Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire littéraire de la France
3 – 2018, 118e année, n° 3. Les chiffonniers littéraires - Pages : 703 à 746
- Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
comptes rendus
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
François I er imaginé. Actes du colloque de Paris organisé par l’association Renaissance-Humanisme-Réforme et par la Société Française d’Étude du Seizième Siècle (Paris, 9-11 avril 2015). Édité par Bruno Petey-Girard, Gilles Polizzi, Trung Tran. Genève, Droz, 2017. Un vol. de 496 p. (Florence Alazard)
François I er et la vie littéraire de son temps (1515-1547). Actes du colloque organisé par la Queen’s University de Kingston (Canada) du 17 au 19 septembre 2015. Sous la direction de François Rouget. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres » no 308, 2017. Un vol. de 412 p. (Sandra Provini)
Métaphore, savoirs et arts au début des temps modernes. Sous la direction de Bruno Petey-Girardet Caroline Trotot. Paris, Classiques Garnier, 2015. Un vol. de 357 p. (Florian Quentin)
Îles et Insulaires ( xvi e - xviii e siècle). Sous la direction de Frank Lestringant et Alexandre Tarrête. Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, Cahiers V. L. Saulnier,no 34, 2017. Un vol. de 399 p. (Marine Coulloud)
La Représentation de l ’ histoire dans la nouvelle en langue française du xix e siècle. Sous la direction de Concepción Palacios et Pedro Méndez. Paris, Classiques Garnier, « Études dix-neuviémistes », 2016. Un vol. de 362 p. (Michel Viegnes)
Francofonia, no 71, Kalisky l’intempestif ? Relectures contemporaines d’une œuvre du xxe siècle. Sous la direction d’Aurélia Kalisky et Agnese Silvestri. Florence, Olschki, 2016. Un vol. de 200 p. (Simon Chemama)
704Jacques Santrot, Les Doubles funérailles d’Anne de Bretagne. Le corps et le cœur (janvier-mars 1514). Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », no DLXXII, 2017. Un vol. de 725 p., ill.
Anne de Bretagne, deux fois reine de France, de Charles VIII puis de Louis XII, s’éteignit au château de Blois, le 9 janvier 1514. Dans la tradition des funérailles princières héritée du Moyen Âge, et selon les volontés énoncées par la défunte, son corps fut inhumé à l’abbaye de saint-Denis et son cœur transporté à Nantes pour y demeurer. Ce sont les circonstances historiques de cet événement majeur, les préparatifs des deux voyages et le déroulement des processions que retrace l’ouvrage de Jacques Santrot, Directeur du Musée Dobrée, à Nantes, où repose dorénavant le coffret funéraire du cœur de la reine.
Le livre est divisé en deux parties : la première est consacrée aux doubles funérailles du corps (Blois-Saint-Denis, 9 janvier-16 février 1514) et du cœur (Blois-Nantes, 9 janvier-23 mars 1514) ; la seconde présente un copieux dossier documentaire sur les sources des funérailles. Dans la première section, l’auteur décrit précisément les étapes du voyage qui devaient mener le corps de la reine à Saint-Denis. Avant le départ de Blois, accompagnée d’un cortège impressionnant, la dépouille fut embaumée, exposée, puis veillée par les gens de son hôtel. Le rituel funéraire fait l’objet de soins extrêmes qui confèrent une solennité singulière au recueillement. Grâce à l’analyse de nombreux documents (objets, témoignages), J. Santrot permet au lecteur de se représenter chaque instant de la cérémonie comme s’il y assistait en personne. Son récit ne néglige aucune source, aucun détail, ce qui rend plus vivantes l’histoire du transport du corps et la présentation de la logistique complexe mise en œuvre. De ville en ville, on suit des yeux les périples du convoi funèbre, l’accueil populaire qui lui est réservé, les décors qui sont produits, les offices qui sont organisés, et les agents de cette célébration qui ne cessent de croître jusqu’à l’apothéose de la reine. Au total, J. Santrot estime à 12 500 livres tournois la somme payée sur la cassette de la reine, et à 60 000, toutes sources confondues, le coût des dépenses engagées dans les funérailles du corps.
Simultanément, fut entreprise la pompe funèbre et séparée du cœur d’Anne de Bretagne. Une fois protégé d’un cercueil ou coffret, luxueusement ouvragé, le cœur fut escorté sur la Loire et prit la direction de Nantes où il parvint cinq jours plus tard et où un service funèbre lui fut offert par la ville. J. Santrot ne manque pas de raconter la destinée de ce reliquaire au cours des siècles, jusqu’à 2004, date à laquelle il est devenu l’entière propriété du département de la Loire-Atlantique.
L’enquête historique menée par l’auteur constitue une somme sur le sujet choisi et elle parvient à mieux situer les célébrations funèbres de 1514 dans la symbolique de sacralisation du pouvoir royal en France. Sa valeur provient en particulier de l’analyse exhaustive des documents d’archives, manuscrits, textes imprimés, de l’iconographie et des objets mobiliers. Outre son cahier d’illustrations polychromes, le livre présente la transcription des sources historiques majeures (p. 285-471), comme la Commemoracion de Pierre Choque (éditée ici d’après le ms. 653 de la B. M. de Nantes) et d’autres documents comptables indiquant la liste des dépenses occasionnées pour l’obsèque du corps et du cœur. En revanche, on n’y trouve nulle indication d’écrivains ayant pu participer aux funérailles, tel Jean Lemaire de Belges entré au service de la reine depuis 1512. C’est pourtant à l’un des poètes de la cour de Louis XII et d’Anne de Bretagne (Jean d’Auton, 705Jean Bouchet, Lemaire de Belges, Jean Marot, ou Guillaume Crétin, ou – comme le propose J. Santrot – André de la Vigne) que doit revenir la composition des vers figurant sur le coffret du cœur de la défunte.
En annexe, J. Santrot procure des statistiques utiles pour mesurer l’impact des cérémonies d’hommage à la reine dans la société de son temps, une étude scientifique sur l’état de conservation du coffret du cœur (2010), et des outils de régie (glossaire et index) permettant de mieux circuler dans cet ouvrage touffu.
François Rouget
Urbain le mescongneu filz de l ’ empereur Federic Barberousse. Traduit par Claudine Scève. Édition de Janine Incardona et Pascale Mounier. Genève, Droz, 2013, « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », vol. 112. Un vol. de 334 p.
En dépit du nom d’auteur prestigieux dont elle sut se prévaloir, la petite édition in quarto publiée à Lyon, chez Claude Nourry, au début des années 1530 sous le titre d’Urbain le mescogneu filz de l’empereur Federic Barberousse, sous-titrée Histoire de Jehan Boccace, n’a pas reçu jusqu’aujourd’hui toute l’attention qu’elle méritait. Il faut savoir gré à Janine Incardona et à Pascale Mounier de remédier à ce manque, par une édition bilingue particulièrement soignée qui met à disposition du lecteur le texte français et sa source italienne, considérée à tort, jusqu’au début du xxe siècle, comme une œuvre de Boccace.
L’édition de Janine Incardona et de Pascale Mounier se signale par la pertinence de ses choix éditoriaux et par la richesse de l’appareil critique réuni. Le texte français et sa source italienne sont donnés en regard et constituent ainsi un outil précieux à l’étude comparative et à l’analyse du travail de traduction. Une ample introduction de 120 pages précède cet ensemble, offrant un dossier critique très complet sur la « provenance », la « fabrique » et la « nature » des deux textes (p. 9). Les éditrices rappellent les incertitudes qui entourent leur histoire et proposent des hypothèses nouvelles, fondées sur un (ré)examen précis des traditions manuscrites et imprimées. Les premières concernent la source italienne (p. 11-43). Réécriture d’une hagiographie de Sainte Hélène du xiiie siècle (Instoria Helene matris Constantini inperatoris), l’Urbano italien puise aussi dans d’autres sources, plus récentes, en langue vernaculaire, qui conduisent les éditrices à dater la composition du texte autour de 1400. L’attribution erronée de l’Urbano à Boccace remonte aux premiers manuscrits, l’identité réelle de l’auteur reste à déterminer.
La traduction française est à son tour examinée et replacée dans le contexte éditorial, littéraire, générique qui l’a vu naître (p. 44-85). Une étude comparative des paratextes et l’analyse linguistique de la traduction française permettent d’en identifier la source : non l’édition incunable de ca. 1492, comme le supposait H. Hauvette, mais la deuxième édition aujourd’hui conservée, l’Historia molto dilettevole di m. Giovanni Boccaccio, nuovamente ritrovata, imprimée à Venise, pour N. Garanta, en 1526. Les éditrices confirment l’attribution de la traduction à Claudine Scève, déjà établie par V.-L. Saulnier, en s’appuyant sur les références à peine voilées de l’épître liminaire. L’introduction situe la composition de l’Urbain dans le contexte de la vie et de l’entourage de Claudine Scève, celui du « clan des Scève-Vauzelles » (p. 54), et souligne le rôle éminent jouée par cette sœur de 706Maurice Scève dans la vie culturelle de son temps. L’introduction se clôt, enfin, sur une étude générique (p. 86-127) qui montre le travail de transposition à l’œuvre dans la traduction : le roman italien est inscrit dans le genre du récit sentimental si apprécié dans le Lyon des années 1530. Une bibliographie, un glossaire critique, un index des noms propres et un dossier d’annexes, qui reproduit en fac-similé les pages de titres des principales éditions, achève cet ensemble.
Nul doute que l’édition critique que nous livrent J. Incardona et P. Mounier contribue ainsi à faire toute la lumière sur Urbain, texte méconnu, à l’instar de son héros éponyme ; une nouvelle pièce est versée à l’histoire du récit en prose français, plus que jamais placée sous le signe de la rencontre des Muses.
Nora Viet
Michel de Montaigne, Les Essais. Édition critique présentée, établie et annotée par Philippe Ducoux. Édition numérique Youscribe.com, 2017.
Philippe Ducoux n’en est pas à sa première édition d’un auteur de la Renaissance. Le moins que l’on puisse dire est que son premier travail, une édition critique de la Sagesse de Charron, fut loin de recevoir les accolades universitaires. Cette édition n’est en effet jamais citée, et pour cause. Il suffit de lire à ce sujet une note de bas de page dans le livre d’Emmanuel Faye, Philosophie et perfection de l’homme de la Renaissance à Descartes, publié en 1998 : « Philippe Ducoux a mené, dans des conditions difficiles, une enquête minutieuse sur les sources et les modifications du texte de la Sagesse, et il propose une utile édition critique de la Sagesse, mais dans laquelle on s’étonne qu’il ait supprimé l’ensemble des références et des notes marginales de Charron » (p. 241). Cet appareil critique voulu par Charron lui avait apparemment semblé superflu. Ce genre de décisions éditoriales est rédhibitoire. Et pourtant, après Charron, Philippe Ducoux vient de récidiver avec Montaigne. Il nous offre une édition électronique des Essais que l’on qualifiera de bric-à-brac éditorial. Sa démarche relève du bricolage, dans le mauvais sens du terme. Nous avons passé une semaine à pratiquer l’édition de M. Ducoux sous forme de pdf. Il faut tout d’abord admettre que les 2243 pages de cette édition critique « réalisée » par l’auteur représentent une tâche monumentale étalée sur deux années. On apprend que, depuis trente-cinq ans, l’éditeur a longtemps hésité à se lancer dans un nouveau projet éditorial. Il suivait « du coin de l’œil » les études publiées par les spécialistes de Montaigne, hésitant entre deux attitudes : « avoir à m’incliner, le bonnet à la main, chaque fois que, par bonheur, mes idées personnelles viendraient à recouper les leurs, ou me préparer à en découdre à l’épée et au poignard quand je serais, par malheur, amené à m’en écarter, ne parlons même pas de les heurter de front ou de hasarder l’ombre du début d’un soupçon de remarque qui pourrait être jugée désobligeante à l’égard de Montaigne et/ou de sa garde rapprochée ». On comprend alors que cette édition représente un combat ! Un travail considérable et acharné qui est bien un tour de force, mais Flaubert nous a enseigné, dans Bouvard et Pécuchet, que la catégorie du “considérable” ne suffit pas à faire avancer la science. Comme le dit Philippe Ducoux, dix ans de travail donnent le sentiment d’un accomplissement extraordinaire, mais, en fin de compte, il y a vraiment trop de raccourcis et de décisions éditoriales tirées d’un chapeau pour permettre à ce travail d’avoir la moindre utilité, aussi bien pour le grand public 707que les spécialistes de la Renaissance. La moindre des choses aurait été d’articuler des choix éditoriaux en fonction de pratiques passées. Rien de ce genre dans cette édition, car l’auteur fait table rase de trois siècles d’éditions des Essais. Tous les travaux précédents passent à la trappe dans le plus grand silence. Certes, on trouvera au fil des pages des caricatures et des jugements rapides sur les éditeurs passés qui, selon M. Ducoux, n’ont jamais réussi à offrir une édition critique des Essais. L’histoire de cette édition unique en son genre est ainsi résumée : « il m’est apparu que les loisirs laissés par une retraite bien méritée seraient heureusement employés à relever le défi – qui devait être fou, puisque personne n’avait tenté de le relever en quatre siècles – de vouloir offrir, à ceux qui s’intéressent aux Essais, un outil leur permettant d’avoir sous les yeux, page après page, toutes les variations que Montaigne leur a fait subir de son vivant ». Que dire des éditions de Coste, de Dezeimeris, de l’Édition municipale du début du xxe siècle, et plus récemment des éditions d’André Tournon, de Jean Céard, de Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien, ou encore de l’édition numérique de Marie-Luce Demonet et Alain Legros (projet MONLOE) ? Rien, bien entendu. En fait M. Ducoux réinvente les Essais. Ce type de raccourci scientifique est malsain, car en ignorant les apports des travaux antérieurs (tous passés sous silence) on ment tout simplement au lecteur. Se pose aussi un problème de déontologie, car l’éditeur s’appuie silencieusement sur des recherches antérieures qu’il ne cite jamais. Dans d’autres cas, il articule des positions surprenantes, comme lorsqu’il affirme que le chapitre i, 29 “n’est pas de Montaigne” et ne sera donc pas considéré : « Si l’on écarte la chapitre i, 29 – qui n’est pas de Montaigne, et que lui-même n’a maintenu qu’en le vidant de sa substance, les Essais se composent de 106 chapitres dont les dimensions sont très variables ». Les Essais sont ainsi réduits à 106 chapitres, au lieu des 107 auxquels nous sommes habitués (de par leur présence matérielle dans toutes les éditions du vivant de Montaigne, et après sa mort jusqu’à nos jours). Imaginons un étudiant qui commencerait un exposé en présentant le livre de Montaigne comme comprenant 106 chapitres, alors que le chapitre « Vingt et neuf sonnets d’Étienne de la Boétie » est certainement un des plus complexes sur le plan éditorial puisqu’il permet à La Boétie de s’immiscer dans les Essais et de disparaître après 1588. Sans parler des choix éditoriaux aussi étranges qu’arbitraires, l’éditeur procède souvent par clichés absurdes, se référant par exemple aux “purs et durs” éditeurs qui se sont intéressés à la segmentation du texte. On voit tout de suite que cette édition part d’une bonne volonté, mais n’offre véritablement aucune réflexion solide et articulée sur les choix éditoriaux retenus. Un seul exemple suffira pour s’apercevoir que cette édition « indépendante » ne remplit pas les critères scientifiques nécessaires pour qu’on puisse la recommander. Citons M. Ducoux : « revenons à la ponctuation de cette édition, qui n’est pas concernée par toutes ces supputations, et ce pour une raison simple : la page de gauche reproduisant l’édition de 1588, et donc la ponctuation à visée logique introduite par l’éditeur L’Angelier et acceptée par Montaigne, nous avons, par souci d’homogénéité et de clarté, introduit le même type de ponctuation dans les variantes ou additions de l’édition de 1595 (dans le corps du texte de la page de droite), et éventuellement dans celles de l’exemplaire de Bordeaux (notes de la même page) ». On se rend compte ici que la ponctuation de 1595 a donc été modifiée pour la rendre plus « homogène » avec l’édition de 1588 et « éventuellement dans celles de l’exemplaire de Bordeaux ». On aurait pu penser qu’un éditeur moderne ne reprenne pas à son compte les erreurs de Villey 708en bricolant l’orthographe et la ponctuation. Philippe Ducoux assume ainsi que l’orthographe et la ponctuation de 1588 doivent être systématiquement appliquées aux textes de 95 et d’EB. Ce choix assez extraordinaire est uniquement expliqué « par souci d’homogénéité et de clarté ». On aura vite compris qu’une recension plus détaillée de cette édition est une perte de temps, car ce serait valoriser une entreprise qui n’en vaut pas la peine et est dommageable au véritable travail éditorial d’une œuvre telle que les Essais de Montaigne. Cette édition n’est évidemment pas disponible chez un éditeur, ni même hébergée sur un site universitaire. Nous savons seulement qu’elle est « disponible à la vente sur une plateforme numérique » (http://www.youscribe.com/catalogue/documents/education/etudes-superieures/les-essais-de-michel-de-montaigne-2827393).
Philippe Desan
Jean Yeuwain,Hippolyte, tragédie tournée de Sénèque. Édité par Mathilde Lamy-Houdry. Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2017. Un vol. de 144 p.
Deuxième adaptation en langue française de l’un des mythes grecs les plus prolifiques de notre théâtre, l’Hippolyte de Jean Yeuwain est longtemps resté dans l’ombre de la bien plus célèbre pièce de Garnier, pour des raisons à la fois éditoriales (écrite en 1591, elle ne sera éditée qu’en 1933) et dramaturgiques (le degré d’originalité vis-à-vis de Sénèque paraît bien moindre). L’heureuse initiative de Mathilde Lamy-Houdry garantit sa redécouverte par un public plus large que ne le permettait la première édition philologique de Van Severen (Dequesne, 1933), dans le cadre d’une collection (Garnier, Textes de la Renaissance) qui avait jusqu’à présent manifesté de l’intérêt surtout pour les grands auteurs de théâtre du xvie siècle et qui, par ce choix éditorial, montre peut-être une volonté de rattraper le retard accumulé dans la redécouverte de textes mineurs du théâtre de la Renaissance. Un retard non négligeable, notamment par rapport au travail systématique et fort appréciable conduit en Italie depuis plusieurs décennies par l’équipe du « Teatro francese del Rinascimento », qui vise à éditer l’ensemble des pièces françaises du xvie siècle et qui a prévu d’y inclure prochainement sa propre édition de la tragédie de Yeuwain (Troisième série, vol. 2).
La présente édition adopte une approche qui se veut complémentaire au regard philologique et biographique de Van Severen, ce qui explique une note philologique extrêmement réduite (p. 27) et le choix de répertorier en fin d’ouvrage (p. 119-121) les variantes philologiques figurant dans le manuscrit original. L’introduction (p. 7-25), les 362 notes qui accompagnent le texte, ainsi que les deux annexes (la généalogie – peu lisible – des personnages à la p. 123, et les intéressantes tables de correspondance avec Sénèque aux p. 125-126), la bibliographie succincte (aux p. 131-135) et les deux index (des noms aux p. 137-139, des lieux et peuples aux p. 141-142) se veulent autant d’outils variés visant à éclairer le lecteur sur le fond mythologique et les allusions historiques.
La valeur ajoutée du travail de Mathilde Lamy-Houdry par rapport à l’édition de 1933 est particulièrement tangible dans les annotations qui accompagnent le texte de comparaisons systématiques avec la source latine et la pièce de Garnier, d’allusions pertinentes à d’autres textes antiques ou contemporains, d’explications 709mythologiques toujours approfondies et documentées. Par ailleurs, le choix de conserver le texte d’origine sans modernisation ni de l’orthographe ni de la ponctuation fait preuve d’une louable fidélité philologique qui permet de redécouvrir la véritable langue de l’auteur, avec ses hésitations et ses imperfections.
Le seul regret concerne, en revanche, la notice introductive, qui tente, en quelques pages, de brosser un ambitieux panorama, sans doute trop ample, de sujets complexes ; la réception de Sénèque en France au xvie siècle (p. 9-10), celle du mythe de Phèdre au xviie (p. 24-25), l’analyse des pièces d’Euripide, Sénèque (p. 15-16) et Garnier (p. 10-11) auraient sans doute mérité plus que quelques paragraphes chacune. Quitte à choisir, il aurait sans doute été intéressant de se concentrer sur deux aspects qui peinent à ressortir et qui pourtant pourraient facilement s’appuyer sur le minutieux travail d’annotation. Premièrement, la mise en exergue des grandes lignes qui semblent guider la réécriture de Yeuwain par rapport à Sénèque : y a-t-il un dessein global derrière ses modifications ? Vise-t-il à innocenter Phèdre plus que ne le faisaient les anciens ? C’est ce que semble suggérer la seule grande innovation majeure par rapport à la source latine, c’est-à-dire le fait qu’aux v. 970 sqq. Phèdre ne se déclare plus de façon autonome après l’évanouissement mais qu’elle est au contraire incitée à le faire par la nourrice. Deuxièmement, le rapport avec l’Hippolyte de Garnier qui mériterait sans doute d’être posé plus clairement, à la lumière du fait que l’innovation susmentionnée y figure presqu’à l’identique, et que le Thésée de Yeuwain – à en croire l’argument – invoque non pas Neptune comme chez Sénèque, mais ce même Égée dont le prologue constitue l’une des nouveautés majeures de la tragédie du poète sarthois.
Le travail de Mathilde Lamy-Houdry n’en reste pas moins précieux et devient un outil incontournable pour ceux qui voudront dorénavant explorer le mythe de Phèdre et Hippolyte sur la scène française.
Tristan Alonge
Constance Griffejoen-Cavatorta , Noblesse et Franchise. La valeur de liberté dans les écrits des aristocrates au Grand Siècle. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 214 p.
Issu d’une thèse de doctorat, soutenue en 2011 et profondément remaniée, le volume proposé par Constance Griffejoen-Cavatorta développe une réflexion concise et élégante sur l’identité nobiliaire au xviie siècle. Étayé par la publication d’articles savants et d’éditions critiques (L’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin, Paris, Garnier, 2010 ; les Poésies de l’abbé de Chaulieu et du marquis de La Fare, Paris, Classiques Garnier 2014), ce travail ambitieux invite son lecteur à réviser certains préjugés attachés à la noblesse du Grand Siècle : la progressive domestication du deuxième ordre par un pouvoir devenu absolu ; l’aversion des guerriers pour le métier des lettres, sinon pour la culture en général ; l’affinité, consacrée par la fortune littéraire du personnage de Don Juan, entre la noblesse et le libertinage de mœurs ou d’esprit. C. Griffejoen-Cavatorta choisit de contourner la notion problématique de libertinage, au profit d’autres termes, moins connotés péjorativement, moins exploités par la critique contemporaine : « résistance », « franchise » ou « liberté » revendiquées par des nobles qui portent la révolte par le fer ou par la plume. L’archéologie conceptuelle de ces termes 710resterait sans doute à explorer davantage et tirerait profit des nombreux et récents travaux sur la parrêsia, mais il s’agit moins pour l’auteur de définir la posture idéologique des gentilshommes au xviie siècle, que de lire, dans leur écriture provocatrice, une nouvelle manière d’affirmer leur subjectivité, leur singularité et leur « gloire », alors que changent les circonstances politiques. C. Griffejoen-Cavatorta envisage ainsi sous de nouvelles perspectives l’idéal aristocratique au xviie siècle, et module cette interrogation selon trois axes – éthique, religieux et politique – qui constituent les trois subdivisions de l’ouvrage. L’étude se fonde sur un corpus clairement circonscrit, mais quelque peu disparate (Monluc, Tristan L’Hermite, Saint-Évremond, Bussy-Rabutin, Chaulieu et La Fare), qui relègue à l’arrière-plan ou dans les notes de bas de page, des figures majeures de la noblesse classique (comme Retz, Sévigné, ou La Rochefoucauld), et radicalise sans doute les conclusions de l’enquête.
Le premier chapitre, « Voluptés », tente de cerner, à travers la lecture de poèmes ou d’extraits de correspondances, un « art d’aimer aristocratique » (p. 41), une morale nobiliaire hédoniste et délicate, qui s’est forgée à la lecture de poètes latins licencieux et hétérodoxes, comme Ovide, Martial, ou Pétrone, traduits par Bussy-Rabutin et Saint-Évremond. « Art de jouir élitiste », la volupté aristocratique implique une éthique rigoureuse qui évite les deux écueils de l’idéalisation tendre et de la débauche grivoise ou vénale. Refusant la contrainte conjugale et les scrupules de la moralité ordinaire, les nobles du xviie siècle s’adonnent à l’éloge paradoxal du désir, de la jalousie et des plaisirs charnels. Entre raillerie transgressive et connivence lettrée, l’écriture nobiliaire, placée sous l’égide de la sagesse épicurienne, célèbre une « jouissance distinctive » et sélective, qui bien loin du catalogue entonné par les séducteurs à toutes mains, poursuit la quête insatisfaite et exigeante de la Beauté dans toutes ses incarnations sensibles. Ce chapitre inaugural, émaillé par de généreuses citations d’œuvres rares ou peu connues, ajoute, à l’analyse érudite des textes, l’agrément d’un parcours anthologique.
Cet éloge des plaisirs terrestres implique des conséquences religieuses que le second chapitre, « Incrédulités », s’attache à dégager. Il rapproche ainsi les positions des aristocrates et celles des libertins érudits redécouverts par R. Pintard : commune réprobation des excès ostentatoires de la dévotion et des grimaces hypocrites, même dénonciation des craintes et des superstitions populaires (croyance aux miracles, peur de la mort) instrumentalisées par les puissants. L’influence d’Épicure, relayée par Horace, Montaigne et Gassendi, ne conduit pas les aristocrates à professer un athéisme dogmatique – à l’instar de Don Juan, qui une fois encore sert de repoussoir – mais les invite à donner libre carrière à l’exercice de la raison et du jugement, à promouvoir une écriture désacralisante, qui confine parfois au blasphème calculé, en appliquant aux réalités profanes de l’amour ou du gouvernement, le vocabulaire religieux : « ces textes ne révèlent pas un refus de croire, mais une quête de liberté dans la manière de croire » (p. 93).
L’apologie du « libre examen » conduit également à des formes d’« insoumissions » politiques, abordées dans un troisième et dernier chapitre. Épitres manuscrites, Mémoires posthumes ou satires anonymes vitupèrent les servitudes curiales aggravées par la progressive instauration de l’absolutisme : les valets de la faveur acceptent toutes les humiliations, s’abaissent à toutes les flagorneries, pour conquérir l’oreille des ministres ou des favoris, agents d’une dérive tyrannique de la monarchie. Les aristocrates dénoncent ainsi les intermédiaires du pouvoir, 711ces parvenus ambitieux qui désorganisent les rouages sociaux traditionnels et altèrent la constitution ordinaire du gouvernement. Certains célèbrent les plaisirs sereins de la retraite, d’autres l’audace de la rébellion et du complot, comme Saint-Évremond, ou Retz, qui se rêve en « gentilhomme insoumis » sous les traits du comte de Fiesque. Les nobles prolongent ainsi par la plume un combat politique qu’ils n’ont plus réellement les moyens de mener par l’épée. L’on regrettera peut-être que l’analyse confonde parfois sans toute la rigueur nécessaire témoignage historique, pièce lyrique et œuvre de fiction, pour dégager le discours politique d’un auteur comme Tristan L’Hermite (p. 147), ou reste parfois à la surface des réalités historiques : les lieux communs de la satire anti-curiale auraient gagné à être confrontés aux recherches récentes des historiens sur l’absolutisme (Arlette Jouanna) ou la faveur au xviie siècle (Jean-François Dubost, Nicolas Le Roux).
À la conjonction de ces trois perspectives se dessine une identité nobiliaire singulière, servie par une écriture fulgurante, « auréolée de l’éclat du risque ».
Delphine Amstutz
Mathieu Bermann, Les Contes et nouvelles en vers de La Fontaine. Licence et mondanité. Préface d’Olivier Leplatre. Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviie siècle », 2016. Un vol. de 498 p.
« Le livre est licencieux ». L’enquête approfondie que Mathieu Bermann mène dans les Contes et nouvelles en vers de La Fontaine part de cette affirmation du conteur : M. Bermann voit dans la notion de licence une clé qui donne accès conjointement à la définition générique du conte leste, à sa mise en œuvre spécifique par La Fontaine et à l’anthropologie qui sous-tend l’entreprise. Le livre complète ainsi les monographies récemment consacrées à ce pan jusque-là peu étudié de l’œuvre du poète : après les travaux de Catherine Grisé, Cognitive space and patterns of deceit in La Fontaine’s Contes (Charlottesville, Rookwood press, 1998) et Jean de La Fontaine, tromperies et illusions (Tübingen, Narr verlag, 2010), on pense à ceux deTiphaine Rolland, L’Atelier du conteur. Les Contes et nouvelles en vers de La Fontaine : ascendances, influences, confluences (Paris, Champion, 2012) et de Jole Morgante, Quand les vers sont bien composés. Variation et finesse, l’art des Contes et nouvelles en vers de La Fontaine (Bern, Peter Lang, 2013).
L’ouvrage, clair, efficace et élégant, s’organise en trois parties. Dans la première, « Poétique de la licence », M. Bermann examine à large échelle les significations de la notion. Ne se réduisant pas au licencieux, la licence est définie sur le plan moral comme un « écart admis par rapport à la règle » (p. 43), distincte du libertinage et de l’impiété. Cette articulation paradoxale de la norme et de l’infraction trouve sa pleine application sur le plan esthétique : fruit d’une tolérance, la licence signale des espaces de jeu dans les systèmes codifiés qui règlent la versification, le bel usage, la définition des genres, la mimésis ou le contenu moral des œuvres. Entre l’incongru, qui verse dans le mauvais goût, et le régulier, guetté par la banalité, la licence dessine un territoire cerné avec finesse par M. Bermann : les réflexions qu’il assemble sur la licence poétique ou l’enjambement, par exemple, signalent des points névralgiques de la pensée classique, en particulier le problème que constitue pour les poéticiens l’articulation du principe – universel par définition – et de son application – toujours particulière. Définie par un effet de réception, la 712licence dépend de l’appréciation des transgressions admises et signale, au cœur de toute norme, la loi de l’exception. De vice toléré, elle devient dans le conte un art du défaut ostensible, ludique et séduisant. L’art d’écrire supposant un art de vivre, M. Bermann s’intéresse aux cercles fréquentés par le poète, où il identifie une mondanité licencieuse : les contes seraient écrits pour des mondains qui se ménagent une forme de liberté tolérée mais discrètement subversive en marge de l’espace normé de la vie publique.
La deuxième partie, « Les licences textuelles », étudie la poétique des Contes et nouvelles en vers à partir de trois critères : le parasitage générique, la métrique et la scène énonciative. Il est dommage que la distinction proposée entre le conte et nouvelle ne tienne pas compte des travaux antérieurs. Concernant la métrique des Contes, M. Bermann cerne une pratique de l’imperfection volontaire et met en lumière l’efficacité éthique de l’hétérométrie : selon lui, La Fontaine joue des vers mêlés de manière à signaler « le moment où un personnage s’écarte de la norme ou de la décence » (p. 236). Le poète et les amants se rejoindraient dans une entreprise faussement naïve de déstabilisation des codes : à la notion esthétique de naturel répondrait la candeur des ingénues livrées à leur désir non éduqué, cet instinct dénué de volonté maligne et d’autant plus perturbateur. L’analyse de la scénographie énonciative des Contes, suivant le concept de D. Maingueau, offre un apport particulièrement bienvenu. Si la question du lecteur inscrit n’était pas ignorée de la critique lafontainienne (voir en particulier F. Corradi, L’immagine dell’autore nell’opera di Jean de La Fontaine, Ospedaletto, Pacini, 2009), M. Bermann envisage la conversation sous un angle nouveau, s’attachant moins à la voix du conteur qu’à la place subtilement ménagée au lecteur par l’usage d’un style imagé, à la source, explique-t-il, d’un effet d’énigme généralisé. L’art du non-dit délègue au lecteur la part transgressive du texte : il appartient à ce dernier de la restituer, ce qui le rend complice de l’infraction – déplacement décisif et fructueux. Si l’on ne suit pas toujours M. Bermann dans son usage de la métaphore sexuelle (s’agissant de l’attirance du texte pour le lecteur ou du bon mot comme pénétration), on est cependant convaincu par ses analyses. D’autant que la conclusion de cette partie ménage une échappée vers d’autres textes – les lettres de Sévigné, Les Souhaits ridicules de Perrault – qu’éclaire la stratégie licencieuse analysée dans ces chapitres.
La troisième partie enfin, « Le loisir érotique », dégage les caractéristiques d’une économie des désirs. Aux amants, revient une expérience du temps fondée sur la liberté, la créativité, l’instant – expérience de nature aristocratique qui les anoblit ; aux maris, une conception contractuelle, utilitariste et bourgeoise des relations entre les sexes, que M. Bermann compare à la politique commerciale de Colbert. Le monopole sexuel s’oppose au don de soi, de sorte que le principe de plaisir redéfinit l’échelle sociale. M. Bermann signale la dimension moins pamphlétaire que fantasmatique de cette subversion, réalisée dans le secret de l’alcôve et limitée au moment de la jouissance. Son caractère euphorique (« La Fontaine évacue le trivial, le morbide et le monstrueux » p. 419) s’approfondirait en une proposition philosophique : en livrant « une image positive du plaisir », le conteur inviterait les hommes à « se défaire des passions sociales tristes » (p. 425). In fine, c’est la lecture elle-même, et le loisir lettré, que le loisir érotique permettrait de modéliser : fondés sur des principes identiques (aux espaces libertaires élaborés par les amants correspond l’art de la digression joueuse), ils viseraient une même finalité, une pratique du plaisir consciente de ses limites et de son pouvoir libérateur.
713M. Bermann voit dans les Contes et nouvelles en vers l’acte de naissance du conte licencieux, imité par la suite : il signale l’hommage rendu à La Fontaine par Baraton, Claude-Joseph Dorat, Pierre de Saint-Glas, Jacques Vergier et Grécourt – on aimerait une présentation étoffée de leurs œuvres, qui servent d’utile point de comparaison. M. Bermann fait le choix de la critique interne, modélisante, étayée par des micro-lectures nombreuses, pertinentes et originales, et fondée sur un sens du système qui donne à l’ouvrage son éclairante cohérence. Ce parti prix méthodologique peut aussi faire la limite du livre si l’on doute de certains points : l’idée que La Fontaine serait tenu à l’écart de la cour en raison de sa fidélité à Fouquet, par exemple. La carrière de Pellisson la dément. On peut aussi se demander si, ramenées aux lieux communs de la tradition facétieuse, restée à l’horizon de l’étude, les transgressions commises par les personnages ne perdraient pas de l’acuité qui leur est prêtée. Comme Jole Morgante, M. Bermann a pour ambition féconde d’étendre aux Contes l’étude de la pensée de La Fontaine, et arrive à des conclusions radicalement opposées : J. Morgante lisait dans les Contes une invitation à maîtriser ses passions. La contradiction prouve la complexité de ces textes et signale sans doute qu’il reste à penser sur ce pan longtemps délaissé de l’œuvre du poète.
M. Bermann propose ainsi un ouvrage stimulant, qui engage de nombreuses questions. Au-delà des lecteurs de La Fontaine, le livre intéresse l’histoire des normes et de leurs infractions, dont la licence offre une forme nuancée, domestiquée, prudente et néanmoins corrosive : l’étude entre en résonnance avec les travaux récents sur la poésie satyrique, l’obscénité, le mauvais gout et le libertinage, qu’elle complète de manière particulièrement intéressante et suggestive.
Céline Bohnert
Edgard Pich, Passion et pouvoir à l’époque classique. Genève, Slatkine érudition, 2016. Un vol. de 330 p.
Le titre est plein de promesses – hélas vite démenties. Dès la première phrase, surgit une définition de la passion tout arbitraire : « deux êtres humains entament, entretiennent, détruisent une relation qui échappe aux structures du comportement et de l’action déterminés par la volonté première de persévérer dans l’être » (p. 7). Ne correspondant ni à l’acception étymologique (l’idée de souffrance n’apparaît pas), ni aux catégories d’époque, cette définition pourrait être utile si elle permettait d’interroger les rapports de pouvoir qui structurent les textes. Or « passion » et « pouvoir » ne forment que deux thèmes distincts qui ne sont jamais confrontés l’un à l’autre. Une esquisse de problématique apparaît dans les quatre premières pages du volume, mais très vite ce sont des études indépendantes (dont certaines ont déjà été publiées en ordre dispersé entre 1996 et 2006) qui prennent le pas sur la démonstration. Il s’en dégage une impression de collage, certaines idées étant présentées à l’état de fiches (p. 177, 204, 246-255).
Après une réflexion sommaire sur le pouvoir, où Nicole et Bossuet apparaissent comme simples figurants, trois auteurs occupent les trois parties du livre : Racine, Molière et Madame de Sévigné. Rien ne justifie le choix de ces auteurs, ni d’ailleurs la sélection des œuvres. Pourquoi se limiter à Bérénice, Bajazet et Athalie pour Racine ? Pourquoi parler en détail de L’École des femmes plutôt que 714de Tartuffe évoqué à plusieurs reprises pour Molière ? Pourquoi s’arrêter aux lettres de l’année 1672 pour Madame de Sévigné ? Cet arbitraire conduit à des raccourcis, à des affirmations étonnantes, à des jugements à l’emporte-pièce : Titus est un autre Tartuffe (p. 75) ; Molière cocu et Arnolphe ne font qu’un (p. 135) ; Le Misanthrope peut se résumer à une « scène de ménage après beaucoup d’autres et qui en promet d’autres à l’infini » (p. 228) si bien qu’on ne peut raisonnablement croire à la retraite d’Alceste. Quant aux lettres de Madame de Sévigné, elles sont parfaitement similaires aux tragédies de Racine (p. 260). Tout est affirmé et rien n’est démontré. Plus on avance dans la lecture du livre, plus le rapport entre « passion » et « pouvoir » se perd dans le lointain. Jamais la pensée ne s’étaye sur une enquête sérieuse : les textes sont analysés de manière isolée. L’absence de conclusion témoigne de façon criante d’un refus de synthèse et prouve qu’aucun élément de réponse n’est donné à l’esquisse de question posée dans l’avertissement.
On pourrait se contenter de telles analyses fragmentaires si elles nous plongeaient dans la beauté des textes. Il n’en est rien. L’auteur recourt à des catégories de pensée qui ne sont jamais définies (p. 7, 9, 64, 215). Certaines de ses formulations sont assez cavalières (« le pouvoir royal va son bonhomme de chemin », p. 17). Des citations mises bout à bout ne débouchent jamais sur un commentaire approfondi (p. 62, 271-274). Les vers, comme les lettres, sont mal recopiés (p. 131, 250). Les règles typographiques ne sont pas respectées (certaines majuscules sont accentuées, d’autres non ; aucun soin n’est apporté aux orphelins). La rédaction est truffée de coquilles et d’innombrables fautes d’accord. De ce magma surgit une invention qui vaut la peine d’être soulignée : le pauvre Arnolphe est rebaptisé en Amolphe au moins une centaine de fois. La négligence de cet aspect formel invite à s’interroger sur l’effort de relecture non seulement de l’auteur mais de l’éditeur.
Le travail sur les sources est totalement absent. Les notes de bas de page sont peu soignées (p. 16, 128, 134, 188). Non seulement il n’y a pas de bibliographie, mais les notes exhument un appareil critique remontant aux années 90. Lorsque les grands noms de la critique sont cités (G. Forestier, J. Scherer, M. Fumaroli, B. Beugnot, etc.), c’est moins pour dialoguer avec eux que pour leur donner raison (p. 61, 156) ou tort (p. 130, 153, 168, 203, 263). Quant aux sources primaires, elles sont rarement convoquées, y compris pour définir les figures de style (voir les développements sur la syllepse à partir de sources de seconde main, p. 225). Les analyses techniques touchant aux questions de « nœud », « péripéties », « dénouement » s’appuient sur le travail de J. Scherer (dont le nom est partout mal orthographié), au lieu de prendre appui sur les textes d’Aristote, de D’Aubignac ou même de Corneille. La réflexion sur le pouvoir chez Racine ne souffre d’ailleurs jamais de comparaison avec l’œuvre de ce dernier. Ne sont pas mêmes mentionnés les grands penseurs de la passion (Senault, Ferrand, Cureau de la Chambre, etc.) et brillent par leur absence les grandes figures de la pensée politique (Bodin, Machiavel et tant d’autres). Cette étude n’apporte malheureusement rien de nouveau aux études dix-septiémistes.
Jennifer Tamas
715Jean-François Marmontel, Les Incas, ou la destruction de l’Empire du Pérou. Texte établi et présenté par Pierino Gallo. Paris, Société des Textes Français Modernes, 2016. Un vol. de 629 p.
Monique Delhourne-Sanciaud, Les Incas ou la destruction de l’Empire du Pérou de Jean-François Marmontel. Le Regard d’un homme du dix-huitième siècle sur le Nouveau-Monde, sa conquête et son évangélisation. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2017. Deux volumes de 1322 p.
Écrits de 1767 à 1771, récrits en 1775-1776, publiés pour la première fois en 1777, Les Incas de Marmontel furent aussitôt plusieurs fois réédités, traduits, adaptés pour les scènes européennes, lus par les plus grands écrivains du xixe siècle, notamment par Chateaubriand dont ils inspirèrent Les Natchez et Atala, avant de sombrer dans un si profond oubli que les dernières éditions furent publiées dans les années 1820-1830 et qu’il n’en existe aucune édition critique moderne avant celle établie par Pierino Gallo. Œuvre aussi forte et essentielle que Bélisaire, dénonciation du fanatisme et apologie de la tolérance, Les Incas font pourtant partie des textes fondateurs des Lumières, de ceux qui ont contribué aux débats philosophiques et politiques sur la violence de la religion et de la colonisation, comme le faisaient des œuvres chères à Marmontel et qui l’ont souvent inspiré, telles que le Télémaque de Fénelon, l’Essai sur les mœurs de Voltaire et l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal. Consacré à la conquête et à la colonisation de l’Amérique par les Européens, Les Incas est un ouvrage de longue haleine auquel Marmontel a travaillé pendant une dizaine d’années, preuve de l’importance qu’il accordait à son sujet.
Il faut donc saluer l’initiative nécessaire de P. Gallo qui donne une édition critique de grande qualité et belle richesse. En plus d’une bibliographie suffisante pour accéder aux composantes essentielles de l’œuvre, d’une introduction substantielle qui indique les sources de l’ouvrage, présente son élaboration artistique et politique, traite dans le détail de la délicate question du genre des Incas composé à la croisée de plusieurs traditions (roman, histoire, épopée), l’édition de P. Gallo propose plusieurs annexes développées particulièrement utiles : une Chronologie de la vie et des œuvres de Marmontel, une Chronologie des principaux faits concernant les conquêtes espagnoles en Amérique du Sud, ainsi que des Extraits de l’Essai sur les romans considérés du côté moral qui éclairent la fabrique des Incas en précisant les conceptions romanesques de Marmontel. Aux notes de Marmontel proposées à la fin de chaque chapitre, P. Gallo ajoute ses propres notes, historiques, géographiques, lexicales, littéraires, autant d’éléments qui nourrissent la lecture et engagent l’étude littéraire. L’édition mentionne enfin les variantes du texte entre les différentes versions de l’œuvre. L’ensemble constitue un bel instrument.
Tirée d’une thèse, la monographie de Monique Delhourne-Sanciaud est une véritable somme sur Les Incas de Marmontel qui allie la richesse de la documentation à la finesse de l’analyse. Deux annexes commentées consacrées aux éditions, rééditions et traductions, donnent une idée du succès de l’œuvre de sa parution en 1777 aux premières décennies du xixe siècle. Engagée dans une étude exhaustive des Incas selon une perspective américaniste plus que littéraire, l’auteur souligne 716néanmoins à maintes reprises les liens de l’œuvre avec les textes critiques de Marmontel, tels ses Éléments de littérature, et ne néglige pas l’influence d’un ouvrage qui inspira Chateaubriand et put jouer un rôle dans l’invention des fêtes révolutionnaires. C’est dans le même esprit d’ouverture du champ qu’elle établit la paternité et donne en annexe un conte inédit de Marmontel publié dans le Mercure de France de février 1759. Intitulé Zulima, Fragments de l’Histoire du Mexique, et inspiré de l’Histoire de la conquête du Mexique d’Antonio de Solis, ce conte constitue probablement l’un des premiers signes de l’attention que Marmontel porta à la question américaine.
Intitulée « L’Homme miroir de son temps, Jean-François Marmontel (1723-1799) » et postulant que rien, à première vue, ne disposait l’Académicien et historiographe de France, auteur de Contes moraux célèbres pour leur peinture de l’intimité bourgeoise, à écrire une épopée américaine, la première partie de l’ouvrage se penche sur l’intérêt de Marmontel pour ce continent lointain, intérêt qui s’avère lié à des lectures comme à des rencontres. Menée de l’enfance à la maturité, la reconstitution de ce parcours biographique fait état du réseau intellectuel de Marmontel, donne à voir ses relations avec les grandes figures des Lumières, Diderot, D’Holbach et Vauvenargues, tout particulièrement Voltaire, les physiocrates Quesnay et Dupont de Nemours, mais aussi avec des personnalités de second plan tout aussi essentielles pour le projet, telles que le comte Gustav Philip de Creutz, ambassadeur de Suède, rencontré en 1763 dans le salon de Madame Geoffrin. L’auteur éclaire encore l’intérêt de Marmontel par l’essor de la littérature américaine et le succès d’œuvres essentielles aussi différentes que les Lettres d’une Péruvienne de Madame de Graffigny ou l’Histoire philosophique et politique du commerce et des établissements des Européens dans les deux Indes de l’abbé Raynal. Elle évoque encore sa fréquentation assidue de la Bibliothèque du Roi où on trouve trace de son travail, indique l’influence probable de certains spectacles parisiens consacrés aux Incas, et ne néglige pas le pouvoir de l’image, notamment la force des gravures illustrant les sources utilisées par Marmontel. La filiation des Incas et du Bélisaire fait l’objet d’un examen particulier démontrant que le premier est bien, comme l’avait dit Voltaire, une défense et illustration du second poursuivant la violente condamnation du fanatisme religieux.
Consacrée aux sources de diverses natures que Marmontel put utiliser, la deuxième partie de l’ouvrage se penche sur la fabrique des Incas. Auteur de l’article « Plagiat » de l’Encyclopédie, Marmontel a souvent indiqué ses sources dont les principales sont des classiques de la conquête, tels que les Comentarios Reales de Garcilaso de la Vega ou la Brevísima relación de la destrucción de las Indias de Bartolomé de Las Casas. Ne connaissant pas l’espagnol, Marmontel a utilisé les traductions françaises des chroniques. Agrégée d’espagnol, et donc à même d’apprécier la fidélité et la justesse de ces traductions, Monique Delhourne-Sanciaud livre une minutieuse étude de ces traductions fondatrices, très utile bien au-delà de Marmontel, ces textes ayant nourri la plupart des œuvres du xviiie siècle consacrées à la colonisation de l’Amérique. En plus des sources qu’il avoue, Marmontel a eu recours à de nombreuses relations de voyages, celles des jésuites français à travers Les Lettres édifiantes et curieuses et celles des grands navigateurs tels que Charles-Marie de La Condamine ou Antoine-Louis de Bougainville. Il a également utilisé des ouvrages de réflexion sur l’Amérique ou des compilations à la mode comme l’Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost. Présentant ces très nombreuses 717sources dans cette deuxième partie particulièrement documentée, l’auteur cherche moins l’érudition qu’à servir une méthode rigoureuse d’interprétation afin de ne pas attribuer à Marmontel des éléments qui ne seraient pas de son cru. Pour le manuscrit de Stockholm comme pour le texte publié, la confrontation systématique des Incas et de ses sources est riche d’enseignement : elle révèle les libertés prises par Marmontel avec ses sources comme avec l’Histoire, et c’est sur ces seuls écarts significatifs que l’auteur établit l’orientation et l’originalité de Marmontel. Outre son intérêt intrinsèque pour la connaissance de l’œuvre et de la pensée de Marmontel, l’étude des sources permet enfin de contester quelques interprétations infondées et de rejeter, par exemple, la profession de foi maçonnique que discerne à tort James Kaplan dans le manuscrit de Stockholm, conclusion erronée venant de ce qu’il s’appuie sur des éléments que Marmontel n’a pas produits mais empruntés au texte de Garcilaso de la Vega. Bien que choisir puisse constituer une forme d’approbation, l’auteur étaye de manière convaincante sa critique de Kaplan (article de 1987).
Consacrée au regard de Marmontel sur la situation américaine, à sa perception historique et politique des événements, et donc à la stratégie littéraire et philosophique de son œuvre, la troisième partie de l’ouvrage s’ouvre sur une étude particulièrement intéressante pour la génétique des Incas. Intitulé « Du manuscrit au livre (1767-1777) », le premier chapitre compare dans le détail les textes du manuscrit de Stockholm et de la première édition. S’attachant aux nombreuses variations introduites dans tous les registres, différences de vocabulaire, de syntaxe et de style, modifications des personnages, retournements religieux, philosophiques et politiques, l’analyse illustre les propos du comte de Creutz disant que l’ouvrage est tout à fait changé ; ce qui permet d’évaluer l’évolution esthétique et idéologique de l’auteur. Thématiques, les chapitres 2 à 5 de la troisième partie s’attachent aux descriptions des réalités naturelles et des figures humaines, cadres et acteurs de la conquête, afin d’établir la fonctionnalité et la sémantique des choix de Marmontel. Éventail d’archétypes, les personnages topiques, le sauvage et l’Européen, Indiens massacrés et Espagnols conquistadors, peuples primitifs et sociétés policées, évoluent dans un tableau savamment orchestré pour condamner les cruelles méthodes de la conquête inspirées par la violence du fanatisme religieux, la conquête et la colonisation de l’Amérique n’étant pas préjudiciables en elles-mêmes selon Marmontel qui estime qu’elles auraient pu profiter aux deux civilisations. Son propos étant de diminuer la responsabilité des Espagnols et de leurs souverains, de faire l’apologie des rois dans un ouvrage destiné à Gustave III, Marmontel charge les théologiens de l’ensemble des exactions et des dérives coloniales pour mieux tracer les lignes de la vraie religion, seul rempart contre la superstition et le fanatisme. D’où Monique Delhourne-Sanciaud conclut à juste titre que le soutien de Marmontel aux Indiens est loin d’être inconditionnel et désintéressé, stratégie et conservatisme qu’elle condamne à maintes reprises tout au long de l’ouvrage en des termes souvent plus vifs qu’il n’est besoin, les limites esthétiques et politiques de Marmontel ayant été perçues et largement soulignées par ses contemporains. Tout à son honneur sur le plan éthique et politique, la déception souvent exprimée, voire l’inutile « honte » de l’auteur découvrant un Marmontel pas assez humaniste et philosophe à son goût, un Marmontel qui mélange maladroitement l’Histoire et la fiction pour un résultat souvent décevant, n’enlève rien à cette étude qui était à faire et qui sera longtemps utile, sur plusieurs plans, bien au-delà de la démarche 718américaniste de l’auteur. L’ouvrage s’achève sur un bref chapitre consacré à la réception des Incas en Amérique.
Complémentaires, l’édition de Pierino Gallo et l’étude de Monique Delhourne-Sanciaud marquent une avancée dans la connaissance des Incas de Marmontel et constituent les incontournables jalons des recherches futures.
Muriel Brot
Bernardin de Saint-Pierre,Œuvres complètes, Tome I, Romans et contes.Édition critique sous la direction deJean-Michel Racault, avec Guilhem Armand, Colas Duflos et Chantale Meure, et la collaboration d’Angélique Gigan. Paris, Classiques Garnier, 2014. Un vol. de 1051 p.
Cet ouvrage imposant, qui est le premier des deux volumes regroupant les « Récits et voyages » (section I) de Bernardin de Saint-Pierre, s’inscrit dans le très vaste ensemble éditorial des Œuvres complètes de l’auteur, pour lesquelles quatre autres sections sont prévues. À l’origine de ce travail éditorial d’envergure est un constat : Bernardin est « le seul des auteurs littérairement consacrés du xviiie siècle français […] dont les œuvres n’aient fait l’objet d’aucune publication d’ensemble récente et sûre » (p. 7). L’un des grands mérites de ce projet éditorial est donc de procurer une édition des Œuvres complètes de Bernardin, la première depuis celle de 1818 qui, réimprimée à plusieurs reprises au xixe siècle, était l’œuvre de Louis Aimé-Martin, l’ancien secrétaire de l’auteur. Si l’édition d’Aimé-Martin constitue un outil non négligeable, elle ne peut être toutefois considérée comme une édition critique proprement dite, puisqu’elle ne possède ni notes ni variantes et qu’elle « transforme arbitrairement en “œuvres” finies et closes des ensembles flottants » (p. 12). À l’ampleur de ce travail éditorial s’ajoute en effet la difficulté de composer non seulement avec des textes non clos (hormis Paul et Virginie), qui forment en quelque sorte une œuvre en devenir, mais aussi avec des textes posthumes. Afin de pallier cette dernière difficulté, l’équipe éditoriale a fait le choix de « procéder à des transcriptions sélectives des manuscrits les plus “exploitables” appartenant à des grands massifs narratifs comme L’Arcadie et L’Amazone, connus jusqu’alors seulement par quelques fragments publiés » (p. 14). Or la mise au jour de ces manuscrits s’est révélée particulièrement féconde, car elle a confirmé la « pente naturelle [de l’auteur] vers l’expérimentation utopique » et « son vif intérêt pour les mythologies des peuples nordiques, pour les civilisations de l’Inde, pour le mythe tahitien naissant » (p. 14).
Ce premier tome comprend les principaux textes de fiction de Bernardin et leurs paratextes, avec d’abord Paul et Virginie et L’Arcadie, précédés de l’« Avis » de l’auteur, selon la disposition que celui-ci avait retenue pour le (tout nouveau) quatrième tome de la troisième édition des Études de la Nature (1788). Puis, sous le titre « Contes indiens et aventures philosophiques »ont été regroupés, suivant une logique formelle et thématique, « divers opuscules de forme narrative à peu près introuvables aujourd’hui » (p. 16) que sont La Chaumière indienne, Le Café de Surate, l’Éloge historique et philosophique de mon ami, les Voyages de Codrus et l’Histoire de l’Indien, texte demeuré jusqu’alors à l’état de manuscrit. Selon Jean-Michel Racault, ces textes « oubliés et pour certains inconnus révèlent la place 719de l’Inde dans l’imaginaire bernardinien et la fécondité, assez inattendue chez un disciple de Rousseau, du modèle voltairien du conte philosophique » (p. 16). Tels sont les choix éditoriaux qui ont présidé à la réalisation de ce volume et qu’expose avec clarté et précision l’« Avertissement » (p. 7-16).
Une bio-bibliographie nourrie (p. 19-32) revient sur les événements importants de la vie de l’auteur (1737-1814) et l’élaboration de son œuvre, et s’achève non pas avec la mort de Bernardin mais avec l’évocation du premier éditeur de ses Œuvres complètes, Aimé-Martin, qui par ailleurs épousa la veuve de l’auteur et recueillit la plupart de ses manuscrits. Précédé d’une introduction et d’une bibliographie, chaque roman ou conte se clôt avec les notes de l’auteur, les variantes et, parfois, des annexes documentaires.
Le premier texte de Bernardin auquel accède le lecteur est, on l’a dit, un long « Avis » liminaire (p. 55-97) que l’on croit destiné à introduire les deux œuvres qu’il précède (Paul et Virginie et L’Arcadie), mais qui étonnamment se révèle une sorte de traité scientifique. L’auteur s’y applique à démontrer que les pôles de la terre sont allongés (et non aplatis) et que le phénomène des marées résulte de la fonte des glaces polaires (et non de l’attraction lunaire). Si cette théorie des marées est évidemment fausse, elle témoigne néanmoins de l’originalité d’un auteur « doté d’une connaissance impressionnante des géographes, naturalistes et navigateurs » (p. 38). Quant au lien entre ce surprenant préambule et les deux œuvres qui le suivent, il reste implicite, tout en invitant à la réflexion, dans un contexte où – comme l’écrit Bernardin à la fin de cet « Avis » – « tout se tient dans la nature et tout se rassemble dans les Études » (p. 97).
En revanche, le lien entre les trois premiers tomes des Études de la Nature et cette « espèce de pastorale » (p. 170) qu’est Paul et Virginie est manifeste. En témoignent les nombreux parallèles que met en évidence Colas Duflos non seulement dans sa longue introduction au roman (p. 105-146), mais aussi dans les notes en bas de page qui en éclairent judicieusement le sens. Selon lui, le lecteur ne peut véritablement comprendre la signification de Paul et Virginie sans avoir « lu et intégré les Études qui précèdent et qui reçoivent ici leur sublimation sentimentale : la pastorale vaut alors à la fois comme délassement et comme achèvement des Études » (p. 112). De fait, Bernardin « utilise le genre de la pastorale […] pour exprimer et mettre en œuvre une philosophie pleinement déployée dans les Études de la Nature » (p. 119).
Bien que Paul et Virginie ait été publié pour la première fois en 1788 dans le quatrième tome des Études de la Nature, c’est la deuxième édition de 1789 (édition séparée des Études) – et non la dernière du vivant de l’auteur en 1806 – qui a servi à l’établissement du texte. Dans cette édition de 1789, Bernardin apporte en effet une correction importante qui porte sur la chronologie du récit et qui impose cette version. Les gravures placées en regard du texte ont été reproduites, tout comme ont été indiquées les principales variantes avec l’originale (1788) et les éditions postérieures (1804 et 1806), voire avec le manuscrit de Paul et Virginie qu’a édité Marie-Thérèse Veyrenc. Les nombreuses notes en bas de page montrent à quel point le Voyage à l’île de France (1773) constitue la principale source documentaire de Paul et Virginie et mettent aussi en évidence les multiples remaniements qu’a apportés Bernardin à la structure de l’œuvre. Ainsi la note 1 de la page 211 souligne l’ample développement dont a fait l’objet l’épisode de la négresse marronne.
720Paul et Virginie est suivi d’annexes conséquentes (p. 317-434), notamment la « Souscription de Paul et Virginie » pour l’édition de 1803, mise au jour pour la première fois, et le long « Préambule » de l’édition par souscription de 1806, jamais reproduite auparavant dans son intégralité. L’ensemble s’achève par un texte de J.-M. Racault consacré à la postérité du roman (p. 405-431) dont les comptes rendus de l’époque ont applaudi les descriptions exotiques. Par ailleurs, comme l’explique J.-M. Racault, c’est le « processus de mise en images [voulu et initié par l’auteur], qui a puissamment contribué à la transformation de Paul et Virginie en mythe collectif » (p. 411).
Comme l’avait voulu Bernardin pour sa troisième édition des Études de la Nature (1788), dont la principale nouveauté est – rappelons-le – l’ajout d’un quatrième tome comprenant sa théorie des marées, Paul et Virginie et L’Arcadie, la présente édition a respecté le choix de l’auteur en reprenant cette même ordonnance. Suivant l’usage, le texte de L’Arcadie a été établi à partir de la dernière édition de l’œuvre parue du vivant de l’auteur (Études, 1804). À ce titre, ce volume comble à nouveau une lacune importante, puisqu’il n’en existait aucune édition moderne, celle de Raymond Trousson étant un fac-similé du texte publié en 1831 par Aimé-Martin. Quoi qu’il en soit, L’Arcadie se présente comme une épopée en prose inachevée : seul le premier des douze livres initialement prévus et intitulé « Les Gaules » a été publié. Des deuxième et troisième livres, il ne reste que des extraits qu’a restitués Aimé-Martin et qu’on a reproduits ici en annexe (p. 639-671). Le plan définitif de l’œuvre aurait été fixé lors d’une promenade avec Rousseau qui aurait suggéré à Bernardin « une action principale structurée par le récit d’un voyage qui opposerait “à l’état de nature des peuples d’Arcadie, l’état de corruption d’un autre peuple” » (p. 444). Ainsi l’une des ambitions de L’Arcadie serait « de montrer la dynamique historique du passage d’un état à un autre » (p. 449).
Dans la troisième et dernière partie ont été réunis cinq textes sous le titre « Contes indiens et aventures philosophiques ». L’« ancrage dans l’océan Indien » (p. 749) justifie ce regroupement, principe auquel s’ajoute une « motivation d’ordre générique et poétique », puisqu’il s’agit de textes narratifs courts qui se caractérisent par la « présence structurante du thème du voyage et de la pérégrination », le « goût […] pour l’apologue », une « disposition pour la satire » et le « maniement de l’ironie et du trait d’esprit » (p. 750). Dans les introductions qui précèdent chaque texte, Chantale Meure retrace l’histoire éditoriale complexe et mouvementée de chacun d’eux, expliquant par exemple que l’Histoire de l’Indien devait vraisemblablement constituer un épisode de L’Amazone qui, du reste, n’a jamais vu le jour. L’épisode arctique est sans doute l’une des principales originalités de ce récit et « constitue une expérimentation fictive des fameuses “harmonies conjugales” » (p. 983) que formulera Bernardin dans ses Harmonies de la Nature. Aussi l’Histoire de l’Indien témoigne-t-elle déjà, chez ce jeune auteur en devenir, d’une pensée selon laquelle « tout se tient dans la nature », annonçant de la sorte une œuvre où « tout se rassemble » (p. 97).
C’est également ce même principe de rassemblement qui préside à cette édition des romans et contes de Bernardin. En réunissant des textes disparates – pastorale antique ou exotique, conte philosophique, etc. –, l’équipe éditoriale qu’a réunie J.-M. Racault a su faire apparaître la cohérence de ce vaste ensemble, qui est assurée par la forme narrative, la récurrence de motifs structurants comme le voyage et une pensée qui recueille l’héritage de Voltaire et de Rousseau, et, plus 721généralement, des Lumières. Elle est ainsi parvenue à montrer à quel point théories scientifiques, pensée philosophique et création littéraire sont étroitement associées chez un auteur qui se considérait « avant tout comme un savant et un philosophe, ensuite seulement et par surcroît comme un homme de lettres » (p. 16). C’est dire l’importance de cette édition.
Charlène Deharbe
Rétif de la Bretonne, Le Paysan et la Paysanne pervertis. Édition établie, présentée et annotée par Pierre Testud. Paris, Honoré Champion, 2016, « L’Âge des Lumières » no 88, 2016. Deux vol. de 1462 pages continues, disponible également dans la collection « Champion Classiques » no 33, 2016. Un vol. de 1462 pages.
Le texte, la pagination et les illustrations des deux éditions sont identiques, seul le format change, c’est pourquoi nos références renvoient aux deux collections. La présentation de l’ensemble de ce roman épistolaire en un volume sert bien la diffusion du texte de Rétif, tandis que l’édition en deux volumes ajoute au plaisir d’une étude commode du texte, celui de l’observation détaillée des gravures, dans un format supérieur, qui rappelle une tentative de Rétif pour les éditer au format in-octavo.
Les lecteurs de Rétif de la Bretonne déploraient de ne pas disposer jusqu’ici, d’une édition de référence de ce roman qui a fondé la notoriété de son auteur. L’ouvrage, qui mérite de figurer parmi les chefs-d’œuvre du xviiie siècle, a enfin été réédité, grâce à l’engagement des éditions Honoré Champion et à l’érudition de Pierre Testud qui nous honore d’une édition critique. Ce choix est précieux : « Car ce roman épistolaire n’est pas simplement l’addition de deux romans, mais le résultat d’une redistribution des lettres à l‘intérieur d’un ensemble, et souvent d’un travail de réécriture. » (p. 8). P. Testud, qui évoque également les démêlés de Rétif avec la censure, le précise dans son introduction de plus de 30 pages, qui va à l’essentiel. L’historique des éditions séparées – mais antérieures – du Paysan perverti et de La Paysanne pervertie permet de comprendre la genèse de cette œuvre monumentale qui s’est développée en trois moments ; à partir du succès rencontré par Le Paysan perverti en 1776, en incluant des gravures dès 1782, puis la richesse des points de vue développés, en miroir, dans La Paysanne pervertie parue en 1785, jusqu’à la somme des 462 lettres réunies, dans l’édition du Paysan-Paysanne de 1787 ornée intégralement d’estampes et qui constitue le socle de l’édition qui nous est proposée. On y trouve également (p. 1415-1429 de l’édition Champion) les « Explications des Figures » que Rétif avait envisagé un temps de faire réaliser pour un volume de Figures dans une édition in-octavo, dont il reste uniquement l’abrégé. On y peut lire que les estampes « du double ouvrage ont le mérite peu ordinaire de former une histoire en tableaux, sans la moindre lacune […], de former à elles seules une histoire complète » (cité par P. Testud, p. 20). Une intention reformulée un peu différemment, en tête des légendes reproduites dans l’édition de 1787 (p. 1415).
Cette édition annotée rend toute son ampleur à un roman que l’auteur ambitionnait de hisser à l’égal de La Nouvelle Héloïse et de Clarisse Harlowe. Les notes permettent 722au lecteur de suivre l’enchâssement des lettres du Paysan et de la Paysanne, elles signalent également les ajouts et les réécritures ; les apports, les suppressions et les rajouts des trois éditions sont clairement différenciés. Les notes infrapaginales de Rétif sont présentées de manière distincte, en même temps que celles qu’il avait insérées dans la marge – lorsqu’il s’autorisait, à partir de sa position d’auteur-éditeur, à souligner ou à commenter la progression du récit. Pierre Testud nous permet de bénéficier de toute sa connaissance de l’œuvre, ses notes font écho aux ouvrages qu’il a précédemment édités et commentés : Monsieur Nicolas, l’autobiographie de Rétif, et son Journal, intitulé Mes Inscriptions, il les cite et il y renvoie. Ces annotations nous permettent de mieux comprendre les rappels intertextuels de Rétif, ses allusions biographiques et les contextes historiques. Son « analyse du roman » saisit d’emblée les aspects les plus pertinents ; le thème de la perversion est ainsi traité par le biais du moine libertin Gaudet d’Arras et de sa philosophie, sans négliger les autres visages, ni la complexité du propos ; la mentalité des campagnes, la vie monastique et les effets de sociabilité urbaine sont ainsi interrogés.
Exploitant la veine du roman anglais, Rétif investit toute son ardeur dans des personnages et des situations paroxystiques, que ne gênent pas d’amples réflexions sur la place de la littérature et du théâtre dans la société. P. Testud indique comment Rétif se sert en effet des possibilités offertes par le genre épistolaire pour inscrire un débat esthétique et moral au sein d’une intrigue foisonnante. La polyphonie n’est pas simplement celle des points de vue et du dialogue entre paysans et citadins, c’est aussi celle des styles qui enrichit de toutes ses particularités linguistiques la condition sociale et morale des personnages. La réflexivité de la lecture, particulièrement développée dans les lettres de la Paysanne, valorise pour sa part la sensibilité des protagonistes, dans un souci de partage avec les lecteurs et les lectrices, au point de promouvoir des modèles d’émotions. La distance épistolaire valorise a contrario la nostalgie d’une communauté. Nous sommes conduits, là encore vers une surprenante spécificité rétivienne ; si le schéma d’une rédemption d’Ursule et d’Edmond tourne court, une utopie apparaît dans l’épilogue, avec la description de la communauté du bourg d’Oudun, située au cœur du pays natal. La découverte du roman est en outre facilitée par une orthographe modernisée avec prudence et une syntaxe libérée de quelques particularités, dont celle d’une ponctuation parfois orale. Les néologismes et les orthographes archaïsantes font l’objet de descriptions particulières. Une note (p. 41-42) explique les principes de cette « modernisation ». Cette édition apparaît comme un outil indispensable pour mieux apprécier un des grands romans du xviiie siècle.
Claude Klein
Piero Toffano, M. de Combourg e i pellerossa. Il mito dell ’ America selvaggia nell ’ opera di Chateaubriand . Pise, ETS, 2017. Un vol. de 372 p.
C’est un ouvrage important que Piero Toffano consacre à l’Amérique de Chateaubriand, relue et analysée sous une lumière tout à fait inédite.
Au fil de six chapitres denses et équilibrés, l’auteur s’interroge sur la place qu’occupe la thématique indienne dans l’œuvre de l’Enchanteur, tout en en retraçant les oscillations et les ambivalences. Sa recherche s’articule essentiellement selon deux axes : à l’approche philologique, visant à relever les traces du mythe 723américain à travers ses différentes couches chronologiques, se superpose une lecture interprétative fondée sur l’analyse des thèmes et de la pensée auctoriale.
Le traitement du sujet suit un parcours ordonné : après une riche introduction consacrée aux Indiens des « philosophes » et des missionnaires (contexte culturel dans lequel se situe, non sans apports originaux, l’Amérique de Chateaubriand), l’auteur montre comment l’image du « continent sauvage » s’ancre, parfois d’une façon qui peut surprendre, dans la mentalité de l’écrivain breton : dans les quatre premiers chapitres sont en effet analysés les différents facteurs (biographiques, historiques, psychologiques et idéologiques) qui ont présidé, chez le jeune Chateaubriand, à la naissance et au développement du mythe. Il n’a pas encore 23 ans, lorsque, sous-lieutenant au régiment de Navarre, le futur écrivain décide, le 8 avril 1791, de partir à la découverte du Nouveau Monde. Son immersion dans le paysage américain (de Baltimore aux chutes de Niagara) ainsi que ses contacts répétés avec les peaux-rouges le marqueront à jamais. C’est dans les notes prises au cours de ce périple qu’il faut chercher l’origine d’Atala et de René, des Natchez et du Voyage en Amérique, mais aussi de certaines pages de l’Essai sur les révolutions, du Génie du christianisme et des Mémoires d’outre-tombe. L’étude du « cycle indien », auquel s’attache la première section du livre, révèle à propos de la thématique amérindienne une série d’ambivalences et de paradoxes : l’attitude de Chateaubriand vis-à-vis des Indiens oscille, dans les textes à sujet américain, entre un sentiment empathique d’identification et une tendance manifeste au détachement. Ainsi, dans Les Natchez, une corruption progressive se propage indistinctement parmi les colons et les peaux-rouges, empêchant toute tentative d’intégration. Ces fluctuations – explique P. Toffano – ne doivent pas être attribuées aux mutations de pensée ou de sensibilité de l’écrivain, mais plutôt aux contradictions inhérentes à sa vision du monde (p. 137). C’est donc une lecture psychologique qu’est proposée ici et qui nous invite à relire l’Amérique de Chateaubriand à la lumière d’un moi divisé, fragmenté : désir d’isolement et désir d’intégration, pulsions de vie et pulsions de mort, anarchie et engagement politique, ne sont que quelques unes des apories que Piero Toffano se propose d’examiner dans ces pages.
La dernière section du livre élargit la perspective aux autres ouvrages de Chateaubriand, suivant le développement du mythe indien jusqu’aux Mémoires d’outre-tombe. Si dans le Génie du christianisme la nature américaine fusionne, sans disparaître, avec le thème religieux, dans l’épopée des Martyrs elle revit à travers le paysage de la Grèce dans une sorte de surimpression qui relie les Indiens aux Barbares, les Sauvages aux Anciens. Mais la vraie nouveauté se trouve dans les Mémoires, où un épisode à thématique indienne (la rencontre de Chateaubriand avec deux Floridiennes) réactive le topos de la fusion avec la nature, tout en rajoutant une dimension érotique jusque-là absente.
Le volume se clôt par un prolongement sur Chateaubriand et Tocqueville (dont Toffano se propose de souligner les points communs au sujet du Nouveau Monde) et une mise au point bibliographique qui mérite d’être saluée pour sa richesse et son exhaustivité (p. 353-369).
Solidement documenté et fondé sur une approche bien définie, cet essai a le mérite de nous faire découvrir une facette de Chateaubriand encore mal connue, nous permettant d’ajouter une nouvelle pièce au portrait d’un écrivain qui ne cesse pas de nous parler.
Pierino Gallo
724Philippe Berthier, Chateaubriand, chemin faisant. Paris, Classiques Garnier, 2016. Un vol. de 256 p.
Philippe Berthier réunit pour la série Lire Chateaubriand, dirigée par Jean-Marie Roulin, dix-sept études qu’il a consacrées à Chateaubriand, parues entre 1989 et 2013. Certaines d’entre elles étaient à présent difficilement accessibles et l’on ne peut que se réjouir de disposer désormais de cet ensemble qui met à l’honneur l’un des auteurs de prédilection du critique, Chateaubriand, qu’il avait confronté magistralement avec Stendhal dans un ouvrage paru en 1987 : Stendhal et Chateaubriand, essai sur les ambiguïtés d’une antipathie (Droz). Le « genre » académique actuellement proliférant du recueil d’articles signés par une même plume peut susciter des réserves. Cette manière de recyclage, toutefois, peut avoir ses vertus, à la condition de satisfaire à quelques conditions.
La première tient à l’actualisation des données bibliographiques et à la refonte au moins partielle de textes qui sont inévitablement datés et liés à des contextes éditoriaux. Sur ce point, le lecteur ne trouvera guère de différences entre les « versions originales » et celles qui figurent dans le présent volume. Certes, des références importantes apparaissent, comme la biographie de Jean-Claude Berchet (Gallimard, 2012), postérieure à la quasi-totalité des articles composant la présente publication. On pourra toutefois regretter qu’il ne soit pas fait mention de travaux récents et, notamment, des éditions critiques (en cours de parution chez Champion) qui ont partiellement renouvelé celles de la « Bibliothèque de la Pléiade ». On ne saurait au reste faire grief à Philippe Berthier de ces silences : cet excellent lecteur n’est pas un adepte inconditionnel de la note infrapaginale, ce qu’on ne saurait évidemment lui reprocher dans la mesure où c’est avant tout le compagnonnage des grands noms de la littérature qui nourrit sa démarche critique.
La même élégante désinvolture paraît dans l’organisation de l’ensemble ou, plus exactement, dans le refus d’une argumentation en règle : aucune « justification structurale » ne préside à la collation de textes qui s’apparente à une « promenade critique » organisée selon un fil directeur « délibérément lâche », celui du voyage « entendu en son sens le plus souple et le plus lâche » (« Avant-propos », p. 11). Cette précaution liminaire, toute rhétorique mise à part, renvoie à une posture critique. Les quatre parties du livre, dont la plus copieuse est consacrée aux Mémoires, distribuent la matière de façon volontairement subjective et sensible, à la manière d’un essai ou d’une série de propos qui naissent de la fréquentation intime de l’œuvre de Chateaubriand. Par voie de conséquence, celui qui tient en main ce volume se sent autorisé à ne pas suivre le cheminement proposé, et à emprunter des chemins de traverse – à se promener à son tour, donc, au sein de ces différents textes, en cédant par exemple à l’attrait de titres toujours bien choisis et stimulants. On peut lire Chateaubriand, chemin faisant, en se fiant à sa propre humeur – et savoir gré à son auteur de ne pas imposer de voyage organisé.
L’intérêt de cette collection d’articles provient essentiellement, et c’est évidemment l’essentiel, de la qualité intrinsèque de chacun des textes rassemblés. On aura plaisir à (re)lire notamment la section qui concerne les Mémoires d’outre-tombe. Le critique y déploie un talent particulier consistant à sélectionner des sujets qui éclairent des facettes souvent peu explorées de l’œuvre. La prose incisive et alerte de Philippe Berthier donne à lire un portrait de Chateaubriand capable de rire (« Mémoires pour rire », p. 159-180), de livrer un pastiche ironique et très réussi 725de la littérature qu’il combat (« Voyage autour de ma chambre », p. 87-94), ou encore de se laisser aller aux excursions mentales les plus diverses (« Incidences », p. 151-157)… L’ouvrage nous montre que Chateaubriand n’est pas nécessairement où on l’attend et que la série des rôles qu’il endosse et des postures qu’il adopte est infiniment variée et non réductible à l’image un peu solennelle ou guindée qui a longtemps prévalu dans notre imaginaire collectif. Pour le dire autrement, ce Chateaubriand est vivant, et donc capable de dialoguer librement avec toute la littérature qui lui préexiste – c’est une chose entendue et un dossier fort bien documenté – mais également avec celle qui lui a succédé. Sont invités dans ces lectures nombre d’auteurs qui donnent la réplique au grand homme. Certains noms, qui apparaissent quelquefois au seul détour d’une phrase, sont à première vue surprenants (Cocteau, Gide, Giraudoux, Ponge, Robbe-Grillet, Sollers…). Ils témoignent de l’actualité d’une œuvre qui, grâce à la mise en voix qu’orchestre Philippe Berthier, s’insère dans le continuum de la création artistique et continue à nous parler.
Philippe Antoine
Pascale Auraix-Jonchière, George Sand et la fabrique des contes. Paris, Classiques Garnier, 2017, « Études romantiques et dix-neuviémistes ». Un vol. de 274 p.
Cet ouvrage s’inscrit dans le sillage des travaux menés depuis une quinzaine d’années par Pascale Auraix-Jonchière sur la forme du conte chez George Sand. Il développe une série d’articles déjà publiés, auxquels s’ajoutent des analyses inédites et une réflexion d’ensemble sur l’utilisation du conte chez Sand. C’est donc un livre pensé de longue date, et que l’on est heureux de tenir entre les mains. Signalons – car ce n’est pas toujours le cas – que les chapitres sont parfaitement tissés entre eux. (Un petit oubli seulement : celui de l’édition de Jeanne utilisée. C’est celle de Simone Vierne).
Cette enquête sur la forme du conte chez Sand prend en considération un grand nombre de textes. L’un de ses objectifs, en effet, est d’éclairer la présence de schémas et de motifs merveilleux dans les textes qui ne relèvent pas a priori du genre du conte. Pascale Auraix-Jonchière entend montrer que le conte est l’une des matrices de la pensée sandienne et qu’il nourrit certaines postures de la romancière. D’une part, il est mis au service d’une mission pédagogique et d’un discours sur l’amour, la société et la place des femmes. D’autre part, il participe à l’édification d’une posture d’auteur originale : avec le conte, Sand se présente comme une créatrice qui fait son miel de toutes fleurs et comme un auteur de fantaisies critiques. Avec les Contes d’une grand-mère, même, elle « impose sa voix de femme en éducatrice et en philosophe » (p. 260).
L’étude se donne donc un vaste corpus, délimité à la fois par des critères paratextuels et énonciatifs, et structurels et thématiques. Elle décrit une production qui s’étale de 1837 (date de la première mention d’un conte inachevé, « Le Roi des neiges ») à 1872-1875 (l’époque des Contes d’une grand-mère). Ainsi, aux études attendues sur « Les Ailes de courage », « Le Nuage rose », « La Reine Coax », s’en joignent d’autres qui ne vont pas de soi : sur André, « La Coupe » et Évenor et Leucippe ; sur L’Homme de neige, Lucrezia Floriani et Le Château des Désertes ; 726sur Jeanne et La Petite Fadette ; sur Teverino ; sur Les Dames vertes et Laura, voyage dans le cristal ; sur l’« Histoire du véritable Gribouille ». Le terme « conte » est lui-même restrictif, tant l’étude s’efforce d’interroger le voisinage des genres : du conte merveilleux à la Aulnoy ou à la Perrault avec le conte fantastique à la Hoffmann, le conte populaire berrichon ou encore le mythe. L’étude montre ainsi George Sand écrivant à partir de ses lectures, à partir d’un fond mémoriel collectif constitué en imaginaire.
Le double corpus donne sa structure au volume. Celui-ci est pensé en deux parties : l’une consacrée à l’étude des romans à la lumière du conte (« Du roman et du conte, du roman vers le conte »), l’autre à « L’écriture des contes ». La première partie, de réflexion sur les liens entretenus par le conte, le mythe, la légende et le roman, guère facile à mener tant elle suppose de distinguer des matières fort proches, est un modèle du genre. Elle s’attache dans un premier temps aux éléments de reconnaissance du conte que sont le val et le château, lieux sandiens de prédilection. Présent dans André, « La Coupe », Évenor et Leucippe ou encore Laura, voyage dans le cristal, le val, hérité de l’Éden biblique, du locus amoenus bucolique et des contrées merveilleuses, se révèle être l’une des matrices de l’écriture du merveilleux, tant sa description prend une dimension allégorique. Selon les détails de sa configuration, il peut donner naissance à des genres divers : la transplantation soudaine dans le vallon est un signe du conte (« La Coupe ») ; celle du détour pour l’atteindre est propre au roman (Le Château des Désertes) ; celle du passage est propre au récit philosophique (Évenor et Leucippe). Toujours soucieuse de souligner l’originalité de la romancière, Pascale Auraix-Jonchière montre ce que cet espace topique doit à son expérience personnelle : le val est aussi enraciné dans le lieu-dit des Couperies. Une analyse similaire est proposée pour le château, autre lieu du conte. L’étude approche ensuite les usages romanesques du conte, élément de poétisation du milieu campagnard et de sa mythologie (dans La Petite Fadette) ou principe d’une composition de « fantaisie », qui se nourrit d’emprunts et revendique la liberté subversive de l’humour et du rêve (dans Teverino ou Les Dames vertes).
La seconde partie du volume, consacrée à l’écriture des contes proprement dits, décrit des mécanismes de palimpseste et de détournement. Les contes de Sand y apparaissent comme des récits de formation qui transposent et déplacent une matière merveilleuse souvent croisée à d’autres formes génériques. Ainsi « Le Château de Pictordu » se souvient de « La Belle au bois dormant » pour son dispositif scénique et sa scénographie du sommeil, mais aussi de la mythologie, et cette rencontre produit un sens nouveau : l’art devient le moteur de la transformation de l’héroïne. « Les Ailes de courage » emprunte au « Petit Poucet », à « L’Oiseau bleu » de Mme d’Aulnoy et à « L’Homme au sable » d’Hoffmann un matériau spécifique (un tailleur effrayant, des oiseaux merveilleux et des instruments d’optique) et un questionnement (comment appréhender le réel ?) auquel il répond à sa manière. L’Histoire du véritable Gribouille est un des exemples de déplacement pour l’usage métaphorique qu’il fait du motif du voyage.
L’étude démontre l’efficace du conte et des formes voisines (conte merveilleux ou fantastique, mythe, métaphore et symbole) comme instruments de poétisation du réel et de critique sociale, mais aussi comme véhicules d’un art poétique. Elle remet ainsi magistralement en question les stéréotypes qui imposent une perception frivole des contes et de la conteuse. On salue particulièrement les analyses intertextuelles 727très précises de Pascale Auraix-Jonchière. On doit à cette précision l’éclairage de commentaires apparemment anodins, comme cette allusion à «L’Oiseau bleu » dans « Les Ailes de courage » : « Clopinet avait l’esprit romanesque, il croyait volontiers aux oiseaux fées, c’est-à-dire aux génies prenant des formes et des voix d’oiseau ». Jamais l’analyste ne s’arrête à un seul intertexte, alors même que leur multiplication en vient à former des écheveaux en apparence inextricables. On saluera également l’étude très fine des circulations de sens et la théorisation corollaire du principe de « détournement », dont la pertinence est démontrée par l’usage méthodologique que l’analyste vient à en faire, le détournement de sens devenant à son tour l’indice d’un intertexte.
Laetitia Hanin
Éléonore Reverzy, Portrait de l’artiste en fille de joie. La littérature publique. Paris, CNRS éditions, 2016. Un volume de 339 p.
Depuis une dizaine d’années, la prostitution est un thème à la mode en France, alors qu’il a toujours été un objet d’étude dans les pays anglo-saxons. Mais l’essai d’E. Reverzy n’appartient pas au gender studies. Il souhaite analyser la métaphore de la fille de joie qui désigne souvent l’auteur, de Balzac à Charles-Louis-Philippe, c’est-à-dire au moment du développement de la presse et des publications à grands tirages. Comme le rappelle l’essayiste dans sa conclusion « Construire tout un livre sur une métaphore est une gageure » (p. 301). Toute « la production montmartroise » (p. 48) a été sciemment écartée pour ne se concentrer que sur la littérature réaliste-naturaliste et le roman-feuilleton, avec des incursions dans le théâtre et la poésie.
L’ouvrage qui comprend huit chapitres se fonde sur plusieurs approches : la sociologie des médias de la production littéraire rapportée au thème prostitutionnel, et la rhétorique avec l’analyse précise de la métaphore de l’écrivain-prostitué. Il suit la chronologie, depuis la naissance du roman-feuilleton dans les années 1830 au tout début du xxe siècle. Cet essai ambitieux souhaite donc couvrir un siècle de littérature et son titre fait, bien sûr, allusion au Portrait de l’artiste en saltimbanque de Jean Starobinski. Le découpage des chapitres souligne les thèmes qui caractérisent les récits de la prostitution.
Le premier chapitre : « Fortunes d’une métaphore » s’appuie sur la littérature feuilletonnesque, et fait ressortir la vénalité de la critique, la « prostitution du cœur ». Dès 1830, existent deux champs antagonistes pour la métaphore prostitutionnelle : le journaliste et le feuilletoniste. Il y est question des œuvres de Balzac mais aussi du théâtre romantique.
Dans la deuxième partie « Récits fondateurs », on peut apercevoir, entre 1830 et 1850, fortune littéraire de la courtisane, un signe que la littérature est entrée dans l’âge démocratique, tandis que la prostituée semble une figure de la condition de l’écrivain. On peut lire une analyse d’Illusions perdues de Balzac, du théâtre de Dumas fils et du roman La Dame aux camélias, où tout devient commerce.
La troisième partie, « La littérature Barnum », étudie la réclame et le puff, tandis que la quatrième partie qui reprend le titre « Portrait de l’artiste en fille de joie » s’attache aux œuvres de Flaubert et de Baudelaire, et au poncif de la prostitution. La prostituée devient l’allégorie du lieu commun de la littérature appartenant à tout 728le monde. Elle est tantôt dévaluée, tantôt sacralisée, et figure une transcendance du sexuel. La métaphore prostitutionnelle la retourne parfois en gloire.
Le cinquième chapitre intitulé « Marchés » donne des lectures de L’Éducation sentimentale et de Bel-Ami. Dans « Nudités », le sixième chapitre, l’auteur rappelle que le Second Empire est un « régime prostitué et favorable à la prostitution » (p. 243), dont la courtisane est l’allégorie. Il y est question de La Confession de Claude, de La Curée et de Nana de Zola. Le chapitre « “Rimes de joie”, romans de filles » analyse les œuvres romanesques sur la prostitution au regard de stéréotypes, de « séries et cas ». La Maison Philibert de Jean Lorrain est convoquée, ainsi que des illustrations de Forain, Steinlen, Henner.
Le huitième et dernier chapitre, simplement appelé « Lieux », évoque les trottoirs, les vitrines et les maisons, mais surtout « Nana marketing » qui s’appuie sur le lancement publicitaire des romans Nana et La Faustin. L’essai, qui comporte des illustrations de célèbres tableaux du xixe siècle sur la prostitution, est complété par une bibliographie sélective et un index des noms.
Si E. Reverzy parvient à emmener le lecteur dans le déploiement de la métaphore de la fille de joie pour analyser la création artistique au xixe siècle, il demeure parfois sceptique quant à certains développements. La métaphore de l’artiste en prostituée ne fonctionne pas partout. Nana, sorte de repoussoir, n’est pas le reflet de Zola, auquel elle ne peut être identifiée. Par ailleurs, on peut être gêné par l’emploi d’expressions triviales concentrées dans un même chapitre – « se fend » (p. 100), « tomber dans le panneau » (p. 100), « dans la débine » (p. 116), « écrivain bûcheur » (p. 124) –, qui ternissent la démonstration.
On retiendra que le vagabondage littéraire stimule la réflexion du lecteur, à travers les microlectures de textes fondateurs du xixe siècle tels que Le Chef d’œuvre inconnu et Illusions perdues de Balzac, Les Mystères de Paris et LeJuif errant de Sue, L’Éducation sentimentale de Flaubert, Charles Demailly et La Fille Élisa des Goncourt, La Curée et Nana de Zola, ainsi que Bel-Ami de Maupassant. Cet essai, dont certains points de vue sont originaux, devrait inciter le lecteur à revenir vers ce qui lui paraissait familier pour le considérer d’un œil neuf.
Noëlle Benhamou
Philippa Lewis,Intimacy and Distance : Conflicting Cultures in Nineteenth-Century France. Boulder,Legenda, “Modern Humanities Resarch Association”, 2017. Un vol. de 200 p.
Le propos de Flaubert dans Voyage en Égypte (1881) selon lequel « tout le monde est ami intime » révèle la nature paradoxale de l’idée d’intimité, entendue à la fois comme une question d’ordre privé et d’ordre public. Dans Intimacy and Distance : Conflicting Cultures in Nineteenth-Century France, Philippa Lewis entreprend une brève mais riche exploration de la tension entre intime et détachement dans la sphère littéraire, domaine nécessaire, selon elle, à l’émergence de ces deux notions.
S’intéressant à des œuvres écrites entre la Monarchie de Juillet et le Second Empire, cette étude s’arrête aux expressions artistiques et linguistiques de l’intimité à travers une pluralité de genres (poésie intime, roman intime, récits de voyage, journal intime, art et critique littéraire). Elle s’intéresse autant à des textes canoniques qu’à d’autres peu connus produits par deux générations d’écrivains (Barbey 729d’Aurevilly, Baudelaire, Eugénie de Guérin, Flaubert, Fromentin, Sainte-Beuve) et témoigne, ce faisant, de l’intérêt qui a alors été porté à l’idée d’intimité. Prenant Baudelaire pour fil rouge de sa réflexion, Philippa Lewis montre avec pertinence qu’elle s’est historiquement construite à partir d’un sens double. Elle serait en effet entrée en littérature en concurrence avec des représentations sociales qui la percevaient comme « vile, honteuse ou dangereuse » (p. 10). Les écrivains l’ont cependant approchée sous une forme idéalisée qui la présente comme « profonde, remarquable et […] divine » (p. 10). Contrairement à l’idée répandue dans les études littéraires, selon laquelle le xixe siècle aurait accordé une prééminence à l’intimité au détriment du détachement, Philippa Lewis affirme donc que les écrivains ont réinterprété l’intimité. Cette réinterprétation a permis de dépasser la virulente critique qui a été formulée à l’encontre de ses expressions, critique notamment portée par les hommes. Son étude est de ce point de vue un travail riche et original sur l’intime envisagé dans une perspective tout à la fois historique, affective, artistique et sociolinguistique.
Philippa Lewis observe que définir l’intimité telle qu’elle est perçue par le public du xixe siècle relève d’une entreprise complexe au sein de laquelle il convient d’introduire des nuances. En effet, englobant aussi bien nos sentiments et nos pensées les plus profonds que nos envies sexuelles les plus simples, l’intimité relèverait de ce que Véronique Montémont entend par axes latéraux et verticaux : l’axe latéral renvoie à l’intimité que partagent deux sujets, l’axe vertical à l’intimité introspective. Sa représentation comme introspection au cours du xixe siècle permet de distinguer la signification qu’elle prend alors de perceptions antérieures, comme, par exemple, au xviiie siècle où elle était liée à la conscience de soi et à la moralité. Le déclin du rôle du clergé dans les traditions catholiques et protestantes a permis aux croyants de s’unir directement au divin, sans l’aide quelconque d’un médiateur, ce qui, selon Philippa Lewis, a favorisé l’importance culturelle prise par l’intimité dans la sphère publique.
La popularité des manuels de civilité a en outre fait de l’intimité une réalité consubstantielle à la vie domestique, même si elle pouvait aussi être à l’origine de révélations scandaleuses sur les adultères ou sur les relations extra-conjugales de la bourgeoisie. Bien que l’intime ait été valorisé dans un environnement religieux et familial, la littérature sentimentale a fait l’objet d’un large mépris, mépris associé notamment à la Révolution dont Philippa Lewis souligne qu’elle a parfois été vue comme le produit de l’expression excessive des sentiments. Bien qu’ayant surtout été perçue comme une valeur féminine, l’intimité a fonctionné comme un marqueur de l’identité française.
Philippa Lewis met en évidence plusieurs des figures de rhétorique auxquelles les écrivains ont souvent eu recours pour contourner le caractère problématique de l’intimité. Elle observe ainsi que dans « Confession » de Baudelaire et Dominique de Fromentin, les actes de confession ou de confidence fonctionnent comme des moyens d’expression de sentiments profonds d’embarras et comme une manière de contourner l’association de l’intimité à la seule figure de la femme. Sur la base des frontières complexes entre public et privé, fiction et non-fiction, l’étude du journal intime d’Eugénie de Guérin, de Memoranda de Barbey d’Aurevilly et d’« À une heure du matin » de Baudelaire, met l’accent sur l’aspect ironique de l’intimité. Avec des récits de voyage tels que Voyage en Égypte de Flaubert, La Belgique déshabillée de Baudelaire et Un été dans le Sahara de Fromentin, Philippa Lewis 730s’intéresse davantage encore à l’ironie, notamment quand celle-ci est produite dans des situations où des êtres de cultures différentes tentent d’établir une relation intime dans des cadres qui leur sont étrangers. Pour Philippa Lewis, en effet, l’intimité crée de faux amis et demeure toujours, de ce fait, « une aspiration inassouvie » (p. 111). Tandis qu’en matière d’art, l’intimité peut naître, d’une étrange rencontre, elle provient en matière de critique littéraire de rencontres chaleureuses entre l’écrivain et son critique. Des lectures de Baudelaire ont ainsi souligné la présence dans son œuvre d’une intimité naissant d’un art médiocre permettant à la fois de transcender les frontières culturelles et de rendre « l’étrange familier » (p. 137). Quant à la critique littéraire de Sainte-Beuve, elle offre mieux qu’une traversée des cloisonnements nationaux puisqu’elle franchit des frontières historiques en recourant au « langage de l’intimité ». Elle établit ainsi, publiquement, une relation avec l’écrivain qui, en réponse, joue des émotions pour « établir une fidélité commerciale » (p. 152).
Si l’étude de Philippa Lewis décrit bien à travers nombre de genres et d’auteurs la nature problématique de l’intime, elle passe sous silence la relation qui existe entre mémoires et intimité. En tant que genre, les mémoires contiennent des détails intimes sur la vie du sujet qui auraient pu être publiés ou non mais qui finissent souvent dans les mains de lecteurs. C’est en cela que les mémoires sont indiscutablement latéraux et verticaux. Ce genre est donc particulièrement évocateur du caractère complexe de l’intimité au xixe siècle et sa prise en considération aurait été utile. En outre, Philippa Lewis aborde exclusivement l’intimité telle que la définit l’élite bourgeoise. Une prise en compte de la perspective des classes criminelles et de celle des ouvriers autodidactes, de leurs mémoires et de leurs journaux intimes aurait permis un travail plus complet sur les définitions, les expressions et les interprétations de l’intime et d’élargir la réflexion.
Il n’en reste pas moins que Philippa Lewis apporte un regard neuf sur l’intimité pré-psychanalytique et, qu’en moins de 200 pages, elle s’attache à un nombre impressionnant d’ouvrages dans le cadre d’une argumentation claire et méthodique qui donne à penser au lecteur du xxie siècle.
Eliza Jane Smith
Jérôme Bastianelli, Dictionnaire Proust-Ruskin. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 786 p.
Vers 1900, Proust renonce à achever Jean Santeuil, comme s’il jugeait vain de retracer le parcours d’un écrivain de génie alors que lui-même ne possède pas la culture et les dons qu’il entend lui prêter. Si le héros incomplet du roman inachevé s’est épanoui dans le narrateur d’À la recherche du temps perdu, on le doit en grande partie à John Ruskin, que Proust semble avoir découvert dès 1896, avant d’en mesurer l’importance grâce à l’« admirable livre » de Robert de la Sizeranne, Ruskin et la religion de la beauté (1897). Après avoir lu à l’automne de 1899 LesSept Lampes de l’architecture, il annonce à son amie Marie Nordlinger un « petit travail […] à propos de Ruskin et de certaines cathédrales ». La mort de l’écrivain et critique d’art anglais, en janvier 1900, accroît une renommée à laquelle Proust contribue en donnant au Figaro un article intitulé « Pèlerinages ruskiniens en France » (13 février 1900). Les œuvres de Ruskin lui servent de guide quand il visite 731Venise, en mai 1900. Il lui rend enfin hommage par les préfaces dont il accompagne ses traductions de La Bible d’Amiens (1904) et de Sésame et les lys (1906), tout en prenant désormais ses distances avec lui. Cédant à l’idolâtrie, Ruskin se serait en effet trop intéressé aux œuvres d’art pour des raisons qui leur sont étrangères. Dans la préface de Sésame et les lys, intitulée « Sur la lecture », Proust lui reproche de considérer les livres comme l’occasion d’une « conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs », ajoutant qu’on a tort de chercher chez les écrivains des « conclusions » quand ils nous offrent au plus des « incitations ». Le nom de Ruskin n’apparaîtra que quatre fois dans la Recherche. Comme le souligne Jérôme Bastianelli dans la préface de son Dictionnaire, on y a vu le signe, soit que Proust s’était définitivement éloigné de lui, soit que sa pensée fusionnait au contraire trop avec la sienne pour qu’il le désignât. La remarquable thèse de Jo Yoshida, Proust contre Ruskin (Paris-Sorbonne, 1978), a pu faire germer l’idée d’un « Contre Ruskin » symétrique du « Contre Sainte-Beuve » ; or, en mars 1910 encore (lettre à Robert de Billy), Proust continuait d’inscrire Ruskin dans « le Panthéon de [son] admiration » ; jamais il n’y aurait placé l’auteur des Lundis.
Jérôme Bastianelli, critique musical reconnu, à qui nous devons une édition des traductions de Proust de La Bible d’Amiens et de Sésame et les lys (Robert Laffont, « Bouquins », 2015), a réalisé seul et avec brio ce petit monument d’érudition. On a scrupule à lui adresser des critiques dans la mesure où lui-même les ébauche dans une préface qui tourne presque à l’autocritique. Sans être un « doublon » du Dictionnaire Marcel Proust (Champion, 2004), son ouvrage en rejoint souvent les données et les conclusions. Si on regrette que les articles traitant de l’architecture soient trop minces (« cathédrale ») ou absents (gothique), on s’en consolera grâce à L’Œuvre cathédrale. Proust et l’architecture médiévale, de Luc Fraisse (José Corti, 1990), qui se présentait déjà sous la forme d’un dictionnaire. On apprécie que soient cités de longs textes critiques peu connus, mais les entrées « Goyau (Georges) », « Pourtalès (Guy de) », « Richet (Georges) » ou « Sorel (Albert) » relèvent de l’anthologie plutôt que d’un dictionnaire. Et même si Jérôme Bastianelli a prévu que ses lecteurs, avec une part inévitable de subjectivité, trouveraient certaines entrées trop courtes ou trop longues, on s’étonne que Jean Autret, auteur du premier ouvrage consacré aux rapports des deux écrivains, n’ait droit qu’à une page et Jo Yoshida à une demie, quand trois sont réservées à Anne Henry. Dans le chapitre « Contre Ruskin » de Marcel Proust. Théories pour une esthétique (Klincksieck, 1981), celle-ci durcit à l’excès la thèse de Jo Yoshida (jugeant d’une « animosité venimeuse » les objections raisonnables contenues dans la préface de Sésame et les lys) et elle attribue à l’arrivisme de Proust son intérêt pour un « écrivain à la mode » ; elle montre toutefois à juste titre qu’il a ignoré la portée sociale de sa pensée. Du moment que, contrairement au Dictionnaire Marcel Proust, l’ouvrage s’ouvrait aux critiques et aux biographes, George D. Painter, si démodé, si décrié, aurait aussi mérité une entrée. Trop court, forcément, l’article « Swann (Charles) » (il est vrai qu’on a déjà tant écrit sur lui). S’il est de ceux à qui Ruskin aurait reproché de faire « servir l’art à leurs désirs », Swann partage en revanche l’idolâtrie du critique anglais par « cette disposition qu’il avait toujours eue à chercher des analogies entre les êtres vivants et les portraits des musées ». Ainsi, il trahit la leçon de Ruskin quand il trouve qu’Odette ressemble à une figure de Botticelli, mais se fourvoie à sa suite quand il découvre « sous les couleurs d’un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy ». Nous sommes, on le voit, sur le fil du rasoir. Swann a été, dans les 732brouillons de la Recherche, un double du narrateur, avant de devenir son modèle, au point de lui transmettre ses préjugés ruskiniens. Une entrée « Narrateur » plus étoffée ou une entrée « pèlerinage » (autre que « Pèlerinages ruskiniens en France ») aurait permis d’étudier l’illusion qui donne au jeune homme, encore immature, l’envie de se rendre à Carquethuit (orthographié « *Craquethuit », p. 231, p. 710 deux fois…) afin de mieux apprécier L’Entrée du port de Carquethuit d’Elstir, de même que rêvent d’aller à Giverny les amateurs de Monet. L’article « idolâtrie » recense quelques-unes de ses errances. Mais en se concentrant surtout – comme c’était peut-être sa vocation – sur la période où les liens de Proust avec Ruskin sont le plus étroits, l’ouvrage de Jérôme Bastianelli risque d’enfermer le lecteur non averti dans la vision d’un Proust fidèle à la religion de la Beauté, qui nous est donnée, alors que Le Temps retrouvé ouvre vers la religion de l’Art, qui relève d’abord de la création.
Averti ou non, le lecteur appréciera, parmi d’autres, les articles consacrés aux figures de peintres : Turner (peintre favori de Ruskin et modèle d’Elstir), Whistler (que Ruskin déteste et que Proust met au pinacle), Carpaccio (que Ruskin se flattait d’avoir découvert et dont Proust compare le Patriarche di Grado aux Venises de Whistler, comme s’il voulait réconcilier à titre posthume le peintre anglais et son détracteur). Les variations du texte de Proust au travers de ses articles, préfaces ou traductions font l’objet d’études minutieuses (entrée « Mercure de France »), aussi bien que ses « erreurs de traduction ». Car ce traducteur patenté « parlait mal l’anglais ». Quoiqu’il ait été aidé par sa mère et des amis (en priorité Marie Nordlinger), il a commis quelques bourdes. On les a parfois distraitement attribuées à Ruskin.
Pierre-Louis Rey
Jocelyn Van Tuyl, André Gide et la Seconde Guerre mondiale. L’Occupation d’un homme de lettres. Presses Universitaires de Lyon, 2017. Un vol. de 290 p.
Il est encore difficile, en France, de parler objectivement de l’attitude des Français durant la Seconde Guerre mondiale, spécialement du comportement des artistes et des écrivains sous l’occupation allemande. Dans une période où le conflit avait cessé – temporairement – d’être celui des armes pour se limiter à celui des idées, il n’était pas un romancier, un cinéaste ou même un acteur dont l’activité professionnelle ne fût susceptible d’être interprétée comme une prise de position par rapport à l’occupant. On débat encore aujourd’hui du prétendu engagement de Sartre ou du double jeu supposé de Paulhan. Aussi, durant ce règne de l’ambiguïté, il n’est pas étonnant que l’attitude de Gide ait pu prêter à controverse. Ayant pris l’habitude de publier ses réflexions, et faisant de la sincérité sa principale vertu, il avait repris pour son compte la phrase de Renan pour qui « pour pouvoir penser librement, il faut être sûr que ce que l’on écrit ne tirera pas à conséquence ». Évidemment, en 1940, il tombait mal. Après la guerre, on le lui fit bien voir.
Il était donc souhaitable, pour faire le point sur cette période tourmentée de la vie de Gide, d’avoir le maximum de recul, et il est fort heureux que ce soit une universitaire d’Outre-Atlantique, Jocelyn Van Tuyl, professeure à l’université de Sarasota, en Floride, qui reprenne en main ce dossier. Elle l’a abordé de la manière 733la plus scientifique possible : d’abord, en considérant Gide dans son ensemble comme un texte à déchiffrer, mettant sur le même plan articles, journal intime, fictions pour révéler aussi bien ses pensées que ses réactions face aux restrictions, à l’Occupation, à la promiscuité de certains refuges, etc., le tout étant révélateur de la crise des mentalités à cette époque. Ensuite, en épluchant méthodiquement tous les documents possibles, comparant les divers états des textes, cherchant ses informations aussi bien du côté français que du côté américain, lorsque Gide, en Tunisie puis en Algérie, fut au contact des troupes alliées.
Le premier chapitre examine la trajectoire politique et intellectuelle de Gide de 1938 à 1940, de Munich à Montoire. Il s’agit d’une période très complexe pour un homme qui, ayant connu l’avant 1914, pouvait désirer participer de nouveau à un élan patriotique, mais qui se trouvait gêné à la fois par l’attente liée à sa notoriété, et par le discrédit que la droite jetait sur lui en le rendant responsable, avec Proust, de la décadence morale qui avait entraîné la défaite de la France. Qu’il se tût ou qu’il parlât, Gide était de toute façon piégé. Il faut ajouter à cela le propre caractère de Gide, par nature porté à considérer la contrainte comme féconde, et donc tenté un moment d’approuver l’apparent esprit de sacrifice proposé par Pétain. À quoi s’ajoute encore sa tendance instinctive à s’intéresser à tout ce qui était présenté comme hostile. On le voit ainsi, dans son Journal, alors que la France est aux mains des Allemands, faire une orgie de littérature allemande, sous prétexte de préparer une anthologie au Théâtre de Goethe.
Le deuxième chapitre analyse spécialement le virage que Gide opère à l’égard de La NRF, reparue en décembre 1940 sous la direction de Drieu La Rochelle. Aux deux premiers numéros, il donne des « Feuillets » que leur portée assez générale a pu inciter les critiques à négliger. Jocelyn Van Tuyl tient au contraire à les relier au reste du corpus de l’époque. En effet, quand Gide écrit, en février 1941 : « La défaite aurait-elle enfin réveillé nos vertus ? », on voit bien dans quelle ambiguïté il s’installe, et qu’il devra plus tard démentir sans relâche, lorsque l’adhésion immédiate et spontanée à l’esprit de résistance sera devenue la norme officielle. Dans l’immédiat, c’est d’une manière beaucoup moins tranchée, et bien gidienne, qu’il va rompre avec La NRF de Drieu, non par une dénonciation frontale, mais en prenant prétexte de la Chronique privée de l’an 1940 où Jacques Chardonne exprimait sa sympathie envers l’Allemagne, tout comme, en 1908, il avait pris prétexte d’un article hostile à Mallarmé pour rompre avec Montfort. Désormais, il va adresser sa prose au Figaro de Pierre Brisson, installé en zone libre.
Commence alors un jeu littéraire particulier, que Jocelyn Van Tuyl analyse avec beaucoup de finesse dans son troisième chapitre. De novembre 1941 à juin 1942, Gide va donner au Figaro littéraire une série d’Interviews imaginaires, consacrées en principe à des considérations très formelles sur la littérature, la versification, la grammaire, mais où de discrètes allusions peuvent être lues par ses contemporains comme des encouragements à la résistance morale et à l’indépendance d’esprit à l’égard du pouvoir. Reprenant pied dans son domaine favori, le maniement de la langue, il ne s’enferme pas dans un académisme passéiste mais tente, en jouant avec la censure, de faire naître une parole libre.
Le quatrième chapitre, peut-être le plus original, consiste à incorporer dans cette recherche historique un épisode familier et un peu dérisoire que Gide a consigné dans son Journal de décembre 1942 à juin 1943, alors qu’il est installé à Tunis, chez des amis, vivant à l’étroit en compagnie d’une vieille grand-mère et d’un adolescent 734de quinze ans, qu’il nomme Victor, avec qui une petite guerre va s’établir au quotidien. Plus tard, Victor donnera sa version de cet épisode. L’intuition de J. Van Tuyl l’a conduite à opposer ces deux récits comme deux reflets complémentaires de l’Occupation, le second présentant Gide dans le rôle de l’occupant, alors que dans le premier l’adolescent incarne pour Gide les caractéristiques de la « France décadente » telle que la dénonçaient les pétainistes.
Au chapitre cinq, on aborde la partie la plus délicate : pour Gide d’abord, soucieux de donner des gages à de Gaulle, mais soucieux également de ne pas se laisser embarquer dans un unanimisme de commande, tout en devant faire face aux accusations de collaborationnisme lancées par Aragon. Pour le critique ensuite, qui doit soupeser chaque prise de position pour mesurer la part de sincérité et celle d’opportunisme, sachant qu’on a affaire à un écrivain qui ne cesse de se contester lui-même. S’il est avéré que Gide a réécrit certains passages de son Journal (J. Van Tuyl procède à une comparaison très éclairante de ses diverses versions, manuscrites et publiées), il est certain également qu’il a tenu à republier à l’identique (par bravade ?) certains passages qui pouvaient le faire passer pour défaitiste, considérant par ailleurs L’Arche, qu’il avait lancé avec Jean Amrouche, comme une revue qui devait dépasser les clivages partisans. Il en résulte une ambiguïté qu’il est tentant d’appliquer à son Thésée, écrit à la fin de la guerre, à qui Étiemble trouvait des allures fascistes et que Dorothy Bussy comparait à Hitler. J. Van Tuyl au contraire, se ralliant aux thèses de Daniel Durosay, démontre l’orientation gaulliste de ce texte.
C’est le propre des grands textes d’être toujours actualisables, et Ainsi soit-il, comme Thésée, peut être analysé, au chapitre vi, comme une ultime manifestation de l’esprit de résistance. Bien sûr, on peut dire que chez Gide, cet esprit était inné et permanent. Il n’en demeure pas moins qu’en prolongeant jusqu’au bout le fil du politique, J. Van Tuyl dévide un fil d’Ariane qui conduit le lecteur sur des chemins nouveaux, et l’incite à se relancer dans le labyrinthe gidien. S’apparentant à une enquête policière d’une rigueur implacable, ce livre est en même temps une parfaite analyse de Gide, lui qui considérait justement que tous les éléments d’un homme, ses gestes comme ses paroles et ses écrits, composent un unique portrait.
Pierre Masson
Thomas Augais, Giacometti et les écrivains. L’Atelier sans fin. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 975 p.
Le livre, travaillé par un constant souci d’exactitude, accompagne le déroulement du xxe siècle, depuis l’aventure des avant-gardes dans les années 1930 jusqu’aux derniers travaux de Bonnefoy et Dupin sur Giacometti dans les années 2000. Il traverse ainsi les entreprises artistiques, littéraires, poétiques et intellectuelles les plus exigeantes – l’auteur ne reculant jamais devant la difficulté mais l’affrontant comme telle, ainsi qu’en témoignent de nombreuses pages consacrées à du Bouchet.
Le corpus s’appuie sur l’ensemble de « l’archipel Giacometti » (p. 580) sans tracer des frontières artificielles entre les genres : sont convoqués avant tout la poésie, mais aussi des romans, des essais, et même plus fugacement des films auxquels ont participé des poètes comme Ponge ou Dupin. Les œuvres écrites 735sont alors examinées en va-et-vient avec les œuvres plastiques de Giacometti, et particulièrement avec ses nombreux dessins.
L’auteur s’astreint toujours à situer le plus précisément possible les relations entretenues par Giacometti avec les différents écrivains évoqués. Pour ce faire, il constitue parfois de véritables dossiers d’archives, donnant à lire la correspondance de Giacometti avec Tzara ou Breton. Non moins d’une quinzaine d’auteurs, ayant accompagné par l’écriture l’activité « volcanique » (p. 15) et créatrice de Giacometti, sont chacun sujets d’analyses minutieuses : Aragon, Bataille, Simone de Beauvoir, Bonnefoy, du Bouchet, Breton, Char, Cocteau, Crevel, Dupin, Genet, Leiris, Ponge, Sartre. Ce corpus d’auteurs majeurs met aussi en lumière des auteurs largement négligés par la critique, tel Tardieu. Le projet consiste à ne retenir que des dialogues avérés entre les écrivains et l’artiste. Il délaisse donc les auteurs auxquels Giacometti n’a pas répondu dans le champ plastique (tel Tahar Ben Jelloun), ou ceux qui ont collaboré avec Giacometti, mais sans écrire directement sur ce dernier (tel Beckett). Quatre noms fédèrent trois ensembles poreux les uns aux autres : d’abord Breton et Bataille, indiquant deux versants antagonistes d’une « période Giacometti » du surréalisme ; puis Sartre, autour duquel gravite après la guerre une constellation phénoménologique ; et enfin la revue L’Éphémère.
Ce corpus redessine l’histoire littéraire du xxe siècle en fonction des manières de dépasser l’héritage surréaliste. Tant Giacometti que plusieurs de ses interlocuteurs (Leiris, Aragon, Char, Ponge et Bonnefoy) ont dû successivement s’éloigner du groupe. La génération des poètes d’après-guerre, regroupée dans L’Éphémère avec Giacometti pour « point commun » (p. 450), ne ressent qu’insatisfaction face à un surréalisme prétendant tourner le dos au réel. Une scansion majeure organise alors Giacometti et les écrivains : non pas tant les années de guerre que le retour à la figuration du réel et donc au travail d’après modèle, basculement qui, en 1935, amène l’exclusion de Giacometti par Breton.
Le sous-titre « L’Atelier sans fin » désigne la ligne forte que Th. Augais tend à travers presque mille pages : la réflexion sur le caractère inachevable d’entreprises artistiques ou poétiques tentant de rejoindre le réel – l’« impossible indessinable » selon Giacometti (p. 581) – mais constatant l’impossibilité de l’atteindre en raison du conflit l’opposant aux signes plastiques ou au langage. Ce « réalisme supérieur » (Jacques Dupin) prend à rebours les conventions réalistes qui présupposent que le réel est déjà connu. Il s’émerveille devant ce qui est. D’excellentes pages montrent alors comment Aragon a remodelé de l’intérieur la notion de réel, redéfinissant le surréalisme (vocable contenant « réalisme »), et affrontant les apories du réalisme socialiste. L’œuvre de Giacometti enseigne en effet à questionner les formes toujours en fuite du réel, à élaborer une mimesis de l’apparaître des objets (p. 293), à recréer l’acte de voir, en refusant d’être plus précis que la perception. L’acte créateur, qui à chaque instant perd le but poursuivi, répond à cette perte par des destructions, inscrivant l’œuvre incessante, jamais achevée, dans un processus sans fin de création et d’anéantissement. Auprès de Giacometti, les poètes apprennent alors la méthode d’un faire-défaire-refaire.
Le sous-titre a été inspiré par la série posthume de 150 lithographies de Giacometti, intitulée Paris sans fin, dans lequel Th. Augais voit, avec Y. Bonnefoy, l’un des « sommets de l’art occidental » (p. 308). Th. Augais contribue à esquisser une histoire de l’art des xixe et xxe siècles au prisme de l’inachèvement des œuvres. Le désastre en a été thématisé dans les contes philosophiques de Balzac – Th. Augais 736livre alors un examen pointu du Chef-d’œuvre inconnu, lecture de prédilection de Giacometti (p. 309-328 et fig. 24) et de La Recherche de l’Absolu. L’inachèvement se voit cependant peu à peu considéré comme l’apanage des entreprises artistiques les plus exigeantes – on peut penser à La Colonne sans fin de Brancusi.
La question de l’inachèvement rebondit alors à travers tout le livre. Elle préside d’abord au choix du corpus : l’ouvrage ne se penche pas sur ceux qui ont seulement connu l’œuvre de Giacometti clôturée par la mort de l’artiste. L’inachèvement éclaire ensuite à la fois l’œuvre de Giacometti – laquelle ne se compose plus que d’« essais » (p. 443), de figures dont les contours sont brisés à coups de canifs ou de gomme abrasive – et l’écriture des poètes se penchant sur ce dernier – du Bouchet écrivant à son tour « en cercles brisés ». L’esprit d’inachèvement investit des lieux plus inattendus, comme le rapport problématique des auteurs du corpus à Hegel et leur refus de la synthèse (p. 65, 719). Enfin, l’esprit d’inachèvement inspire à Th. Augais un choix d’écriture audacieux : le dernier chapitre, consacré à du Bouchet, prend la forme de notes, parfois déliées les unes des autres. L’ouvrage demeure ainsi ouvert.
On saluera l’inventivité d’analyses tirant parti du savoir technique (ainsi sur le trait en lithographie) et de l’attention à la matérialité des textes. Th. Augais interroge jusqu’aux fautes de français de Giacometti dans leur signifiante imperfection. Il dresse un panorama passionnant d’une « typographie du désécrire » (p. 440) cherchant à créer des accidents de lecture, ébauchée sous l’égide d’André du Bouchet dans la revue L’Éphémère. Chez le même du Bouchet, la disposition typographique devient l’un des moyens selon lequel la prose se fait « attentive aux conditions matérielles de son surgissement dans l’espace » (p. 597). Th. Augais reconnaît alors dans l’italique affectant certains mots le « biseau de la forme » des visages de Giacometti (p. 652).
L’ouvrage a pour grande vertu de renouveler la perception de l’œuvre de Giacometti. Si Th. Augais interroge l’activité de sculpteur de ce dernier (L’Objet invisible constituant un enjeu herméneutique majeur pour nombre des auteurs du corpus), il scrute plus attentivement encore son activité de dessinateur et de lithographe. L’accompagnement iconographique de Giacometti et les écrivains en témoigne : pour Th. Augais le dessin constitue bien le « foyer » dont procède tout le reste de l’œuvre (p. 596). Giacometti et les écrivains participe là encore à une entreprise plus vaste qui, en ce début de xxie siècle, voit dans le dessin « un paradigme pour tous les arts de la forme », en tant que cette forme « se cherche » (voir le catalogue d’exposition Le Plaisir au dessin : carte blanche à Jean-Luc Nancy, Hazan, 2009). Un apport inestimable du livre de Th. Augais consiste alors à révéler l’abondant travail d’illustration de Giacometti, en multipliant les analyses aiguës de ce que Yves Peyré a nommé des « livres de dialogue », c’est-à-dire des livres naissant de la collaboration d’un artiste et d’un poète. Th. Augais élargit cette notion, montrant que les « livres de dialogue » peuvent aussi jaillir de la rencontre avec un romancier, à preuve Aragon qui délègue en 1965 à Giacometti la « réécriture » de ses Beaux Quartiers (p. 154). Giacometti et les écrivains propose même de considérer les livraisons de L’Éphémère comme des livres de dialogue collectifs et différés, la revue ayant été créée après la mort de l’artiste (p. 445). Th. Augais montre alors comment, d’un livre de dialogue à l’autre, les moyens employés diffèrent radicalement : enluminures au crayon de couleur pour Le Visage nuptial de René de Char (1963) ou, au contraire, aquatintes en blanc sur noir 737pour Retour amont du même auteur (1965) ; images tentant chacune de répondre à l’ensemble d’un recueil de poésie, dans le cas de L’Air de l’eau de Breton (p. 244) ou au contraire, isolant quelques phrases précises des Beaux Quartiers d’Aragon pour les illustrer, selon un procédé du roman feuilleton du xixe siècle. Émerge ainsi une vraie réflexion sur les différents modes de rencontres entre l’image et le texte.
L’ampleur matérielle de l’ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2011, autorise l’auteur à déployer à la fois ampleur de pensée et minutie d’analyse, au point de vouloir parfois tout dire d’un texte (du Bouchet inspire ainsi à Th. Augais un scrupule presque religieux). C’est exiger que le lecteur investisse un temps long dans la lecture pour pouvoir s’approprier un contenu profus. Dans un ouvrage porté à une telle échelle, il aurait été difficile d’éviter quelques lenteurs ou répétitions dont on ne tiendra nul grief à l’auteur. Th. Augais manifeste le souci de hausser son style à la hauteur de celui des auteurs qu’il étudie : l’écriture de Giacometti et les écrivains, très travaillée, abonde en trouvailles, comme celle du verbe « facer », en pendant à « effacer » (p. 722). Néanmoins termes rares, tournures complexes et allusions érudites obscurcissent parfois quelque peu le texte.
Le corpus abordé est en parti commun à celui, plus resserré, qu’examine Michèle Finck dans son essai Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute » (Paris, Hermann, 2012). Cependant le propos des deux livres ne se recoupe que très ponctuellement. Selon Michèle Finck, les poètes écoutent l’œuvre de Giacometti, miroir acoustique subtil de leur propre poétique du son (p. 240). Elle entreprend alors d’ausculter chacun des univers sonores ainsi construit, perspective différant de celle de Th. Augais. Une bibliographie d’une grande richesse, un index, et un accompagnement iconographique riche et utile (la qualité médiocre des reproductions ne constituant pas un obstacle) font de Giacometti et les écrivains un outil de travail incomparable. Cet ouvrage constitue une somme où puisera toute personne intéressée par la création poétique au xxe siècle ou par les croisements de l’art et de la littérature. Il apporte une contribution admirable au domaine tant négligé des relations entre littérature et sculpture, tout en offrant un décalage fécond vers le dessin.
Claire Gheerardyn
Vincenzo Mazza, Albert Camus et L’État de siège. Genèse d’un spectacle. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 460 p.
Seizemois après la publication de La Peste, la compagnie Madeleine Renaud-Jean-Louis Barrault créait le 27 octobre 1948, au Théâtre Marigny, L’État de siège, « spectacle en trois parties » d’Albert Camus (musique de scène d’Arthur Honegger, décor et costumes de Balthus). Le roman avait divisé les critiques et reçu un grand succès du public ; le spectacle, lui, obtint « sans effort l’unanimité de la critique. Certainement il y a peu de pièces qui aient bénéficié d’un éreintement aussi complet » (Camus, Préface à l’édition américaine de « Caligula and three other plays », 1958). Boudé par les spectateurs, il fut retiré de l’affiche après vingt-trois représentations. « Il doit être clair que L’État de siège, quoi qu’on en ait dit, n’est à aucun degré une adaptation de mon roman », avait prévenu Camus dans un « Avertissement ». « Rien de commun avec le roman, sauf le monde absurde de la terreur », appuiera sans nuances Olivier Todd. L’épidémie allégorise pourtant bien, 738à Oran dans La Peste comme à Cadix dans L’État de siège, une Occupation allemande qu’on aurait tort de réduire à une manifestation de l’absurde (les Résistants n’étaient pas des Sisyphes) ; mais, annoncée dans le roman par l’invasion des rats, la Peste s’incarne à la scène dans un personnage masculin flanqué d’une secrétaire (la Mort), et alors que le roman était « un monde sans femmes » (Camus songea à l’appeler Les Séparés), le couple formé par Diego et Victoria sert de moteur à l’intrigue de L’État de siège. En 1989, Francis Huster adaptera plus rigoureusement La Peste en tenant le rôle du narrateur dans un monologue très éloigné du spectacle avec musique et chœur créé en 1948. Vincenzo Mazza justifie la mise en garde de l’« Avertissement » en remontant aux sources de cette œuvre mal aimée dont l’affiche aurait dû équitablement, selon Camus, associer à son nom celui de Jean-Louis Barrault.
Tout avait commencé avec le projet de Barrault, conçu de longue date, de mettre en scène le Journal de l’année de la peste, de Daniel Defoe. Après avoir envisagé une collaboration avec Artaud, qui aurait partagé sa conception d’une épidémie cathartique, il s’adressa en 1942 à Sartre, lequel l’orienta vers Camus. Pour avoir écrit l’année précédente : « Le corps dans le théâtre : tout le théâtre français contemporain (sauf Barrault) l’a oublié », Camus semblait se prêter idéalement à une entreprise qui eût été fidèle aux théories d’Artaud. Mais, ayant commencé à écrire le roman sur la peste qu’il préparait depuis deux ans, il refusa de le transformer en pièce. Barrault, de son côté, avait mis en chantier dès 1941 une adaptation du Journal de Defoe intitulée Le Mal purifiant, puis Le Mal des ardents. Il l’a à peu près terminée lorsque, en octobre 1943, Camus souhaite faire appel à lui pour mettre en scène Caligula et Le Malentendu. Il ne peut, malheureusement, se libérer de ses engagements de sociétaire de la Comédie-Française. Prenant le relais de l’édition de David Walker (Camus, Œuvres complètes, Gallimard, « Pléiade », 2006, t. II), Vincenzo Mazza se livre, grâce à une étude approfondie des correspondances et des archives, à une reconstitution minutieuse de cette avant-genèse compliquée qui laisse subsister des zones d’ombre. Quels étaient les rapports de Sartre et de Camus en 1942 alors qu’il paraît établi qu’ils ne firent connaissance qu’en juin 1943, à la générale des Mouches ? Quelques mois plus tard, Sartre proposera à Camus d’assurer la mise en scène de Huis clos et d’y tenir le rôle principal ; les exigences du directeur du théâtre empêcheront seules que le projet aboutisse. On connaît en détail la brouille de Sartre et de Camus qui suivra la publication de L’Homme révolté (1951) ; sur l’époque où ils avaient des motifs de se retrouver, Vincenzo Mazza apporte de précieux éclairages. Et on ne lui reprochera pas de nous informer, en marge de son sujet, sur l’échec de la collaboration entrevue par Sartre et Barrault en vue de la mise en scène des Mouches. Sartre voulait, contre l’avis de Barrault, imposer Olga Kosakiewicz dans le rôle d’Électre. Ces exigences intéressées sont monnaie courante dans le monde du théâtre. Mais, sous le voile de la transposition romanesque, Simone de Beauvoir, dans Les Mandarins (1954), imputera impudemment à Camus la conduite de Sartre.
On s’étonne qu’il ait fallu la lecture du Désir attrapé par la queue, de Picasso, organisée au domicile de Michel Leiris le 19 mars 1944, pour que Camus et Barrault se rencontrent enfin ; jusqu’à cette date, Barrault aurait travaillé sur des carnets de Camus. Celui-ci attendra toutefois que La Peste soit publiée, en juin 1947, pour accepter d’« écrire des dialogues » sur le « canevas » conçu par Barrault à partir du Journal de Defoe. On attribue parfois à leurs interprétations 739divergentes du fléau, dont le texte ne fournit pas d’indice probant, l’échec final de la pièce : Barrault trouvait à la peste une vertu « salvatrice », Camus y voyait un mal absolu (au moins a-t-elle le mérite de révéler les vertus de ceux qui s’épuisent à la combattre). Vincenzo Mazza offre une liste détaillée des éléments du Journal de Defoe repris dans Le Mal des ardents, des apports de Barrault à L’État de siège (personnification de la Peste et de sa secrétaire, création du Chœur des femmes et des hommes de la cité…) et des initiatives de Camus (choix d’une ville espagnole située comme Oran au bord de la mer, mise en vedette d’un couple amoureux, invention du nihiliste alcoolique Nada…). Camus se montrera reconnaissant envers Barrault de lui avoir permis de ne pas seulement « écrire du théâtre », mais d’en « faire ». L’État de siège restera, « avec tous ses défauts », « celui de mes écrits qui me ressemble le plus », dira-t-il dans sa Préface à l’édition américaine. Barrault, lui, présentera cet échec comme son « premier chagrin de théâtre ». Au-delà d’Artaud, dont l’ombre plane sur les origines lointaines de la pièce, c’est en Copeau que les deux hommes se sont retrouvés. Le directeur du Vieux-Colombier, « seul maître » aux yeux de Camus, avait appris à Barrault comment le théâtre doit ressortir de la gymnastique et de la danse sans « diminuer en aucune manière l’importance de la parole dans l’action dramatique ». Des circonstances extérieures, comme souvent au théâtre, empêcheront que Camus et Barrault réalisent une adaptation du Château, de Kafka, puis que LesPossédés, d’après Dostoïevski, soient joués au théâtre Récamier dans une coproduction Camus-Barrault. Tous deux eurent l’élégance de ne jamais rejeter sur l’autre la cause de leur échec. Autant qu’en tête d’affiche, Barrault aurait mérité de figurer sur la couverture du livre de Vincenzo Mazza.
C’est d’un « spectacle » qu’il s’agissait. Sa retransmission par la RTF fut forcément aussi mutilante que celle d’un opéra. On ne sait trop comment ses rares reprises à la scène traitèrent la musique de Honegger (Robert Kemp avait trouvé « magnifique » le chant du vent du large modulé par les ondes Martenot) et restituèrent le décor de Balthus qui, « délibérément inachevé et démesuré » put, selon Vincenzo Mazza, « influencer négativement » la critique. Aucune de ces reprises n’a fait date. Contrairement à son habitude, Camus ne retravailla pas le texte de la pièce après sa création. Les contemporains l’avaient trouvé d’un symbolisme insistant et peu chargé d’émotion. « Trop tard ou trop tôt », avait déclaré Louis Jouvet à Barrault qui voulait, la même année, monter une pièce de Salacrou sur l’Occupation. Il aurait pu dire la même chose de L’État de siège. Est-il, aujourd’hui, plus que jamais trop tard ? En nous informant plus longuement sur la genèse du spectacle que sur sa fortune, l’ouvrage de Vincenzo Mazza s’est montré fidèle à son projet. Il aurait été moins stimulant s’il avait choisi le parti inverse.
Pierre-Louis Rey
Jean Vauthier, L’Impromptu d’Arras, suivi de Un dramaturge au travail. Édition de Michèle Gally. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », no 169, 2015. Un vol. de 216 p.
La publication de L’Impromptu d’Arras de Jean Vauthier par Michèle Gally, dans la collection « Textes de littérature moderne et contemporaine » des éditions Honoré Champion, présente deux intérêts majeurs. Le premier est de mettre à la disposition du public et des chercheurs un texte notable, qui marque les débuts 740de la carrière scénique d’un auteur important du théâtre du xxe siècle, mais qui n’était, jusqu’ici, accessible qu’au travers du fonds Jean Vauthier déposé à la Bibliothèque de la SACD. L’Impromptu d’Arras, pièce commandée à Vauthier par André Reybaz et jouée en juillet 1951 dans le cadre du Festival d’Arras, précède, dans l’ordre des représentations publiques, Capitaine Bada, pièce rédigée antérieurement mais qui n’a été jouée qu’en 1952. Le second intérêt évident de cette édition de L’Impromptu d’Arras est d’apporter une contribution à la réflexion sur les réappropriations modernes des matériaux littéraires médiévaux. La pièce de Vauthier répond en effet à une commande pour un spectacle destiné à clore les festivités en l’honneur du septième centenaire d’Adam de la Halle. L’Impromptu est librement inspiré du Jeu de la Feuillée, également nommé Jeu d’Adam, texte très rarement sollicité par les gens de théâtre du xxe siècle.
Le travail de Michèle Gally, Professeur de Littérature médiévale à l’Université d’Aix-Marseille, apporte un éclairage net sur ce double enjeu et fournit un ample matériau permettant une mise en perspective circonstanciée. Le volume s’articule en deux parties, précédées d’une introduction générale. La première partie est constituée par le texte de L’Impromptu d’Arras de Jean Vauthier. La deuxième partie, intitulée « Un dramaturge au travail », propose une approche génétique et dramaturgique du texte de Vauthier. Deux annexes viennent enrichir le volume. La première reprend le texte du Jeu de la Feuillée tel que proposé dans l’édition d’Ernest Langlois (Champion, 1923), et permet ainsi la confrontation entre l’hypotexte et l’hypertexte. La seconde annexe propose de prolonger la réflexion sur les phénomènes de réécriture, réappropriation et actualisation, en mettant en lien L’Impromptu d’Arras avec une analyse fouillée de la mise en scène du Jeu d’Adam présentée par Jacques Rebotier et Jacques Darras en 2003 au Théâtre du Vieux-Colombier.
La partie intitulée « Un dramaturge au travail » constitue le cœur de l’apport réflexif de cette édition. Puisant dans les documents et notes laissés par l’auteur, Michèle Gally effectue dans un premier temps une approche génétique qui saisit les évolutions du positionnement du dramaturge par rapport au texte-source, entre le désir, selon les termes utilisés par l’auteur lui-même, de « retrouver l’esprit » du Jeu et celui d’« apporter sur scène une part d’aujourd’hui ». Ce faisant, la critique souligne la tendance de Vauthier à tendre un miroir à son propre travail, à travers notamment un cahier de notes qui, témoignant des différentes étapes de la conception, constitue un véritable roman de l’écriture. Dans un second temps, Michèle Gally évalue le fonctionnement dramaturgique de L’Impromptu d’Arras, qu’elle qualifie de « geste inaugural à échos multiples ». Il apparaît que cette œuvre de circonstance, qui semble a priori emmener l’écrivain assez loin de ses terrains privilégiés, n’est pas « un hapax chez Vauthier mais un commencement, une introduction et une mise à l’épreuve de ses intentions de dramaturge ». Jouant constamment de la métathéâtralité, L’Impromptu d’Arras orchestre la rencontre entre deux créateurs : Adam de la Halle lui-même et un faux double de Jean Vauthier, un certain Jean de Graceberleur, dont le nom fait référence à la commune belge où Vauthier est né. Au-delà des trouvailles farcesques initiales et finales, la question centrale de L’Impromptu est celle du lyrisme et de la poésie, et de leurs chances d’advenir dans un monde saturé d’images dotées d’un pouvoir de séduction qui menace toute profondeur humaine. En héros de la poésie verbale, Adam tente de résister à la fascination pour les photographies et pour la caméra, mais disparaît finalement de scène, « muet et transformé en cameraman » (Michèle Gally). Ainsi 741recentrée sur les combats de la création et de la parole poétiques, la pièce se donne comme un prélude à l’ensemble de l’œuvre dramatique de Vauthier. Michèle Gally montre en quoi L’Impromptu fait écho à Capitaine Bada, au Rêveur, au Sang ou à Ton Nom dans le feu des nuées, Elisabeth. Les rapports passionnels du héros-poète avec sa compagne, avec le monde grouillant d’obstacles et de trahisons, les espoirs fous placés dans le texte et la poésie, le corps à corps des présences scéniques et des moyens audio-visuels : autant de lignes de force de l’œuvre ultérieure de Vauthier qui se trouvent traitées, ou, du moins, esquissées dans cet Impromptu qui est aussi un lever de rideau.
Yannick Hoffert
Corina Bozedean, Henry Bauchau, une poétique du minéral. Paris, Honoré Champion, 2017. Un vol. de 364 p.
Entré à plein titre dans le panthéon des écrivains les plus importants, entre xxe et xxie siècles, Henry Bauchau est actuellement considéré par la critique comme l’expression d’une esthétique, d’une idéologie, d’une philosophie, d’un langage et d’une production littéraire de toute prééminence qui anime des débats importants, autour d’événements scientifiques coordonnés surtout par Myriam Watthee-Delmotte, directrice du Fonds Henry Bauchau de Louvain-la-Neuve, par Catherine Mayaux, spécialiste, entre autres, de l’écrivain belge et co-directrice avec Watthee-Delmotte de la Revue Internationale Henry Bauchau et par Marc Quaghebeur, directeur des Archives et Musée de la Littérature de Bruxelles, fondateur des Cahiers Henry Bauchau. Ces débats et rencontres sont organisés sous le prisme d’une réflexion qui porte de plus en plus vers des enquêtes interdisciplinaires ayant toujours comme centre gravitationnel d’intérêt les écrits bauchaliens, pliés à plusieurs lectures par des méthodologies et des perspectives d’enquêtes hétérogènes, où le regard littéraire croise la réflexion philosophique, s’entrelace au domaine de l’exégèse textuelle et se mêle à ces observations linguistiques, capables d’informer sur la complexité d’élaboration d’une écriture dense et multiforme.
Si, d’une part, de ces perspectives théoriques et scientifiques est né un congrès international récent organisé par Marianne Froye (Université de Cergy Pontoise, 20-21 avril 2017), Henry Bauchau à l’épreuve du genre. Études de la variation linguistique, stylistique et poétique, d’autre part, de l’exigence de reconstruire quelques étapes fondamentales de la formation théologique qui a intéressé et impliqué directement Henry Bauchau au fil de sa jeunesse catholique, est née l’initiative de coordination, par Olivier Belin et Anne-Claire Bello, d’un congrès international imminent sur les « Traces de sacré » dans l’œuvre d’Henry Bauchau (Université de Cergy Pontoise, 5-6 octobre 2018). Ainsi, si la dimension de la recherche sur l’écrivain belge passe, comme c’est évident, par le biais de rencontres dans un contexte académique officiel, la réflexion scientifique sur Henry Bauchau, en particulier celle de ces derniers temps, s’est intensifiée grâce à des travaux approfondis, dont les monographiques représentent un moment essentiel pour l’avancement de la recherche et pour la réorganisation des études sur ses œuvres. C’est ce qu’on peut dire de l’essai de Corina Bozedean, dont la structure complexe en trois parties (Ruptures et sédimentations identitaires ; Du désenchantement à la sérénité ; De la matière brute à l’œuvre construite) voit une sous-organisation structurelle interne 742à chaque section, sous-organisation qui se base sur une parfaite symétrie de trois chapitres pour chacune des sections, neuf au total (Aux sources d’un imaginaire, p. 19-49 ; Une destinée minérale, p. 67-93 ; Une conscience anthropomorphique, p. 99-119 ; L’hostilité minérale, p. 127-148 ; Le séjour dans le minéral, p. 161-185 ; Une sensibilité minérale, p. 191-214 ; La matière de l’écriture, p. 223-245 ; L’écriture de la matière, p. 249-283 ; Le séjour dans l’œuvre, p. 299-318), suivis d’une conclusion (p. 319-323) et des Annexes (p. 325-332) par lesquelles l’auteur publie quelques questions posées à Henry Bauchau, et ses réponses, mais aussi trois lettres sur le sujet investigué, cela étant le fruit d’une correspondance entre Corina Bozedean, Henry Bauchau et Christian Bauchau, fils de l’écrivain.
Partant d’une perspective de recherche qui s’insère au sein d’enquêtes suggestives, présidées par le rôle joué par l’imaginaire poétique d’Henry Bauchau, l’essai de Corina Bozedean cherche à montrer comment l’appel constant au minéral n’implique pas seulement deux des grandes thématiques de l’écriture de l’écrivain – la rupture et la séparation – mais aussi un laboratoire de métaphores et de symboles à interpréter, dont il est possible d’ « analyser les rapports relationnels complexes tissés autour des images du minéral », étant donné qu’il y a « chez Henry Bauchau, dès le premier recueil, une isotopie du minéral, repérable à la fois sur le plan thématique et formel, qui informe et suscite des questionnements tant en ce qui concerne l’investissement affectif que l’organisation textuelle » (p. 12). De cette manière l’auteur définit l’axe exégétique de son travail, rappelant qu’au niveau méthodologique son enquête se base sur « les théories de l’imaginaire inspirées par les travaux de Gaston Bachelard, Gilbert Durand, Jean-Pierre Richard, Jean Burgos, Jean-Jacques Wunenburger, Myriam Wathee-Delmotte, et sur ceux d’inspiration phénoménologique de Michel Collot » (p. 12-13). Un travail qui s’appuie de même sur une démarche d’investigation concernant les images minérales, mais, surtout, sur la mise en valeur des sources directes ou indirectes qui ont influencé l’écrivain dans l’élaboration et l’utilisation massives de ces métaphores. Ce qui construit le noyau de la première partie du volume, agencée de manière cohérente par rapport à la deuxième, où l’auteur montre comment l’existentiel d’Henry Bauchau peut être aussi lu par le filtre d’un univers minéral si présent dans ses œuvres et si persistant dans son imaginaire. Un imaginaire qui est imprégné de cette symbolique et qui trouve une forme de synthèse dans ce qu’on pourrait définir comme l’idéologie de la Grande Muraille. Ainsi, d’une perspective herméneutique, Corina Bozedean passe, dans la troisième partie du volume, à des analyses axées sur le sémantisme métapoétique dérivant des images protéiformes du minéral. En particulier, l’auteur concentre sa réflexion sur la correspondance métaphorique qu’elle relève entre l’image du minéral et sa figuration de l’acte de création, incarné dans l’écriture d’Henry Bauchau à travers une dynamique d’inspiration en tension entre la symbolique du minéral et la recherche constante d’unité poétique et existentielle. C’est dans cette perspective que rentrent quelques-unes des observations les plus intéressantes de Corina Bozedean qui voit, au cœur de cet imaginaire, un rôle de relief joué par l’évocation et la représentation des montagnes, tel qu’on peut le relever dans La Grande Muraille ou journal de « La Déchirure » aussi bien que dans Dialogue avec les montagnes, Géologie, Les Années difficiles, etc. En effet, ainsi que l’auteur l’explique à plusieurs reprises, « dans l’ensemble de son œuvre, de nombreux thèmes comme l’originel, l’altérité, la création poétique sont souvent circonscrits à travers des images liées au minéral. Plus qu’un thème, le minéral représente dans ses écrits une matrice structurante des 743“métaphores obsédantes”, reliées au “mythe personnel”, c’est-à-dire à la personnalité inconsciente de l’écrivain. Ainsi pierres, cailloux, roches, rochers, montagnes, dans leur forme brute, érodée (sable, poussière, argile) ou construite (grotte, cavernes, murs, murailles, édifices) jalonnent ses écrits en cartographiant bien une réalité aussi extérieure qu’intérieure, en suscitant également des réflexions sur le langage et le processus d’écriture » (p. 27-28). Aux images minérales évoquées par Henry Bauchau correspond pour Corina Bozedean un espace intérieur, une géologie personnelle et une « géographie intime » récupérées et exprimées par la force évocatrice de la métaphore et de la puissance d’une langue poétique sur laquelle l’inconscient et la psychanalyse agissent comme leviers de l’imaginaire minéral, dont la symbolique aide à la compréhension de la pensée et de l’écriture d’Henry Bauchau (que l’on songe, par exemple, à l’image de la grotte, métaphore, chez l’auteur belge, de la profondeur et de l’irrationnel qui gouverne les multiples significations gravitant autour de la notion de profondeur). Symbolique du minéral, mais aussi dialectique du minéral, dont l’auteur parle, surtout à propos de la pierre en tant qu’image poétique liée à l’eau et, notamment, à une dialectique qui « relève chez Henry Bauchau de la quête de l’unité par le mariage du masculin et du féminin, dans un rêve d’androgynie et de complétude originelle, d’une unité dans la complémentarité des contraires, ainsi que d’une quête de vérité surprise dans le mouvant et la contradiction » (p. 100).
Plutôt riche et complexe dans sa structure de base, appuyée sur un cadre de références bibliographiques concernant surtout la psychocritique littéraire, Bachelard en particulier, le volume de Corina Bozedean fait preuve d’un grand travail de lecture et de réflexion dont l’un des mérites majeurs est sans doute celui d’avoir recensé la bibliothèque personnelle d’Henry Bauchau, contribuant ainsi à répérer ces auteurs ou ces textes qui, comme Mircea Eliade, ont influencé son écriture. Toujours dans cette perspective sont aussi très utiles et intéressantes les informations que l’auteur donne aux spécialistes de l’œuvre d’Henry Bauchau sur les lectures qu’il fait de Nietzsche ; ce qui contrebalance le discours critique, lorsque les argumentations deviennent un peu moins convaincantes. Ce qui, nous semble-t-il, est dû au matériel très vaste que Corina Bozedean prend en examen et, forcément, aux passages compliqués qui causent des glissements fréquents, de la prose à la poésie, de l’écriture diariste à l’écriture d’essais théoriques, créant quelque incertitude dans la maîtrise du matériel enquêté. Mais, s’il y a quelques petits reproches à avancer, un en l’occurrence, ce n’est que pour souligner le travail qui ressort de cette monographie originale, laquelle est sans doute en mesure d’offrir beaucoup de suggestions et de matière de réflexions pour des approfondissements ultérieurs, dans le domaine de la poétique, de l’esthétique, de la philosophie et de l’imaginaire d’Henry Bauchau.
Michele Mastroianni
Dominique Soulès, Antoine Volodine, l’affolement des langues. Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2017, « Perspectives ». Un vol. de 328 p.
Force est de constater que, à ce jour, la critique s’est surtout montrée sensible aux traits les plus saillants de l’œuvre d’Antoine Volodine : l’invention de la notion de « post-exotisme », étayée par une pratique originale de l’hétéronymie ; sa capacité de renouvellement des formes narratives et des genres littéraires ; la 744remarquable densité de l’imaginaire qui s’y déploie ; ou encore son rapport oblique à l’Histoire – du xxe siècle en particulier. Il s’ensuit, comme le fait justement observer Dominique Soulès dans son Introduction, que « l’étude de la langue y a été réduite à la portion congrue » (p. 25). C’est donc à cette carence que l’auteure se propose de remédier, en produisant la première étude d’ensemble sur les phénomènes linguistiques dans l’œuvre volodinienne, tant sur le plan de leur facture que sur ceux de leurs fonctions et possibles effets sur le lecteur. Pour ce faire, en matière de corpus, D. Soulès choisit à bon droit, dans un souci d’économie et de cohérence, de se concentrer sur les seuls textes signés « Antoine Volodine » ; sans pour autant s’interdire, en cas de besoin, quelques incursions dans les productions de ses hétéronymes, comme dans Slogans de Maria Soudaïeva.
Cette ambitieuse exploration du « continent linguistique » façonné par l’auteur d’« Écrire en français une littérature étrangère » épouse un cheminement en quatre étapes. Tout d’abord, sous le titre de « Faire miroiter la langue » (p. 32 sq.), D. Soulès s’adonne à l’étude « d’épisodes langagiers fictionnels qui donnent à lire des problématiques linguistiques fondamentales » (p. 33), en prenant bien soin toutefois d’en dégager les enjeux littéraires. Tel est exemplairement le cas des scènes d’apprentissage d’une langue étrangère, dont toutes les étapes constitutives (prononciation, compréhension, écriture et lecture) font l’objet de représentations, susceptibles de réveiller en nous le souvenir de nos propres apprentissages linguistiques. Mais ce « miroitement » est aussi suscité par de fréquents passages à la limite, « Aux marges de la langue » (p. 55 sq.), alors explorée par défaut ou par excès. Pantomimes, cris, slogans, mais aussi voix, chant et musique illustrent tantôt son en-deçà, tantôt son au-delà, nous renvoyant ainsi au rapport problématique qu’il nous arrive d’entretenir à son égard.
À l’analyse de ces façons variées de faire miroiter la langue succède l’étude des multiples stratégies qui, chez Volodine, contribuent à sa dilatation (« Dilater la langue », p. 78 sq.), à la faveur d’une « ouverture linguistique » (p. 78) dont le français sort enrichi et renouvelé. À cette enseigne sont ainsi successivement prises en compte les listes, l’onomastique et l’hybridation linguistique à visée internationaliste. Ces trois points ont certes déjà attiré l’attention de la critique, qui a coutume de saluer en Volodine le chantre du métissage culturel, mais D. Soulès a le mérite de réaliser une utile synthèse de ces travaux antérieurs, augmentée de stimulants prolongements de son cru. Ainsi de la tension instituée entre « l’a-narrativité de principe de la liste » (p. 93) et sa paradoxale narrativisation, des subtiles relations établies par Volodine entre le signifiant et les signifiés des anthroponymes ou des toponymes qu’il forge (p. 111 sq.), de la « farcissure polyglotte » (p. 143) par greffons russes et chinois, à des fins d’invention d’une « écriture babélienne » (p. 148). En sus de l’acuité de ces analyses de détail, on relèvera le souci constant de l’auteure d’articuler pôles artistique et esthétique, en vue de montrer comment un lecteur a priori « non-babélien » peut le devenir à la fréquentation de cette œuvre.
« Piéger la langue » (p. 155 sq.) : sous cet intertitre, le troisième temps des analyses ne porte plus sur la représentation fictionnalisée d’interrogations métalinguistiques, mais sur la facture même de la langue volodinienne, considérée à l’aune des multiples écarts qu’elle introduit avec l’usage conventionnel du français, troublant ainsi la koinè. La confection de l’idiolecte volodinien y est scrutée sous toutes ses coutures : emprunts multiples, néologismes, polyvalence lexicale, détournement de locutions figées, etc. L’auteure montre en outre comment ici, aux 745antipodes de toute gratuité, l’exploitation de la plasticité linguistique fait corps avec le système des valeurs de l’œuvre. En témoignent tout particulièrement les modalités anomiques du « dire sexuel » (p. 187 sq.). Par-delà de savoureux développements consacrés au verbe « suruquer », cette section de l’ouvrage met clairement en lumière les liens étroits unissant sexualité et politique, modalités de leur évocation comprises. L’auteure y montre comment, entre mutisme délibéré et diversification lexicale, minimalisme et précision techniciste, sobriété et logorrhée, Volodine parvient, non sans humour, à « contrer le bavardage sexuel » (p. 187), certes ; mais aussi à « protéger le désir personnel contre les discours injonctifs » (p. 215) qui s’affichent de nos jours sous la bannière du génériquement correct. Bel exemple de résistance dans et avec la langue…
« Résister dans la langue » (p. 219 sq.) : tel est précisément le titre du quatrième et dernier chapitre, où D. Soulès s’intéresse à la dénonciation en acte des mésusages politiques de la langue, qui s’affirme de façon récurrente dans les fictions volodiniennes. Moins originale sans doute que ce qui précède, cette réflexion n’en est pas moins indispensable, tant l’œuvre en cause multiplie les épisodes où « conscience politique et souci esthétique, autant que conscience esthétique et souci politique » (p. 221) sont étroitement liés – à des fins d’appel à « la vigilance linguistique du lecteur » (idem). Sont ainsi successivement analysées les représentations de la dictature linguistique propre aux pouvoirs totalitaires et la « glottophagie » (idem) pratiquée par les régimes colonisateurs. Approximations, euphémisation, « verbicides systématisés » (p. 237), « triste utopie du dictionnaire » (p. 278), etc., sont ainsi épinglés comme autant de ressources mortifères : en en orchestrant la fictionnalisation, Volodine parvient à « fissurer [ces] rhétoriques trop sûres de leur fait » (p. 253).
Enfin, en Conclusion, D. Soulès insiste sur trois points. L’architecture langagière, tout d’abord : selon elle, la sensibilité aux épisodes métalinguistiques autoriserait une réorganisation de l’œuvre (des apprentissages aux mésusages, en passant par l’exploration des marges), affranchie de la succession chronologique de ses volumes, et soulignant par là même la complexité de l’édifice post-exotique. L’invention d’une langue, ensuite : la pratique linguistique de Volodine le conduirait à créer son idiolecte, c’est-à-dire à façonner « sa langue […], en revivifiant le français, en le déterritorialisant et le “babélisant” » (p. 300). L’accueil du lecteur, enfin : l’exploration des marges langagières vaudrait sollicitation du lecteur, « requis […] pour la construction active du sens » (p. 301), et par là même pris au sérieux et considéré comme co-énonciateur des textes. Autant de problématiques, on l’a vu, qui innervent l’ouvrage dans son ensemble.
Le livre de D. Soulès une fois refermé, le lecteur peut sans doute éprouver certains regrets. On aurait ainsi souhaité que la notion centrale de langue, dont on sait la multiplicité des possibles acceptions, fasse l’objet d’une définition plus ferme, de même que son articulation avec les notions connexes de discours et de parole(s). Ou encore – mais les deux sont liés –, on peut déplorer le parti pris de concentration presque exclusive de l’étude sur des îlots langagiers. En effet, ce choix restrictif ne permet somme toute de donner qu’une idée partielle de la richesse de l’écriture volodinienne, puisqu’il n’est pour ainsi dire jamais question de syntaxe. Or l’instanciation de lalangue à laquelle s’adonne l’écrivain excède très largement la seule strate du lexique, aussi inventif son traitement soit-il. Il ne s’agissait certes pas là de l’objet d’étude élu par l’auteure, mais cela constituerait 746sans nul doute un complément précieux, sous les aspects d’une anatomie du style volodinien. Pour autant, en raison de son originalité, de son degré d’information (attesté par la bibliographie), de la pertinence des questions qui y sont posées comme de celle des réponses qui y sont apportées, ainsi que de la finesse de ses analyses de détail, l’essai de D. Soulès, servi de surcroît par une langue élégante, et émaillé de nombreux traits d’humour, se révèle d’une lecture aussi agréable qu’utile – pour les spécialistes de Volodine comme pour les lecteurs en quête d’un guide facilitant leur exploration des terres d’exil de l’œuvre post-exotique.
Frank Wagner
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-08294-1
- EAN : 9782406082941
- ISSN : 2105-2689
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08294-1.p.0191
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/08/2018
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français