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Classiques Garnier

In memoriam Michel Autrand (1934-2022)

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MICHEL AUTRAND
(1934-2022)

Pierre-Louis Rey

Michel Autrand sest éteint le 10 août 2022, à Nyons, dans la Drôme, à proximité du village de Vinsobres, berceau de ses ancêtres. Enseignant de haute volée et homme de théâtre, il conjugua toujours ses deux passions. Admis en 1953, à lâge de dix-neuf ans, à lÉcole Normale Supérieure de la rue dUlm, il y rédigea un Diplôme dÉtudes supérieures consacré à Monsieur Ouine (roman de Georges Bernanos quil éditera en 1969 chez Bordas), avant dêtre reçu à lagrégation de lettres classiques en 1956. Sa passion de la scène, il la communiqua dabord à ses élèves du lycée dAvignon, où il monta plusieurs pièces de Molière ainsi que La Tour de Nesle, dAlexandre Dumas, puis à ses élèves du lycée Michelet, à Vanves. Élu assistant à la Sorbonne, il choisit de rejoindre en 1964, dès sa création, lUniversité de Nanterre. En 1966, il monta la « Quatrième Journée » du Soulier de satin, avant de léditer avec Jean-Noël Segrestaa en 1972 chez Bordas,puis la première version de La Ville, de Paul Claudel, ainsi quAttila, de Pierre Corneille, quil avait édité en 1963 chez Larousse. Maître-assistant à Nanterre, il eut la charge, outre ses cours, de lorganisation du DUEL (Diplôme Universitaire dÉtudes littéraires) et des enseignements dispensés par la radio et la télévision. Les événements de mai 1968 furent pour lui une période difficile. Son souci de la discipline le fit passer auprès des étudiants pour un esprit réactionnaire, quand il souhaitait au contraire un changement profond de lUniversité. Il aurait aimé (oxymore qui fera sourire) un Mai 68 qui se fût accompli dans lordre. Je lai vu participer assidûment, au cours de lannée universitaire 1968-1969, à ces assemblées générales où chacun interrompait tout le monde ; le bras obstinément levé au milieu du brouhaha, il avait pour principe dattendre quon lui ait donné la parole. Soucieux de comprendre lesprit de son époque, il regrettait que celle-ci ne lui permît pas dexposer posément son point de vue.

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Soutenue en Sorbonne le 12 décembre 1975 sous la direction de Robert Ricatte, sa thèse de doctorat intitulée « La notion dhumour en France de 1843 à 1914 et lœuvre de Jules Renard » fut publiée en 1978 chez Klincksieck sous le titre LHumour de Jules Renard. Le choix de ce sujet était surprenant de la part dun amoureux du théâtre puisque le dernier chapitre de son ouvrage sintitule « Lhumour en reflux : le théâtre ». Le faible succès à la scène de Jules Renard vient, selon Michel Autrand, de ce quil a trop cru aux formes du théâtre de son temps, mais la voie était ouverte pour que dautres réussissent grâce à lhumour la même remise en cause quil avait accomplie pour la prose narrative. Cest, au demeurant, la noble fonction de lhumour en général qui est ici analysée, suivant lexemple de celui qui notait dans son Journal trois mois avant de mourir : « Je me fais une haute idée morale et littéraire de lhumour ». Michel Autrand fut élu ensuite professeur à luniversité de Bordeaux III, puis à luniversité de Poitiers, avant de revenir en 1985 enseigner à Nanterre (Paris X), où il dirigea en 1988 et 1989 le département de lettres modernes. Élu en 1989 à Paris IV-Sorbonne, il y acheva sa carrière en 2000.

Il fit œuvre de pédagogue et dhistorien, aussi bien dans une étude comme Le Cid et la classe de français (CEDIC, 1977) que dans La Littérature en France depuis 1945 (en collaboration avec Jacques Bersani, Jacques Lecarme et Bruno Vercier, Bordas, 1970), Le xxe siècle. Littérature française (Presses Universitaires de Nancy, 1993) ou encore Le Théâtre en France de 1870 à 1914 (Honoré Champion, 2006). Ce dernier ouvrage analyse en particulier léchec du théâtre symboliste, coupable davoir négligé laptitude des pièces à être jouées ; à cet écueil échappa Maeterlinck qui sut, comme Claudel, inventer sa langue de théâtre. Sa conclusion explique comment le « réalisme », aussi vague que soit cette notion, a promu le genre du roman au détriment de la scène qui navait chance de survivre quà condition de transfigurer la réalité pour accéder à la poésie.

Le volume de mélanges offert à Michel Autrand à loccasion de sa retraite, De Claudel à Malraux (sous la direction de Pascale Alexandre-Bergues et Jeanyves Guérin, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2004), mettait en vedette deux de ses auteurs de prédilection. Président de la Société Paul Claudel, il fut, avant tout peut-être, un éminent spécialiste de son œuvre, particulièrement du Soulier de satin, « dernier bastion du théâtre dhier » et « énigmatique réservoir de forces toujours neuves ». Cette œuvre-somme, dont Claudel disait quelle résumait sa vie, offre aux yeux de Michel Autrand « un itinéraire spirituel qui invite le spectateur à une réflexion sur lui-même. Tout part du désir qui est la grande loi du monde, désir de lhomme et de la femme qui met en mouvement lunivers de la pièce ». Il lui a consacré plusieurs études capitales, comme Le Dramaturge et ses personnages dans Le Soulier de satin de Paul Claudel (Minard, « Archives des lettres modernes », 1987), ou Le Soulier de satin. Étude dramaturgique (Honoré Champion, 1987), ainsi que des articles parus dans le Bulletin de la Société Paul Claudel et la Revue 749dHistoire du Théâtre. Il procura de remarquables éditions de Protée (Annales de lUniversité de Besançon, 1978), puis, dans la collection « Folio Théâtre », de LAnnonce faite à Marie (1993), la pièce la plus propre à nuancer « limage dun Claudel dogmatique et intransigeant », et enfin du Soulier de satin (1997). Sa passion et son érudition se retrouvent dans lédition, menée en collaboration avec Didier Alexandre, du Théâtre de Paul Claudel dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (2 volumes, 2011). Il avait auparavant contribué dans la « Bibliothèque de la Pléiade » aux Œuvres complètes dAndré Malraux. On lui doit, dans le tome 1 (1989), lédition des Conquérants et de Royaume-Farfelu ; grâce àce royaume, Malraux « tendait prophétiquement au lecteur une transposition de sa vie et de son œuvre » : son éblouissement devant lexotisme fut suivi dun retour brutal, avant que ne se propose à son désir inassouvi un nouveau départ pour le farfelu grâce à lart et aux Antimémoires. Son introduction du tome 2 (1996), qui comprend LEspoir, Les Noyers de lAltenburg et Le Démon de labsolu, présente« ces trois antiromans des années de guerre » comme linauguration du « temps des métamorphoses » et « une expérience de mort et de nouvelle naissance ». Cest en priorité la mort du roman dans lœuvre de Malraux que signifient les Noyers et Le Démon de labsolu : préfigurant ses Voix du silence,leur inachèvement annonce aussi « les voix de son propre silence ».Dans la « Bibliothèque de la Pléiade » encore, Michel Autrand a publié, en collaboration avec Bernard Quesnel, les Œuvres complètes dAntoine de Saint-Exupéry (2 volumes, 1994 et 1999). Poursuivant « une double quête qui nen fit quune, celle du langage et de Dieu », Saint-Exupéry appartient, selon Michel Autrand, à cette pléiade de « chercheurs dabsolu » qui « nont jamais fait limpasse sur la terre des hommes ».

Outre la Société Paul Claudel, il présida lAssociation des Amis de Jacques Rivière et dAlain-Fournier, et fit partie du comité de rédaction de la Revue dHistoire du théâtre. Secrétaire adjoint de la Société dHistoire littéraire de la France de 1986 à 2003, membre du comité de direction de la RHLF de 1993 à 2004, il demeura un sociétaire fidèle et attentif. Ses nombreux comptes rendus le montrent souvent soucieux que les convictions idéologiques norientent et ne gâtent le jugement esthétique. Son premier article publié dans notre revue, « Claudel et Saint-John Perse (1904-1914) », ouvre les actes du colloque annuel de la SHLF consacré en 1977 à Saint-John Perse (RHLF, juin 1978, no 3). Préférant à la notion dinfluence celle dintertextualité et écartant les rapprochements hâtifs, il découvre cet « enfant des îles » « sauvé de naissance » quétait Saint-John Perse épanoui « dans la verve païenne, innocente et heureuse qui de temps en temps – et jamais mieux que dans Protée – parcourt les pages de Claudel ». Suivront, au fil des années, des études sur « les pré-originales de LEspoir », « Claudel et Giraudoux », « le rôle de Jacques Rivière », « la négritude et son chant selon Claudel et Senghor », « le roman dAlexandre Dumas à lépreuve de la Révolution », « théâtre de Renan et dramaturgie symboliste »… On sattardera ici sur deux articles qui reflètent au mieux son goût et lesprit de ses recherches. 750Dans « Sur la légende du théâtre romantique » (RHLF, décembre 2008, no 4), il montre comment la nouveauté radicale quon prête à la Préface de Cromwell est contenue dans De la liberté du théâtre en France, textepublié par Marie-Joseph Chénier le 15 juin 1789. Quant à la bataille dHernani, on sest évertué à « faire dun chahut réussi une révolution du théâtre et de la société ». Près de quinze ans plus tard, Les Burgraves, de Hugo, restent pour une grande part conformes aux normes du théâtre classique, dont séloigne au contraire la Lucrèce de Ponsard. Toute lhistoire du théâtre en France, de Voltaire à Edmond Rostand,est ici revisitée, jusque dans des pièces où les didascalies elles-mêmes étaient écrites en vers… Cest du reste le dilemme entre la prose et le vers, conclu au profit de la prose dans le Racine et Shakespeare de Stendhal, que Michel Autrand retient en priorité de ce « tournant » artificiellement fabriqué par la presse et par les « claques » que commandaient les auteurs. Larticle met en garde, pour conclure, contre la « surdramatisation pédagogique » qui valorise les ruptures aux dépens des continuités.

Son tout dernier article offert à la RHLF (septembre 2018, no 3) a éclairé lénigmatique allusion de Mesa, dans Partage de midi, à « la page 250 » dun « livre damour ». Ce livre est Jean dAgrève, roman dEugène-Melchior de Voguë, dont la page 250 est entièrement blanche ; par ce biais, Claudel a rendu à son amour interdit pour Rosalie Vetch un hommage indéchiffrable – jusquen 2018. Ainsi ce spécialiste de lhumour dont on admirait avant tout le sérieux et lintégrité a-t-il confié aux lecteurs de la RHLF, avant de nous quitter,cette trouvaille quon prendrait presque pour une facétie si elle nétait soutenue par une érudition sans faille.

Que Françoise son épouse, historienne réputée du Moyen Âge, leurs trois enfants et leurs huit petits-enfants trouvent ici le témoignage de notre vive reconnaissance envers Michel.