classicisme. Shakespeare et Ossian viennent concurrencer Homère, ils permettent une autre lecture du poète grec et d’Aristote. Le débat s’intensifie entre ceux qui conçoivent Homère comme l’auteur des épopées qu’on lui attribue et ceux qui insistent sur une origine populaire et plurielle des poèmes. Aux antiquités germaniques et écossaises, les Français répondent en exhumant des antiquités gauloises. Si l’édition de la Chanson de Roland par Francisque Michel éveille peu d’écho en 1837, elle reçoit une consécration patriotique après la défaite de Sedan. Médiévistes allemands et français disputent de l’origine de Renard le goupil qui est peut-être Reinhardt Fuchs. La propriété et l’édition des manuscrits deviennent des enjeux politiques. L’histoire littéraire naît dans ce contexte de transfert de sacralité et de tensions nationales. Jean-Jacques Ampère est nommé à une chaire de littérature française au Collège de France en 1833. Il y définit une histoire littéraire qui déborde le classicisme et la rhétorique. La préhistoire et la paléontologie deviennent des modèles pour penser la résurrection du passé. Une identité nationale constituerait le principe de continuité qui échappe à la référence gréco-latine et classique. Pour le libéral Ampère, l’identité française serait à chercher dans son aptitude à l’universel : « C’est l’honneur de la littérature française que son histoire soit liée à celle de toute l’Europe, et par les Arabes, les Juifs, les croisades à celle de l’Orient. La France est au cœur de l’Europe, elle reçoit le sang qui afflue de toutes les parties de ce grand corps et le renvoie à ses extrémités, plus coloré, plus vivant. » Walter Scott donne à l’Europe l’exemple d’un roman qui raconte une histoire nationale ; l’éditeur de ses traductions françaises, Charles Gosselin, commande à Victor Hugo ce qui devient Notre-Dame de Paris. 1482.
La nation est une communauté de locuteurs et de lecteurs, à une époque d’élargissement sans précédent du lectorat grâce au roman-feuilleton. Les monuments au grand écrivain, les pèlerinages littéraires, les sociétés d’auteur consacrent la promotion de la littérature comme ciment national. Les funérailles nationales de Victor Hugo illustrent le processus que Maurice Barrès reconnaît sarcastiquement dans le titre d’un chapitre des Déracinés, « La vertu sociale d’un cadavre ». Une telle fonction est encore plus frappante dans toutes les nations d’Europe centrale qui n’ont pas encore obtenu de reconnaissance étatique, de la Pologne à la République tchèque. Le coin des poètes dans l’abbaye de Westminter réunit plusieurs dizaines de tombes et de cénotaphes, depuis Geofrroy Chaucer, enterré en 1400, et Shakespeare dont le monument est édifié en 1740. Byron et Wilde n’y sont acceptés que tardivement en 1969 et 1995 à cause de leurs frasques sexuelles. Le Panthéon français est finalement plus politique que littéraire, avec les seuls Voltaire et Rousseau sous la Révolution, Hugo en 1885, Zola en 1908, Malraux en 1996, Dumas en 2002, Césaire en 2011 et Maurice Genevoix prochainement. La panthéonisation de Zola, deux ans après la réhabilitation de Dreyfus, est la plus conflictuelle : un nationaliste tire sur Alfred Dreyfus. Célèbre-t-on alors le journaliste de J’accuse ou le romancier des Rougon-Macquart ? Inversement, quand le Ministère de la culture établit chaque année une liste des commémorations 1004nationales, des polémiques éclatent lorsque des noms paraissent à certains politiquement ou moralement « incommémorables » : c’est le cas de Céline en 2011 ou de Charles Maurras en 2018. La polémique a le mérite de poser de vraies questions : Quelle est désormais l’autonomie de la littérature ? comment éviter sa pure patrimonialisation ? comment distinguer commémoration et célébration ?
On comprend du moins que l’État se soucie d’acquérir les manuscrits de monuments littéraires, d’assurer leur numérisation et leur libre diffusion. Les écrivains de langue française connaissent sans doute moins de déchirements qu’un Kafka, né sujet de l’Empire autro-hongrois et mort citoyen de la Tchécoslovaquie, écrivain de langue allemande dont les manuscrits sont disputés par le Deutsches Literaturarchiv de Marbach et la Bibliothèque nationale d’Israël. Jusqu’où la littérature française se superpose-t-elle à la littérature de langue française ? Anne-Marie Thiesse ne développe pas la question, mais il est intéressant que la Bibliothèque nationale de France ait dépensé une fortune pour acquérir le manuscrit de l’Histoire de ma vie que Casanova a rédigé dans un château de Bohème et qui est resté trois siècles propriété d’un éditeur allemand. Casanova mériterait peut-être plus le titre de « Vénitien déraciné » dont Barrès affuble Zola dans le débat parlementaire de 1908, mais il a composé ses mémoires en français et ce choix en fait pleinement un écrivain français. De même, l’Académie française est aujourd’hui attentive à accueillir une francophonie des quatre coins de l’Europe et du monde.
La troisième partie de La Fabrique de l’écrivain national retrace la nationalisation des littératures par le biais des canons scolaires, la hantise de l’invasion étrangère, invasion dans les esprits autant que sur le territoire, et le développement de la diplomatie culturelle. L’universalisme français peut être défini comme une suprématie du classicisme, comme un pouvoir de rayonnement ou au contraire comme une capacité à assimiler tous les apports étrangers. En 1908, la revue La Phalange demande : « Une haute littérature est-elle nécessairement nationale ? » Gide répond en chantant la fécondité du déracinement et des transplantations, en vantant les mérites du métissage. Il lance La Nouvelle Revue française pour donner à lire une littérature vivace parce qu’avide d’assimilation. Le xxe siècle connaît la mobilisation et souvent l’enrégimentement des plumes. Rares sont ceux qui, durant la première guerre mondiale, se mettent comme Romain Rolland « au-dessus de la mêlée » et défendent les droits de l’esprit quand les armes parlent. Mais au lendemain de la guerre, ce retrait devient engagement internationaliste. Romain Rolland lance un appel dans L’Humanité, rejoint par Croce, Einstein, Hermann Hesse, Stefan Zweig, auquel répond un manifeste dans Le Figaro « pour un parti de l’intelligence » contre « le bolchevisme de la pensée ». Les régimes autoritaires récrivent l’histoire, transforment les écrivains en porte-paroles, accusent de trahison nationale ceux qui se dérobent. À l’engagement d’une génération s’oppose finalement l’inconstance de ceux qui troquent une idole contre une autre et revendiquent l’irresponsabilité.
La dernière partie du livre aborde la mondialisation de l’écrivain national. Goethe avait défini au début du xixe siècle une Weltliteratur qui devient une littérature mondiale à l’heure de l’informatique, de la globalisation des échanges et du prix Nobel. Les littératures nationales revendiquent un espace propre, en se libérant de l’impérialisme anglais et des différentes puissances coloniales. En 1921, René Maran, d’origine guyanaise, est couronné par le prix Goncourt pour Batouala, véritable roman nègre et se voit accusé de mettre en cause l’image de la France, 1005particulièrement outre-Rhin. En 1948, Léopold Senghor publie l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française et Frantz Fanon en 1961 Les Damnés de la terre, interdit à sa parution pour atteinte à la sécurité intérieure de l’État. En 2013, Alain Mabanckou ouvre à Brazzaville des États-généraux des littératures africaines. L’année suivante est lancé un manifeste pour une « littérature-monde en langue française ». Autant de moments dans une mise en question de la nationalisation des littératures, en particulier de la littérature française, et dans l’affirmation d’une création post-nationale. L’Europe cherche à prouver son identité culturelle dont la langue propre serait la traduction mais il est plus facile de s’accorder sur la musique de l’Hymne à la joie de Beethoven que sur le texte de Schiller décliné dans les divers idiomes nationaux. Comment penser une identité qui ne soit ni monolithique ni centralisatrice, ni cahier des charges ni testament, selon une formule de Clément Rosset ? Le grand mérite de l’information rassemblée par Anne-Marie Thiesse et de son argumentation historique est de poser quelques bonnes questions et de relativiser des querelles qu’on pourrait croire de la plus brûlante actualité.
Michel Delon
Gordon Millan, Marie Mallarmé. Le fantôme dans la glace. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2019. Un vol. de 130 p.
S’il est vrai que derrière tout grand homme, il y a une femme, la curiosité des biographes de Mallarmé s’est plus souvent attachée à la personnalité flamboyante de sa maîtresse réelle ou supposée, Méry Laurent, qu’à celle, réputée terne et effacée, et beaucoup moins documentée, de l’épouse légitime. C’est cette réduction à l’état de fantôme – le fantôme dans la glace du sous-titre, par allusion à la célèbre photo de Degas montrant Renoir et Mallarmé devant une glace où se reflètent les visages évidemment flous de Marie et de Geneviève – que Gordon Millan, à qui l’on doit de nombreux travaux sur Mallarmé, dont une biographie (en anglais), entreprend doublement de contester, en apportant des documents nouveaux, et en faisant valoir une personnalité plus complexe, et plus attachante, que celle qu’on lui prête d’ordinaire.
Cette biographie se découpe en huit chapitres qui, à l’exception du premier, consacré aux origines de Marie, correspondent, globalement, aux grandes périodes de la vie du poète (l’année de la rencontre amoureuse, le séjour à Londres, l’exil en province, le retour à Paris, les années 1870 jusqu’à la mort d’Anatole, les années 1880 et le début des années 1890, la retraite). Si l’épisode des amours tumultueuses jusqu’au mariage à Londres est traditionnellement le mieux documenté par la critique, grâce à la correspondance presque au jour le jour de Mallarmé, de Marie, de Cazalis, c’est la première partie qui est la plus neuve, grâce à une enquête approfondie dans les archives de Camberg et de la Hesse, sur les origines, le milieu social et la famille de Marie, notamment sur la personnalité et la carrière de son père, sur la mort prématurée de sa mère qui la voua en tant qu’aînée à s’occuper à vingt-deux ans de ses sept frères et sœurs, sur les raisons qui la poussèrent à s’employer comme domestique en Belgique puis en France. Il ressort de cette évocation une 1006figure de femme forte et indépendante qui, lorsqu’à vingt-sept ans elle devient malgré elle la cible du badinage amoureux d’un apprenti poète plus jeune qu’elle de sept ans, est tout sauf une oiselle en attente du prince charmant. Ce premier contrepoint apporté par les archives sur celle qui s’appelait encore Christina dite Maria Gerhard se trouve relayé, passim, tout au long du livre, et particulièrement, de façon très explicite, au chapitre sur les années 1870 à l’occasion de ce qui fut l’événement le plus douloureux de la vie du couple, la mort d’Anatole à huit ans à l’automne de 1879. Contre ce qu’il considère comme une doxa, inspirée par un préjugé misogyne d’époque (que partage Mallarmé lui-même), à savoir qu’après la mort de son fils la dame se serait fossilisée dans un deuil perpétuel ou sa variante somatique, un état maladif chronique, l’auteur montre, à partir d’un diagnostic tardif inédit, que Marie n’était pas une malade imaginaire. Qui plus est, le chapitre suivant s’attache à faire valoir, à l’envers de cet effacement supposé, non seulement le rôle actif de Marie et de Geneviève dans les fameux Mardis, mais aussi que ces dames tenaient elles-mêmes salon et recevaient les dames Seignobos, Madier de Montjau, Roujon, Normant, Ponsot, Gravollet, ou encore, à l’occasion, Manet ou Banville. Dans le même chapitre, Gordon Millan évoque de façon nuancée la relation complexe entre la femme et la maîtresse supposée, Méry Laurent, avant de conclure que Marie n’a pas été seulement « une bonne faiseuse de thé », mais celle qui a permis plutôt que contrarié l’activité poétique de Mallarmé.
Au-delà du plaisir qu’on prend à lire cette biographie de Marie qui est aussi, indissociablement, une biographie évidemment plus intime que littéraire de Mallarmé, on sera sensible à cette réhabilitation convaincante, qui n’est pas qu’un parti pris d’auteur mais s’appuie sur des documents inédits, de cette « muse discrète » qui inspira en outre plusieurs poèmes en vers ou en prose.
Bertrand Marchal
Joris-Karl Huysmans, Romans et nouvelles. Édition publiée sous la direction d’André Guyaux et Pierre Jourde, avec la collaboration de Jean-Pierre Bertrand, Per Buvik, Jacques Dubois, Guy Ducrey, Francesca Guglielmi, Gaël Prigent et Andrea Schellino. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2019. Un vol. de 1791 p.
Il faut se réjouir de l’entrée de Huysmans dans la Bibliothèque de la Pléiade, à la porte de laquelle, Pierre Cogny le racontait déjà, il sonnait depuis un bon demi-siècle. Logée désormais à cette adresse prestigieuse, son œuvre rencontrera, il faut l’espérer, autant de nouveaux lecteurs qu’en avait attirés, en leur temps, les cinq volumes présentés par Hubert Juin dans la collection 10/18.
Le lecteur est saisi pourtant d’inquiétude en constatant que la collection, qui avait consacré deux volumes à Barbey d’Aurevilly et à Villiers de l’Isle-Adam, n’en a accordé qu’un seul à Huysmans. S’il connaît un peu l’ampleur et la complexité de son œuvre, il sait que les éditeurs des textes, placés devant des choix impossibles, auront dû en sacrifier de larges pans. Si l’on ajoute que la Pléiade restreint désormais la place dévolue jadis à l’appareil scientifique, il se demande comment ils auront pu rendre compte du renouvellement constant de la bibliothèque et de la poétique romanesque de cet écrivain singulier, qui refusait de suivre une 1007formule préétablie, fût-elle la sienne, et qui écrivait à propos de La Débâcle : « Je sais d’avance comment ça se fabrique ». Une fois le livre lu, les inquiétudes du lecteur se sont aggravées, et il s’interroge sur l’utilité de ce qu’il faut bien appeler une œuvre-moignon.
La première amputation s’affiche dans le titre fallacieux donné au volume. Peut-on intituler cette anthologie Romans et nouvelles, alors que les deux derniers romans de Huysmans, La Cathédrale (1898) et L’Oblat (1903), en sont absents ? Mutilation d’autant plus fâcheuse que le romancier avait programmé depuis longtemps leur écriture et les faisait entrer dans une trilogie, estropiée ici des deux-tiers. André Breton, il est vrai, cessait de lire l’œuvre après En route, mais il le faisait pour des raisons explicites et intelligibles. Rien de tel ici. Si l’on a jugé le dernier Huysmans illisible, qu’on le dise, et pourquoi. Privé d’explication, le lecteur éprouve, au sortir d’En route, le sentiment de se trouver au bord d’un terrain effondré ou d’un pont rompu. Il est invité à croire qu’il ne s’est rien passé, qu’il ne s’est rien écrit durant les douze années postérieures à 1895, que le Durtal de L’Oblat est resté le même que celui d’En route – ce qui est une profonde erreur. Si l’œuvre disparaît après 1895, la photo du coffret date, elle, de 1903. Comprenne qui pourra.
Il en va de même dans le cas des nouvelles promises par le titre. Pourquoi avoir retenu Sac au dos, À vau-l’eau et Un dilemme, et écarté La Retraite de M. Bougran ? Depuis son apparition en 1964, cette nouvelle a fait l’objet de nombreuses analyses et elle passe, à juste titre, pour la plus moderne de toutes, au point que l’on allègue à son sujet les noms de Beckett et de Kafka. Là encore, la question reste sans réponse. Huysmans avait pourtant mis les critiques en garde en préfaçant À rebours : « Comment apprécier […] l’œuvre d’un écrivain, dans son ensemble, si on ne la prend dès ses débuts, si on ne la suit pas à pas » ? De ceux qui voulaient expurger son œuvre, il écrivait dans le quotidien La Liberté, le 29 avril 1904 : « Ces gens ne comprennent pas qu’il y a dans la vie et dans l’œuvre d’un artiste, une unité, et que, notamment, cette œuvre forme un tout. »
De fait, ces mêmes gens ne se soucient pas que l’éviction de la fin de l’œuvre frappe, non seulement son dernier opus, Les Foules de Lourdes, mais encore Sainte Lydwine de Schiedam. Or cet essai d’hagiographie moderne, le plus singulier de ses livres, voit confluer en lui les plus anciennes thématiques de l’œuvre et les pousse à une telle incandescence qu’on ne reconnaît pas toujours leur longue histoire sous l’habit nouveau qui les revêt. Priver l’œuvre du livre qui offre la synthèse de l’imaginaire de l’écrivain et de sa pensée religieuse, occulte toute la vision du monde du dernier Huysmans.
Autre regret : cette opération de chirurgie militaire dépouille l’écrivain de ses trois volumes de critique d’art. Pourtant, qui ne voit que la réflexion sur la peinture a servi de laboratoire à son œuvre romanesque ? L’admiration pour Moreau et Redon a précédé et nourri À rebours, la découverte de Grünewald, en août 1888, a déclenché l’écriture de Là-bas, de même encore que l’aspiration spiritualiste s’est formée dans les deux pièces maîtresses de Certains, les études sur « Le Monstre » et « Félicien Rops », écrites dans l’été 1889. Lacunes d’autant plus fâcheuses que, dans la trop brève notice consacrée à Là-bas, le nom de ce peintre apparaît à peine (p. 1661), et que le volume ne donne pas à lire non plus Trois Primitifs, où reparaît Grünewald et où resurgit une figure de femme qui renvoie, vingt ans plus tard, à la Salomé et à l’Esther des années 1880. Derniers membres amputés de l’œuvre : les poèmes en prose du Drageoir aux épices et de Croquis parisiens. Sans doute 1008sont-ils édités et préfacés, comme par repentir, dans la collection « Poésie » de Gallimard, mais sans aucune note explicative. Qui pouvait imaginer que la Pléiade donnerait à lire un Huysmans sans La Bièvre, son texte le plus emblématique, celui auquel il était le plus attaché ?
Enfin, s’il était malaisé de répartir équitablement l’espace typographique entre les diverses œuvres de l’écrivain, le lecteur s’étonne de voir certains romans privilégiés par rapport à d’autres. Pourquoi, se demande-t-il, À rebours dispose-t-il d’un appareil critique de 90 pages, quand En rade, texte difficile entre tous, n’en a obtenu que 20 ? Même Là-bas et En route, seul texte heureusement rescapé de l’œuvre catholique de l’écrivain, ne disposent que d’une cinquantaine de pages. Voudrait-on laisser entendre que Huysmans n’a survécu que par un seul roman qu’on ne s’y prendrait guère autrement.
La mutilation de l’œuvre n’affecte pas seulement le choix des textes retenus. Elle tient aussi à l’image d’un écrivain « écouillé », proposée par cette édition. Car enfin, qui croira que le “moblot” qui est sorti violemment antimilitariste de son expérience de la guerre de 1870 ; que le critique d’art qui a bataillé contre l’académisme en peinture ; que l’épigone de Zola, qui a osé remettre en cause le modèle du maître, au risque de compromettre sa notoriété littéraire ; que le fonctionnaire du ministère de l’Intérieur qui a prévenu à temps les anarchistes impliqués dans le procès de Trente pour leur permettre de filer à l’étranger ; que le catholique qui, au sortir d’un monastère, pense et écrit pis que pendre des moines et tient l’oblature pour « une blague » ; que l’écrivain catholique qui écrit : « je suis […] résolument anticlérical [et] plus rapproché peut-être par bien des points des anarchistes que des cléricaux » : qui croirait que cet esprit rétif à toutes les injonctions, à tous les systèmes d’autorité, se résume dans l’image du docile retraitant sortant de la Trappe ?
Bien différent de l’image sur laquelle on laisse ici le lecteur, le dernier Huysmans est donc escamoté. Jamais cette édition tronquée ne rappelle qu’il a adhéré, au sein du milieu monastique de Ligugé, à une théorie complotiste de l’histoire, selon laquelle les juifs, les francs-maçons et les protestants, inféodés à Satan, mènent la France à sa perte. Elle ne dit pas davantage, comme il l’écrit à son ami Henri Girard le 10 mars 1901, qu’il avait décidé de quitter Ligugé avant le vote de la loi du 1er juillet et le départ des moines. Et le lecteur ignorera aussi que, lorsque la chronologie présente Henriette du Fresnel comme une « jeune et pieuse aristocrate de vingt ans » destinée au couvent (p. lii), Huysmans, son directeur de conscience, confie à son Carnet vert, début 1905, ce que confirment ses lettres, hélas encore inédites, à Léon Leclaire : « la question charnelle a été tout en 1904 des hyperesthésies atroces […] je suis dévoré d’immondices, avec cela, hanté par elle – dont le vertige et l’obsession parfois me gagnent. »
Ajoutons que l’œuvre, dont l’annotation est rendue plus nécessaire à mesure que Huysmans, avec Là-bas et En route, pratique davantage la compilation, n’est pas toujours servie par un appareil critique d’une parfaite fiabilité. À la p. 1486, on découvre que Huysmans avait « dédié » son premier roman, Marthe, histoire d’une fille, à Zola – qui a bénéficié au mieux d’une dédicace, et à la p. 1483 que sa « chute finale » mène la pauvre fille dans une maison de tolérance – où elle se trouvait déjà au chapitre iii. On apprend aussi à la p. 1499 que Huysmans « fait encore partie », en 1879, du groupe de Médan, qui ne s’est réellement constitué que l’année suivante avec Les Soirées de Médan, et que son échange avec Zola 1009sur À rebours constitue leur « dernier dialogue argumenté » (p. 1552), au mépris de la vingtaine de lettres qui le suivent et de leur débat relatif à En rade. De même découvre-t-on, à la p. 1675, que Huysmans a effectué en 1892 son « premier pèlerinage à la Salette » – où il ne s’est rendu qu’une seule fois.
La chronologie ouvrant le volume n’est pas plus sûre. Non, ce n’est pas en juin 1886 que Huysmans a perçu sa part de l’héritage de son oncle Constant, mais en mai 1888 ; il n’a pas publié d’article sur Cézanne dans La Plume du 1er septembre 1891, puisque l’article en question avait déjà paru dans La Cravache parisienne, le 28 juillet 1888, et en volume dans Certains en 1889 ; il n’a pas rencontré l’abbé Boullan chez Oswald Wirth le 7 février 1890, puisque Boullan, ce jour-là, était à Lyon, où il lui a adressé une lettre ; il n’a pas davantage, dans l’été 1906, loué à Jean de Caldain, qui n’avait pas le sou, la maison meublée d’Issy, qui appartenait à l’abbé Broussolle. Quant à prétendre, p. lvi, que Bloy a assisté à l’enterrement de Huysmans, c’est pousser par trop loin l’ignorance ou le désir de les réconcilier. À ces bévues, s’ajoutent les effets de relectures incertaines qui font qu’André Jayant, le romancier d’En ménage, s’appelle Jaillant, aux p. xi et 1657 ; que le banquet d’Anacréon devient Ancréon, dans une note de la p. 1503, et que le directeur de L’Écho de Paris, Valentin Simond, a égaré son d final (p. 1662).
Au total, cette édition, en présentant l’écrivain comme un homme du retrait et du monde clos, propose une interprétation affadie de son œuvre. On a beau savoir que Huysmans, qui lisait quatre quotidiens par jour, était un communicant habile à utiliser la presse à son profit, un polémiste redouté dans le milieu de la critique picturale et un trublion qui se plaisait à provoquer les membres du clergé, il n’a plus ici d’opinions sur rien. Il ne pense pas. C’est un autobiographe. C’est un styliste. « Plus qu’une description de la vie à la campagne, et plus qu’une analyse de la vie de Louise, de la psychologie de Jacques et de leurs problèmes conjugaux, En rade est une exploration poétique de la prose. » (p. 1643). Là-bas « apparaît à la fois comme une vaste digression et comme une œuvre de transition » (p. xxiv). La vérité de Huysmans loge dans la formule sempiternellement citée que l’introduction reprend en clausule : « Avez-vous du chlore pour mon âme ? » (p. xxvii), et dans le finalisme rétrospectif que la préface d’À rebours a imposé à la postérité : « Après avoir décrit le monde, que pouvait-il faire d’autre, cet ironiste insatiable, qu’aller vers Dieu et se raconter lui-même, se raconter pour mieux aller vers Dieu ? » (p. xx). Mais alors, pourquoi écrit-on sur lui autant de thèses, de livres et d’articles, si c’est pour remâcher encore et toujours la vieille formule de Barbey d’Aurevilly ?
Jean-Marie Seillan
Marcel Proust, Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles inédites, suivi de Aux sources de la « Recherche du temps perdu ». Textes transcrits, annotés et présentés par Luc Fraisse. Paris, Éditions de Fallois, 2019. Un vol. de 176 p.
À l’exception de « Souvenir d’un capitaine », ces huit textes, qu’on hésitera pour la plupart à qualifier de « nouvelles », sont en effet des inédits, vraisemblablement destinés aux Plaisirs et les Jours (1896). Pourquoi Proust ne les a-t-il pas intégrés à son recueil ? Certains traitent trop crûment de l’homosexualité, 1010d’autres n’ont pas été menés à terme… « Après la 8e symphonie de Beethoven », « La Conscience de l’aimer » ou « C’est ainsi qu’il avait aimé… » seraient plutôt à ranger sous l’étiquette de « notes éparses », et la plus aboutie des nouvelles, « Le Mystérieux Correspondant », comporte elle-même plus d’une incohérence. Il arrive que le commentaire dont Luc Fraisse fait précéder chaque texte soit indispensable pour qu’on en perce l’énigme. Sont inventoriées avec perspicacité, voire avec ingéniosité, les passerelles susceptibles de relier ces ébauches au grand roman. Affleure ici ou là la culture philosophique encore neuve de Proust (Schopenhauer ou Fichte) ; il la dominera quand il atteindra sa maturité d’écrivain, mais des traces en subsisteront dans le soubassement de la Recherche. À ingénieux, ingénieux et demi : il nous semble que, dans « Le Mystérieux Correspondant », l’étrange rêve de Françoise (parfois nommée Christiane) « d’être aimée d’un de ces soldats dont le ceinturon est long à défaire » (« Elle aimait les artilleurs dont il faut longtemps – ah ! si longtemps – pour déboucler le ceinturon », lit-on plus loin) trouve un possible accomplissement dans les coups de martinet que le baron de Charlus se fera infliger dans Le Temps retrouvé. Sur un mode pudique, le narrateur de la Recherche connaîtra à Doncières, dans Le Côté de Guermantes, ces douceurs de la vie de caserne que Proust a vécues à Orléans et dont « Souvenir d’un capitaine » présente déjà un reflet. Un lapsus sur un accord de genre (« vue » pour « vu ») et la transparence à peine gazée du dénouement révèlent au lecteur du « Mystérieux Correspondant » que Christiane (parfois nommée Françoise) se meurt d’une passion homosexuelle. Le sujet n’est pas si éloigné de celui de « La Confession d’une jeune fille », où la passion coupable de l’héroïne a toutefois été suffisamment transposée pour que la nouvelle trouve place dans Les Plaisirs et les Jours.
On éprouve de la reconnaissance à l’égard de Bernard de Fallois d’avoir conservé ces textes, et quelque rancune qu’il les ait tenus secrets. Il souhaitait, explique une note de l’éditeur, « éviter leur dispersion dans quelque salle de vente après sa disparition ». Qui l’a empêché d’en enrichir, de son vivant, le fonds Marcel Proust de la Bibliothèque nationale de France ? L’empressement à exploiter ces soudaines découvertes explique le caractère hétéroclite du volume qui nous est ici offert. « À la différence des nouvelles inédites qui précèdent, nous quittons l’époque des Plaisirs et les Jours pour nous transporter aux années au cours desquelles s’élabore À la recherche du temps perdu », prévient Luc Fraisse en tête de la deuxième partie du volume. Le bond est considérable. Les fragments publiés et commentés dans ce qui fait plutôt l’effet d’un appendice, accompagnés d’un cahier iconographique de huit fac-similés, sont (aux yeux des chercheurs proustiens) du plus grand intérêt. Un bout de papier sur lequel Proust a noté un titre (La Volonté de la métamorphose, de Joseph Baruzi), d’autres bouts de papier sur lesquels il s’essaie à ce qui deviendra « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », des brouillons qui concernent Swann et sa famille, une ode à un groupe de golfeurs qui côtoieront ou deviendront les « jeunes filles en fleurs », une carte dessinée des alentours de l’imaginaire Balbec, des notes de concierge sur les cris de Paris qui nourriront un épisode de La Prisonnière… Tous ces documents ont inspiré à Luc Fraisse des commentaires savants et suggestifs. Ils ont désormais vocation à être (s’il est possible) plus ou moins datés et mis en perspective, à tête reposée, dans le labyrinthe du fonds Marcel Proust.
Pierre-Louis Rey
1011Max Jacob – Julien Lanoë, Lettres (1925-1944), avec poèmes et textes inédits de Max Jacob. Édition préfacée, établie et annotée par Anne Kimball. Genève, Librairie Droz, « Textes Littéraires Français », 2019. Un vol. de 722 p.
Il ne faut pas se laisser tromper par le titre. Sur 221 lettres échangées en vingt années (octobre 1925 - février 1944), moins d’une dizaine sont signées de Julien Lanoë (lettres 89, 111, 119, 123, 128, 150, plus une retrouvée, publiée en fin de volume). Max Jacob en donne, en janvier 1942, la raison à son correspondant : « je brûle les lettres… même les vôtres dont je reste veuf » (p. 460). Une soixantaine de lettres sont datées de juillet 1939 à février 1944, alors que, dès août 1940, Max Jacob s’est senti menacé comme juif. L’apparat critique d’Anne Kimbal cite souvent des fragments d’autres lettres contemporaines, parfois inédites, qui permettent d’éclairer le contexte.
Ce volume rend compte des multiples facettes de la personnalité et de l’œuvre de Max Jacob. Tout commence par la poésie, toujours présente. On assiste ici à la naissance des poèmes de « Morven le Gaélique », que Lanoë est le premier à publier dans sa revue, ainsi qu’à l’histoire de leur édition et aux conditions de publication, en 1937, de ses Morceaux choisis par Paul Petit, très présent dans la correspondance… Max Jacob n’est pas avare de commentaires sur toutes ses publications, que ce soit sur leur forme ou leur possible réception. L’index, en fin de volume, fait référence à une trentaine d’œuvres et à de très nombreux poèmes.
La peinture occupe aussi une place de choix par le descriptif des gouaches, le travail qu’elles représentent pour Max Jacob, leur importance pour la survie du poète, les expositions prévues ou envisagées, le rôle que Julien Lanoë joue pour leur diffusion…
Plus de cent cinquante pages offrent des « poèmes et textes inédits » : une quarantaine de poèmes, ainsi qu’une vingtaine d’autres regroupés sous le titre « Morven le Gaélique ». Sont reproduits les manuscrits que Max Jacob a envoyés à Julien Lanoë, en partie inédits, avec un nombre important de variantes. Leur parution est signalée par un apparat critique très précis.
Bien que ce ne soit pas signalé sur la couverture ou la page de garde, le volume se termine par trois textes de Julien Lanoë consacrés à Max Jacob : la seconde de deux conférences, prononcée en 1931 du vivant de Max Jacob (la première était de 1927), une autre de 1949, ainsi que le court texte de 1961 lu à l’occasion de l’exposition Max Jacob de Quimper. Les deux conférences sont une précieuse introduction à l’ensemble de l’œuvre de Max Jacob. Tous ces textes viennent compléter la préface donnée en 1953 par Julien Lanoë aux poèmes de « Morven le Gaélique ».
Dans une de ses premières lettres de 1926, Max Jacob écrivait, avec son don de la formule : « Je suis un poteau indicateur, c’est ma mission » (p. 45). Ces lettres en sont le signe, tellement elles sont empreintes d’indications sur sa vie, ses priorités, son œuvre littéraire et artistique, sa foi, son expression et ses désirs de conversion, ses rencontres, ses amitiés… et Anne Kimball nous guide avec bonheur sur ce chemin qui croise d’innombrables interlocuteurs répertoriés dans l’index. Sans doute faut-il croire Max Jacob sur parole quand il dit dès février 1930 : « votre vieil ami est un pauvre âne à la peau écorchée battu par les coups 1012du sort et autres coups. Je me souhaite les paradis après tous ces purgatoires. La prière est ma seule ressource » (11 février 1930, lettre 87, p. 202).
Le cahier d’illustrations présente, outre des photos des protagonistes, onze reproductions d’œuvres picturales de Max Jacob dont il est question dans la correspondance.
L’édition est placée sous le signe d’un hommage à la mémoire de Maria Green (1922-2012) dont l’apport aux études jacobiennes fut fondamental. Anne Kimball s’inscrit dans son sillage. Il est heureux que le volume s’ouvre sur une reproduction de la couverture si seyante, dessinée par Laboureur, d’un numéro de la Ligne du Cœur (revue animée par Lanoë) qui traverse la correspondance de bout en bout. Ce livre prendra utilement place aux côtés du Quarto des Œuvres de Max Jacob (Gallimard) et au volume 13-14 des Cahiers Max Jacob, « Max Jacob épistolier : la correspondance à l’œuvre » (désormais en ligne sur Persée) qui comprend une longue bibliographie de la correspondance de Max Jacob par Patricia Sustrac et Antonio Rodriguez.
Guy Basset
Dictionnaire Michel Tournier. Dirigé et préfacé par Arlette Bouloumié. Paris, Honoré Champion, « Dictionnaires & Références », 2019. Un vol. de 458 p.
Nulle n’était mieux placée qu’Arlette Bouloumié, éminente spécialiste de l’écrivain, qui dirigea l’édition dans la « Bibliothèque de la Pléiade » de ses romans et du Vent Paraclet, pour diriger ce dictionnaire consacré à Michel Tournier, disparu en janvier 2016. Cette œuvre collective regroupant 21 spécialistes (dont Mathilde Bataillé, Jacques Poirier et Bernard Vray) offre avec ses 323 entrées un panorama très complet de celui qui fut d’abord philosophe et germaniste, puis traducteur, animateur d’émissions culturelles à la radio et à la télévision et à 42 ans romancier avec Vendredi ou les Limbes du pacifique, roman qui lui ouvrit la célébrité pour une longue carrière d’écrivain. Chaque entrée fait l’objet d’une présentation critique détaillée, à commencer par les romans, de Éléazar ou la source et le buisson jusqu’à Vendredi. Les nouvelles de l’Aire du muguet à Tupik, les contes du Coq de bruyère au Médianoche amoureux sont minutieusement cités, mais l’entrée « conte » signale la porosité des genres. Sont également répertoriés les essais, de Célébrations à Vertes lectures où figurera la conférence donnée en Israël Allemagne, un conte d’hiver de Henri Heine.
« L’approche alphabétique, par nature fragmentaire, met en valeur la richesse d’une œuvre – dont certains aspects sont moins connus », est-il écrit avec justesse dans la préface. En effet l’aspect fragmentaire et la brièveté des entrées qui ont en général une page chacune, permet avec la concision qui s’impose, non seulement d’analyser en profondeur chaque aspect, mais aussi d’en offrir une substantifique moelle, ouvrant une promenade infinie à travers le volume grâce aux nombreux renvois. C’est dans cette circulation permettant approfondissements et découvertes que résident à la fois le charme d’un tel dispositif et la grande utilité d’un instrument indispensable tant à l’étudiant qu’au chercheur et de manière plus large au public intéressé par un écrivain sans doute atypique des lettres françaises, 1013traduit en trente-cinq langues, connu dans le monde entier et devenu un classique également pour les jeunes.
Les articles sur la réception de Tournier à l’étranger recensent les traductions et le succès éditorial dans divers pays et l’on voit combien cette réception est chaque fois différente (Japon, États-Unis, Chine, Roumanie, Pays-Bas, Espagne, Italie, Russie). Celle en Allemagne est sans doute la plus intéressante, d’abord par la réaction de Jean Améry reprochant à Tournier l’esthétisation du nazisme, ensuite par la position de Tournier envers la RDA et enfin par le roman Eva ou la République des corps, roman longuement documenté et jamais écrit.
Toute une liste d’auteurs, écrivains, cinéastes (Schlöndorff), photographes (Lucien Clergue) voisine avec les principaux personnages de fiction également présentés. Ainsi Flaubert, Thomas Mann, Jean Paul, Giono, Defoe, Del Vasto, Hermann Hesse, Goethe, Giraudoux, Gracq, Günter Grass, la comtesse de Ségur, Zola et bien d’autres font l’objet de présentations en rapport avec les préoccupations de l’écrivain, dont on voit combien la bibliothèque était importante et variée, sans parler des philosophes et des conteurs, dont les lectures ont pu l’influencer et l’inspirer. Tournier écrivant aussi pour la jeunesse, on apprend ainsi qu’il était un fervent lecteur d’Hergé, et encore plus de Benjamin Rabier.
Les personnages sont issus de sa vaste culture : celui de Vendredi vient de Daniel Defoe, Castor et Pollux dans Les Météores renouent avec l’Antiquité, les rois mages de Gaspard, Melchior et Balthazar avec la Bible (récit augmenté d’un quatrième roi mage dont l’idée lui est venue de la lecture du roman d’Ezrad Schaper Der vierte König), tout comme Moïse dans Éléazar mais aussi saint Christophe dans le Roi des aulnes, sans oublier Barbe-Bleue et Gilles de Rais.
Connu pour son penchant pour le fantastique et le merveilleux, son intérêt pour les mythes, qui sont au centre de son œuvre, a été éveillé par Lévi-Strauss et sa curiosité pour l’ethnographie ne s’est par la suite jamais démentie. À l’heure de l’intérêt écologique, on sera intéressé par une entrée « Végétal » rappelant l’intérêt de Tournier pour les curiosités de la nature. On le sera aussi par des entrées concernant les lieux qu’il a pu fréquenter et qui ont pu nourrir son imaginaire : l’Allemagne bien sûr mais aussi Venise, la Bourgogne, Cerisy-la-Salle où il revint souvent, la Suisse, Saint-Germain-en Laye, la Tunisie, le Maroc et le Sahara.
Les thèmes et notions fondamentales de son œuvre rappellent qu’il était un expert dans la pratique de l’intertextualité, de la mise en abyme, du paradoxe, de l’humour et de l’ironie. Ne sont pas oubliées non plus des entrées comme « objet », « nourriture », « cheveux », « tatouage », « Narcisse », « sexualité », « le mythe du double ». Au reste, est-ce un mythe, un thème que le double ? En mentionnant le romantisme allemand (c’est d’ailleurs une erreur que d’y faire figurer Hofmannsthal), avec Chamisso et Hoffmann l’auteure aurait dû rappeler également Jean Paul Richter chez qui le thème est important et le nom des jumeaux Jean et Paul dans Les Météores n’est certainement pas innocent.
La modestie des auteurs est sans doute à l’origine de l’absence de l’entrée « Angers », alors que l’université lui a consacré d’importants travaux, et que le Fonds Tournier de la bibliothèque universitaire a été enrichi par l’écrivain lui-même. Il est vrai cependant que parmi les nombreux amis de l’auteur comme Michael Worton, Edmonde Charles-Roux, Robert Sabatier, Christiane Baroche, Gilles Deleuze, Maurice de Gandillac, Jean-Marie Magnan, Claude Lanzmann, Serge Koster, est également nommée Arlette Bouloumié à laquelle Tournier conféra la responsabilité et le soin de l’édition de la Pléiade.
1014On peut regretter que son épitaphe, dont il est lui-même l’auteur, « Je t’ai adorée, tu me l’as rendu au centuple, merci la vie ! » ne soit pas mentionnée, car on y retrouve à la fois la passion et l’humour du personnage. L’ouvrage se termine par une table des entrées fort utile et une bibliographie qui ne pouvait naturellement être exhaustive, mais dont les références sont capitales.
Alain Montandon
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11066-8
- EAN: 9782406110668
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11066-8.p.0247
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-02-2020
- Periodicity: Quarterly
- Language: French