In memoriam Michel Autrand (1934–2022)
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'Histoire littéraire de la France
3 – 2023, 123e année, n° 3. Proust en son temps - Author: Rey (Pierre-Louis)
- Pages: 747 to 750
- Journal: Journal of French Literary History
MICHEL AUTRAND
(1934-2022)
Pierre-Louis Rey
Michel Autrand s’est éteint le 10 août 2022, à Nyons, dans la Drôme, à proximité du village de Vinsobres, berceau de ses ancêtres. Enseignant de haute volée et homme de théâtre, il conjugua toujours ses deux passions. Admis en 1953, à l’âge de dix-neuf ans, à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, il y rédigea un Diplôme d’Études supérieures consacré à Monsieur Ouine (roman de Georges Bernanos qu’il éditera en 1969 chez Bordas), avant d’être reçu à l’agrégation de lettres classiques en 1956. Sa passion de la scène, il la communiqua d’abord à ses élèves du lycée d’Avignon, où il monta plusieurs pièces de Molière ainsi que La Tour de Nesle, d’Alexandre Dumas, puis à ses élèves du lycée Michelet, à Vanves. Élu assistant à la Sorbonne, il choisit de rejoindre en 1964, dès sa création, l’Université de Nanterre. En 1966, il monta la « Quatrième Journée » du Soulier de satin, avant de l’éditer avec Jean-Noël Segrestaa en 1972 chez Bordas,puis la première version de La Ville, de Paul Claudel, ainsi qu’Attila, de Pierre Corneille, qu’il avait édité en 1963 chez Larousse. Maître-assistant à Nanterre, il eut la charge, outre ses cours, de l’organisation du DUEL (Diplôme Universitaire d’Études littéraires) et des enseignements dispensés par la radio et la télévision. Les événements de mai 1968 furent pour lui une période difficile. Son souci de la discipline le fit passer auprès des étudiants pour un esprit réactionnaire, quand il souhaitait au contraire un changement profond de l’Université. Il aurait aimé (oxymore qui fera sourire) un Mai 68 qui se fût accompli dans l’ordre. Je l’ai vu participer assidûment, au cours de l’année universitaire 1968-1969, à ces assemblées générales où chacun interrompait tout le monde ; le bras obstinément levé au milieu du brouhaha, il avait pour principe d’attendre qu’on lui ait donné la parole. Soucieux de comprendre l’esprit de son époque, il regrettait que celle-ci ne lui permît pas d’exposer posément son point de vue.
748Soutenue en Sorbonne le 12 décembre 1975 sous la direction de Robert Ricatte, sa thèse de doctorat intitulée « La notion d’humour en France de 1843 à 1914 et l’œuvre de Jules Renard » fut publiée en 1978 chez Klincksieck sous le titre L’Humour de Jules Renard. Le choix de ce sujet était surprenant de la part d’un amoureux du théâtre puisque le dernier chapitre de son ouvrage s’intitule « L’humour en reflux : le théâtre ». Le faible succès à la scène de Jules Renard vient, selon Michel Autrand, de ce qu’il a trop cru aux formes du théâtre de son temps, mais la voie était ouverte pour que d’autres réussissent grâce à l’humour la même remise en cause qu’il avait accomplie pour la prose narrative. C’est, au demeurant, la noble fonction de l’humour en général qui est ici analysée, suivant l’exemple de celui qui notait dans son Journal trois mois avant de mourir : « Je me fais une haute idée morale et littéraire de l’humour ». Michel Autrand fut élu ensuite professeur à l’université de Bordeaux III, puis à l’université de Poitiers, avant de revenir en 1985 enseigner à Nanterre (Paris X), où il dirigea en 1988 et 1989 le département de lettres modernes. Élu en 1989 à Paris IV-Sorbonne, il y acheva sa carrière en 2000.
Il fit œuvre de pédagogue et d’historien, aussi bien dans une étude comme Le Cid et la classe de français (CEDIC, 1977) que dans La Littérature en France depuis 1945 (en collaboration avec Jacques Bersani, Jacques Lecarme et Bruno Vercier, Bordas, 1970), Le xxe siècle. Littérature française (Presses Universitaires de Nancy, 1993) ou encore Le Théâtre en France de 1870 à 1914 (Honoré Champion, 2006). Ce dernier ouvrage analyse en particulier l’échec du théâtre symboliste, coupable d’avoir négligé l’aptitude des pièces à être jouées ; à cet écueil échappa Maeterlinck qui sut, comme Claudel, inventer sa langue de théâtre. Sa conclusion explique comment le « réalisme », aussi vague que soit cette notion, a promu le genre du roman au détriment de la scène qui n’avait chance de survivre qu’à condition de transfigurer la réalité pour accéder à la poésie.
Le volume de mélanges offert à Michel Autrand à l’occasion de sa retraite, De Claudel à Malraux (sous la direction de Pascale Alexandre-Bergues et Jeanyves Guérin, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2004), mettait en vedette deux de ses auteurs de prédilection. Président de la Société Paul Claudel, il fut, avant tout peut-être, un éminent spécialiste de son œuvre, particulièrement du Soulier de satin, « dernier bastion du théâtre d’hier » et « énigmatique réservoir de forces toujours neuves ». Cette œuvre-somme, dont Claudel disait qu’elle résumait sa vie, offre aux yeux de Michel Autrand « un itinéraire spirituel qui invite le spectateur à une réflexion sur lui-même. Tout part du désir qui est la grande loi du monde, désir de l’homme et de la femme qui met en mouvement l’univers de la pièce ». Il lui a consacré plusieurs études capitales, comme Le Dramaturge et ses personnages dans Le Soulier de satin de Paul Claudel (Minard, « Archives des lettres modernes », 1987), ou Le Soulier de satin. Étude dramaturgique (Honoré Champion, 1987), ainsi que des articles parus dans le Bulletin de la Société Paul Claudel et la Revue 749d’Histoire du Théâtre. Il procura de remarquables éditions de Protée (Annales de l’Université de Besançon, 1978), puis, dans la collection « Folio Théâtre », de L’Annonce faite à Marie (1993), la pièce la plus propre à nuancer « l’image d’un Claudel dogmatique et intransigeant », et enfin du Soulier de satin (1997). Sa passion et son érudition se retrouvent dans l’édition, menée en collaboration avec Didier Alexandre, du Théâtre de Paul Claudel dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (2 volumes, 2011). Il avait auparavant contribué dans la « Bibliothèque de la Pléiade » aux Œuvres complètes d’André Malraux. On lui doit, dans le tome 1 (1989), l’édition des Conquérants et de Royaume-Farfelu ; grâce àce royaume, Malraux « tendait prophétiquement au lecteur une transposition de sa vie et de son œuvre » : son éblouissement devant l’exotisme fut suivi d’un retour brutal, avant que ne se propose à son désir inassouvi un nouveau départ pour le farfelu grâce à l’art et aux Antimémoires. Son introduction du tome 2 (1996), qui comprend L’Espoir, Les Noyers de l’Altenburg et Le Démon de l’absolu, présente« ces trois antiromans des années de guerre » comme l’inauguration du « temps des métamorphoses » et « une expérience de mort et de nouvelle naissance ». C’est en priorité la mort du roman dans l’œuvre de Malraux que signifient les Noyers et Le Démon de l’absolu : préfigurant ses Voix du silence,leur inachèvement annonce aussi « les voix de son propre silence ».Dans la « Bibliothèque de la Pléiade » encore, Michel Autrand a publié, en collaboration avec Bernard Quesnel, les Œuvres complètes d’Antoine de Saint-Exupéry (2 volumes, 1994 et 1999). Poursuivant « une double quête qui n’en fit qu’une, celle du langage et de Dieu », Saint-Exupéry appartient, selon Michel Autrand, à cette pléiade de « chercheurs d’absolu » qui « n’ont jamais fait l’impasse sur la terre des hommes ».
Outre la Société Paul Claudel, il présida l’Association des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, et fit partie du comité de rédaction de la Revue d’Histoire du théâtre. Secrétaire adjoint de la Société d’Histoire littéraire de la France de 1986 à 2003, membre du comité de direction de la RHLF de 1993 à 2004, il demeura un sociétaire fidèle et attentif. Ses nombreux comptes rendus le montrent souvent soucieux que les convictions idéologiques n’orientent et ne gâtent le jugement esthétique. Son premier article publié dans notre revue, « Claudel et Saint-John Perse (1904-1914) », ouvre les actes du colloque annuel de la SHLF consacré en 1977 à Saint-John Perse (RHLF, juin 1978, no 3). Préférant à la notion d’influence celle d’intertextualité et écartant les rapprochements hâtifs, il découvre cet « enfant des îles » « sauvé de naissance » qu’était Saint-John Perse épanoui « dans la verve païenne, innocente et heureuse qui de temps en temps – et jamais mieux que dans Protée – parcourt les pages de Claudel ». Suivront, au fil des années, des études sur « les pré-originales de L’Espoir », « Claudel et Giraudoux », « le rôle de Jacques Rivière », « la négritude et son chant selon Claudel et Senghor », « le roman d’Alexandre Dumas à l’épreuve de la Révolution », « théâtre de Renan et dramaturgie symboliste »… On s’attardera ici sur deux articles qui reflètent au mieux son goût et l’esprit de ses recherches. 750Dans « Sur la légende du théâtre romantique » (RHLF, décembre 2008, no 4), il montre comment la nouveauté radicale qu’on prête à la Préface de Cromwell est contenue dans De la liberté du théâtre en France, textepublié par Marie-Joseph Chénier le 15 juin 1789. Quant à la bataille d’Hernani, on s’est évertué à « faire d’un chahut réussi une révolution du théâtre et de la société ». Près de quinze ans plus tard, Les Burgraves, de Hugo, restent pour une grande part conformes aux normes du théâtre classique, dont s’éloigne au contraire la Lucrèce de Ponsard. Toute l’histoire du théâtre en France, de Voltaire à Edmond Rostand,est ici revisitée, jusque dans des pièces où les didascalies elles-mêmes étaient écrites en vers… C’est du reste le dilemme entre la prose et le vers, conclu au profit de la prose dans le Racine et Shakespeare de Stendhal, que Michel Autrand retient en priorité de ce « tournant » artificiellement fabriqué par la presse et par les « claques » que commandaient les auteurs. L’article met en garde, pour conclure, contre la « surdramatisation pédagogique » qui valorise les ruptures aux dépens des continuités.
Son tout dernier article offert à la RHLF (septembre 2018, no 3) a éclairé l’énigmatique allusion de Mesa, dans Partage de midi, à « la page 250 » d’un « livre d’amour ». Ce livre est Jean d’Agrève, roman d’Eugène-Melchior de Voguë, dont la page 250 est entièrement blanche ; par ce biais, Claudel a rendu à son amour interdit pour Rosalie Vetch un hommage indéchiffrable – jusqu’en 2018. Ainsi ce spécialiste de l’humour dont on admirait avant tout le sérieux et l’intégrité a-t-il confié aux lecteurs de la RHLF, avant de nous quitter,cette trouvaille qu’on prendrait presque pour une facétie si elle n’était soutenue par une érudition sans faille.
Que Françoise son épouse, historienne réputée du Moyen Âge, leurs trois enfants et leurs huit petits-enfants trouvent ici le témoignage de notre vive reconnaissance envers Michel.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-15175-3
- EAN: 9782406151753
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15175-3.p.0235
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-23-2023
- Periodicity: Quarterly
- Language: French