Book reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'Histoire littéraire de la France
2 – 2022, 122e année, n° 2. varia - Pages: 439 to 502
- Journal: Journal of French Literary History
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Le théâtre néo-latin en France au xvi e siècle. Études et anthologie. Sous la direction de Mathieu Ferrand avec la collaboration de Sylvie Laigneau-Fontaine. Genève, Droz, 2020, « Cahiers d’Humanisme et Renaissance ». Un vol. de 583 p. (Marie Bouhaïk-Gironès)
Mollesses renaissantes. Défaillances et assouplissement du masculin. Sous la direction de Daniel Maira, avec la collaboration de Freya Baur et Teodoro Patera. Genève, Droz, « Cahiers d’Humanisme et de Renaissance », 2021. Un vol. de 449 p. (Gautier Amiel)
Global Montaigne. Mélanges en l ’ honneur de Philippe Desan. Sous la direction de Jean Balsamo et Amy Graves, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2020. Un vol. de 797 p. (Blandine Perona)
La Science des mœurs au siècle des Lumières. Conception et expérimentations. Sous la direction de Laurie Bréban, Séverine Denieul et Élise Sultan-Villet. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2021. Un vol. de 367 p. (Cyril Le Meur)
Cahiers d ’ études nodiéristes, 2020–1, no 9, « “Une alliance adultère”, scène historique et poème dramatique ou le théâtre sans la scène (1747-1833) ». Sous la direction de Stéphane Arthur. Paris, Classiques Garnier, 2020. Un vol. de 172 p. (Olivier Bara)
Le Théâtre de Balzac. Splendeurs et misères d ’ un parent pauvre. Sous la direction d’Éric Bordas et Agathe Novak-Lechevalier. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2020. Un vol. de 351 p. (Olivier Bara)
Les XIX es siècles de Roland Barthes. Sous la direction de José-Luis Diaz et Mathilde Labbe. Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2019. Un vol. de 266 p. (Judith Cohen)
440Paul Claudel, aujourd ’ hui. Sous la direction de Didier Alexandre. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2020. Un vol. de 497 p. (Nathalie Macé)
L ’ image, le secret. Sous la direction de Baptiste Villenave et de Julie Wolkenstein. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2020. Un vol. de 372 p. (Pouneh Mochiri)
Pierre Ange Salvadori, Le Nord de la Renaissance. La carte, l’humanisme suédois et la genèse de l’Arctique. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque d’Histoire de la Renaissance », 2021. Un vol. de 972 p.
Le volume, par son approche, sort des sentiers battus historiographiques pour resituer l’espace géographique et politique du Septentrion à l’échelle du continent et ainsi interroger la Renaissance du Nord, dans sa spécificité propre mais aussi à la lumière de la Renaissance européenne : le Nord, et notamment les lignes de démarcation Nord-Sud (mais aussi Est-Ouest), offrent une sorte de « miroirs grossissants pour l’historien des grandes questions qui agitent l’historiographie du xvie siècle » (p. 44). Refusant résolument toute approche positiviste de l’historiographie, l’ouvrage emprunte tour à tour à l’histoire culturelle, à l’histoire sociale des savoirs, à l’histoire littéraire, selon une démarche qui se revendique de la méthode des Annales et de l’école de Cambridge.
Subdivisé en cinq parties, avec une riche iconographie (dont on regrettera la faible qualité des reproductions), des annexes et des index thématiques, l’ouvrage appréhende tout d’abord la Renaissance du Nord par les cartes (Ire Partie : « Une histoire faite de cartes »). La genèse cartographique du Nord depuis l’Antiquité est explorée avec minutie ; les « corrections » apportées successivement à la géographie de Ptolémée, confient à la Scandinavie la primauté du dépassement de l’écoumène ptoléméen : en effet les premières cartes, dites Tabulae novae, qui viennent compléter et corriger l’espace géographique dessiné par Ptolémée, comportent la représentation du Nord non plus en îles, mais en péninsule. C’est toutefois la célèbre Carta Marina de l’humaniste suédois Olaus Magnus, qui marque le temps fort de cette cartographie du Nord. Sa formation et son analyse occupent le cœur de cette partie. Chef-d’œuvre artistique et savant, la Carta Marina est surtout connue pour les mirabilia qu’elle charrie – les célèbres monstres marins seront reproduits à l’envi et ce, non seulement dans les ouvrages de tératologie, mais aussi dans des encyclopédies savantes comme celle de Konrad Gessner ou encore celle d’Ulisse Aldrovandi. En complément de la Carta Marina, l’humaniste suédois publia un autre extraordinaire best-seller de l’Europe renaissante, l’Historia de gentibus septentrionalibus (Rome, 1555), aux très nombreuses rééditions et traductions dans plusieurs langues européennes.
La IIe partie, « Virtualités de l’Aquilon », multiplie les sujets d’études. Premièrement l’Historia d’Olaus est étudiée en tant que contrepoids de mythèmes du Nord : le corps, la chasteté et l’innocence, Thulé et les extrémités du monde, le primitivisme européen et les Lapons, derniers païens d’Europe ; puis est abordé le tropisme continental de la Suède, une fois que sa « désinsularisation » a été ratifiée par les cartes et par la diplomatie des autres puissances. Enfin, p. 355 sq, est présentée une biographie détaillée des frères Magnus, « les perdants de l’histoire », en tant que derniers évêques catholiques de Suède, pourtant épicentre d’un réseau intellectuel résolument européen.
441C’est là le paradoxe bien mis en lumière par l’auteur et auquel est essentiellement consacrée la IIIe partie, « l’Europe gothique ressuscitée » (p. 415 sq.). L’historiographie du Nord des frères Magnus et de ce fait la généalogie de la puissance suédoise ressuscitent la mythologie gothiciste. Les Goths envahisseurs, responsables du déclin de Rome, honnis par un large pan des historiens méridionaux, sous la plume des deux évêques s’affranchissent de leur statut de spectres effroyables, pour servir à la jeune royauté suédoise les titres de noblesse et d’antiquité, qui lui assurera la cohésion nationale et la légitimité géopolitique. Les frères Magnus redynamisent un mouvement intellectuel déjà amorcé par d’autres personnalités savantes suédoises au xve siècle, et surtout nourrissent, eux les exilés catholiques, chassés par l’introduction de la Réforme protestante dans le pays, le récit national de la monarchie luthérienne, et livrent la substance savante à la propagande des Vasas, pour qui il était urgent d’inscrire la dynastie dans une lignée généalogique illustre.
On ne saurait toutefois réduire l’ensemble de la production des frères Magnus à une simple réponse patriotique réactionnelle, au contact d’un humanisme méridional intransigeant à l’égard des gens du Nord, et moins encore à sa dimension ethnographique et folklorique, celle-là même qui en assura le succès. La IVe partie, « Le salut par le Septentrion », – mais en réalité le motif parcourt le volume – s’attache à prouver la nature éminemment politique de l’œuvre des Magnus. L’idéologie gothiciste que dégagent la Carta Marina, l’Historia de omnibus Gothorum Suenorumque regibus de Johannes et l’Historia d’Olaus, s’applique à renverser des modélisations eschatologiques traditionnelles, qui identifiaient dans le Nord l’espace du Mal et du démon, pour en proposer une nouvelle, fondée sur les vertus et l’intégrité des peuples scandinaves ; suivant cette orientation contre-réformée, le Nord finit par figurer comme un rempart à consolider contre l’hérésie. Un deuxième temps d’étude de la Carta Marina (p. 583 sq.) conduit ainsi à l’interpréter selon un audacieux prisme sotériologique, le Nord de la Carta occupant la place sacrée qu’avaient dans la cartographie médiévale l’Orient et la Terre Sainte. La dernière sous-partie s’attache à étudier l’œuvre cartographique de Guillaume Postel, qui situait le Paradis Terrestre au Nord et parachevait cette « septentrionalisation » confessionnelle du continent.
La cinquième et dernière partie, « Le Nord en haut des cartes », propose une histoire de l’Arctique à la Renaissance, relevant comment la cartographie du grand Nord permet de représenter un monde « englobé », tandis que le passage maritime au Nord d’Est en Ouest, ne serait plus un simple potentiel dans une optique commerciale et géopolitique. Ce passage se chargerait, selon l’auteur, d’un sens plus large, témoignage « de l’hyper-conscient irénique de la Renaissance tardive et savante » (p. 682). Cette double portée est étudiée notamment dans la cartographie de John Dee et les figurations sur les cartes de la rupes nigra, la montagne magnétique guidant l’aiguille de la boussole vers le Nord.
Le volume se clôt avec deux textes en annexes, la traduction du latin de la Deploratio lappianae gentis de Damião De Goìs (1540) et la transcription du Sommaire ou epitomé de la cosmografie de Guillaume Postel (BNF ms. fr. 2112).
Dans son ensemble, la taille du volume (967 pages dont 833 de texte) est imposante. La maîtrise des sources est solide, on apprécie particulièrement le maniement de celles en ancien suédois, tandis que les traductions du latin sont par endroits approximatives. Le nombre non négligeable de sources et d’auteurs 442(Antiquité, Moyen Âge et Renaissance) convoqués, oblige souvent l’auteur à les citer de seconde main, en s’appuyant sur les travaux de bibliographie secondaire, un choix qui se justifie partiellement dans l’économie de cet ouvrage et de son ambition. On remarque également des incohérences dans le déploiement des textes, comme dans le cas de l’Historia de gentibus septentrionalibus, tour à tour citée depuis l’editio princeps, l’édition anglaise ou l’édition française, tantôt traduite du latin (avec et sans l’original en note), tantôt présentée dans la traduction française de 1561 (p. 283).
La réflexion menée par l’auteur, foisonnante d’idées sur un sujet passionnant, livre des fulgurances, comme par exemple l’interprétation frontale de la cartographie et l’historiographie des humanistes catholiques suédois, comme « outil de résistance » (p. 398), projet politique mais également ontologique. De même, la thèse originale et courageuse d’une confessionalisation de l’orientation vers le Nord des cartes est amplement démontrée, à la fois par le redéploiement des monstres aux marges de l’espace nordique et par le retournement des topoi sur le Mal venant du Nord (p. 591-607). Les Goths, revisités et réactivés par les frères Magnus, de barbares pilleurs de Rome se transforment en vecteurs de civilisation et de salut. On pourrait sans doute nuancer la lecture par endroits trop binaire (p. 462 passim) de « l’antigothicisme » méridional, la fièvre gothiciste ayant contaminé dès le xve siècle nombre d’humanistes italiens, on sait donc gré à l’auteur de nuancer ces positions dans ses conclusions (p. 787-791).
Malgré les qualités indéniables de la recherche de Pierre-Ange Salvadori, des réserves persistent, premièrement sur la nature hypertrophique de l’ouvrage. Un style souvent redondant, des concepts et des formulations répétés plusieurs fois dans un même chapitre ou d’une partie à l’autre, des redites qui même joliment reformulées n’en sont pas moins des répétitions, des longues citations reproduites deux fois (comme celle d’une célèbre page de Tacite p. 103 et p. 297), cette surabondance explique la taille du volume et entrave la compréhension du lecteur.
D’autres réserves portent sur les traces encore trop visibles de l’exercice universitaire : une méthode très féconde d’entraînement à la recherche consiste à inciter les jeunes chercheurs à « penser avec » et à « penser contre », dans le but de les aider à construire une pensée autonome. Or, dans cet ouvrage le « penser avec » convoque tellement de noms, constituant une bibliographie impressionnante de travaux méthodologiques, en plus de la bibliographie sur le sujet, que le propos devient parfois illisible (notamment dans l’introduction), noyé dans les citations qui cachent, nous semble-t-il, surtout le manque d’assurance de l’auteur, et qui ne se justifient qu’en partie par les lacunes de l’historiographie scandinave contemporaine. De même, on observe l’usage récurrent de néologismes dérivés, comme par exemple « désangoissement » (p. 451, p. 557…), jadis formulé par D. Crouzet, mal adapté au discours. Ou encore, ne nous paraissent évidentes ni la pertinence ni l’originalité du recours au concept de « hantologie », emprunté à J. Derrida (Spectres de Marx, 1993), à travers les travaux de C. Callard, ici mobilisée pour expliquer la réappropriation de la mémoire gothique chez les Magnus et les monarques Vasa, sous la forme de « spectres » d’une généalogie réhabilitée.
Ces remarques, qui portent davantage sur la forme que sur le fond, laissent supposer un travail qui aurait gagné à être nettoyé des traces des strates précédentes (mémoires, communications, interventions à des séminaires), à soigner davantage 443sa forme éditoriale et peut-être à mûrir un discours plus sobre, à s’affranchir des maestri et d’un fastidieux name-dropping pour laisser le lecteur profiter de son contenu incontestablement remarquable.
Susanna Longo
Pauline Dorio, « La Plume en l’absence ». Le devenir familier de l’épître en vers dans les recueils imprimés de poésie française (1527-1555). Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2020. Un vol. de 529 p.
La parution de cet ouvrage intervient à la suite de travaux consacrés au devenir des formes épistolaires, en vers ou non, de l’Antiquité à la Renaissance. On pense d’abord aux articles de Claude La Charité (LaRhétorique épistolaire de Rabelais), mais aussi à la thèse de Patrick Joole (L’Épître en vers et les Grands Rhétoriqueurs) ou encore à l’ouvrage plus ancien de Luc Vaillancourt, La Lettre familière au xvie siècle : rhétorique humaniste de l’épistolaire. La riche bibliographie de Pauline Dorio y ajoute entre autres les études consacrées à l’expression de la subjectivité littéraire : les travaux pionniers de François Rigolot et de Jean-Max Colard, ceux de Perrine Galand qui abordent la notion de médiocrité dans une perspective éthique et stylistique, ou encore les deux publications récentes de Guillaume Berthon qui jettent un nouvel éclairage sur l’émergence de la figure d’auteur à la Renaissance en retraçant le destin éditorial de Clément Marot.
Ces ouvrages n’ont traité qu’en passant de la place de l’épître dans la composition des recueils imprimés de poésie française. Il y avait donc là matière à la rédaction d’une thèse dont nous trouvons ici la version remaniée. Pauline Dorio croise des analyses rhétorico-poétiques avec l’examen des contextes éditoriaux pour mettre au jour les effets de sens produits par le développement de l’épître familière en vers de la publication posthume des œuvres de Cretin (1527) jusqu’aux Ruisseaux de Charles Fontaine (1555). Elle se livre ainsi à une archéologie du genre et observe avec passion la variété des pratiques sur cette période cruciale. Le cas de Marot est bien connu, mais à trop observer le maître, la critique en est restée presque aveugle, ignorant des auteurs mineurs dont les œuvres ont pourtant contribué à la richesse de la production épistolaire rimée. Cette approche comparée, dont il faut saluer le courage et l’intérêt, valide in fine la thèse principale de l’ouvrage : l’épître familière en vers français s’affirme historiquement dans le cadre des recueils d’auteur. L’idée selon laquelle l’architecture interne de ces recueils permettrait de saisir la cristallisation du genre offre de belles pistes interprétatives qui invitent à réfléchir à la façon dont les révolutions matérielles influencent le devenir des formes littéraires.
Suivant cette perspective, la première partie de l’ouvrage montre comment l’épître familière versifiée, peu représentée dans la production imprimée du début de siècle, contrairement à l’héroïde ou à l’épître politique d’actualité, est devenue une « mode » éditoriale. Comment déterminer la spécificité de ce genre fuyant ? Au croisement de la tradition rhétorique, des traités épistolographiques et de la correspondance humaniste guidée par l’idéal érasmien d’une écriture souple et naturelle, deux grandes tendances se dégagent : d’une part une familiarisation du discours, qui emprunte aux modèles antiques le style relâché du sermo, d’autre part une personnalisation de la matière épistolaire qui passe par la « mise en scène de situations pseudo-référentielles », sur le modèle des épîtres marotiques. L’auteur 444de L’Adolescence clémentine fixe un double canevas générique et éditorial que ses émules ne cesseront de défendre. Les lignes consacrées à la pratique du genre au-delà des années 1550 permettent pourtant de saisir la rupture qui s’opère avec l’émergence de la Brigade : la pratique de l’épître personnelle et le recours au style simple, par lesquels les poètes marotiques ont paradoxalement affirmé leur auctorialité, plient l’échine devant l’idéal d’une poésie plus élevée.
La seconde partie s’intéresse aux façons dont les poètes conçoivent et s’approprient l’épître familière en vers dans des contextes variés pour en fonder la dignité. Selon Pauline Dorio, ce serait paradoxalement par la mise en scène de l’infériorité du genre que les poètes réussiraient à le constituer enobjet littéraire valable. Dans le cadre de la requête courtisane, l’épître familière donne en effet lieu à un decorum paradoxal où les discours d’infériorité décuplent l’ingéniosité des poètes. Le recours fréquent aux personæ de l’« humilité sociale » ou aux lieux topiques de l’exclusion éclaire cette stratégie. Il s’agit bien d’une posture, car le « je » s’affranchit souvent de ces contraintes sociales pour mieux revendiquer l’autonomie et le prestige de son activité poétique. C’est finalement en contexte agonistique que la dignité du genre est établie avec le plus de fermeté. L’épître personnelle peut se mettre au service de l’inimitié, mais elle est surtout l’objet d’un discours normatif qui condamne les excès de la parole agressive et promeut l’irénisme et la tempérance stylistique. De fait, lors de la querelle Marot-Sagon (1535-1539), les affrontements portent sur les implications morales de l’épître familière. Sagon accuse Marot d’avoir rétorqué à ses remontrances sous pseudonyme, celui de son valet de fiction « Frippelippes ». Marot contreviendrait ainsi à une exigence fondamentale du genre, la sincérité. Le reproche éthique sert dès lors à Sagon de prétexte au blâme de son adversaire, dont l’écriture duplice serait comme le miroir d’une foi hypocrite. Il faut souligner la pertinence des analyses développées dans ce chapitre. Les implications morales et religieuses de la querelle sont remarquablement réévaluées à la lumière d’une réflexion éthico-stylistique qui enrichit notre connaissance du différend.
Pauline Dorio montre enfin comment les séries d’épîtres imprimées renforcent la « poétique épistolaire de la familiarité ». Sont analysées les œuvres de Charles de Sainte-Marthe, François Habert, Eustorg de Beaulieu, Roger de Collerye, Charles Fontaine ou encore Jean Bouchet. Au fil de ses lectures, Pauline Dorio observe l’architecture des sections d’épîtres et constate une certaine désorganisation. Elle reflèterait selon elle le « débordement » générique de l’épître familière en vers. Contre l’ordre attendu des recueils d’épîtres politiques ou morales, les poètes mentionnés n’imposent pas de classement rigide, mais suggèrent des itinéraires propres à la défense et à l’illustration du modèle familier : un cheminement pseudo-autobiographique, la mise en scène d’un parcours poétique, la revendication d’une sensibilité religieuse ou encore la promotion d’un discours métapoétique sur le genre. Ainsi, les deux sections de la Jeunesse du Banny de Lyesse et de la Suytte du Banny de Liesse (1541) de François Habert nous font découvrir une « existence reconstruite » suivant les étapes décisives de la carrière de l’auteur. Dans La Poesie Françoise, Charles de Sainte-Marthe promeut grâce à l’épître familière une sociabilité évangélique et fraternelle. Après quelques pages consacrées aux Ruisseaux de Fontaine, l’étude s’achève sur une relecture féconde des Epistres morales et Familieres (Jean Bouchet, 1545). L’hypothèse selon laquelle la disposition ondoyante de la section des épîtres familières s’opposant à l’agencement 445hiérarchique de la première partie du recueil symboliserait le devenir familier de l’épître dans la première moitié du xvie siècle est séduisante.
On ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage qui éclaire le lien entre l’épanouissement de la familiarité dans le discours épistolaire et son contexte matériel de diffusion, montrant ainsi qu’un genre ne se constitue pas de manière abstraite. Sertie dans la forme signifiante du recueil d’auteur, l’épître familière en vers constitue un nouvel espace de liberté au sein duquel s’épanouit le génie individuel et cette culture de la réponse poétique, si chère à la génération des marotiques.
Jérémie Bichüe
Nicolas Le Cadet, Rabelais et le théâtre. Paris, Classiques Garnier, « Les mondes de Rabelais », 2020. Un vol. de 467 p.
L’étude de Nicolas Le Cadet se situe au point de rencontre de trois champs de recherche particulièrement féconds ces dernières années : elle participe d’abord du renouveau des travaux sur les romans de Rabelais, que catalyse, notamment, L’Année rabelaisienne, revue créée en 2017 ; elle témoigne par ailleurs du vif intérêt de la critique actuelle pour les phénomènes d’hybridité et d’intermédialité, en explorant les articulations entre formes et genres de discours ; elle se nourrit enfin des recherches les plus récentes sur le théâtre français des années 1450-1550, qui, par l’édition et la critique, refondent depuis quelques décennies nos savoirs sur la farce, le mystère ou la moralité. Ainsi Nicolas Le Cadet reprend-t-il à nouveaux frais l’exploration des rapports noués entre les romans de Rabelais et les mondes du théâtre. Comme l’auteur le note lui-même dans son introduction, seuls quelques articles, souvent anciens, se sont aventurés sur ce chemin ; leur approche demeurait partiale ou datée. L’ouvrage veut donc combler une lacune manifeste de la critique rabelaisienne, pourtant prolifique ; ce n’est pas le moindre de ses mérites.
L’introduction, qui propose d’utiles mises au point historiques et méthodologiques, aborde la question à partir de la figure de Rabelais (« Rabelais spectateur », « Rabelais comédien », « Rabelais lecteur de théâtre ») et donne d’emblée à l’analyse la dimension concrète et humaine qui sied à l’objet ; elle met aussi à distance certains préjugés tenaces (sur la « culture populaire » notamment). L’étude elle-même s’articule en deux parties. Nicolas Le Cadet explore tout d’abord les « sources théâtrales de Rabelais » ; il part en quête des hypotextes des cinq romans et, plus généralement, tente de reconnaître « la présence des différents genres dramatiques dans l’œuvre de Rabelais ». L’exposé, méthodique, précis, parfois pointilliste, les explore un à un, depuis les formes dramatiques antiques (avec, quelquefois, Lucien pour médiateur) jusqu’aux sermons joyeux, en passant par le mystère, la farce ou la sottie. À l’heure où les spécialistes du théâtre français s’interrogent sur les limites de cette taxinomie générique, l’auteur se dit bien conscient des écueils qu’elle présente ; il fait le choix pourtant de ne pas y renoncer. Ce qu’il perd en souplesse dans l’approche du théâtre comme forme spectaculaire et pratique sociale, il le gagne en clarté d’exposition pour un lecteur non spécialiste. In fine, l’étude se révèle utile pour mesurer de façon tangible l’étendue et la richesse de la culture dramatique de Rabelais, qui sourd à tout instant dans son œuvre. Elle aboutit à une réflexion nécessaire sur la « contaminatio » des sources, qui illustre la capacité de Rabelais à fondre une matière hétéroclite dans son geste créateur.
446Ces réflexions ouvrent logiquement sur la seconde partie de l’ouvrage, consacrée à « l’esthétique dramatique de Rabelais » et à la « théâtralité » du texte narratif. La méthode est toujours très sûre : Nicolas Le Cadet définit d’abord des « marqueurs de théâtralité » qu’il analyse ensuite un à un, identifiant les « procédés qui rapprochent le texte narratif de la représentation scénique ». Dépassant l’approche intertextuelle – car le théâtre ne se réduit pas aux textes – l’étude montre ici plus d’inventivité dans la définition de ses outils ; par l’attention qu’elle porte à sa dimension physique et sensorielle, elle rend au théâtre sa matérialité sans toutefois négliger la dimension linguistique qui informe le récit dramatisé. Ainsi est-il tour à tour question de la présence, dans les cinq romans, de figures de « comédiens », de « metteurs en scène » et de « spectateurs », puis des « mises en scène » de la voix et du geste ; enfin, de la « présentation théâtrale des dialogues », signe très manifeste de cette « théâtralité de plus en plus visible » sur laquelle Nicolas Le Cadet conclut son propos. Chemin faisant, l’auteur propose, pour de nombreux passages (la harangue de Janotus, par exemple) et certains personnages (Panurge, en particulier), des lectures revigorantes, qui attestent de toute évidence la pertinence de la méthode et du projet. Au-delà du cas emblématique de Rabelais, l’ouvrage est aussi une invitation à repenser les rapports entre roman et théâtre, récit et dialogue, et à poursuivre la lecture intermédiale de la littérature au seuil de la modernité.
Dans sa conclusion, Nicolas Le Cadet choisit d’insister toutefois sur la singularité de l’œuvre rabelaisienne, qui se nourrit tout autant de la culture savante et livresque – pour happy few – que d’une culture spectaculaire et festive sinon « populaire », du moins largement partagée par ses contemporains. L’auteur revient alors sur la porosité de l’écrit et du dit, du lu et du joué, et part en quête des traces anciennes de lectures performées puis de la « postérité scénique » de Rabelais. Il est heureux que l’étude converge vers ce point – avec, en annexe, la liste de « spectacles inspirés de la vie ou de l’œuvre de Rabelais ». L’auteur démontre ainsi que, si les universitaires ont longtemps négligé la dimension théâtrale « des mythologies pantagruelicques », les gens de théâtre, eux, l’ont toujours perçue. Les uns comme les autres disposent enfin de l’étude qui permet d’apprécier, autrement que de manière intuitive et empirique, la théâtralité de cette œuvre monstre.
Mathieu Ferrand
Philippe Desan, Bibliotheca Desaniana. Catalogue Montaigne. Paris, Classiques Garnier, « Études montaignistes », 2021. Un vol. de 652 p.
Les études consacrées à Montaigne et à son œuvre se sont développées à partir de 1840 sur un mode original : l’érudition prenant appui sur la bibliophilie et plus généralement sur l’esprit de collection. Le docteur Payen, qui consacra sa vie à l’auteur des Essais, réunit un ensemble exceptionnel de livres et de documents, aujourd’hui conservé à la BnF, et dont l’inventaire a été dressé par Gabriel Richou. Cet intérêt, érigé en méthode, se justifiait pour deux raisons. D’une part, la nature personnelle des Essais et le portrait que Montaigne y avait tracé de lui-même demandaient à être éclairés et précisés par tous les documents concernant son activité publique et privée, à Bordeaux et lors de son voyage en Europe, son entourage familial, la vie politique de son temps. Cet ensemble documentaire a permis, avec plus ou moins de rigueur, la rédaction d’innombrables essais biographiques, un genre qui s’est longtemps imposé dans le domaine des études montaignistes. 447D’autre part, la découverte de l’Exemplaire de Bordeaux dans la seconde moitié du xviiie siècle avait conduit les érudits à prendre conscience du problème philologique que posait l’édition du texte même des Essais. Non seulement les différentes éditions publiées du vivant de Montaigne offraient toutes un texte différent, progressivement augmenté et modifié, mais l’édition posthume, procurée par Marie de Gournay, différait sensiblement du texte annoté par l’écrivain sur l’Exemplaire de Bordeaux. De surcroît, la longue tradition imprimée des xviie et xviiie siècles s’écartait elle-même du texte de l’édition posthume, sur lequel elle passait pour avoir été établie. Pour y voir clair, la confrontation des éditions s’imposait. Celle-ci était rendue difficile par la dispersion des exemplaires dans les fonds publics. La réunion systématique des éditions des Essais par Payen servit à cette fin savante, en même temps qu’elle promut le livre de Montaigne et les livres qui lui avaient appartenu au statut d’objets bibliophiliques fortement valorisés. Après lui et à son exemple, de grands collectionneurs qui revendiquaient eux aussi d’être des spécialistes de Montaigne réunirent de tels ensembles, en particulier Gilbert de Botton, un banquier anglais, et le docteur Pottiée-Sperry. Les livres du premier furent offerts à l’University Library de Cambridge, ceux du second, dispersés en vente publique en 2003.
La Bibliotheca Desaniana réunit la plus importante collection de livres de Montaigne et consacrés à lui actuellement en mains privées. Elle a été constituée par Philippe Desan, un chercheur américain, professeur à l’Université de Chicago. Celui-ci, directeur de la revue Montaigne Studies, est l’auteur de nombreux travaux consacrés à Montaigne, parmi lesquels une édition en fac-similé de l’Exemplaire de Bordeaux, qui, au début des années 2000, joua un rôle décisif dans une approche philologique rigoureuse du texte des Essais. Un important volume de Mélanges, récemment publié aux Éditions Classiques Garnier sous le titre Global Montaigne, rend hommage à son inlassable activité et souligne la dimension internationale qu’il a donnée aux études montaignistes. Sa collection est remarquable. À côté d’un bel ensemble de montagnana et de livres dus aux proches amis de l’écrivain (La Boétie, dont Montaigne édita les Vers françois et des traductions, Marie de Gournay, Pierre de Brach, Juste Lipse), et d’un millier d’ouvrages représentant la totalité de la critique consacrée à Montaigne, elle réunit l’ensemble des éditions de la Théologie naturelle, des Essais et du Journal du voyage, publiées depuis 1569, en français et en traduction. On y trouve toutes les éditions originales des Essais (1580 à 1595), toutes les différentes émissions des éditions du xviie siècle, souvent partagées entre différents libraires, les nombreuses éditions du xviiie siècle établies sur le texte procuré par Pierre Coste, les éditions variorum et savantes du xixe et du xxe siècles. Toutes les éditions des traductions anglaises sont également réunies, depuis celle de Florio (1603) jusqu’à celle de Jacob Zeitlin (1934), remarquable par ses implications philologiques, ainsi que les versions italiennes, flamandes, allemandes, jusqu’à la traduction russe de Voltchkov (1762), dont les exemplaires sont rarissimes, et la version japonaise de Hideo Sekine (1935). De ce point de vue, la Bibliotheca Desaniana est plus complète que les collections précédentes, même si elle ne possède pas de livre ayant appartenu à Montaigne et portant sa signature. De surcroît, elle réunit de nombreux volumes remarquables, non seulement par leur rareté, mais aussi par leur condition ou leur provenance. On notera en particulier un exemplaire de l’édition des Essais publiée chez Abel L’Angelier en 1595, relié en peau mégissée, qui porte la marque du couvent bordelais des Capucins, dont 448Montaigne avait fait l’éloge dans le chapitre « Du jeune Caton ». À cet exceptionnel exemple de ce que les bibliophiles anglais appellent association copy, on ajoutera, entre autres, l’exemplaire des Essais (1604) ayant appartenu à Scévole de Sainte-Marthe et un autre volume (1600), annoté par Bernard de La Monnoye, ainsi que deux exemplaires princiers, reliés pour un roi de Sardaigne et un duc de Bavière.
À la différence des autres collections de même nature, les richesses de la Bibliotheca Desaniana sont présentées en un véritable catalogue savant. Celui-ci est lui-même une importante contribution aux études montaignistes. Les quelque 161 livres principaux font l’objet chacun d’une notice détaillée : l’édition, replacée dans son histoire éditoriale et sa tradition textuelle, est précisément décrite et son contenu analysé ; les pages de titre, les reliures et les marques de provenance sont reproduites en couleur. Tel quel, bien qu’il soit fondé sur la description des seuls exemplaires de la Bibliotheca Desaniana, ce catalogue constitue une bibliographie descriptive et critique des éditions des œuvres de Montaigne. À ce titre, il complète utilement l’ancienne Descriptive Bibliography of Montaigne’s Essais (1983) de R. A. Sayce et David Maskell, limitée aux seules éditions des Essais publiées avant 1700, et qui ne recense que les exemplaires conservés dans les fonds publics. Le catalogue établi par Philippe Desan corrige cette bibliographie sur plusieurs points et ajoute même une édition des Essais jusqu’alors non recensée (Paris, Blageart, 1640). Enfin, le catalogue de la Bibliotheca Desaniana offre une riche documentation pour l’étude de la réception de l’œuvre de Montaigne. Il confirme que les Essais ont connu un succès éditorial continu, dont il permet de préciser la périodisation, les modalités et les formes. La dimension élargie de cette réception y apparaît nettement, sur deux plans différents : d’un côté, celui des lecteurs français et étrangers, qui ont laissé des marques de possession ou des notes, de l’autre, celui des traductions. Enfin, il révèle la part anglaise et plus récemment américaine de cette réception : elle est considérable et elle a probablement déterminé la connaissance de l’œuvre de Montaigne, sa réputation contemporaine et l’interprétation valorisante que nous pouvons en avoir.
Jean Balsamo
Scévole de Sainte-Marthe, Œuvres complètes. Tome VII. Correspondance. Édition par Jean Brunel. Genève, Droz, « Textes Littéraires Français », 2021. Un vol. de 952 p.
Les 194 lettres ici présentées émanent de plusieurs interlocuteurs : 18 seulement sont écrites par Scévole ; 4 sont destinées à la famille et les 172 autres émanent de ses amis et relations d’affaires. Les lettres ont suivi des chemins différents. Elles ont parfois été publiées avec les lettres de leur correspondant (11 pour Scaliger, 26 d’Étienne Pasquier). L’une est l’épître liminaire d’un recueil (la toute première, latine, de 1558), deux sont des papiers isolés de Genève, neuf viennent de manuscrits de la BnF. Enfin le ms 290 de la bibliothèque de l’Institut, presque entièrement consacré à Scévole de Sainte-Marthe, réunit notes et documents classés par ses fils (123 lettres). Jean Brunel rend hommage à Christiane Lacour qui en avait procuré pour sa thèse une transcription dactylographiée en 1956.
Auteur prolixe et personnage respecté, Scévole de Sainte-Marthe dans son œuvre française et latine a touché à beaucoup de genres. Le projet de Jean Brunel 449était d’en montrer l’évolution, l’expansion, la diversification et souvent la réécriture au fil de la longue vie de Scévole. Pas de réécriture pour la correspondance, mais comme une pépinière d’indices pour représenter une vie bien remplie. Elles mêlent latin (81, dont 5 avec du grec) et français (119), comme il convient à des personnages savants, français ou étrangers. La part du français augmente après 1580. Des pièces poétiques jointes accompagnent parfois les messages, jusqu’à se tourner en lettre-poème sous la plume de Rapin ou de Baïf. Bravo au compositeur qui a su déjouer la difficulté de mettre face à face latin et traduction, puis, selon les alternances, de sauter à la linéarité des lettres françaises.
La perspective chronologique se prête particulièrement au projet d’éditer une correspondance qui suit l’évolution des êtres et des événements, avec son renouvellement de thèmes et d’interlocuteurs. Temps pour les études et temps pour les guerres, affaires locales et drames nationaux : pour un trésorier de France, au fond, la seule chose dont on parle peu, ce sont des finances. Chaque émotion n’est que brève, enclose dans l’histoire d’une situation familiale et sociale, elle-même enclose dans un temps complexe auquel les longues lettres historiques d’Étienne Pasquier donnent une tension narrative. La personnalité des 99 intervenants raconte à sa manière son expansion : à la famille et aux amis d’étude, la foisonnante vie régionale (40 représentants des amis, voisins, médecins, scientifiques, poètes) joint les contacts avec les poètes et érudits (Ronsard, Estienne, Baïf, Certon). La noblesse poitevine accède au pouvoir (les La Tremoille, Mayenne, Condé, les Richelieu) et lie ainsi Sainte-Marthe progressivement, à travers plusieurs générations, au destin national (amis parisiens Parlementaires, comme de Thou, grands nobles, rois). Des rencontres fortuites, comme la succession en 1612-1614 d’envois de Sully et Richelieu, soulignent la complexité d’une position sociale éminente. Deux femmes figurent dans la liste : Esther de Pons (cousine et voisine) et Camille de Morel (fille d’ami et lettrée).
La méthode est d’une clarté et d’une minutie bien organisées : pour chaque période, liée aux faits historiques, Jean Brunel expose les événements marquants, présente les interlocuteurs de cette période avec de longues notices pour ceux d’entre eux qui ne sont pas immédiatement au rang des Illustres : ils sont classés en « proches » c’est-à-dire poitevins, « lointains », soit les parisiens surtout, et les étrangers. Ensuite Jean Brunel donne un bref résumé du propos de chaque lettre, puis le texte des lettres, leur traduction éventuelle, et leur annotation. Le lecteur ne risque pas de se perdre, ni de voir lui échapper un détail des vies si nombreuses qui se croisent. Les index sont un régal : on attend la seule liste des noms de personnes, mais, comme aux tomes précédents, l’index des imprimeurs libraires, des bibliothèques, collèges et universités, des allusions aux œuvres, des monuments et lieux publics, l’index géographique, l’index historique, cernent les échanges par tous leurs aspects ; il y a même, p. 879, un index des titres attribués à Sainte-Marthe, résumé administratif d’une carrière bien remplie.
Sainte-Marthe lui-même écrit peu, de façon un peu compassée, pour inciter ses fils à étudier ou ses amis à échanger des poèmes ; seule la composition des Elogia est détaillée après 1600 pour Joseph Juste Scaliger. Centre des envois, c’est la diversité des lettres des amis qui nous révèlent son univers, qui émeut diversement les lecteurs que nous sommes. Les longs récits de Pasquier vous plongent dans les malheurs politiques. L’admirable lettre de Joseph de Sainte-Marthe à son neveu (1560, p. 45), sur la théologie, la foi, la modernité religieuse 450(presque aussi belle que la lettre de Gargantua à Pantagruel contre les théologastres, pour l’amour et la charité en Dieu), commente les fragiles années où la Réforme s’implante. De Scévole à Pierre Blondel et réciproquement, l’éloge de l’amitié (1575) théorise cette valeur humaniste que nous voyons s’illustrer par la pratique. Mais il y a des surprises. La lettre en vers latin de Nicolas Rapin (1575, p. 195), forcé de chevaucher un cheval de somme appartenant à Scévole de Sainte-Marthe, devient une épopée burlesque. Ronsard (1583, p. 313), qui se plaint de sa maîtresse qui radote – il s’agit d’Hélène, bien sûr – reste la référence poétique, ici hors des conventions. Même la lettre sur la mort de Ronsard (1586, p. 395) rédigée par le médecin Pierre Joyeux est entremêlée d’un remède contre la constipation de son fils aîné. Une lettre en vers latins (1585, p. 349) de Scévole de Sainte-Marthe à Jacques VI d’Écosse pour lui présenter le légiste Elphinston allie plus dignement respect et poésie. Salomon Certon (1615, p. 800) présente modestement son travail sur les Psaumes, etc.
Hormis deux fautes de frappe et la présence incongrue de Constant d’Aubigné, l’ensemble est parfait. De nombreuses illustrations nous rappellent que ce monde de livres est aussi une collection esthétique. Soit un ensemble riche en découvertes, utile et tout à fait passionnant.
Marie-Madeleine Fragonard
Guillaume Peureux, De main en main. Poètes, poèmes et lecteurs au xviie siècle. Paris, Hermann, 2021. Un vol. de 402 p.
Dans le sillage des travaux de Roger Chartier sur l’histoire de la lecture et de la réception des textes, cet ouvrage jette un éclairage important et neuf sur les cadres et les dynamiques de production de la poésie française entre 1550 et 1700, considérée dans son parcours complexe de création partagée par l’auteur avec des lecteurs-interprètes lettrés qui s’approprient les textes et, par le biais d’interventions diverses et successives de correction, de variation et de reconfiguration, prolongent dans la durée le processus de la (ré)création poétique. La description précise et richement documentée de ces dynamiques pose un cadre d’analyse novateur qui met en avant des enjeux d’ordre esthétique, linguistique et génétique relevant de l’espace social où évolue le poème.
En suivant les traces de lectures poétiques faites « avec une plume à la main » par des lecteurs autorisés et « autoritaires », cette étude nous amène à la découverte d’usages de la poésie où les gestes de lecture et les témoignages de réception et d’appropriation des textes déterminent un acte productif, ces mêmes textes faisant l’objet, presque simultanément, d’activités de lecture mêlée à l’annotation, au commentaire et à la réécriture. L’examen attentif des « archives » d’une lecture critique – parfois sollicitée par les auteurs eux-mêmes – qui s’étend de la phase pré-éditoriale à la phase post-éditoriale fait ressortir l’instabilité foncière des textes poétiques de l’époque prise en compte. Ce phénomène est massif et persistant entre la seconde moitié du xvie siècle et la fin du siècle suivant, repérable en amont, en aval et au cours de la publication. Les notes marginales, les interventions des imprimeurs, les biffures, les ajouts, les corrections des imprimés ou des manuscrits passant de main en main ainsi que le réemploi et la remise en circulation via la fabrication d’anthologies même personnelles (et parfois manuscrites) sont autant de lieux de l’émergence d’une lecture active, phénomène d’une ampleur 451remarquable jusqu’à la fin du xviie siècle et au-delà, sans doute sous-estimé et encore peu exploré jusque là.
Les enjeux de ces pratiques si diffusées et marquantes sont multiples et lourds de conséquences. Comme Guillaume Peureux le montre dans les études de cas nombreux et éclairants qui nourrissent notamment la partie centrale de son ouvrage, un dialogue créateur s’établit entre l’auteur et ses lecteurs lettrés. Cette activité s’inscrit dans les pratiques reconnues d’une « société commenteuse ». C’est là l’une des lignes de force de cet ouvrage : à travers le développement de la notion de socialisation des textes (Mc Gann, 1991), étudier « l’existence sociale » des poèmes de ces siècles revient à ouvrir une vision nouvelle, en mouvement, d’une poésie où le travail auctorial partagé et prolongé dans le temps entraîne la régénération des textes par la lecture et par la transformation de leur cadre d’énonciation. L’idée d’une poésie classique statique, régulière et permanente s’estompe alors face à l’émergence d’une variabilité et d’une instabilité qui s’imposent comme l’un des traits dominants de la création poétique. Retenons deux exemples parmi les cas étudiés : la correspondance de Maynard, témoignage direct de l’écriture et de la réécriture des poésies qui vont nourrir les Œuvres de 1646 à travers la mise en place d’un réseau de collaborations avec des lettrés et, de 1631 à 1656, la genèse complexe et composite de La Pucelle de Chapelain dont les appropriations successives nous montrent un réseau d’interventions qui activent une écriture collaborative s’étendant sur plus de vingt ans.
L’approche critique dont cet ouvrage se fait porteur fait place à une vision où les phénomènes de variabilité textuelle dérivant des appropriations successives, depuis la première élaboration jusqu’aux réemplois et aux diverses variantes, sont encadrés comme autant de moments successifs de la vie des textes. Dans cette perspective, il est évident que la figure de l’auteur n’est pas exempte de cette instabilité « dynamique » à laquelle les textes eux-mêmes sont soumis ; la notion de « poème » non plus. Comment distinguer ce qui relève de l’« auteur » de ce qui est dû aux « mains » qui se succèdent dans les différentes étapes de la lecture recréatrice ? Peut-on encore considérer le poème comme un objet fini ? Peut-on le dégager des dynamiques des « créations collaboratives » ? Cette étude nous confronte à des phénomènes qui nous poussent à repenser certaines catégories de désignation ainsi que les processus liés à l’existence sociale des textes. On rencontre ici la notion de « genèse » appliquée aux écrits de la Première Modernité, une approche renouvelée par la prise en compte des enjeux de la variation textuelle.
La notion d’appropriation est fondamentale dans cette perspective d’étude. Considérée en tant que « processus par lequel les lecteurs font leurs les vers qu’ils lisent », elle assume des formes différentes qui varient selon la perspective et les finalités du geste du lecteur-commentateur (c’est le cas par exemple des annotations de Malherbe sur les textes de Desportes comparées à celles d’Henri Estienne sur un recueil factice de Joachim Du Bellay). Cette pratique est illustrée d’une manière détaillée et rigoureuse par l’examen analytique de dossiers génétiques complexes témoignant, les uns d’une appropriation « radicale », les autres d’une appropriation qui débouche sur une élaboration poétique créatrice. Le premier cas est illustré efficacement, au chapitre iv, par les Premières Œuvres de Desportes, dont le processus de réécriture et d’actualisation commence bien avant les célèbres interventions de Malherbe sur l’édition Patisson-Du Petit-Val de 1600, ainsi que, au chapitre v, par les exemplaires des œuvres de Ronsard annotés 452par Jean de Piochet, témoignage d’une appropriation enthousiaste et partisane qui arrive jusqu’à la composition d’un recueil personnel. Parmi les cas d’appropriation créatrice, la vaste entreprise d’actualisation et de réécriture du psautier protestant (Marot-Bèze) assumée par Valentin Conrart au sein d’une entreprise collaborative d’écriture fondée sur l’échange avec des synodes (chapitre vi) montre bien d’une part les enjeux de la variabilité des textes dans un corpus très instable et, de l’autre, l’assomption de la part du premier secrétaire de l’Académie française de la fonction de « maître d’atelier » d’une réinvention poétique collective. Le dernier chapitre (Sévigné poétesse) se confronte à l’intersection entre écriture épistolaire et poésie. Les vers passent dans les lettres de la marquise de Sévigné par un processus d’appropriation mis en acte en amont par la lecture ; à leur tour, l’insertion et le réemploi des vers sont des opérations agissant sur le co-texte qui les encadre. Dans l’écriture sévignéenne, toute citation devient reformulation et réécriture et les lettres qui la composent donnent vie à une forme de prosimètre.
Le volume est enrichi, en annexe, par trois dossiers génétiques complexes qui intègrent l’examen conduit au fil des pages précédentes par des matériaux inédits nous permettant d’observer directement sur les textes annotés, corrigés, variés, les diverses phases du travail de révision et réécriture dans les cas pris en compte. Il s’agit de la transcription intégrale du “manuscrit de Maastricht” (étudié au chapitre ii), datable autour de 1635 (p. 275-327), du dossier éditorial contenant les éditions et les tirages des Premières Œuvres de Desportes parus entre 1573 et 1600 (p. 329-348) et du dossier des différentes étapes (intégrant imprimés et manuscrits) de la « campagne » de révision-réécriture du psaume 34 de Bèze opérée par Conrart, dont les éléments sont présentés selon un ordre chronologique, de la version initiale de 1588 à celle de La Bastide de 1677-1679 (p. 349-361).
On ne peut que se réjouir de la publication d’un volume qui permet d’élargir le domaine des processus créatifs et de repenser ainsi la notion de genèse des écrits littéraires entre Renaissance et Lumières.
Magda Campanini
François Lasserre , Les « broderies » dramatiques de Pierre Corneille.Paris, L’Harmattan, « Univers théâtral », 2020. Un vol. de 228 p.
Issu de la plume d’un auteur non universitaire mais connu pour ses coups d’éclat médiatiques réguliers (dont l’attribution sans prudence de la pastorale anonyme Alidor à Corneille), cet ouvrage se propose d’analyser les thématiques morales et politiques traitées dans l’ensemble de l’œuvre cornélienne. La thèse défendue, qui se veut en rupture brutale avec la tradition interprétative fondée sur l’importance du thème de l’héroïsme, s’appuie sur l’« originalité » de la « perspective » cornélienne, reposant sur « une exaltation de l’art dramatique […] enveloppant quelques honnêtes propositions morales ou politiques », sans préciser davantage le sens d’« honnête ». L’ouvrage porte une attention particulière au métathéâtral, à la manière dont le dramaturge défendrait une opinion particulière sur son art. Par là, Corneille affirmerait sa liberté d’écrivain face au pouvoir, notamment celui de Richelieu. François Lasserre s’oppose en outre à la pensée critique qui fait de l’auteur un défenseur de l’héroïsme politique (que personnifierait un personnage de haut rang remarquable par sa grandeur d’âme), et qui découlerait d’une importance exagérée accordée aux trois tragédies les plus célèbres de Corneille (Horace, Cinna, Polyeucte). Renversant la 453perspective, il perçoit plutôt ces pièces comme des ouvrages de commande, incitant à trouver dans les autres œuvres la véritable inspiration cornélienne.
Il le fait dans un livre au style très agréable, souvent drôle, manquant parfois cependant de cohérence et de rigueur dans l’organisation. L’auteur ne parvient pas à trancher entre un plan chronologique et un plan thématique, et son propos en perd en force et en pertinence. Le lecteur est par exemple en droit de s’interroger sur le rapport à la politique de son temps qu’entretient Corneille après la mort de Richelieu, seulement évoquée dans une intéressante comparaison d’Attila avec l’Alexandre le Grand de Racine. Le critique écrivant pour l’agrément de son public, on ne lui reprochera pas l’absence de précisions bibliographiques en notes de bas de page. On regrettera cependant le manque de citations précises des textes, souvent, par ailleurs, insuffisamment analysées.
Le principal intérêt de l’ouvrage réside dans les hypothèses et suggestions audacieuses que l’auteur se permet, laissant cependant à d’autres le soin d’étayer ces pistes par davantage de preuves. Est particulièrement appréciable la recherche d’influences du théâtre anglais sur les pièces de Corneille, celui d’Antoine et Cléopâtre de Shakespeare sur La Mort de Pompée (p. 163), ou, avec plus d’originalité encore, de The Coronation de James Shirley sur Don Sanche d’Aragon (p. 128-129). De même, l’interprétation métathéâtrale très cohérente de Clitandre et d’Héraclius, lues chacune par François Lasserre comme un « système allégorique », peut en inspirer des mises en scène originales.
En elle-même cependant, elle est relativement anachronique. Le métalittéraire, dans la tragédie, genre sérieux, prend davantage la forme de l’insertion dans les vers du poème dramatique des termes de « pitié », de « crainte » et de « terreur », pour insister auprès du public sur l’effet de la pièce, que d’une figuration par les personnages de concepts théoriques. Pareil procédé, en effet, inciterait à une lecture distanciée qui irait à l’encontre de l’engagement émotionnel demandé au spectateur. On n’éprouve ainsi guère de pitié pour la douce Eurydice de Suréna si on voit en elle la Comédie personnifiée. L’anachronisme, d’ailleurs, est la critique première que l’on peut adresser aux analyses de l’auteur. La seconde est celle d’un arbitraire interprétatif qui conduit parfois à des contresens sur les pièces, souvent motivés par une volonté de rupture brutale avec une tradition critique pensée de façon très générale et sans prendre en compte les apports récents de la recherche.
L’anachronisme apparaît d’abord dans la manière dont François Lasserre situe Corneille par rapport au pouvoir. Selon Alain Viala, le statut d’écrivain est en cours de construction au Grand Siècle, et il est peu probable que Corneille eût adhéré à un axiome du type : « l’artiste, dont toute la raison d’être est d’être libre » (p. 110). L’idée d’une indépendance créatrice totale est presque inconnue des mentalités d’Ancien Régime. Ensuite, François Lasserre interprète souvent les pièces dans une conception trop volontiers socialement subversive de celles-ci. Lire Cinna comme une « caricature d’adulation » (p. 82), et l’œuvre d’un quasi opposant politique déguisé, attaquant Richelieu par une « ironie colossalement provocante » (p. 77), ou Nicomède comme un faux éloge du prince de Condé, limite singulièrement la portée d’œuvres extrêmement complexes dans leurs enjeux moraux et politiques. L’auteur passe à côté de la façon dont le Grand Siècle conçoit la représentation de la grandeur des héros antiques ; elle est davantage modèle censé conduire à la vertu que dénonciation des errements des Modernes. C’est pour cela que l’Alexandre de Racine n’est pas un « éloge mercantile » (p. 92), indigne de l’art, tandis que l’Attila454de Corneille serait une « leçon publique ». Les deux sont dignes de ce statut, la première montrant un souverain légitime parachevant sa nature héroïque par un acte magnanime, la seconde un tyran accumulant les crimes jusqu’à mourir de sa propre colère. L’idée selon laquelle « l’incarnation du bien public est radicalement impossible » (p. 164), s’oppose à la figure topique du bon monarque, non remise en cause par l’écriture tragique ; au xviie siècle, c’est le tyran qui est une aberration politique.
Le même anachronisme, qui conduit François Lasserre à ignorer la spécificité du genre de la tragédie héroïque, illustrée par Corneille, l’incline par endroits à l’arbitraire interprétatif, ou se conjugue à celui-ci. Les analyses peu étayées, qui plient la création cornélienne à la logique argumentative de l’auteur du présent ouvrage, peuvent concerner aussi bien les textes d’accompagnement que les pièces. Ainsi, François Lasserre interprète la dédicace à Richelieu d’Horace à travers le prisme d’une « soumission » empreinte de ressentiment qui n’a rien d’évident. On peut aussi penser que Corneille admire globalement Richelieu et son engagement en faveur d’un théâtre de qualité, avec cependant des réserves qui font qu’il ne souhaite plus dire ni bien ni mal du cardinal après sa mort. Plus problématique, la lecture de La Mort de Pompée en « pantalonnade politique » (p. 163), impliquant la compréhension du personnage de César comme le « petit toutou d’une femme astucieuse » (p. 159), manque la finesse de la pièce. Son intérêt n’est pas de montrer un faux héros dégradé par l’amour, mais un conquérant vertueux à qui se dérobe la possibilité d’un acte héroïque qui l’atteste détenteur légitime du pouvoir aux yeux de tous ; toute sa vertu le laisse ravalé au rang méprisable de bénéficiaire d’un crime.
Ces erreurs, ces audaces interprétatives semblent découler d’une volonté exagérée de rompre avec une tradition critique présentée de manière un peu caricaturale (p. 87-88), selon laquelle Corneille figurerait un héroïsme parfait dans les quatre tragédies Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, puis les « essoufflements » de celui-ci dans les pièces suivantes, jugées moins intéressantes. Si une telle tendance a existé, force est de constater que le paradigme de l’évolution n’est pas la seule manière de concevoir la figuration de l’héroïsme dans les tragédies de cet auteur. Celle de l’expérimentation de configurations dramatiques toujours nouvelles, constituant autant de situations dans lesquelles l’héroïsation est ou non possible ou actualisée, n’est pas assez envisagée par François Lasserre, qui tend à rejeter trop massivement la lecture héroïque des pièces. Le lecteur devrait garder à l’esprit ce désir fondamental de rupture du critique, pour évaluer ses analyses avec pertinence.
Yasmine Loraud
Rachel Lauthelier-Mourier, Le Voyage de Perse à l’âge classique. Lieux rhétoriques et géographiques. Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviie siècle », 2020. Un vol. de 427 p.
Si les récits de voyage en Orient dominent la production de la littérature viatique à partir des années 1660, il en fut publié, sur l’Inde, au moins deux fois plus que dans tout le reste du siècle, et dix fois plus sur la Perse, expliquait déjà Pierre Martino dans son étude fondatrice de 1906. La Perse était jusque dans la deuxième moitié du xviie siècle moins connue que l’Empire ottoman, géographiquement plus proche de l’Europe, et l’engouement pour celle-ci est sensible dans plusieurs aspects de la vie contemporaine, avec le roman de Madeleine de Scudéry, Le Grand 455Cyrus, paru entre 1649 et 1653, ou encore avec le Grand Carrousel des Tuileries de juin 1662, au cours duquel le frère de Louis XIV porta les couleurs persanes. Cependant, à l’exception des travaux de Chaybany (1967) et de Bonnerot (1984), aucune étude n’avait véritablement été publiée à ce jour sur le récit de voyage en Perse au xviie siècle. À l’instar de Frank Lestringant pour le voyage en Amérique, de Sophie Linon-Chipon pour le voyage en Inde, ou encore de Frédéric Tinguely pour le voyage au Levant, Rachel Lauthelier-Mourier enrichit les études sur la littérature viatique avec cet ouvrage consacré au voyage en Perse, qui correspond à une version augmentée et complétée du manuscrit de sa thèse soutenue à l’Université Paris IV en 2002. L’ambition de la chercheuse est de mettre au jour les spécificités de la poétique du récit de voyage en Perse, qui est un voyage terrestre doté de ses thématiques propres, à partir d’un corpus composé des récits de voyageurs de différentes conditions (comme le marchand Jean-Baptiste Tavernier, le médecin libertin François Bernier, le protestant Jean Chardin, le botaniste Joseph Pitton de Tournefort, ou encore Jean Thévenot) et de nombreux documents géographiques (cartes, atlas, cosmographies, etc.).
La première partie de cette étude est consacrée à l’évolution des savoirs géographiques sur la Perse, au sein desquels est observée une tension entre le savoir livresque antique hérité de Strabon, Pline, Ptolémée, Hippocrate et Hérodote, et l’expérience des voyageurs modernes. En dépit de la multiplication des voyages, le discours de ces auteurs antiques continue à faire autorité, comme en témoignent les cartes de Pierre Duval et Nicolas Sanson, qui dominent l’édition cartographique française au xviie siècle et qui ne font que très peu état des dernières découvertes : les rivages de la mer Caspienne sont encore peuplés d’Amazones. Les œuvres géographiques de la Renaissance (Münster, Ortelius, Mercator, Guillaume Le Testu) continuent également à être en usage au xviie siècle, alors que l’Observatoire de Paris est créé en juin 1667 pour tenter de doter la cartographie d’une méthode nouvelle.
La deuxième partie du livre égrène les lieux de la mémoire antique, auxquels s’ajoutent les lieux issus de la littérature biblique pour former un double prisme influençant l’appréhension que les voyageurs font du territoire persan : « l’Orient est la scène de tous les faits historiques de la Bible » déclare Chardin dans la préface de son récit. Ainsi, les voyageurs décrivent le mont Ararat, sur lequel se serait posée l’arche de Noé, ou encore le mont de Prométhée ou les Amazones. Les lieux historiques intéressent également les voyageurs, qui évoquent les expéditions d’Alexandre le Grand, vénéré à cette époque par Louis XIV.
Dans un troisième temps, Rachel Lauthelier-Mourier étudie les « cadres » des récits de voyage, à commencer par les discours préfaciels et les stratégies de légitimation du récit qu’ils déploient, comme la revendication du principe d’autopsie hérité d’Hérodote ou l’utilisation d’un style « nu ». L’expérience est également valorisée, dans un contexte épistémologique que modifient les découvertes géographiques, les conflits religieux et l’étiolement de l’édifice des savoirs aristotéliciens : sont étudiés en quelques pages les « arts de voyager », sur lesquels s’étaient penchés Normand Doiron (L’Art de voyager, 1995) et plus récemment Juliette Morice (Le Monde ou la bibliothèque, 2016), manuels qui révèlent le besoin qu’ont les voyageurs de se doter d’une méthode et de justifier le désir d’un voyage sécularisé.
Rachel Lauthelier-Mourier s’intéresse ensuite aux sources utilisées par les voyageurs ainsi qu’à l’évolution de la pratique citationnelle depuis le xvie siècle. Les passages cités sont de plus en plus insérés au récit au xviie siècle, « de telle 456sorte que l’on ne sait plus très bien, des plus anciens textes, lequel est source de l’emprunt » (p. 186), ce qui donne lieu à des situations que nous qualifierions aujourd’hui de plagiat. Outre l’usage des sources, le contexte culturel contemporain favorable au développement de l’orientalisme constitue un autre « cadre » déterminant pour saisir le développement du récit de voyage en Perse. En effet, l’orientalisme institutionnel voit le jour au siècle de Louis XIV, notamment avec une politique d’acquisition des manuscrits orientaux et une incitation à l’apprentissage des langues orientales. Ce climat orientaliste encourage aux voyages et à la publication de récits qui viennent nourrir les volumes des compilateurs tels que Thévenot (1663) ou, au siècle suivant, Prévost (1749), dans la lignée de Ramusio (1550), Haklyut (1589) et Purchas (1613).
L’auteur consacre enfin la quatrième et dernière partie de son ouvrage à l’« autorité du récit », ces textes (qui intéressent vivement le Journal des sçavans) participant à l’établissement d’une vérité en corrigeant les erreurs des textes anciens et en luttant contre les superstitions. L’ambition scientifique du récit de voyage correspond également à un besoin d’inventorier et de classer, que traduit la création en 1635 du Jardin royal des plantes, dans lequel sont cultivées des plantes étrangères. Cet état transitoire de l’esprit scientifique héritant de « l’approche compilatrice […] du siècle précédent », et initiant une « observation rationnelle » (p. 240) donne lieu au Dictionnaire universel contenant généralement tout ce qui regarde la connoissance des Peuples de l’Orient (1697) d’Herbelot de Molainville. De surcroît, dans un souci de partage des connaissances, les voyageurs insèrent dans leur récit des gravures, comme des vues d’entrées de villes, « qui se sont peu à peu imposées comme des illustrations incontournables du genre viatique » (p. 268). Les récits proposent en outre une « cartographie des mœurs » (p. 323) en classant non plus seulement les espèces animales et végétales, mais les peuples, expliquant les différences des nations par un déterminisme climatique, conformément à la tradition hippocratique reprise à la Renaissance par Bodin. Bernier, à la fin du xviie siècle, établit un classement des différents peuples, la « Nouvelle division de la terre, par les différentes espèces ou races d’homme qui l’habitent », classification parue dans le Journal des sçavans en 1684.
L’auteur clôt son parcours en relativisant la dimension scientifique du récit de voyage, qui est avant tout au xviie siècle une œuvre littéraire établissant un réseau de thèmes, héritant des topoï de la rhétorique quintilianienne (le locus urbanus, le locus amoenus, etc.) et forgeant ses motifs propres, comme celui du jardin persan. Est aussi soulignée la difficulté que rencontrent les voyageurs à rendre compte de l’altérité, « façonnés [qu’ils sont] par l’imaginaire occidental » et tributaires d’une « imprégnation idéologique » (p. 334). La représentation des Musulmans est largement influencée par des stéréotypes nationaux, cristallisés depuis plusieurs siècles, qui stigmatisent leur déraison à l’endroit de la liturgie religieuse (l’exemple du culte rendu au prophète Hossein est développé) ou encore leur cruauté en matière politique, ce qui inspirera la philosophie politique de Montesquieu. Toutefois les Persans, par leur raffinement et leur politesse, sont aussi parfois envisagés comme le reflet en miroir des Français, par exemple dans l’article « politesse » du dictionnaire de Furetière.
Nous pouvons donc saluer cette précieuse contribution à l’édifice de la recherche sur la littérature de voyage, qui propose une étude complète et documentée sur le genre du récit de voyage en Perse au xviie siècle. Le volume comporte une 457importante bibliographie finale, dont le principe de classement très détaillé est fortement utile au lecteur. Même si la question des références antiques mobilisées par les voyageurs et celles des stratégies de légitimation des récits peuvent sembler donner lieu à des pages moins novatrices, la dernière partie du volume propose un apport majeur à la recherche sur les récits de voyage à l’époque classique.
Mathilde Mougin
Louis de Boissy, Théâtre. Tome I. Édition de Ioana Galleron. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2020. Un vol. de 912 p.
Cette édition du Théâtre de Louis de Boissy, qui s’annonce en quatre volumes, s’intègre au projet de la collection « Bibliothèque du théâtre français » des éditions Classiques Garnier, dirigée par Charles Mazouer, de donner des éditions nouvelles des grands auteurs mais aussi de faire redécouvrir des auteurs oubliés ou négligés par la critique, tels, au xviiie siècle, Destouches, Nivelle de la Chaussée, Piron, et donc Boissy. Quelques aperçus de la fortune dramatique de l’auteur, des traductions de ses pièces, permettent à Ioana Galleron de considérer Boissy comme « l’un des plus importants auteurs de comédies de l’époque des Lumières », tout en constatant le peu d’intérêt que la critique lui a porté (la thèse de Charles Zeek, 1914, est régulièrement citée, mais il aurait été utile de faire un état des lieux plus complet et systématique des analyses existantes sur Boissy, que l’on trouve dans la bibliographie). L’éditrice s’interroge d’emblée sur la qualité dramatique de cet ensemble imposant de pièces (une quarantaine annoncée), dans la mesure où Boissy n’est pas essentiellement un dramaturge, mais « un avocat, un orateur et un philosophe dans l’âme », surtout connu comme satiriste et comme journaliste. Retraçant d’une plume alerte la carrière de Boissy, qui fut académicien et directeur du Mercure de France, Ioana Galleron montre que le théâtre n’est pas la vocation première de l’auteur, malgré le succès de certaines de ses pièces, notamment Les Dehors trompeurs, ou l’intérêt d’une comédie comme La Folie du jour, témoignage de l’engouement pour le théâtre de société. Ioana Galleron caractérise de façon synthétique la manière de Boissy, dont le théâtre répond à des enjeux moralistes ou philosophiques, porté à l’échange d’idées plutôt qu’à des innovations dramaturgiques. À l’issue de cette introduction très honnête quant aux faiblesses de l’auteur et à ses insuccès, on peut être un peu sceptique sur l’intérêt que présente un théâtre quasi complet de Boissy, qui n’a eu ni les succès de Destouches ni le génie de Piron avec sa Métromanie, et l’on se demande si une anthologie des meilleures pièces, accompagnée d’un panorama de l’ensemble de la production de Boissy, intégrée dans celle de son temps, n’aurait pas été, au fond, suffisante, et aurait évité un travail écrasant à la seule éditrice de l’ensemble.
Les dix pièces qui forment ce volume font plutôt changer d’avis et brossent finalement un tableau complet et varié du théâtre de la décennie 1721-1731, Boissy ayant fourni des pièces à la Comédie-Française, à la Comédie-Italienne et à la Foire. Les textes des pièces s’appuient sur les dernières éditions revues par l’auteur ou sur le manuscrit dans le cas de Melpomène vengée que Boissy n’a pas publiée, et sont accompagnés d’introductions riches et suggestives. On voit Boissy s’essayer tour à tour à la petite comédie d’intrigue traitant du « préjugé à la mode » contre le mariage (L’Amant de sa femme ou la rivale d’elle-même), à la grande comédie de caractère (L’Impatient, l’Impertinent), et même à la tragédie mais sans succès 458(Admète et Alceste), l’éditrice tente toutefois de réhabiliter le contenu philosophique de cette pièce. Les meilleures réussites données au Français sont les petites pièces en un acte, Le Babillard (1725), pièce très amusante qui exploite un sujet spécifiquement théâtral, et Le Français à Londres (1727), qui sera joué jusqu’à la fin du xviiie siècle et se moque des stéréotypes nationaux ainsi que des petits-maîtres. L’échec de L’Impertinent, et l’accusation de plagiat de Destouches concernant sa comédie des Philosophes amoureux (dont le titre initial était Le Philosophe garçon : l’introduction est un peu confuse sur ce point) poussent Boissy à quitter le Théâtre-Français, à donner ses pièces suivantes aux Italiens et, du coup, à changer aussi de manière : la parodie de 1729, Melpomène vengée ou les trois spectacles réduits à un et les amours des déesses à rien, avec un divertissement en musique de Mouret, met en scène de façon amusante la rivalité des théâtres et joue des multiples intertextes de référence, Le Triomphe de l’intérêt, petite comédie faisant la satire des financiers (et aussi largement parodique, ce que les notes n’indiquent pas assez) remporte un bon succès chez les Italiens (1730), de même que Le je ne sais quoi (1731), pièce allégorique reprenant ce vieux débat sur les qualités occultes dans un contexte moderne. Enfin, La France galante,comédie en trois actes en prose inspirée de L’Italie galante de La Motte mais aussi de trois contes de la Fontaine, est un opéra-comique donné à la Foire (mais laquelle et quand ?) qui joue, cette fois-ci, sur la géographie française : Paris (acte I) et les provinces, Montpellier (acte II) et Strasbourg (acte III). Toutes ces pièces sont marquées par une tendance métathéâtrale qui a fait l’objet du travail récent de Jeanne-Marie Hostiou (Les Miroirs de Thalie. Le théâtre sur le théâtre et la Comédie-Française [1680-1762], Paris, Classiques Garnier, 2019)
Ce volume permet de découvrir le théâtre de Boissy, trop méconnu hormis une ou deux petites pièces qui figureront dans les volumes suivants : il aurait été utile de ce point de vue de présenter une chronologie de Boissy et/ou un tableau d’ensemble de l’édition avec les dates des œuvres et le contenu des volumes à venir. Il est en effet primordial de le resituer précisément dans l’histoire du théâtre et eu égard à ses contemporains, comme Marivaux, un peu sous-estimé dans l’apparat critique car les échos de son œuvre sont nombreux chez Boissy. Sur des points très particuliers, comme l’occitan de l’acte II de La France galante, ou les formes musicales et parodiques, si le recours aux ouvrages et aux sites est fait, une collaboration avec les spécialistes des domaines concernés aurait été bienvenue. En facilitant l’accès à des textes peu disponibles (une dizaine de pièces est malgré tout en ligne), en présentant un texte correctement établi, cette édition pourra accompagner des études, soit sur l’auteur, soit plus généralement sur le théâtre du xviiie siècle, et susciter peut-être une redécouverte scénique des petites pièces, qui sont aussi les meilleures et restent un tableau vivant de la société du temps.
Catherine Ramond
Frédéric Marty, Louise Dupin. Défendre l’égalité des sexes en 1750. Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2021. Un vol. de 338 p.
Cette étude de Frédéric Marty semble pour la première fois faire sortir de l’ombre, comme il le dit, après plus de deux cent cinquante ans, Mme Dupin, connue parmi les dix-huitiémistes, notamment les rousseauistes, mais oubliée par la postérité. Grâce aux Confessions de Jean-Jacques Rousseau nous savions 459qui était Mme Dupin, qu’elle projetait de publier un livre et comment elle faisait travailler son secrétaire Rousseau à son service. L’expérience de ce dernier chez M. et Mme Dupin, pendant plus de six ans, se résume par la fameuse formule : l’autodidacte Rousseau avait complété grâce à cet emploi « son magasin d’idées », avant de voler de ses propres ailes. Attaché à la famille Dupin et touché par la constante bonté et la bienfaisance de Mme Dupin, l’auteur de l’Émile et du Contrat social est resté jusqu’à la fin de sa vie fidèle et reconnaissant envers son ancienne patronne. Cependant, nous ne saurions pas évaluer la teneur de tous les travaux de Mme Dupin à sa juste valeur, sans connaître concrètement le contenu de ces manuscrits (Papiers Dupin). Après la dispersion par les ventes aux enchères des héritiers, des études partielles sur les Papiers Dupin ont été publiées, qui annonçaient déjà, notamment dans les années 1970-1980, l’importance de ces écrits. À cause de la dispersion des manuscrits dans les quatre continents, la tâche était immense et particulièrement compliquée. Frédéric Marty présente enfin ici d’une manière claire et méthodique une vue d’ensemble du contenu de ces Papiers Dupin, permettant ainsi de découvrir la pensée de Mme Dupin.
Le projet de publication d’un livre intitulé Ouvrage sur les femmes de Mme Dupin avait pour but de défendre les droits des femmes. Par des recherches érudites préliminaires, auxquelles Rousseau a largement contribué, et l’enrichissement et la construction progressive d’une réflexion, elle a dessiné et précisé sa pensée des institutions politiques. Premièrement, Frédéric Marty montre le réseau relationnel de Mme Dupin. Elle avait des relations très aristocratiques. Bénéficiant de l’héritage relationnel de Samuel Bernard, elle avait des liens multiples avec la famille royale et la haute noblesse, aristocratie et magistrature, qui constituaient quasiment toute la clientèle de son père. Quant à son réseau intellectuel, dans son salon, « un réseau prestigieux et durable », Mme Dupin était « aux premières loges de la pensée des Lumières ». Fontenelle, Voltaire et Montesquieu furent des proches de M. et Mme Dupin. Voltaire, connaissant la souffrance de Mme du Châtelet due aux préjugés masculins, comprenait la préoccupation de Mme Dupin soucieuse de défendre les femmes. L’abbé de Saint-Pierre était son mentor pour la réflexion politique. Avec Fontenelle, il a reconnu les dons de Mme Dupin et l’a encouragée. C’est lui qui a indiqué les pistes à suivre à sa fidèle disciple.
Dans la deuxième partie, Frédéric Marty analyse le contenu et les sources de l’Ouvrage sur les femmes. Le processus historique est défavorable aux femmes, comme il l’est aux hommes chez Rousseau plus tard. Les institutions sont à cette époque entre des mains exclusivement masculines. Ouvrir ces institutions aux femmes serait donc un moyen de commencer à rétablir l’égalité naturelle. Les quarante-sept articles qui constituent l’Ouvrage sur les femmes se ramènent à quatre domaines du savoir : physique, historique, juridique et moral. On ne saurait trouver, ni médicalement ni scientifiquement, aucun fondement à l’inégalité sexuelle. L’inégalité des sexes est assez récente. Les législations passées montrent que la femme bénéficiait autrefois de droits qu’elle a perdus depuis. Il est temps de proposer des réformes législatives. L’asservissement des femmes est une question de mœurs et de mentalités. Il est nécessaire de donner aux femmes la même instruction que les hommes. Trois auteurs ont influencé et inspiré Mme Dupin : François Poullain de la Barre, Marie de Gournay et Mme de Lambert. Frédéric Marty reconstitue le cheminement de la pensée de Mme Dupin qui est partie du féminisme précieux de Mme de Lambert. Elle est allée ensuite vers le féminisme 460cartésien de Poullain de la Barre, en le corrigeant par celui « strictement égalitaire » de Marie de Gournay. Pour Mme Dupin, défendre la cause des femmes est un combat intellectuel, un combat d’idées dans les salons et dans les livres. Son propre statut social, être la femme d’un fermier général, ne lui permettait pas d’avoir une vision politique de l’égalité sociale aussi radicale que Poullain de la Barre. Elle s’inscrit dans un féminisme sans concession par rapport à celui de Marivaux, en prenant des positions plus radicales en termes philosophiques et religieux que celles de Mme de Lambert, car elle défendait une égalité intégrale entre les hommes et les femmes comme Marie de Gournay. La fréquentation des « grands esprits de son temps », de Buffon, Réaumur et Montesquieu, a permis à Mme Dupin de tenir compte de l’évolution de la science de l’époque. Partant des divers courants du féminisme de ses prédécesseurs et inspirateurs, Mme Dupin a développé ses propres conceptions laïques pour la défense de l’égalité des sexes visant la conquête sociale, politique, professionnelle et culturelle par les femmes.
Dans la troisième et dernière partie, Frédéric Marty étudie comment la pensée politique de Mme Dupin a été définie. Dans la réfutation de L’Esprit des Lois deMontesquieu, aux côtés de son mari et de ses collaborateurs, elle s’est occupée des matières relatives aux institutions politiques et à la condition féminine. Rousseau était également employé dans cette entreprise. Quoiqu’elle reçût quelques avis favorables, la réfutation des Dupin fut un échec. Cependant, c’était une occasion pour Mme Dupin d’élaborer sa pensée juridique, politique et morale. Pour elle, L’Esprit des Lois est rempli « d’épigrammes contre les femmes » et de préjugés misogynes. Fidèle à sa conception d’une monarchie forte, elle propose pour la cause des femmes une transformation de la monarchie par des réformes juridiques et sociales profondes visant à l’égalité des sexes, dans la ligne d’une réforme de la monarchie voulue par l’abbé de Saint-Pierre.
Le départ du secrétaire Rousseau au début de 1751 a mis fin au projet de la publication de l’Ouvrage sur les femmes. Mme Dupin n’a pas pu mener son projet à terme, puisqu’avant tout elle ne pouvait pas risquer son statut social en tant que femme. Mais ses manuscrits, fruit de tant d’efforts et de réflexions passés à la postérité, ont une importance notoire pour notre histoire des idées. D’une part, l’influence du travail de secrétariat sur l’œuvre de Rousseau, comme Frédéric Marty l’envisage, est un sujet percutant que nous ne pouvions pas traiter jusqu’à maintenant faute d’avoir les Papiers Dupin sous les yeux. De l’autre, il est encore plus intéressant de constater que ces papiers ont été préparés et écrits bien avant Olympe de Gouges. Nous ne pouvons que regretter que Mme Dupin n’ait pas publié son livre. À présent que nous avons une vue d’ensemble de ce projet de publication non abouti, nous avons hâte de lire nous-même ces quarante-sept articles de l’Ouvrage sur les femmes.
Harumi Yamazaki-Jamin
Claude-Adrien Helvétius, Œuvres complètes. Sous la direction de Gerhardt Stenger. Tome I. De l’esprit. Texte édité, présenté et annoté par Jonas Steffen, Paris, Honoré Champion, « L’âge des Lumières », 2021. Un vol. de 597 p.
Ce volume daté de 2021 n’est que la réédition brochée de l’ouvrage paru relié en 2016 dans la même collection. Ce tome I des Œuvres complètes d’Helvétius, 461consacré à l’œuvre par laquelle le scandale est arrivé, avait été précédé en 2011 par l’édition critique de l’ouvrage posthume De l’Homme (tome II) et suivi en 2020 par le tome III rassemblant les poésies, les notes et la correspondance d’Helvétius. L’ensemble de l’entreprise est placé sous la direction de Gerhardt Stenger, qui, dans un rapide « Avant-propos » (p. 7-13) rappelle la nécessité d’une édition fiable des œuvres d’Helvétius connues souvent, y compris par les spécialistes, dans des versions peu satisfaisantes, faute du souci philologique nécessaire. C’est donc une lacune que comble cette édition de référence, mettant enfin à disposition des curieux autant que des chercheurs une œuvre révélatrice des enjeux de son époque. Disposer d’une édition critique se révélait d’autant plus important pour aborder avec assurance une des œuvres les plus commentées des Lumières, mais paradoxalement peut-être pas la plus lue. Ce n’est guère que par sa réputation de scandale qu’on connaît encore De l’Esprit, désigné comme un symbole, si ce n’est un bouc-émissaire, du parti « philosophique », au moment où, parallèlement, l’Encyclopédie essuie les attaques les plus violentes. En 1758, Helvétius, influencé par Duclos et Le Roy, soutiens de l’Encyclopédie, a poussé le système de la censure préalable dans ses retranchements en réussissant à faire publier son ouvrage avec « approbation et privilège ». Cela lui vaudra une campagne tous azimuts des institutions contre son ouvrage (Parlement de Paris et Sorbonne en tête) et lui imposera des rétractations humiliantes en cascade : toute cette histoire, bien connue, est rapidement résumée dans l’« Introduction » (p. 15-29) avec précision et efficacité. On en retient la nécessité, pour être au plus près des intentions de l’auteur, d’établir le texte de référence sur la première émission de la première édition, effectuée avant la seconde censure précipitée par Malesherbes, qui imposera les cartons dont seront tributaires la vingtaine d’éditions qui se succèderont jusqu’à la Révolution.
Cette édition impeccable offre les variantes des éditions pertinentes et permet d’apprécier le jeu de la censure. Elle permet aussi, par un système d’annotation concis et précis, de rendre compte des nombreuses influences (dont celle de Duclos), parfois de seconde main (avec les compilations de littérature viatique notamment), qui se sont exercées sur cette œuvre aimant multiplier les citations et les anecdotes. L’éditeur élucide de nombreuses références, mais sait aussi reconnaître, avec modestie, les allusions qui lui ont résisté. On découvre à la lecture une démarche déconcertante, faite de digressions et de sens polémique feutré, dénonçant le despotisme, nécessairement « oriental », et faisant l’éloge des libertés britanniques ou antiques. Au fil des quatre « Discours » qui structurent le développement du livre, se déploie certes une critique des entraves et obstacles à la fabrique sociale des hommes de génie, avec la dénonciation attendue des préjugés politiques et religieux, mais se fait jour aussi une thèse on ne peut plus audacieuse sur l’éducation : si son importance est si grande, c’est que l’inégalité supposée des facultés intellectuelles entre individus importe moins, pour Helvétius, que le bénéfice général d’une économie collective des facultés rationnelles laissées à leur libre exercice. En somme, Helvétius fait de son livre, paradoxalement, à la fois la tribune d’une conception égalitaire de l’intelligence et la défense des âmes passionnées. Cette tension entre individualisme passionnel et égalitarisme rationnel a pu déconcerter, comme a déconcerté ce ton volontiers provocateur qui abuse des exemples et des comparaisons érotiques. On prend la mesure des réactions qu’a pu susciter la lecture du livre en se reportant aux annotations portées sur leurs exemplaires par Diderot, Voltaire et Rousseau. C’est l’apport peut-être le plus original et le plus 462pertinent de cette édition que d’intégrer dans l’apparat critique les annotations marginales de ces trois témoins clés. Cela fait du livre De l’Esprit le révélateur des tensions qui se font jour au sein même des « philosophes », par les réticences très nettes que l’on surprend chez les trois auteurs, tantôt sur la logique tantôt sur le ton adopté par Helvétius. Il est rare de pouvoir bénéficier des traces de lecture de trois des plus grands penseurs des Lumières : rien qu’à ce titre, cette œuvre et cette édition s’imposent comme un passage obligé de l’examen des Lumières militantes. On ne regrettera qu’une chose, c’est que l’éditeur ne signale pas, p. 67, dans la fameuse digression sur le luxe, à côté de la réaction de Diderot, l’autre réaction, celle de Voltaire, qui se traduira pas l’ajout de l’épisode du « nègre de Surinam » dans Candide.
Alain Sandrier
Sylvain Menant, Voltaire et son lecteur : essai sur la séduction littéraire. Genève, Droz, « Bibliothèque des Lumières », 2021. Un vol. de 268 p.
Le paradoxe au cœur de cette étude est exposé dès le début : « Voltaire a réussi à être l’écrivain le plus lu de son siècle, et l’auteur favori des milieux conservateurs, de l’aristocratie et des cours européennes, tout en étant l’un des auteurs les plus contestataires de son temps » (p. 7). Le monarchiste Voltaire a été le premier auteur panthéonisé, et la Révolution a nécessairement faussé l’image que nous gardons de lui, changement d’optique qui continue à peser sur nos lectures, avec des conséquences parfois fâcheuses. La propagande philosophique occupe une place de choix dans ses écrits : « Presque toute l’œuvre de Voltaire est marquée par un esprit de combat et un tempérament polémique » (p. 20). Et pourtant, le philosophe arrive à séduire un public de plus en plus important, et connaît des ventes tout à fait hors du commun. Il faut être un chercheur qui a longuement fréquenté Voltaire pour pouvoir éclairer ce paradoxe.
Le choix des grands genres et l’alliance de la poésie et de la philosophie assurent à Voltaire un statut unique dans la République des lettres, et dans un premier temps il semble avoir visé pour lectorat une élite sociale, celle des cours et des cercles influents. Élève des jésuites, il maîtrise parfaitement les codes de la rhétorique classique, donc l’art de plaire à ses lecteurs et lectrices cultivés : le phénomène est particulièrement mis en évidence dans la correspondance. Sylvain Menant part à la recherche du « lecteur caché dans le texte » (p. 17), et cette étude, qui prolonge en partie l’enquête d’un livre antérieur, L’Esthétique de Voltaire (1995), est particulièrement engageante par ses analyses rhétoriques. De beaux chapitres, par exemple sur la conversation ou sur l’allégorie, sur lesquelles on aurait pu penser que tout avait été dit, enrichissent considérablement notre lecture de Voltaire et expliquent en profondeur les mécanismes de son art de plaire. Tout commence avec un certain ton de voix, car il sait nous flatter en causant avec nous. « Que de choses à dire sur tout cela ! » s’exclame le narrateur dans l’article « Prêtre » du Dictionnaire philosophique : « Lecteur, c’est à vous de les dire vous-même. »
L’Essai sur les mœurs – qui s’adresse au moins dans un premier temps à une destinataire spécifique, la marquise du Châtelet – attire un lectorat inespéré pour une œuvre historique, et des pages remarquables sont consacrées ici à l’analyse des effets de style de l’Essai. Voltaire sait moduler sa voix selon les circonstances et selon les sujets, toujours en s’adaptant à différents types de lecteurs. Pour le 463Siècle de Louis XIV, qui du point de vue générique ne ressemble pas à l’Essai, l’auteur rompt avec le genre « sacré » de l’histoire, et invente un genre composite, forme inattendue pour l’histoire, mais qui aide peut-être à gagner un public qui n’avait pas l’habitude de lire de l’histoire. La Beaumelle, qu’on ne soupçonne guère de vouloir se montrer trop gentil envers Voltaire, ne manque pas de perspicacité lorsqu’il compare le narrateur du Siècle à « un homme qui narre sous la cheminée » (cité p. 113).
Pour les lecteurs qui sont susceptibles d’être convaincus, Voltaire présente un plaidoyer habile en faveur de la modération, par exemple dans le Siècle de Louis XIV : « L’esprit philosophique qui gagne de jour en jour semble assurer la tranquillité publique » (cité p. 23) ; il avait développé la même idée à la fin de la lettre 13 des Lettres philosophiques : « D’ailleurs il ne faut jamais craindre qu’aucun sentiment philosophique puisse nuire à la religion d’un pays ». Cet art de plaire, aussi « séduisant » qu’il soit, n’explique quand même pas tout. Voltaire cultive les genres classiques les plus nobles, comme le poème épique avec La Henriade, mais en même temps il en sape les conventions, par exemple dans sa façon de concevoir les personnages allégoriques. Voltaire aime bien frôler le danger et son goût du risque attire aussi un certain lectorat. Après la publication des Lettres philosophiques, Voltaire échappe de justesse à la prison, et une partie de ses lecteurs a sans doute admiré une évidente provocation dans son écriture, éprouvant le frisson produit par une écriture qui suggère plus qu’elle ne dit. Sylvain Menant décrit avec perspicacité le « jeu de l’auteur avec son lecteur, fondé sur une recherche de complicité » (p. 170) et qui s’étend jusqu’à « une véritable poétique voltairienne de la conciliation » (p. 20).
Dans les années 1760, notamment à la suite de l’affaire Calas, les œuvres de Voltaire deviennent plus osées, plus militantes, sans qu’il ne perde de lecteurs, bien au contraire. Sylvain Menant remarque que Voltaire évite de publier des « traités », genre trop pesant pour un public mondain : le Traité sur la tolérance n’est pas un traité mais « un texte qui se présente de façon presque agressive sous une forme fragmentée » (p. 138). Voltaire a beau avoir, dans les Conseils à un journaliste, qualifié le mélange de genres et de styles comme « l’un des grands défauts du siècle », il pratique lui-même une esthétique de la diversité, par exemple dans le Dictionnaire philosophique, où il cherche à faire passer un message de tolérance qui appartient à tous les temps et à tous les pays, et qui dépasse une simple critique du catholicisme. « En profondeur, écrit Sylvain Menant, c’est le message que Voltaire entend faire accepter par des lecteurs dont bien peu partagent ses convictions philosophiques » (p. 141).
L’écrivain valétudinaire cherche à conserver la faveur du public en s’adaptant à l’évolution des goûts, par exemple pour le genre romanesque ou le conte oriental. Et si la vogue de l’opéra-comique l’exaspère, il n’est tout de même pas mécontent d’apprendre qu’il est question de mettre La Bégueule sur scène… Voltaire s’amuse à déguiser ses intentions en cultivant un style suranné, comme dans le conte Pot-pourri, qui traite de l’histoire de Jésus-Christ sur le ton d’un auteur de la foire. Comme le fait remarquer Sylvain Menant, « l’adoption du style burlesque libère l’imagination et la verve de Voltaire » (p. 169) ; et en même temps ce style démodé et faussement anodin permet des libertés qui autrement auraient été difficilement admises. Voltaire avait toujours su montrer plusieurs visages, comme dans Candide, qui, écrit ici Sylvain Menant, « appartient à un Voltaire-off, pourrait-on dire, un 464autre Voltaire qui gambade dans l’ombre du grand écrivain » (p. 119). On peut aussi se demander si Voltaire n’est pas nécessairement à la recherche de nouveaux lectorats à partir du moment où sa nouvelle célébrité le contraint à suivre et à cultiver l’opinion publique. En comparant, par exemple, le Dictionnaire philosophique et les Questions sur l’Encyclopédie, deux œuvres alphabétiques qui se recoupent, si ce n’est que les Questions couvrent une gamme de sujets beaucoup plus vaste, nous pourrions peut-être inférer que Voltaire cherche activement, au début des années 1770, à conquérir un lectorat encore plus large.
Nietzsche n’a pas tort de voir en Voltaire l’apogée du « goût de cour » (cité p. 249), car cela reste une part essentielle de sa posture auctoriale, même si, en réalité, il avait réussi progressivement à se tailler de nouveaux lectorats de plus en plus importants. Cette étude, qui couronne les recherches antérieures de Sylvain Menant, marque un tournant important dans les études voltairiennes. Nous avons longtemps insisté sur les aspects polémiques de Voltaire, aux dépens parfois des questions esthétiques et rhétoriques qui les sous-tendent. Ou pire, nous avons parfois traité de l’esthétique sans trop nous préoccuper de ses liens avec le contenu des textes. En insistant sur un Voltaire toujours à l’écoute de son temps, de ses modes, de ses goûts, Sylvain Menant décrit dans cette étude pénétrante un auteur qui possédait une maîtrise absolue des codes rhétoriques et des codes sociaux de son temps. Autrement dit, Sylvain Menant nous rend le Voltaire de l’Ancien Régime.
Nicholas Cronk
Jean-Claude Bourdin, Le Philosophe et le Contre-Philosophe. Études sur Le Neveu de Rameau. Paris, Hermann, « La République des Lettres », 2021. Un vol. de 302 p.
Le Neveu de Rameau suscite plus de questions qu’il n’autorise d’affirmations. Jean-Claude Bourdin en est conscient, qui reconnaît qu’à la fin du dialogue, « on ne comprend pas ce que Diderot a voulu dire » (p. 11). Il mobilise donc sa culture philosophique et sa connaissance du matérialisme du xviiie siècle, sa pratique de l’Encyclopédie et sa familiarité avec la critique diderotienne récente pour relire l’œuvre, en écartant deux obstacles : l’investissement moral et intellectuel sur l’un des deux interlocuteurs avec la volonté de le voir triompher, la confusion de Moi et de Diderot. On découvre alors que les bases du matérialisme de l’auteur se trouvent dans la bouche du Neveu mais que ce dernier disjoint la lucidité de sa critique de la société de toute perspective réformatrice. Six étapes ponctuent l’analyse. Tandis que Moi se met à distance du monde pour mieux le comprendre, Lui décrit le monde sans vouloir ni pouvoir s’en abstraire. Moi invente ce que Jean-Claude Bourdin propose de nommer une « naturodicée » sur le modèle des théodicées, à laquelle Lui oppose « une leçon de réalisme social » (p. 63) d’inspiration hobbesienne. Leur désaccord apparaît vite comme un différend qui interdit tout échange rationnel et le dialogue dégénère en conversation. On retrouve dans Le Neveu, c’est le deuxième moment, les procédés de dérision propres à la satire, mais celle-ci ne débouche sur la fondation d’aucune valeur nouvelle. Le seul accord possible est peut-être esthétique. La lucidité de Lui est de comprendre l’aliénation des relations sociales, mais il ne peut y échapper et se contente de se rêver autre, par exemple grand musicien reconnu comme tel, c’est le troisième temps. Rameau apparaît comme un « ventriloque matérialiste » (p. 125) et Jean-Claude Bourdin peut établir la liste de 46523 thèmes évoqués par le Neveu et repris à son compte par Diderot dans d’autres textes, de l’identification à Diogène à l’éloge du sublime dans le Mal. Moi tient un discours moral tandis que Lui manie l’humour et dénie à la philosophie toute prétention à accéder à l’universel (IV). Rameau n’est nullement l’un des anti-philosophes qui l’ont exclu de leur cercle, ce serait un contre-philosophe qui se sert de la philosophie contre elle-même et Le Neveu de Rameau n’est sans doute pas en tant que tel un texte philosophique : il a su résister aux efforts d’annexion et de réduction de Hegel dans La Phénoménologie de l’esprit aussi bien que de Foucault dans l’Histoirede la folie. Par sa seule existence, Rameau déconcerte l’optimisme des Lumières et s’empare de la philosophe matérialiste pour en tirer une règle de vie cynique. Dissemblable à lui-même, il n’est qu’une de ces molécules qui ne ressemblent jamais à elles-mêmes un seul instant, dans l’océan de matière dont rêve d’Alembert (V). Cette dissemblance à soi de Rameau comme celle du grand comédien selon le Paradoxe devient une arme théorique contre toute conception de l’âme, indivisible et simple. C’est aussi une mise en cause de l’assurance du Philosophe qui croit pouvoir échapper aux dépendances. Moi se découvre « aveugle aux conditions économiques et sociales » (p. 203) et Diderot a besoin de recourir au néologisme « individualité » comme s’il reconnaissait sa difficulté à penser autrement le sujet. « Sous la fiction du Neveu de Rameau, Diderot aurait vu avec inquiétude l’émergence d’une catégorie d’hommes qui ne correspondaient pas à l’anthropologie des Lumières » (p. 226). L’économie se pose en concurrente de la claire et généreuse raison de l’Encyclopédie (VI). Diderot confronte au Palais-Royal une image de lui-même, installé dans les convictions, à ce qu’il pressent être des forces de subversion difficilement réductibles. Une annexe sur Hegel lecteur du Neveu achève de faire de cet essai une interprétation de l’énigmatique dialogue, claire, neuve, particulièrement forte et suggestive.
Michel Delon
Christian Lacombe, Dictionnaire Sade. Paris, L’Harmattan, 2021. Un vol. de 644 p.
Voilà un étrange volume qui juxtapose les brouillons d’un dictionnaire, commencé par Jean-Jacques Pauvert il y a une trentaine d’années, et des articles commandés à des chercheurs actuels. Le manuscrit de Pauvert appartient au fonds du célèbre éditeur, acquis récemment par la BnF et classé par Christian Lacombe qui travaille au Département des manuscrits. Il a été reproduit tel quel sans ajout ni actualisation ni même correction d’incongruité orthographique (le personnage de Clairwil dans Juliette ayant un article au nom de « Clairwill »). Ce sont souvent de simples ébauches qui contrastent avec les articles rédigés récemment. L’article « Balzac » par exemple se réduit à une phrase : « Balzac, comme George Sand, comme beaucoup d’écrivains romantiques français, sera taxé de sadisme par la critique » (p. 98). Pas un mot de la fameuse formule dans La Fille aux yeux d’or, parlant de « l’immoralité des Liaisons dangereuses, et de je ne sais quel autre livre qui a un nom de femme de chambre ». Le contraste est violent avec les articles fouillés « Flaubert » et « Maupassant » sur plusieurs pages, signés Yvan Leclerc. Jean-Jacques Pauvert avait préparé des entrées jusqu’à la lettre F, puis ajouté quelques autres articles aux lettres O et Z. L’article consacré à la lettre Z dans l’onomastique des romans évoque les personnages vénitiens de Juliette et ajoute : « Exotisme, car Sade n’est jamais allé 466à Venise. » (p. 601). Pauvert a pu le croire, mais Maurice Lever apporte tous les documents qui prouvent le contraire ; j’ai exposé le manuscrit qui indique Il faut voir à Venise et Les croix sont à ce que nous vîmes (Sade, un athée en amour, 2014, p. 220, et Sade à Venise, 2017, p. 15-18). Christian Lacombe a raison de saluer la témérité du jeune Pauvert qui entreprend de publier à 21 ans un auteur alors interdit et accepte de subir les foudres de la censure, mais on ne peut épouser les jugements dépréciatifs sur ses concurrents, ni perpétuer des rancœurs à l’encontre de Gilbert Lely ou de Maurice Lever. La biographie de Sade par Pauvert n’est pas « encore à ce jour la plus complète et la plus riche en documents originaux et surtout la plus nuancée » (p. 431). Maurice Lever a révélé une masse considérable d’inédits dans les Papiers de famille (1995). Sa biographie est une somme incomparable. Dans le champ qui reste conflictuel des études sadiennes, cette fidélité à la mémoire de Pauvert aboutit à d’étranges partis-pris. Yvon Belaval mérite bien un article pour sa présentation de La Vanille et la Manille, et surtout pour l’édition en Folio de La Philosophie dans le boudoir, mais Jean Deprun, auteur d’articles décisifs sur les sources philosophiques de Sade et d’une préface non moins éclairante dans la Bibliothèque de la Pléiade, en méritait un. Michel Foucault est à sa place, mais pourquoi avoir privé de notice Roland Barthes, puis ses disciples Philippe Roger ou Chantal Thomas dont les noms apparaissent ici ou là ? Je suis heureux de voir un article « Jeanne Cariat », qui m’a fourni le texte du compte rendu de Justine par Henri Meister dans la Correspondance littéraire, et je suis touché d’avoir droit à une entrée généreuse, mais Maurice Lever devait être présent. Pour me limiter aux récents déchiffreurs de manuscrits, j’attendrais les noms de Béatrice Didier et Jean-Marie Goulemot, éditeurs des Infortunes en format de poche (1969 et 1970), de J.-Ch. Abramovici, remarquable éditeur du fac-simile du conte de 1787 (Zulma, 1998) puis des 50 lettres à sa femme (avec P. Graille, Flammarion, 2009) ou d’É. Le Grandic, éditeur des Crimes de l’amour (Zulma, 1998). L’admiration pour le courage de Pauvert doit s’accompagner d’une reconnaissance de ses successeurs.
Au brouillon de son dictionnaire sont accolés des articles récents sur la biographie de Sade, ses œuvres, ses personnages, sa pensée et ses motifs obsessionnels, sa réception. Le directeur de la publication a assuré une soixantaine d’entrées, et quarante collaborateurs se sont partagé les autres. Une liberté de ton et de méthode leur a été laissée, et la qualité varie d’une intervention à l’autre. On remarque des synthèses claires et des apports novateurs. Mladen Kozul signe des mises au point de qualité (« Architecture », « Dissertation », « Illusion », « Imagination »…), ainsi que Marie-Laure Delmas (« Gravure », « Illustration », « Portrait », « Tierce, Jean-Baptiste » …) qui fournit aussi un article inattendu sur Charles Quesnet, le fils de Constance. Catherine Ramond est précise sur les activités théâtrales du marquis (« Comédie-française », « Entracte », « Oxtiern », « Spectacle », « Théâtre », « Union des arts »). Dans le domaine des idées, Henry Martyn Lloyd offre un triptyque maîtrisé sur la morale, la politique et la philosophie ; Julie Mazaleigue-Labaste s’interroge sur des catégories telles que « Féminisme », « Précurseur » ou « Sadisme ». L’article « Précurseur » souligne la fonction du finalisme pour légitimer Sade au nom de ce qui viendra après lui. Georges-Henri Morin restitue un moment important de la découverte de l’écrivain avec les entrées « Maurice Heine », « Société du roman philosophique », créée pour financer l’édition de Sade, « Minotaure 15-16 », numéro de revue, prévu pour commémorer en 1940 le bicentenaire de la naissance de Donatien et resté à l’état de projet, « NAf 18 886 », et « Là-bas », tous deux tirés des archives de Maurice Heine à la BnF. Cet 467ensemble en archipel apporte beaucoup d’informations sur celui qui œuvra à une connaissance objective de Sade, entre Guillaume Apollinaire et Gilbert Lely. La réception est suivie dans plusieurs pays (Chine, Croatie, Japon, Québec, Suède, Tchécoslovaquie). Deux témoignages personnels et militants font entendre des voix de femmes arabes : « Hypocrisie » d’Abnousse Shalmani, venue d’Iran, dont on n’a pas oublié le jubilatoire Khomeiny, Sade et moi (2014), et « Lecture de Sade par une femme arabe » de la Libanaise Jaumana Haddad. On attendait des articles sur l’Espagne où Lydia Vazquez traduit magnifiquement Sade et réfléchit sur son cas en espagnol (Revue de la BnF, 2015), sur l’Allemagne où ont été révélées Les Cent Vingt Journées en 1904 et dont Hans-Ulrich Seifert a suivi la tradition sadienne (dans Sade, un athée en amour, 2014) ou sur les pays anglo-saxons où W. McMorran et T. Wynn viennent de traduire le rouleau des Cent Vingt Journées pour Penguin (2016). L’article « Films », signé Pauvert, est daté ; on trouve des compléments dans « Pasolini », « Topor », « X et le cinéma pornographique » et « Hurlements en faveur de Sade ». Outre ce dernier article, Guy Debord est bien représenté avec un autre article consistant (« Quelques pièces d’un puzzle aux limites incertaines » (Debord/Sade). La musique était moins attendue avec « Marquis de Sade, groupe de musique » et « Power electronics et musique expérimentale sadiste ».
Certains articles suggestifs ne comportent pas de référence à une étude décisive quand elle existe sur le sujet. L’article « Beau » renvoie à la note de Robbe-Grillet, « Sade et le joli » dans le numéro d’Obliques, mais pas à l’intervention de Jean Molino, « Sade devant la beauté » au colloque d’Aix-en-Provence (1968). « Fénelon » ignore la communication de Philippe Roger à Cerisy (« La trace de Fénelon », Sade, écrire la crise, 1983). « Réception de Sade au xixe siècle » cite l’indispensable Lectures de Sade de Françoise Laugaa-Traut, mais oublie « L’image de Sade à l’époque romantique » de Claude Duchet dans le colloque d’Aix. On pourrait dire la même chose de l’article « Homme de lettres » qui néglige Encre de sang. Sade écrivain de J.-C. Abramovici (2013) et le suggestif article de Stéphanie Genand, « Sade homme de lettres » dans Romance Studies (2014). Les entrées utiles « Psychiatrie » et « Science » devraient citer le livre d’Armelle St-Martin, De la médecine chez Sade (2010) et le recueil d’A. Paschoud et A. Wenger, Sade, sciences, savoir et invention romanesque (2012). L’article consacré à Louis Perceau, complice d’Apollinaire et de Fernand Fleuret, devrait mentionner la monographie de Vincent Labaume (2005). Le lecteur glanera des informations dans ce dictionnaire qui aurait pu être un état présent des connaissances sur Sade et préfère se dresser, insolite et solitaire, comme un palais du facteur Cheval.
Michel Delon
Pierre Saint-Amand, Suite libertine. Vies du xviiie siècle. Paris, Honoré Champion, « L’Europe des Lumières », 2021. Un vol. de 176 p.
De nombreuses recherches apparues dans les vingt dernières années ont contribué à renouveler le regard sur le libertinage au xviiie siècle, longtemps discrédité au xixe siècle. Parmi les études les plus récentes touchant la littérature libertine, la nouvelle publication de Pierre Saint-Amand voit dans le libertinage non seulement un courant typiquement littéraire, mais aussi une composante fondamentale pour comprendre la société d’Ancien Régime. Son étude passe par l’analyse des romans libertins les plus célèbres du siècle des Lumières tels que Thémidore, Les 468Égarements du cœur et de l’esprit, Thérèse philosophe, Les Liaisons dangereuses. Le chemin du libertinage se caractérise par des embûches touchant les deux sexes.
La perspective offerte par son auteur est en effet double : d’une part, elle prend en considération le rôle social des courtisanes dans les romans libertins (Manon, Rozette, Thérèse, Margot), d’autre part, elle tient compte des théoriciens masculins (Versac, Valmont) jetant les bases du jeu libertin. L’auteur considère Manon Lescaut comme l’ébauche inaugurale qui vise à imiter un modèle aristocratique tendant à dilapider biens et richesses. Cette Vénus gaspilleuse est suivie d’une série de femmes plus prudentes (Rozette dans Thémidore, Margot dans Margot la ravaudeuse, Thérèse dans Thérèse philosophe) qui l’achèvent dans un dessein de correction et de dépassement. Issues des couches sociales les plus pauvres, les filles de joie conçoivent donc le libertinage comme le seul moyen pour échapper à la pauvreté. Devenues courtisanes, ces personnages féminins sont accablés par la perte de leur prestige économique auquel les femmes entretenues ne veulent pas renoncer. Sa liaison terminée avec le jeune Thémidore, Rozette renonce à sa conduite déréglée et opte pour un mariage de raison avec un riche marchand de la rue Saint-Honoré. Fière de l’augmentation de ses richesses, Margot s’éloigne de la dissipation aristocratique en s’inspirant plutôt d’un modèle bourgeois qui se fonde sur l’avarice et l’épargne. Son apprentissage terminé, Thérèse arrive à penser et à raisonner toute seule en mettant en pratique surtout les enseignements de la maquerelle Mme Bois-Laurier, une incarnation populaire de Manon.
À la différence des prostituées, les maîtres libertins craignent plutôt l’aliénation et la destruction sociale causées par un éventuel sentiment amoureux. Ce souci pousse les séducteurs à se méfier d’un amour véritable qui pourrait leur causer des souffrances et des solitudes inutiles. Définis comme des « Narcisses » par l’auteur, ces personnages masculins ne pensent qu’à l’esthétisation de soi en pratiquant un style de vie qui les pousse aux dépenses folles et aux risques diversifiés. Pourtant, ils n’exercent aucune violence à l’égard des femmes qu’ils aiment et imitent. Ainsi, parmi les théoriciens libertins, Versac revendique la nécessité d’être « penseur » et, parmi d’autres séducteurs, Valmont envisage une stratégie presque militaire pour s’emparer des âmes les plus belles. Versac est censé être « le prince de l’inversion » dont le raisonnement repose sur la contradiction et sur une pratique mondaine volontairement malfaisante. Quant à Valmont, il est justement considéré dans la communauté masculine comme « l’oracle » à suivre, capable de porter parfaitement des masques et de susciter la terreur.
Il nous semble que les héroïnes galantes ainsi que les séducteurs cyniques partagent la même vision du monde : afin d’éloigner l’ennui, ils recherchent un modèle social et esthétique capable de conjuguer la poursuite du plaisir personnel avec l’intégration dans la société mondaine. Bref, la question du plaisir esthétique intéresse également les protagonistes féminins et masculins animant la littérature libertine. Tous les participants à cette comédie sociale passent leurs journées oisives entre leurs habitations privées (boudoirs et petites maisons) entièrement vouées au plaisir érotique et les théâtres parisiens (en particulier l’Opéra) consacrés à la mondanité dont les libertins ont besoin pour afficher leurs conquêtes. Pour éviter l’ennui, ils essaient de faire de leur propre vie une expérience esthétique totalisante. L’érotique galante implique donc la séduction et l’union des amants jointes à la sublimation du plaisir passant par des expériences sensorielles, dont la musique et les arts, qui se taillent la part du lion. De plus, les femmes ont la chance d’exalter 469leur beauté grâce aux soins du corps (parfums, fleurs aux cheveux, coiffure) et aux vêtements de séduction (négligé, corset).
À la recherche d’une artificialité multisensorielle, les héros libertins privilégient certains endroits, comme les boudoirs et les chambres à coucher placés à l’intérieur de la demeure aristocratique, et les petites maisons, éparpillées dans les faubourgs parisiens tels que Vaugirard. Prêts à accueillir l’horizontalité inattendue, les lits sont alors considérés comme le prolongement du corps féminin. Rozette attend son amant dans son boudoir, véritable autel destiné au plaisir, finement et richement meublé. Valmont conquiert ses deux proies en élaborant une stratégie où la séduction a lieu dans leurs chambres à coucher.
Émergent des rituels galants et sociaux bien précis autour desquels fonctionne la société aristocratique prérévolutionnaire. Ces divertissements oisifs (des parties de cartes, des spectacles théâtraux, des repas publics ou privés) s’intégrant parfaitement dans les codes mondains ne sont pas seulement des tentatives pour échapper à l’ennui et à l’introspection qui amèneraient les courtisanes et les nobles à se rendre compte de la vacuité de leurs existences. Quittant les lieux traditionnellement voués au plaisir, La Nouvelle Héloïse apparaît donc comme la fin du roman de boudoir. Cependant, l’élan libertin se poursuit avec Les Liaisons dangereuses, peut-être le roman libertin le plus célèbre, pour se conclure avec La Philosophie dans le boudoir où Sade évoque une formation typiquement libertine, désormais impensable dans la société postrévolutionnaire.
Luisa Messina
Francesco Paolo Alexandre Madonia, Laideur et libertinage au xviiie siècle. Paris, Hermann, « Vertige de la langue », 2021. Un vol. de 215 p.
La réflexion sur la relativité des valeurs fait le lien dans cet essai entre l’esthétique et la morale. Les trois premiers chapitres suivent l’émergence de ce qui va devenir l’esthétique, à la fin du xviiie siècle, et la timide autonomie d’une pensée de la laideur. Le père Bouhours évoque un je ne sais quoi de laid. Crousaz et André essaient de concilier une objectivité du beau et une relativité qui est vraiment reconnue par Du Bos et Batteux. Le débat porte alors sur le goût, bon ou mauvais. Après avoir dit son admiration pour André dans l’article « Beau » de l’Encyclopédie, Diderot procède dans l’article « Laideur » à ce que Francesco Madonia nomme une « paupérisation ontologique du beau » : sous la plume de l’encyclopédiste, la conspiration de Venise en 1618 peut susciter concurremment et l’admiration et l’horreur. La mise en forme littéraire ou artistique des objets désagréables sait se rendre désirable : « D’un pinceau délicat l’artifice agréable / Du plus affreux objet fait un objet aimable », reconnaissait Boileau. Cette esthétisation peut glisser, au siècle suivant, vers une acceptation du laid. Le gothique est-il un exemple de mauvais goût ou bien le style d’une époque différente ? Bientôt il connaîtra un renouveau. Les chapitres iv à vii s’intéressent au roman libertin, roman explicite de Thérèse philosophe à Sade, roman implicite des Égarements du cœur et de l’esprit aux Liaisons dangereuses. Les réalités organiques sont désignées métaphoriquement dans l’Histoiredu prince Apprius de Godard de Beauchamps, où Apprius est l’anagramme de Priape, ou bien étalées chez Sade où l’obscène prétend à une objectivité scientifique. La réduction des individus à leur sexe implique le plus souvent le registre grotesque. L’opposition du haut et du bas organique recouvre 470celle du beau et du laid, jusqu’à ce que Sade inverse les valeurs et fasse de la laideur ou de la puanteur un ingrédient du désir. La transgression donne alors son prix à ce qui semblait vil. La belle brute et l’assassin désirable consacrent cette inversion qui mènera de Sade à Genet. De même, la masturbation qui est dénoncée comme une pathologie par Tissot et ses imitateurs peut se changer en une technique raffinée et délicieuse dans Les Cent Vingt Journées de Sodome. Le sperme est évoqué par Rousseau dans Les Confessions comme « je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre » qui lui « fit soulever le cœur ». Un dernier chapitre met en relation l’inachèvement du récit, l’impuissance de personnages masculins et le procès de la beauté. L’inachèvement des Égarements du cœur et de l’esprit et de trois autres récits de Crébillon est-il aporie ou ironie ? On ne peut en tout cas le séparer de celui des deux grands romans de Marivaux ni de la construction des Cent Vingt Journées de Sodome qu’on a considérées comme inachevées avant de voir un effet de perspective dans le raccourcissement des trois dernières parties. L’essai évoque justement en conclusion le lien entre crises historiques et subversion des valeurs esthétiques. Dans son écriture essayiste, Francesco Madonia choisit l’arabesque plutôt que l’exploration systématique. Sa démarche suggère de nombreux autres développements. À côté du gothique, la catégorie du bizarre pourrait être par exemple explorée. Dom Juan chez Molière trouvait de l’agrément dans la « nouveauté bizarre » d’Elvire qui se retire du monde. Crébillon dans Les Égarements fait un constat similaire : « On excuse tous les jours des goûts extraordinaires : plus ils sont bizarres, plus on s’en fait honneur », et chez Laclos Valmont avoue : « Il n’y a plus que les choses bizarres qui me plaisent. » Le bizarre relève du jugement esthétique aussi bien que moral, comme l’a souligné l’enquête de Régine Borderie (Bizarre, bizarrerie, de Constant à Proust, Grenoble, 2011), enrichie par le dossier de la Revue des sciences humaines, « Lumières du bizarre. Bizarre et bizarrerie au xviiie siècle » (2013). Il serait également utile de rappeler le nouveau paganisme des Lumières qui redécouvre la beauté des corps et des étreintes aux antipodes de la prétendue laideur des organes et de la condamnation d’un plaisir qui se suffit à lui-même. Derrière la promotion de l’obscène, on trouve les textes grecs et latins qui véhiculent un épicurisme sans vergogne, ainsi que l’illustrent l’étude classique de Jean-Christophe Abramovici (Obscénité et classicisme, Paris, 2003) et celle toute récente de Daniel Wendt (Abjekte Antike. Die Obzönität antiker Literatur im Frankreich der Frühen, Neuzeit, Heidelberg, 2021). J’ajouterais que Casanova mériterait une place dans cet essai, lui qui déclare dans la préface à l’Histoirede ma vie : « Pour ce qui regarde les femmes, j’ai toujours trouvé que celle que j’aimais sentait bon, et plus sa transpiration était forte, plus elle me semblait suave. » Le mérite de Laideur et libertinage est de s’aventurer dans les marges du canon classique et d’encourager à aller chercher plus loin.
Michel Delon
Denis-Simon de Vandeul, Lettres berlinoises du petit-fils de Diderot à ses parents (1800-1801). Édition et commentaire de François Moureau. Paris, Sorbonne Université Presses, « Imago mundi », 2021. Un vol. de 269 p.
Si les spécialistes du siècle des Lumières connaissent Marie-Angélique, la fille de Diderot, il est moins sûr qu’ils aient à l’esprit son mariage avec l’homme d’affaires langrois Abel-François Caroillon de Vandeul, dont la famille avait 471des liens anciens avec celle du philosophe et qui s’était enrichi dans l’industrie métallurgique alors naissante. De cette union naquirent deux enfants, dont un seul survécut : Denis-Simon (1775-1850), élève médiocre mais riche héritier, qui embrassa brièvement la carrière des armes avant de se tourner vers la diplomatie, qu’il quitta à son tour après les Cent Jours pour succéder à son père comme maître de forges, être élu député puis terminer sa vie comme pair de France.
Sa vie de diplomate, qui le conduisit à Madrid, puis à Darmstadt, avait commencé dans les premiers jours de l’année 1800 à Berlin où, en qualité de secrétaire de légation, il avait accompagné le général de Beurnonville, héros de l’armée du Nord pendant la Révolution et ancien ministre de la Guerre sous la Convention : Bonaparte Premier Consul venait de le nommer ministre plénipotentiaire auprès du roi de Prusse, tout en le chargeant de négocier la paix avec la Russie. L’ambassadeur et son ancien aide de camp restèrent à ce poste jusqu’à la fin du mois d’octobre 1801.
Au cours de ce séjour de près de deux ans, Denis-Simon Caroillon de Vandeul entretint une correspondance régulière avec ses parents, dont cent vingt-sept lettres nous sont parvenues par le biais d’une transcription que Pierre Gautier, archiviste du département de la Haute-Marne au début du xxe siècle, avait réalisée en vue de les éditer : la mort tragique de ce dernier au cours du premier conflit mondial mit fin à ce projet, auquel François Moureau a finalement permis de voir le jour. S’il n’a pu retrouver la trace de la correspondance originale, celui-ci nous en livre aujourd’hui la transcription dans une édition aussi attentive que savante.
Eu égard à la personnalité de leur auteur et au moment de leur rédaction, ces lettres ne manquent pas de susciter l’intérêt, en premier lieu parce qu’elles nous livrent un témoignage sur le quotidien d’un Français résidant en Allemagne du Nord. Rien n’est omis, des observations météorologiques aux conditions de logement, en passant par les dépenses courantes ou l’alimentation : on voit ainsi le jeune Caroillon de Vandeul découvrir le caviar, les vertus diurétiques du vin rhénan et ce sucre que les Prussiens avaient appris bien avant les Français à extraire de la betterave ! Il ne manque pas non plus d’informer ses parents de ses progrès dans la langue de Goethe, qu’il nourrit d’abondantes lectures, dont l’Oberon de Wieland. Il leur décrit aussi par le menu les – rares – distractions que lui offre la cour de Berlin, où « le cérémonial est porté […] à un point extrême » (p. 33) : carnaval, spectacles de qualité variable, jeux d’argent, manœuvres militaires, auxquels s’ajoutent quelques interminables dîners ou pique-niques diplomatiques, ne semblent guère parvenir à tromper un ennui que l’on sent poindre dans bien des lettres. Les sables et les sapins prussiens ne l’enthousiasment pas plus que l’urbanisme pourtant novateur de Berlin, les bords de l’Elbe ou Potsdam, et il faut attendre son voyage en Saxe pour le voir s’extasier devant les jardins de Dresde…
C’est aussi que le diplomate en herbe a bien d’autres centres d’intérêt, à commencer par la politique internationale, qui occupe une place croissante dans cette correspondance et dont il se flatte de décrypter les arcanes. Il faut dire que l’époque de son séjour en Prusse est riche en la matière, puisqu’elle s’ouvre sur la campagne d’Italie qui aboutira à la victoire de Marengo et s’achève sur les préliminaires des traités de Lunéville et d’Amiens. On y voit donc la France sortir peu à peu des conflits générés par la Seconde Coalition et émerger comme une puissance stable qui entend revendiquer sa place dans le concert européen, sous l’égide d’un chef incontesté depuis l’attentat de la rue Saint-Nicaise : pour le jeune ambitieux, « Bonaparte prend bien chez tous les gens raisonnables » (p. 85). On 472assiste aussi aux atermoiements des puissances du Nord, de la prudente expectative prussienne (« La Prusse est toujours […] aussi neutre, aussi nulle », p. 90) aux mouvements de troupes anglais vers le Hanovre ou le Danemark et à l’agitation de la Russie de Paul Ier, dont l’atroce assassinat fait l’objet d’un récit détaillé. Mais l’homme d’affaires s’affirme bien souvent derrière le secrétaire de légation, qui truffe ses lettres à son père d’observations sagaces sur les manufactures berlinoises ou saxonnes, la porcelaine et les draperies, la médiocre qualité du minerai utilisé dans la métallurgie ou celle, bien meilleure, des « potasses du Nord » dont on se sert pour fabriquer le verre et dont il recueille des échantillons pour les envoyer en France. Ses voyages à Leipzig ou à Dantzig lui fournissent en outre un vaste terrain d’étude pour les échanges commerciaux dans le nord de l’Europe.
Denis-Simon Caroillon de Vandeul n’oublie jamais toutefois ses origines maternelles, et ce pour une raison bien simple : c’est le plus souvent en sa qualité de petit-fils de Diderot qu’il est reçu dans les meilleurs salons de Berlin. Le prince Henri, frère du défunt Frédéric II, lui fait à plusieurs reprises les honneurs de sa résidence de Rheinfeld où, pensant faire plaisir à son jeune hôte, il parvient, après quelques ratés, à mettre sur pied une représentation du Père de famille, assez médiocre au demeurant. Les lettres que le fils adresse à sa mère manifestent par ailleurs l’intérêt de ce dernier pour l’actualité artistique dans la capitale de la Prusse et les trouvailles qu’il réalise dans les bibliothèques, comme les manuscrits de Frédéric II annotés par Voltaire et conservés à Potsdam. Mais l’aspect le plus intéressant concerne les personnalités qu’il rencontre au cours de son séjour sur place. Marie-Angélique, férue de mondanité littéraire et très attachée à perpétuer le souvenir de son philosophe de père, ne manque pas en effet d’introduire son fils auprès des amis allemands qu’elle avait accueillis à Paris, au premier rang desquels figurent Guillaume de Humboldt et son épouse Caroline, dont Denis-Simon brosse un portrait sans fioritures à la fin de sa correspondance. À l’inverse, celui-ci draine vers le salon parisien de sa mère un certain nombre des relations qu’il s’est faites à Berlin, de la colonie huguenote à la communauté juive et aux émigrés en veine de retrouver leur patrie : la part réservée dans ces lettres aux recommandations adressées à Marie-Angélique occupe une place toujours plus importante. C’est l’occasion pour lui de réaliser quelques croquis qui témoignent, selon les mots de François Moureau, d’une « plume élégante » héritée de l’Ancien Régime : on voit ainsi défiler quelques figures bien connues, comme Mlle Clairon, Mme de Genlis ou le couple formé par le chevalier de Boufflers et la comtesse de Sabran, à l’égard desquels l’épistolier manifeste quelque prévention. Le personnage sur lequel s’exercent avec le plus de netteté ses talents de portraitiste reste néanmoins Louis Bonaparte, alors jeune colonel de dragons envoyé par son frère pour assister aux manœuvres d’automne en Prusse : Denis-Simon est chargé de l’escorter dans une tournée diplomatique qui s’arrêtera à Dantzig, en raison du mauvais état de santé du futur roi de Hollande. En reste tout de même une étude de caractère qui suscitera immanquablement la curiosité des adeptes de la famille impériale.
On mesure donc l’intérêt de cette correspondance inédite, dont François Moureau nous restitue tout le sel – y compris ses quelques coquilles ! Après en avoir retracé le sinueux parcours, la préface met clairement en situation ses protagonistes tout comme le contexte historique et intellectuel dans lequel elle s’insère. L’apparat critique, toujours pointu et éclairant, est utilement allégé par un index analytique des innombrables personnages récurrents, placé en fin de volume et accompagné 473d’une savante bibliographie. Au total, on trouvera là une lecture plaisante et riche d’informations intéressantes, qui dépassent largement les familles Diderot et Caroillon pour brosser un tableau très vivant de la vie diplomatique, sociale et culturelle en Prusse au temps du Consulat.
Alain Guyot
Virginie Yvernault, Figaromania. Beaumarchais tricolore, de monarchies en républiques (xviiie-xixe siècle). Paris, Hermann, « Savoir lettres », 2020. Un vol. de 416 p.
« Figaro a tué la noblesse »… « C’était la révolution déjà en action »… Qui ne conserve pas en mémoire ces deux formules fameuses, l’une attribuée à Danton, l’autre à Napoléon, répétées inlassablement par l’histoire littéraire lorsqu’il s’est agi d’aborder l’œuvre de Beaumarchais ? L’association de l’auteur à la Révolution française s’est révélée tellement prégnante dans les débats qui ont rythmé la vie politique et idéologique sur un long xixe siècle qu’elle a infléchi la réception critique d’une œuvre, finalement circonscrite aux deux premières comédies de la Trilogie de Figaro, et a conditionné l’institutionnalisation et la patrimonialisation d’un auteur qui, simple dramaturge contestataire contre l’ordre monarchique, s’édifie en figure nationale sous l’action des pères fondateurs de la IIIe République. La postérité de Beaumarchais a partie liée avec l’héritage de la Révolution. C’est en tout cas la thèse que soutient Virginie Yvernault dans cet ouvrage, qui étudie le passage de la simple mode que représentait Figaro dans les années 1780 (la figaromanie) à l’élaboration d’un « système Figaro » (la figaromania), c’est-à-dire d’un modèle herméneutique propre à mettre le personnage au service des causes politiques les plus diverses : depuis la lutte contre la censure jusqu’à celle contre les injustices sociales. Pour ce faire, Virginie Yvernault mobilise une méthodologie inscrite au croisement de la métacritique et de l’historiographie, lui permettant de mettre en perspective la manière dont l’environnement social, culturel et politique influe sur les paradigmes interprétatifs d’une œuvre théâtrale.
L’ouvrage suit un plan en trois parties judicieusement bâti. La première, intitulée « Subversion », analyse la genèse du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro et leur réception du point de vue des spectateurs, des comédiens et des critiques. En contextualisant la genèse de ces deux comédies par des éléments puisés à la fois dans la biographie de l’auteur et dans la vie politique de l’époque, Virginie Yvernault montre combien elles participent du mouvement de contestation de l’absolutisme royal qui s’épanouit dans les années 1760-1780. La création du Barbier de Séville s’intègre en effet dans le conflit qui oppose la noblesse parlementaire à Louis XV après la promulgation de la réforme Maupeou en 1771. Associé aux magistrats et aux nobles réfractaires, promoteurs d’un constitutionnalisme parlementaire, Beaumarchais fait figure d’opposant à l’absolutisme et sa comédie ne connaît finalement la représentation qu’après le renvoi de Maupeou prononcé par Louis XVI en 1774. Quelques années plus tard, Le Mariage de Figaro suscite une querelle tout aussi vive qui force Beaumarchais à déployer d’habiles outils pour ménager les différentes coteries. C’est là d’ailleurs que s’exprime le talent de Virginie Yvernault, qui parvient à révéler le savoir-faire de l’auteur dans l’utilisation des ressources médiatiques pour promouvoir son œuvre et déjouer 474la censure et les critiques. L’on comprend alors comment Beaumarchais parvient à toucher des publics plus larges que ceux des théâtres subventionnés, comment aussi, par le biais de l’iconographie, des objets dérivés, des anecdotes véhiculées par la presse, d’une langue prompte à l’appropriation populaire qui rend possible la diffusion de quelques bons mots de ses comédies dans les espaces publics, s’établit cette « figaromanie » des années prérévolutionnaires. Le motif de la subversion, qui constitue le fil conducteur de cette première partie, trouve alors tout son sens puisque l’auteur et son personnage apparaissent bien auréolés d’un pouvoir contestataire avant même que la Révolution n’éclate.
L’enjeu de la deuxième partie, intitulée « Actualisation », consiste à étudier les modifications que la Révolution impose dans la réception de l’œuvre, et plus particulièrement le passage d’un Figaro contestataire à un Figaro révolutionnaire. Dans un premier temps, Virginie Yvernault analyse la circulation, les traductions et les représentations des comédies de Beaumarchais en Europe et met en perspective la manière dont chaque fois l’œuvre est remaniée selon les réalités sociales, culturelles et politiques des différents publics. S’édifient alors les contours d’une figaromanie qui s’est diffusée partout en Europe et a parfois servi les enjeux géopolitiques des puissances étrangères. La seconde partie de cette section, plus copieuse, s’attache à étudier les lectures politiques qui ont été faites de l’œuvre de Beaumarchais sous les différents régimes qui se sont succédé en France depuis la Révolution jusqu’à la IIIe République. L’on remarquera ici le nombre exact des reprises des pièces de Beaumarchais tout au long de la période, mis en regard avec une analyse des modifications apportées à l’œuvre, tant sur le plan des coupures textuelles que par le biais de la mise en scène. De cet examen, Virginie Yvernault identifie les nouveaux visages qu’adopte Figaro en rapport avec les luttes politiques du temps. Elle n’omet pas de compléter son analyse des Figaros beaumarchaisiens par un relevé de ses avatars, fort nombreux, qui apparaissent sous des formes diversifiées dans les adaptations opératiques, parodies, ballets-pantomimes et autres folies des théâtres du boulevard. Se modèle ainsi le Figaro politique qui, tour à tour, s’assimile au combat des libéraux sous la Restauration, se fait le chantre de la liberté d’expression sous la révolution de Juillet, épouse les revendications sociales des couches populaires dans les années 1840, se versaillise sous le Second Empire avant de brandir le drapeau tricolore sous la IIIe République. Le dix-neuviémiste pourra bien sûr regretter quelques rares coquilles ou approximations dans l’exposé des faits et des luttes qui rythment la vie politique de ces régimes. Il ne saurait toutefois en tenir trop longtemps rigueur à Virginie Yvernault qui, couvrant une longue période, complexe et mouvementée, parvient à maintenir intacte la clarté de sa démonstration.
La troisième partie, intitulée « Institution », s’intéresse à l’usage politique et médiatique que les journalistes, universitaires, membres du gouvernement et de l’opposition font de l’œuvre de Beaumarchais. Dans cette section est analysé l’ancrage du théâtre de Beaumarchais à la Révolution, qui transparaît aussi bien dans la production critique et éditoriale que dans l’espace politico-médiatique. On lira avec gourmandise, notamment, les quelques pages consacrées au journal Figaro dont l’histoire retrace les différentes utilisations du personnage selon que le journal se situe dans l’opposition ou soutient le gouvernement. Une fois abandonnée sa charge contestatrice, le Figaro trouvera d’ailleurs un concurrent qui, cherchant à renouer avec la verve satirique, puisera dans le personnel dramatique 475de Beaumarchais en adoptant le nom de Brid’oison. Virginie Yvernault traite la question de la fabrique de la postérité par toutes les voies médiatiques possibles. Explorant aussi bien la presse, les discours des politiques, les productions universitaires, elle offre un ouvrage stimulant qui montre de façon magistrale le parcours tumultueux d’une œuvre et d’un auteur vers leur institutionnalisation.
Roxane Martin
Aurélia Cervoni, Pétrus Borel. Paris, Sorbonne Université Presses, « Mémoire de la critique », 2020. Un vol. de 596 p.
La belle collection « Mémoire de la critique », dirigée par André Guyaux aux Presses de la Sorbonne, vient de s’enrichir d’un Pétrus Borel établi et annoté par Aurélia Cervoni. On trouvera réunis dans ce copieux volume une centaine de textes critiques publiés entre 1831 et 1915. Certains sont bien connus, au premier rang desquels figure l’article de Baudelaire que publia la Revue fantaisiste du 15 juillet 1861 (dans la série « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains ») et qui était destiné à l’anthologie des Poètes français d’Eugène Crépet, où il ne parut finalement pas. On lira ici aussi le bref compte rendu de Champavert glissé par Sainte-Beuve dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1833, où l’auteur futur des Lundis prononçait l’oraison funèbre du Petit Cénacle (voir p. 49-50 ; cet article déclencha une réaction violente de Borel, dont Sainte-Beuve fit part à Hugo [voir RHLF, 2019, no 2, p. 422-423] ; gérant du petit journal Satan de février à septembre 1844, Borel poursuivra encore, à cette époque, Sainte-Beuve de ses sarcasmes et de ses quolibets [voir dans le présent volume, p. 534-536]) ; l’éreintement de Madame Putiphar par Jules Janin, dans le Journal des Débats du 3 juin 1839 (p. 123-135) ; la monographie de Jules Claretie (Pétrus Borel le Lycanthrope, Paris, René Pincebourde), parue en 1865, et ici reproduite intégralement (p. 207-279) ; la préface du même Claretie à sa réédition de Madame Putiphar.
Mais Aurélia Cervoni a effectué également de nombreuses recherches dans de petits journaux, et a retrouvé, notamment, des comptes rendus ignorés, et souvent anonymes, des deux premiers recueils de Borel, les Rhapsodies et Champavert. En outre, l’éditrice ne s’est pas limitée aux frontières de la francophonie. Elle a découvert deux recensions en anglais consacrées à Champavert (la première, anonyme, a paru dans la revue londonienne The Athenaeum du 1er juin 1833 [p. 85-88 ; trad. française, p. 88-92] ; la seconde, due à Thackeray, l’auteur de Barry Lindon et de Vanity Fair, est extraite de The National Standard of Literature, Science, Music, Theatricals and The Fine-Arts du 29 juin 1833 [p. 93-95 ; trad. française, p. 95-99]), ainsi qu’un article allemand sur cet ouvrage (par Wolfgang Menzel, dans le journal Literatur-Blatt du 23 septembre 1833 [p. 101-102 ; trad. française, p. 102-104]). On note que tant Menzel que Thackeray sont très hostiles aux « outrances » fiévreuses et physiologiques de Champavert, et s’appliquent à dissuader leur lectorat de bonne compagnie de se procurer un tel recueil. Au domaine anglophone se rattachent aussi un article du poète américano-irlandais Vincent O’Sullivan, « A Forgotten Romantic » (dans la revue anglaise The Academy du 12 décembre 1908 [p. 421-427 ; trad. française, p. 428-435]) et une étude d’Arthur Symons parue dans The Forum de juin 1915 (p. 441-451 ; trad. française, p. 451-465).
Les découvertes, dans ces pages, sont nombreuses. Beaucoup ignorent sans doute (à l’instar de l’auteur de ces lignes) que Pétrus Borel a figuré, comme un 476personnage, dans une nouvelle de Champfleury (voir p. 149-151), et que la monographie de Claretie a suscité, dans L’Époque du 13 juillet 1865, un compte rendu sorti de la plume de Jules Vallès (p. 281-287). De façon générale, les amateurs de Borel ‒ et il y en a de plus en plus ‒ ont tous les éléments en main, à présent, pour reconstituer « l’infortunée fortune » de leur auteur, notamment à partir de l’insuccès de Madame Putiphar, en 1839. Le présent volume en témoigne : on ne parle plus guère de Borel dans la presse, au début des années 1840. En outre, ses anciens amis du Petit Cénacle ont pris leurs distances avec lui. Ainsi, il se voit contraint, en 1846, de solliciter un emploi d’inspecteur de la colonisation en Algérie. Il mourra là-bas en juillet 1859, sans être jamais revenu en France, et bien qu’il eût été révoqué de son poste en août 1855.
Au cours de la deuxième moitié du xixe siècle, le nom de Borel, s’il apparaît encore dans les journaux, ne joue plus qu’un rôle de repoussoir. C’est ce que suggère d’ailleurs Baudelaire au début de son article de la Revue fantaisiste : « Il y a des noms qui deviennent proverbes et adjectifs. Quand un petit journal veut en 1859 exprimer tout le dégoût et le mépris que lui inspire une poésie ou un roman d’un caractère sombre et outré, il lance le mot : Pétrus Borel ! et tout est dit. Le jugement est prononcé, l’auteur est foudroyé. » (p. 181). L’apport littéraire de l’auteur de Champavert est tenu pour négligeable, on lui conteste tout talent, et on prétend qu’il a remplacé ce talent par des bouffonneries et des outrances de carnaval. Même tel ou tel de ceux qui l’ont connu parlent de lui avec dédain. En 1871, Champfleury évoque ses « prétentieuses balivernes » et son « dévergondage à froid, péniblement élaboré », dont le public ne voulait entendre parler à aucun prix (p. 484) ; et en 1882, dans Le Livre. Revue du monde littéraire, le susnommé Champfleury écrit que Borel composait « avec peine de bizarres récits en prose » et que « son œuvre, à cinquante ans de distance, ne […] paraît pas viable » (p. 384-385 ; article repris en 1883 dans Les Vignettes romantiques). Puis Arsène Houssaye fait à son tour un sort à Borel dans ses Confessions (1885-1896), en contribuant de surcroît à la légende du lycanthrope par quelques bobards : celui-ci serait mort de faim en Algérie et c’est lui, Houssaye, qui lui aurait payé ce fameux voyage en Algérie (voir p. 403-404 et p. 507).
Heureusement, la postérité de Borel a pu compter sur Baudelaire, on l’a vu, mais aussi sur Gautier, qui consacre à son ancien ami quelques alinéas bienveillants dans l’« Histoire du romantisme », en 1872, où il reconnaît que l’auteur des Rhapsodies était l’« individualité pivotale » du Petit Cénacle (voir p. 337). Les bibliophiles conservent également sa mémoire : Charles Monselet (qui affirme dès 1857, dans La Lorgnette littéraire, qu’« [i]l y avait dans les écrits de M. Pétrus Borel mieux et autre chose que ce qu’on a voulu y voir » (p. 165) ; Charles Asselineau (qui lui consacre en 1862 un article de la Revue anecdotique des excentricités contemporaines ; voir p. 191-195) ; Jules Claretie, bien sûr ; Alphonse Parran et Adolphe Jullien, qui se sont intéressés à sa correspondance ; etc. Ainsi, à la fin du xixe siècle, il devient « chic », dans les milieux dits « symbolistes », de citer Borel, ou d’associer « lycanthrope » et « poète maudit ». La réhabilitation de Borel par les surréalistes déborde le cadre chronologique du présent volume mais est cependant évoquée par Aurélia Cervoni dans les pages liminaires de son ouvrage. En 1923, André Breton désigne l’auteur de Champavert comme le « bouc émissaire du romantisme », avant de le consacrer définitivement, dans l’Anthologie de l’humour noir, comme une figure essentielle du panthéon surréaliste.
477On trouvera à la fin du présent ouvrage des compléments d’information très utiles : les notices biographiques, parfois très développées, des auteurs de tous les textes critiques qu’on a lus, ainsi qu’une bibliographie des œuvres de Pétrus Borel. À propos de cette dernière, signalons ‒ en nous basant sur la reconstitution par le Père Jean Guillaume de la chronologie de publication du Mercure de France au xixe siècle ‒ que la préoriginale de « Jacques Barraou, le charpentier » (nouvelle du recueil Champavert) a figuré dans la livraison de cette revue parue le 22 octobre 1831.
Michel Brix
Laetitia Hanin, La pratique intertextuelle de George Sand. Identification d’une poétique et questionnement de genre. Paris, Classiques Garnier, « Masculin/féminin dans l’Europe moderne », 2020. Un vol. de 336 p.
Le livre de Laetitia Hanin est à ranger parmi les études critiques récentes qui renouvellent le discours sur Sand et qui s’emploient à mieux faire comprendre la situation de son œuvre dans l’histoire du roman au xixe siècle, encore trop souvent lue à travers le prisme de la littérature réaliste et naturaliste. Son mérite principal est de ne pas s’en tenir à un inventaire des œuvres qui ont nourri la création sandienne, mais de penser les enjeux littéraires et de faire ressortir les implications sociales, voire politiques, du geste de l’emprunt par la romancière. En dépit du sous-titre, le titre choisi nous paraît sur ce point en retrait : il ne rend pas compte de l’ambition de cette enquête, dont on prend pourtant la mesure dès l’introduction, substantielle. Laetitia Hanin y revient sur les raisons de la relégation de Sand dès le xixe siècle et parle à juste titre de l’« archaïsme esthétique » (p. 8) dont on a accusé ses œuvres, délibérément inscrites dans une tradition romanesque qu’elle s’approprie pour questionner la réalité contemporaine. En mettant ainsi l’accent sur la part de l’héritage convoqué par Sand à un moment où les écrivains ont plutôt tendance à mettre en scène leur rupture avec le passé pour afficher leur originalité, Laetitia Hanin fait apparaître ce qui est effectivement l’une des caractéristiques de sa production littéraire, qui doit sa cohérence à ce procédé de composition par récriture donnant lieu à la reprise de stéréotypes narratifs et descriptifs présents depuis les origines de la fiction. Sans doute l’opposition entre Sand et les romanciers réalistes, censés « entérin[er] le rejet des traditions proclamé par les romantiques » (p. 17) est-elle dans cette introduction trop tranchée. Balzac est loin de maintenir toujours à distance ironique la matière sentimentale dans laquelle il puise, et c’est encore plus vrai de Stendhal : qu’il suffise ici de renvoyer aux magistrales analyses par Michel Crouzet du fonds romanesque séculaire qu’il convoque dans ses romans. Mais Laetitia Hanin a raison de chercher dans cette façon de composer à partir de modèles dont le caractère convenu est assumé la clé, paradoxalement, de l’originalité de Sand, qui trouve là l’occasion de se démarquer de la littérature contemporaine qu’elle goûte peu et de proposer d’autres cadres représentationnels. Cela suppose de la part de Sand un travail d’adaptation de ces modèles, que l’on aurait pu croire désuets, aux idées qu’elle veut promouvoir, dont Laetitia Hanin suit avec précision l’évolution tout au long de la carrière de l’autrice. Laetitia Hanin fait bien pour cela de ne pas s’en tenir à une définition trop restrictive de l’intertextualité et de prendre en considération toutes les formes de renvois à une 478tradition trouvées dans le corpus sandien : les chapitres suivants confirment que l’intérêt d’une telle enquête n’était pas tant de repérer des citations ou même des allusions, que d’observer les reprises de schémas narratifs ou de types de personnages issus d’un genre littéraire.
Intitulé « Une théorie de l’écriture littéraire », le premier chapitre expose avec clarté la conception sandienne de l’« imitation créatrice » (p. 31) : il fait apparaître chez Sand une défense de l’emprunt « de formes, de manières, de types littéraires connus pour tenir un discours personnel sur la réalité contemporaine » (p. 32), mais sans considération pour la hiérarchie des genres, et avec le souci de ne pas s’en tenir aux œuvres du canon. Cela conduit Sand à des entreprises d’exhumation littéraire bienvenues : ainsi en va-t-il d’Obermann de Senancour, qu’elle contribue, après Sainte-Beuve, à faire redécouvrir à ses contemporains. Mais c’est aussi à mettre en lien avec son ambition de « démocratisation de l’art » (p. 38) et avec l’importance du « sentiment de reconnaissance » (p. 38) qui vaut aussi bien sur le plan littéraire que sur le plan social. Laetitia Hanin a en effet raison de rapprocher la place faite à la filiation dans l’écriture et l’appel lancé par Sand à s’autoriser à se réclamer d’une généalogie, vectrice de modèles, dans toutes les couches de la société : « une sorte de socialisme artistique » et « une stratégie créatrice » se rejoignent ici (p. 43). Le prouvent encore les pages stimulantes sur la réhabilitation par Sand de l’art de l’interprète, au nom de l’esthétique et d’une morale fondée sur « l’humilité, le respect et l’admiration pour les maîtres » (p. 55).
Les trois chapitres suivants, sur « les représentations du mariage », « les représentations du peuple », « les études philosophiques », se confrontent au texte pour y suivre le « dialogue » avec les genres littéraires que Sand reprend. On y trouve les développements attendus, étayés d’exemples précis, sur les emprunts à la tradition du roman sentimental, du roman de chevalerie, du roman historique à la mode de Walter Scott, de la pastorale, du conte. Le chapitre sur « les études philosophiques » est l’occasion de rouvrir des œuvres de Sand qui ne sont pas les plus lues, mais on peut regretter ici que son traitement du fantastique ne soit pas appréhendé à partir des travaux critiques les plus récents (ceux de Didier Philippot ou de Patrick Marot, par exemple), dans lesquels on trouve une compréhension du fantastique plus adaptée à l’usage qu’en fait le romantisme que la grille d’interprétation fournie par Tzvetan Todorov : Sand est éloignée de sa conception sceptique et restrictive du fantastique, par la proximité maintenue avec le merveilleux, et plus encore par la consistance ontologique qu’elle lui confère. Comme l’explique du reste Laetitia Hanin elle-même, le fantastique devient chez Sand un mode de rapport au monde qui fait place à l’imagination et qui souligne l’« échec historique de la raison » (p. 240). En refusant la réduction de la réalité à la rationalité, il permet la représentation d’une réalité autre, ouverte à de nouveaux possibles, ce qui correspond à la promotion de l’idéal par la littérature que poursuit Sand.
Présenté comme une synthèse, le dernier chapitre, intitulé « Enjeux d’une pratique intertextuelle », n’évite pas tout à fait l’écueil des redites. Il dessine néanmoins fermement les contours d’une poétique qui fait de l’emprunt une arme pour contester la littérature contemporaine et pour proposer une autre vision du monde, de sensibilité socialiste et féministe. Laetitia Hanin y revient sur l’usage de l’intertextualité comme stratégie de défense et de légitimation, particulièrement utile pour les écrivaines qui peinent encore à s’imposer dans le champ littéraire, surtout lorsqu’elles veulent, comme Sand, remettre en cause l’assignation des 479femmes à certains genres littéraires. Elle n’oublie pas le recours à l’intratextualité comme moyen pour Sand de réguler son œuvre, de l’adapter en la corrigeant si besoin. On pénètre donc dans ces pages au cœur de la création sandienne, de sa pratique de l’imitation comme « voie d’accès rassurante à l’écriture » (p. 309), de sa confrontation à « l’anxiété de l’influence » (p. 311), voire à l’angoisse de l’échec, de son rêve d’une collaboration entre artistes.
Si Laetitia Hanin parvient fort bien à montrer comment Sand s’empare des topoï romanesques pour les adapter à ses propres finalités poétiques et idéologiques, on peut regretter qu’elle s’intéresse peu dans ce livre au mode de lecture requis par ce type de roman, qui joue sur le plaisir de la reconnaissance, sur la connivence du lecteur et de la lectrice appelés à repérer les variations ingénieuses appliquées aux motifs empruntés et à réfléchir à l’effet de ces transformations. La problématique de la lecture n’est certes pas complètement évacuée, mais elle est surtout pensée à partir de l’expérience personnelle de Sand et de l’initiation qu’elle a trouvée dans les livres. Le lien est fait entre le didactisme prêté à Sand, son souci de transmission, ou plus exactement d’éveil de la réflexion critique, et cette pratique de l’intertextualité, mais on aurait aimé que soient approfondis davantage les mécanismes de lecture qu’elle engendre et la réception qu’elle conditionne.
Fabienne Bercegol
Yohann Ringuedé, Une crise du moderne. Science et poésie dans la seconde moitié du xixe siècle. Paris, Hermann, 2021. Un vol. de 539 p.
Ce livre, tiré d’une thèse de doctorat (fortement abrégée) soutenue sous la direction de Hugues Marchal, ne se borne pas à l’analyse d’un microphénomène littéraire, la poésie scientifique dans la seconde moitié du xixe siècle, mais assume l’ambition d’une synthèse sur les relations culturelles entre les sciences et l’écriture poétique durant cette période. Cette recherche s’inscrit dans la continuité des travaux sur la poésie scientifique entrepris dans le cadre du projet « Euterpe » sur la poésie scientifique et notamment de ceux de Hugues Marchal. Il s’agit donc de considérer ensemble la poésie scientifique, les relations des poètes aux sciences et encore la part que prend la science dans les discours sur la poésie pour reconsidérer le rôle du dialogue entre poésie et sciences dans l’histoire littéraire.
Plusieurs idées ayant émergé dans ce champ de recherche sont particulièrement mises en avant parmi les intentions de ce livre : d’une part, l’influence de la science sur la poésie ne touche pas seulement à ses thèmes mais également à sa forme ; d’autre part, il y aurait une sorte d’influence en retour, la poésie faisant quelque chose aux sciences, ou plutôt à notre culture scientifique, en « déformant » le savoir scientifique. Enfin, l’histoire de la poésie scientifique offrirait l’image d’une autre modernité possible, alternative à celle, victorieuse et reconnue, de l’autonomisation de la littérature d’une part et des sciences d’autre part.
Mais l’originalité de ce livre tient tout d’abord à l’attention soutenue qu’il porte à des auteurs et des œuvres particulières, pour aller au-delà d’un discours général sur un corpus générique et mettre en évidence les qualités propres des textes. En outre, les figures déjà reconnues de la modernité poétique (Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Ghil) sont présentées sous l’aspect de leur relation aux sciences même s’ils n’empruntent pas la voie de la poésie scientifique qu’a connue la première moitié du siècle. Yohann Ringuedé n’oppose donc pas ces modernes 480aux poètes scientifiques anciens mais tâche de comprendre en quoi ils reprennent à nouveaux frais le dialogue avec les sciences.
La première partie du livre porte donc sur les poètes qui revisitent consciemment cette tradition. Cette réinterprétation peut être une « minoration » qui altère le genre et le ton littéraire employé ou le fond scientifique auquel il est fait référence (chap. 1). Il peut s’agir de « rire de la science » et de ses prétentions ou de la singer (chap. 2), notamment sur le mode héroïcomique. Enfin, le chapitre 3, consacré à l’épopée, présente l’avatar moderne de ce genre comme analytique alors que l’épopée classique était « synthétique » : dans ses versions positiviste, humanitaire, voire universelle et évolutionniste, cette nouvelle épopée fécondée par la science aurait pour ambition de rendre compte de la complexité du monde sans pouvoir la résoudre ni la transcender. À cette occasion, le rôle de Hugo est bien mis en évidence, de « L’épopée du ver » à « Plein ciel », mais ce sont aussi Louis Bouilhet, Jules de Strada, Raoul de la Grasserie, Jean Richepin ou encore Jean Lahor qui retrouvent ici leur place dans une histoire littéraire soucieuse même du rôle des poètes moins fameux. La première partie de ce livre est déjà en elle-même roborative tant elle rend bien compte du dialogue que la poésie continue d’entretenir avec les sciences. Minoration de la prétention scientifique, rire de la science, invention de nouvelles formes et de nouveaux prétextes d’épopées : l’auteur présente ces modalités comme une sorte de continuité de la tradition avec des réinterprétations mais sans rupture radicale.
En revanche, sa seconde partie (sans doute la plus novatrice) entend évoquer ce qui est plus nettement en rupture. On peut apprécier cette subtilité qui consiste à distinguer différents niveaux de renouvellement historique dans une histoire littéraire attentive aussi bien aux effets de continuité souterraine sur le long terme qu’aux nouveautés parfois méconnues ou sous-estimées. Dans son premier chapitre, Yohann Ringuedé montre comment la modernité induit une relation entre science et poésie qui n’est plus seulement objective mais aussi, et plus profondément, subjective : elle touche à « la façon dont s’énonce la voix lyrique ». On connaît certes, le rôle de la psychologie dans la réflexion de Laforgue, mais on connaît un peu moins le rapport entre Rimbaud, Théodule Ribot et Hippolyte Taine, celui de Lautréamont ou de Baudelaire avec la méthode mathématique. Ce ne sont pas toujours des découvertes, mais Ringuedé va plus loin que de mettre au jour de probables (ou improbables) sources. Il fait du contexte scientifique un facteur explicatif de la crise du sujet lyrique. Surtout, la mise en série des quatre poètes étudiés précisément crée une conviction plus forte et donne à cette thèse une portée historique plus nette que ne le feraient des monographies.
Dans le second chapitre, l’auteur s’intéresse aux réflexions de la fin de siècle qui motivent une tonalité lyrique inquiète : au-delà des facteurs généralement invoqués pour la crise culturelle de l’après 1870, des facteurs scientifiques et épistémologiques sont mis en évidence, notamment la crise du positivisme, le questionnement sur les causes premières et les origines, la distance incommensurable des étoiles, le manque d’âme de la science positiviste, la perspective de la fin du monde et de la fin de l’espèce humaine qui répondent en poésie aux thèmes de la science-fiction naissante.
Enfin, le dernier chapitre envisage le dialogue dans un autre sens en traitant de la poétique comme objet de science. C’est une très utile et originale synthèse sur ce sujet qui rassemble les discours critiques et poétologiques prétendant mettre les sciences (physiologie, biologie, chimie, mathématique, etc.) au service de la 481poétique et cela explique par exemple dans quel contexte apparaît, avec la psychologie naissante, l’argument psychologique pour le vers libre. Les expériences avant-gardistes de Mallarmé, Jarry et Ghil sont ainsi mises en perspective dans le contexte d’une prise en charge de la poétique par les sciences.
Ainsi, Yohann Ringuedé montre de manière convaincante que la seconde moitié du xixe siècle connaît moins une disparition de la poésie scientifique qu’une transformation du dialogue entre science et poésie et de ses manifestations. Il ne s’agit pas de refaire complètement l’histoire de la poésie au xixe siècle mais plutôt de la compléter : ainsi, par exemple, lorsque l’auteur montre que « le lyrisme en crise trouve dans les savoirs scientifiques une voie analogique apte à suggérer son malaise et la perte de son unité. » (p. 494). Plus généralement, ce livre a le grand mérite de montrer que la poésie du second xixe siècle ne s’isole pas du monde et ne se proclame pas étrangère aux sciences au point de les ignorer ; pas plus que les savants ne dédaignent les arts ou ignorent les questions d’esthétique littéraire. Et si ce n’est plus la matière mais la méthode scientifique qui inspire la poésie, elle n’est alors plus perçue comme « poésie scientifique », du moins pas comme un avatar de l’école Delille. Et ce renouvellement des méthodes, comme le montre l’auteur, n’est pas étranger à l’élaboration des poétiques des avant-gardes de la fin de siècle et du xxe siècle.
Le lecteur peut toutefois trouver étrange que, dans la plus grande partie de ce livre, l’auteur persiste à penser en termes d’inspiration et d’influence : la poésie s’inspire des sciences ou est prise pour objet par les sciences. Elle serait ainsi nécessairement seconde. Or, du point de vue de l’histoire culturelle (qui confine à l’histoire littéraire) les disciplines de l’esprit cohabitent dans la culture et y manifestent parallèlement, pour ainsi dire, des évolutions culturelles qui tiennent à l’imaginaire, à la rhétorique profonde d’un moment historique. Mais c’est là moins un manque de ce livre que l’horizon de réflexion auquel il mène. Et du reste, le chapitre sur l’épopée va dans ce sens.
Par ailleurs, on pourrait s’étonner que le mot science y soit si souvent employé au singulier alors que, par ailleurs, l’auteur se montre attentif à la diversité des disciplines scientifiques et ne peut que remarquer que toutes les sciences n’entretiennent pas le même dialogue avec la poésie. Certes, le nom de science est un marqueur qui affecte d’un coefficient de crédibilité et de modernité ce qu’il touche ou ce qui s’y frotte et l’histoire de la modernité – fût-ce la modernité littéraire – ne pouvait l’ignorer. Mais ce livre met bien en évidence l’apport particulier des différentes disciplines scientifiques avec leurs vocabulaires, leurs méthodes et leurs imaginaires spécifiques. Cette thèse d’histoire littéraire apporte ainsi une contribution efficace et novatrice à la compréhension de la modernité poétique.
Nicolas Wanlin
Théophile Gautier, Tableaux de siège. Paris 1870-1871. Édition établie par Michel Brix. Paris, Bartillat, 2021. Un vol. de 288 p.
Sachons gré aux éditions Bartillat d’avoir republié, à l’occasion du cent-cinquantenaire de la guerre franco-prussienne et de la Commune, les Tableaux de siège de Théophile Gautier. Cet ouvrage d’un grand intérêt littéraire et documentaire est servi par un excellent paratexte critique procuré par Michel Brix. Des notes de bas de page, précises et nombreuses sans être envahissantes, donnent toutes les 482informations nécessaires ; l’index des noms propres qui clôt le volume constitue un outil précieux. Surtout, l’introduction intitulée « Gautier et l’Année terrible : une odyssée immobile » propose d’utiles éléments de contexte et d’interprétation. Dans ces vingt et une pages claires et fermes, Michel Brix explore la genèse de l’œuvre, rappelle les principaux événements de l’année 1870-1871 et propose quelques pistes de lecture fort efficaces. Gautier, explique-t-il, se trouve comme brutalement rappelé à l’ordre par les dramatiques circonstances historiques et congédie tout ce sur quoi il avait jusqu’alors fondé sa posture d’écrivain : amour pour les « barbares », rejet du catholicisme, du classicisme en art, de la civilisation, de la famille comme valeur, etc. C’est un autre Gautier, bien éloigné de l’auteur des Jeunes France, qui nous est ici donné à lire.Si ces analyses liminaires sont des plus stimulantes, nous y relevons toutefois un passage qui, sur une question historique d’importance, ne nous paraît pas très heureux. Il est maladroit de laisser entendre, comme le fait Michel Brix, que la Semaine sanglante a été ainsi nommée parce qu’elle « vit les Communards exécuter des otages », ou de ne rappeler qu’in extremis, après le récit des incendies communards, que « des massacres furent perpétrés des deux côtés » (p. 9). De telles formulations rendent mal justice à l’asymétrie des violences, même si le nombre estimé des exécutions sommaires commises par les troupes versaillaises (30 000) est finalement rappelé.
Le corps de l’ouvrage, quant à lui, est composé d’articles écrits pour la presse entre septembre 1870 et octobre 1871, puis réunis en volume en novembre de la même année. Bien qu’ils visent presque tous à documenter la guerre, le siège, la Commune, ils manifestent une plaisante variété quant à leurs objets. Gautier s’y peint dans la posture étonnante du voyageur confiné : contraint dans ses mouvements par le siège, il se promène en bateau sur la Seine, en train sur le chemin de fer de ceinture, ou à pied jusqu’à sa maison de Neuilly – expédition risquée, hors des murs de Paris. Il consacre aussi de belles pages à plusieurs artistes (Henri Regnault, Victor Giraud, Gustave Doré), au sort des animaux pendant le premier siège, aux représentations théâtrales, aux ruines de la Commune… Mais sous cette diversité se laisse entendre l’unité d’un certain ton, où l’on peut discerner avec Michel Brix de la tristesse et de l’« amertume » (p. 26), mais où l’on distingue aussi une espèce de bonne humeur paradoxale, un goût pour la notation spirituelle, une tendance à se laisser emporter par les enthousiasmes esthétiques. Car Théophile Gautier, comme la préface y insiste, voit tout en artiste, convoque sans cesse le souvenir d’œuvres littéraires ou plastiques, proclame partout la souveraineté de l’art et considère les pertes artistiques (la mort des peintres, la destruction des œuvres) comme le pire drame de la guerre ; certaines pages où il s’adonne à l’ekphrasis, dans le chapitre « Trois aquarelles inédites », sont d’ailleurs parmi les meilleures, en tout cas les plus virtuoses. Cet enjouement de Théophile Gautier n’est pas vraiment contradictoire avec la tristesse, si l’on admet qu’il a précisément pour fonction de la compenser, de l’atténuer, de la masquer ; cependant il produit plus d’une fois l’impression d’un décalage déconcertant avec l’histoire en train de se dérouler. Au fond, Théophile Gautier semble manquer de prise sur l’événement. Le « silence […] éloquent » (p. 13) qu’il conserve à propos des événements les plus choquants pour lui (l’entrée des Prussiens à Paris en janvier, ou bien la Commune elle-même, qu’il passe à Versailles et dont il ne parle vraiment que lorsqu’elle est finie) exprime un désarroi qui se traduit aussi, semble-t-il, par une certaine difficulté à ajuster une posture. Le bon mot, la belle formule (« Qui oserait prendre pour point 483de mire l’asile du courage malheureux ! », p. 50, à propos de la cible offerte par le dôme des Invalides aux obus prussiens), fait écran à la conscience nette des enjeux militaires ; la référence trop érudite, l’hyperbole trop bien tournée, font écran à la colère qui voudrait s’exhaler (ainsi, la longue évocation des monstres vaincus par Hercule, supposés dépassés en sauvagerie et en cruauté par les « monstres de la Commune », p. 259). La description des communards prisonniers emmenés à Versailles, exténués, maltraités, humiliés, dans le saisissant chapitre « Les barbares modernes », paraît parfois d’un cynisme insoutenable, non parce que Gautier les y insulterait (il ne le fait pas vraiment), mais parce qu’il ne les voit qu’avec l’œil d’un peintre, sensible aux belles compositions, à l’élégance du tableau de groupe, et indifférent aux souffrances sauf quand elles prennent pour lui valeur de motif esthétique. Le procédé à l’œuvre, ici comme ailleurs, relève de la déréalisation et laisse parfois une impression d’agacement voire de malaise. Mais si l’on considère que ces réactions sont celles d’un homme dépassé et dérouté, contraint au silence, à la fuite ou à l’esquive par le caractère brutal, inouï, des événements, alors on sera sensible – et ce n’est pas leur moindre intérêt – à la valeur psychologique de ces Tableaux de siège. On a souvent dit, à juste titre, à quel point l’invasion et la Commune avaient constitué deux immenses traumatismes pour les contemporains ; il n’est pas inutile de voir comment l’un des plus grands écrivains du temps s’est débattu au jour le jour avec eux.
Jordi Brahamcha-Marin
Romain Enriquez, L’Inventionde l’inconscient par le récit de fiction (1850-1895). Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2021. Un vol. de 1052 p.
En finir avec un certain nombre d’idées reçues et proposer un nouveau tableau de la littérature française : telle est l’ambition de cet ouvrage, qui impressionne par le savoir dont il fait preuve dans le domaine des « sciences de l’âme » (psychologie, psychiatrie et psychanalyse) et par l’ampleur de son corpus, qui prend en compte l’ensemble des fictions produites dans la seconde moitié du xixe siècle. Au chapitre des idées reçues, sans cesse reprises quoique régulièrement démenties, il y a la croyance selon laquelle l’inconscient serait en soi freudien alors qu’en réalité la psychanalyse a redéfini une notion reçue de longue date. Conformément à la fameuse formule de Freud pour qui les poètes ont précédé les analystes, on mesure en effet dans cet ouvrage à quel point la littérature avait intégré très tôt la notion d’inconscient. Mais contrairement à une autre idée reçue selon laquelle les écrivains anciens n’ont pas vraiment conscience du sens que possèdent leurs œuvres, on voit ici que nombre d’entre eux ont mesuré les enjeux de la reconfiguration du moi à laquelle ils étaient en train de procéder.
Si, comme il l’explique, Romain Enriquez a choisi d’ouvrir son propos au milieu du siècle, c’est qu’au tournant de 1850 la psychologie s’est affranchie de la philosophie pour devenir une science à part entière. Et s’il a pris comme terme 1895, c’est que l’année suivante naissait (en français) le terme de « psycho-analyse ». La cinquantaine d’années prises en compte aura donc été le théâtre d’un face à face entre la psychologie ou la psychiatrie, qui connaît alors un âge d’or, et le roman qui, lui-même en pleine mutation, occupe le devant de la scène littéraire. 484Entre les deux discours, il existe évidemment une zone d’interférences, d’autant que les écrivains des années 1850-1890 sont très souvent au fait des avancées de la psychologie et de la psychiatrie. C’est ce qui explique que les écrivains aient employé couramment des termes tels que névrose ou hystérie. Attesté chez Barbey, chez Zola et d’autres auteurs moins connus, la névrose est dans l’air du temps. Quant à l’hystérie, elle suscite un véritable engouement : la Salpêtrière va inspirer de nombreux récits ; et dans les romans l’hystérie est invoquée aussi bien pour des cas individuels que pour des phénomènes collectifs comme le mysticisme et la croyance religieuse (Daudet, L’Évangéliste ; Zola, Lourdes, etc.).
On voit ainsi le personnage du médecin ou bien l’auteur lui-même prendre le relais du psychiatre. Mais si poreux soit-il, le roman a su préserver sa propre capacité à faire sens puisque nombre d’auteurs ont eu très tôt le sentiment que les actes peuvent obéir à des motivations secrètes et que le sujet possède une part d’ombre à laquelle il n’a pas accès. C’est là justement le point clef. Car si le motif des deux moi est d’une grande banalité, tout change lorsque, comme Amiel, on estime que « c’est ce qu’on ne voit pas qui dirige ce qu’on voit » (Journal, 1855). Il y a là une révolution copernicienne qui, souligne Romain Enriquez, s’est opérée au sein de la fiction avant même que le terme d’inconscient ne s’impose.
En effet, le mot se répand au tournant des années 1870-1880, sous la double influence de Schopenhauer et surtout de Hartmann – La Philosophie de l’inconscient est traduit en 1877 –, que la France découvrit à peu près en même temps alors qu’ils appartiennent à des générations différentes et que leurs conceptions de l’inconscient sont autres. Le terme d’inconscient apparaît ainsi chez des écrivains comme Laforgue, Zola, Bloy ou Barrès, mais avec des sens multiples. Car si, dans de nombreux romans, la notion d’inconscient est proche de celle de Freud, il en va autrement dans d’autres, comme LeJardin de Bérénice, de Barrès, qui aux yeux de Romain Enriquez participe d’une conception « jungienne » – ce qui laisse à penser que le schisme entre Freud et Jung fut le produit d’une histoire longue.
Mais la sensibilité « jungienne » de Barrès demeure minoritaire, d’autant que l’auteur a choisi de mettre l’accent sur le versant freudien. De ce fait, la relecture qu’il propose de ces fictions ne cesse de souligner leur proximité avec la psychanalyse, qui emprunte d’ailleurs à un imaginaire d’époque. Tel est le cas du mythe d’Œdipe, très répandu dans la littérature fin-de-siècle, que l’on rencontre entre autres dans Le Crime deSylvestre Bonnard d’Anatole France, où le héros, dont les rapports avec sa pupille sont ambigus, ouvre « par hasard » un exemplaire d’Œdipe à Colone. Toute une série d’échos entre ces fictions et les théories freudiennes invitent ainsi à une lecture rétrospective. C’est ce que soulignent les titres de chapitres ou les intertitres, qui se réfèrent à la « sublimation », à l’« instinct de mort » ou à « l’après-coup » – toutes notions appréhendées avec une grande rigueur (par exemple, « l’après-coup » et ses deux moments). Mais à l’encontre de ce qui s’est passé avec la critique psychanalytique, qui a plus d’une fois violenté les textes, pareille relecture restitue en fait à la littérature ce qui provient d’elle. Car tout était déjà là : la libido omniprésente (sous de multiples déguisements ; le refoulement (terme en usage avant Freud) ; la sublimation (dans La Tentation de saint Antoine, de Flaubert) ; l’instinct de mort (Mouret, dans Au Bonheur des dames, rêvant de tout perdre après avoir tout gagné) ; ainsi que le principe des associations libres dont procède le « monologue intérieur » – expression attestée déjà à l’époque. En outre, à travers le personnage du médecin qui, faute d’explications somatiques, 485recherche l’origine du mal en invitant son patient à évoquer son enfance ou sa vie privée, on voit que ces fictions ont inventé également la « cure de paroles ».
Dans ce dernier cas, il faut noter que des exemples éclairants figurent dans des romans aujourd’hui oubliés (Les Demoiselles Tourangeau, de Champfleury ; Alphonsine, de Belot). On mesure là l’intérêt d’un corpus large, qui ne tient compte ni des hiérarchies établies – les majeurs vs les mineurs – ni des catégories de l’histoire littéraire. Pour qui sait lire, des éléments freudiens avant l’heure figurent en effet dans des récits réalistes ou naturalistes, dans les romans hugoliens, ou dans des fictions historiques voire préhistoriques (chez Boucher de Perthes). Par-delà les esthétiques – esthétiques que cet essai invite d’ailleurs à revisiter, comme pour la « neutralité » présumée de l’écriture réaliste –, on voit que ces différentes écoles mettent finalement en scène les mêmes configurations du désir.
On l’aura compris, L’Invention de l’inconscient par le récit de fiction est un travail magistral, qui renouvelle l’histoire de la littérature et de la pensée et qui comporte des enjeux épistémologiques de première importance. C’est notamment le cas pour l’écriture de l’histoire du fait que, au vu du sujet, la principale difficulté consistait à mettre en relation deux discours, dont l’un est postérieur à l’autre, tout en échappant aux séductions de la téléologie. À l’inverse de Pascal et de son célèbre : « Platon pour disposer au christianisme », ici la littérature n’est pas là pour disposer à la psychanalyse ; et la fable ne doit pas s’effacer devant le concept. Au contraire, la fiction vaut par elle-même, puisqu’elle relève de la connaissance sensible tandis que la psychanalyse use d’une approche discursive. Venue après-coup, cette dernière aura beau jeu d’élaborer un lexique et une syntaxe (un système) ; reste que la fiction apparaît bien comme un mode du savoir et comme le lieu de l’origine.
Jacques Poirier
Joris-Karl Huysmans, Œuvres Complètes.Tome VI – 1898-1900. Édition de Gaël Prigent, avec la collaboration de Jean-Marie Seillan et Marc Smeets. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2020. Un vol. de 1010 p.
Pour le volume VI des Œuvres complètes de Huysmans, Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan ont fait appel à Gaël Prigent, auteur d’un ouvrage fondamental sur Huysmans et la Bible (Paris, Honoré Champion, 2008). La richesse et la précision de l’appareil critique de ces Œuvres complètes a déjà été soulignée dans de précédents comptes rendus – Gaël Prigent poursuit brillamment le travail commencé, avec une spécificité notable qui tient dans l’approche biographique proposée.
La retraite de Huysmans commence en 1898, ce qui implique une autre façon d’envisager l’écriture et, dans le même temps, une autre façon de vivre sa conversion. De plus, les lecteurs savent depuis peu que l’auteur raconte sa conversion à travers son double littéraire, Durtal : en 1897, il répond à certains lecteurs, comme lui, « tourmentés par la grâce, se battant avec eux-mêmes, appelant et repoussant, à la fois, une conversion » (Préface à la seconde édition, En Route, éd. Dominique Millet, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1996, p. 548).
Cependant, l’ouvrage qui paraît juste après cette préface, et qui ouvre ce volume, loin de continuer le récit, l’interrompt : La Cathédrale (1898) est consacrée à la cathédrale de Chartres et à la Vierge, et les lecteurs vont le trouver ennuyeux à 486cause de l’étalage de références encyclopédiques qui, comme l’affirme Bloy, ne contiennent aucune idée et n’aboutissent à aucun « semblant de conclusion sur quoi que ce soit » (p. 49). Ainsi, Huysmans pourrait entrer pleinement dans le récit de sa conversion, à un moment où, libéré de son travail de bureau, il peut la vivre totalement, mais semble s’arrêter et se terrer dans une écriture trop érudite, pleine d’inexactitudes, alors que le chemin autobiographique s’ouvre devant lui.
Gaël Prigent croise habilement les éléments biographiques et la poétique de l’auteur en présentant l’humanité de ce monument de la littérature qu’est Huysmans : un homme tourmenté par le doute, les ennuis causés par son installation à Ligugé, le trouble provoqué par La Sol qui le pourchasse, la peur de l’Index, ses amis, le besoin d’argent, et la volonté forte de prouver sa croyance, sans cesse mise en cause. La période ouverte par La Cathédrale, et entrecoupée d’articles (Cinq chroniques), de projets un peu indécis d’écriture personnelle (Le Quartier Saint-Séverin et En Hollande), de retour sur ses textes de conversion pour les écrire différemment, plaire aux catholiques et vendre plus (Pages catholiques, fragments d’En Route et de La Cathédrale), est celle d’une évolution de l’écriture et de l’esthétique.
La Cathédrale, ce livre ennuyeux, est-il un exercice de style ? Non, assurément non, comme le démontre Gaël Prigent. En effet, le titre désigne à la fois l’objet de ce livre et sa forme, il s’agit donc là d’un « double palimpseste » (p. 52), expression qui souligne l’interchangeabilité des deux éléments de la métaphore de la cathédrale comme livre de pierre. La multiplicité des sources est indispensable, et ce texte se veut illisible et monumental comme l’objet décrit. Huysmans cependant va bien plus loin, et transpose véritablement ce monument en texte littéraire : c’est une femme qui apparaît, la Vierge mais aussi la femme à laquelle l’auteur renonce en même temps qu’il sort du « roman romanesque » contre lequel il s’insurge constamment. C’est, paradoxalement, par le corps que Huysmans trouve un moyen d’abandonner la chair et de renouveler le roman. Cette transposition complète et multiple fait la synthèse de toutes les problématiques huysmansiennes avant de trouver l’issue : la documentation sur la symbolique chrétienne, notamment par les écrits de Félicie d’Ayzac, lui permet de donner une forte dimension poétique à son texte et d’accomplir sa conversion par l’écriture, grâce à l’esthétique de l’Incarnation, à laquelle il confère une dimension mystique forte et particulière. C’est ainsi qu’il s’éloigne de Gourmont et trace son propre chemin en assemblant les références éparses (p. 84-89).
Ce moment où tout s’agrège est celui où l’auteur parvient à allier pleinement la fiction et la non-fiction : le roman devient monographie avec La Cathédrale, la monographie se fictionnalise avec Le Quartier Saint-Séverin mais aussi avec les Pages catholiques, les articles, qui alimentent habituellement ses récits, existent par eux-mêmes, et le récit de voyage s’enrichit de chroniques d’art et de récit personnel (En Hollande).
Nous pouvons dire avec Gaël Prigent que c’est un nouveau genre qui émerge à cette période, la monographie littéraire, qui permet à Huysmans de sortir de ce qu’il nomme « l’impasse naturaliste », en accomplissant le Naturalisme spiritualiste tel qu’il le définit dans le premier chapitre de Là-Bas.
Carine Roucan
487Georges Feydeau, Théâtre. Édition établie et présentée par Violaine Heyraud. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2021. Un vol. de 1700 p.
Homme du plateau et ancien acteur, Georges Feydeau s’intéressait plus au devenir scénique qu’au devenir éditorial de ses pièces. Il n’avait pas d’éditeur attitré, passant d’Ollendorff à la Librairie théâtrale, et ne s’est pas soucié de rassembler son œuvre théâtrale comme le faisaient les auteurs de son temps. De 1948 à 1955, a paru, introduit par Marcel Achard, un théâtre complet en huit volumes aux Éditions du Bélier. En 1988-1989, les Classiques Garnier en ont fait paraître un autre en quatre volumes. Les textes sont les mêmes. Auteur d’une thèse sur l’auteur (La Dramaturgie de Feydeau, Klincksieck, 1979), le maître d’œuvre de l’entreprise, Henry Gidel, leur adjoint les monologues. Il a rangé les pièces selon l’ordre de leur création scénique. Jean-Yves Tadié avait fait figurer six pièces au catalogue de la collection Folio Théâtre. Les préfaces et notes avaient été confiées à des universitaires. Ce n’est pas un théâtre complet de Feydeau que propose aujourd’hui la Bibliothèque de la Pléiade mais treize pièces. L’auteur en avait écrit trente-sept. Quatre d’entre elles n’avaient pas été publiées de son vivant. La sélection ne prête à aucune contestation. De Tailleur pour dames à « Mais n’te promène donc pas toute nue ! », ce sont les plus connues et les plus souvent jouées, les majora de l’auteur. Aucun des vingt-deux monologues n’a été retenu. Ils pourraient ou mieux devraient faire l’objet d’un autre recueil. Un apport essentiel de cette édition tient dans le fait qu’elle propose une génétique des spectacles. Violaine Heyraud a exploité les manuscrits autographes ou de souffleurs et les copies, qui sont conservés principalement à la BNF et à la Bibliothèque historique de la ville de Paris. C’est lors de leur passage sur le plateau que les textes sont stabilisés après coupes, réécritures et adjonctions de jeux. Feydeau est bien, comme on dit aujourd’hui, un écrivain scénique.
Ses meilleures pièces ne cessent d’être affichées depuis plus d’un siècle. Elles n’ont connu aucun purgatoire. Si les actrices et acteurs ont toujours pris plaisir à les jouer, les grands metteurs en scène les ont longtemps ignorées et même méprisées. Ni Lugné-Poe, ni Jacques Copeau, ni les quatre du Cartel, ni Jean Vilar, ni Antoine Vitez, ni Patrice Chéreau n’ont monté la moindre d’entre elles. Font exception Firmin Gémier, qui afficha Un Fil à la patte au Théâtre Antoine en 1911, et Jean-Louis Barrault, qui osa reprendre Occupe-toi d’Amélie en 1948 au Théâtre Marigny puis en 1960 à l’Odéon. Les puristes les ont souvent accusés d’éclectisme. La Comédie-Française, où Le Dindon triomphe à partir de 1951, saisit l’aubaine que représentent les vaudevilles. Le public plébiscite Un Fil à la patte que Jacques Charon monte avec soin et la critique finit par applaudir les réalisations. Mais les réticences et résistances demeurent. Violaine Heyraud montre que quelque chose a changé dans la république du théâtre à la fin du siècle dernier. En 1991, l’œuvre tombe dans le domaine public. Jusque-là, les nombreuses reprises se donnaient dans les bastions du théâtre privé parisien et à la Comédie-Française. Comme si un surmoi esthétique et idéologique s’était dissipé, les scénocrates découvrent les qualités dramaturgiques des vaudevilles. Alain Françon monte aussitôt La Dame de chez Maxim au Théâtre des Amandiers, Roger Planchon lui-même Occupe-toi d’Amélie à la Comédie-Française en 1995 puis La Dame de chez Maxim à l’Opéra comique en 1998, Gildas Bourdet La main passe ! au Théâtre national de Chaillot en 2000, Georges Lavaudant Un Fil à la patte à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en 4882001. L’élan est donné. Le Théâtre de la Colline, le Théâtre national de Strasbourg, le Théâtre de l’Aquarium et le Théâtre des Amandiers ne sont pas en reste. La pièce pour acteurs est devenue une pièce pour metteurs en scène. « Il n’y a que les vaudevilles qui soient tragiques et qui ressemblent à la vraie vie ! Il n’y a que Feydeau qui ait parlé de la condition humaine ! » Ce mot que confie Anouilh à un de ses personnages est plus qu’une boutade. Tirés du côté de Strindberg ou de Ionesco, de la cruauté ou de l’absurde, les vaudevilles et comédies de Feydeau ont pris place dans le répertoire du théâtre d’art. Ils sont la providence des entreprises que sont aujourd’hui les théâtres du service public. Un Fil à la patte, comme Cyrano de Bergerac, garantit des salles pleines en un temps où le public des théâtres ne cesse de se réduire. Les Archives du spectacle recensent près de cinq cents spectacles, ce qui place Feydeau devant Hugo, Musset et tous les auteurs du vingtième siècle.
Que Feydeau ait longtemps eu mauvaise réputation est peu dire. Les grandes histoires de la littérature, comme celle d’Albert Thibaudet, l’ignorent tout bonnement. Ce n’était qu’un amuseur, un fabricant habile. Ses succès étaient de mauvais aloi et le vaudeville, fleuron du théâtre bourgeois, un mauvais genre. Ce n’était ni de la littérature ni du théâtre ; tout juste de l’infrathéâtre. L’axiologie académique a longtemps refoulé le divertissement hors du champ légitime. L’on rappellera pour mémoire la recension dévastatrice de L’Hôtel du Libre-échange par Lucien Goldmann dans Théâtre populaire. Le seul théâtre qui méritait d’être étudié était le théâtre d’art.
Feydeau s’est formé sur les scènes parisiennes. Il connaît bien le répertoire comique du xixe siècle, de Labiche à Alexandre Bisson en passant par Meilhac et Halévy, ses ressources et ses codes, les recettes éprouvées et les vieilles ficelles qui conduisent au succès, dont évidemment l’inusable quiproquo. Le public reconnaît des types ancrés dans le répertoire, le jaloux, le rastaquouère, le parasite. De la cocotte, il en a fait un. Ses pièces sont des variations sur des sujets rebattus : l’adultère, la promotion sociale, etc. Il lui arrive d’aborder la question de l’impuissance et de mettre en scène des crises hystériques. Il ne s’agit plus d’asséner des leçons de morale comme chez Alexandre Dumas fils. Feydeau n’est pas non plus Octave Mirbeau ou Jules Renard assurément. Il ne cherche pas à provoquer son public. Les dénouements sont souvent attendus et finalement conformes aux normes bourgeoises. L’ordre, après avoir été subverti par la môme Crevette, est rétabli dans La Dame de chez Maxim. Les saillies politiques sont écartées lors des répétitions et l’hôtel du libre-échange n’est plus une maison de passe. L’œuvre est néanmoins porteuse d’une réflexion sociologique et même anthropologique « dérangeante », à laquelle ont été sensibles des metteurs en scène comme Roger Planchon. Feydeau n’a pas seulement soigné ses intrigues, il lui est arrivé de se faire un fin observateur des mœurs.
On connaît les contraintes de la collection. Violaine Heyraud réussit à donner de chaque pièce une riche et précise analyse, non seulement thématique mais aussi dramaturgique, en une dizaine de pages. La crise du couple, les infortunes de la vie conjugale sont l’hyperthème de Feydeau. « L’amour, écrit-elle, est un combat », qui laisse peu de place aux sentiments dans son théâtre. Avec la guerre des sexes, il retrouve un topos de la farce médiévale. Il va plus loin en faisant une large place aux pulsions des corps, aux appétits inassouvis ou frustrés, aux fantasmes incontrôlés. Le ça, dirait un psychanalyste, est omniprésent dans les jeux et stratégies du désir. Le désamour commande la vie maritale qui est faite 489de mensonges, d’infidélités et de disputes incessantes. Les maris sont volages et les amants se révèlent décevants. Ils servent surtout les vengeances des épouses délaissées. La mélancolie et le tragique affleurent sous la gaieté. Jamais l’auteur n’est vulgaire ni graveleux. Violaine Heyraud rappelle que le vaudevilliste n’avait pas hésité à se tourner vers Antoine et Gémier et, à l’occasion, elle rapproche ses pièces grinçantes des années 1900 de celles de Courteline et même de Strindberg. Il n’y a pas loin de Feu la mère de madame à Vieux Ménages de Mirbeau.
Les copieuses didascalies liminaires, la compartimentation minutieuse des espaces, les mentions des placements et déplacements des comédiens, la longue liste des accessoires de L’Hôtel du Libre-Échange signifient que, pour Feydeau, le texte imprimé est « une mémoire du spectacle », donc que les reprises doivent être conformes au modèle que constituent ses mises en scène des créations. L’édition présente des schémas de sa main. Ce qui prime avant tout, c’est le mouvement et au fond ce qu’on appelle aujourd’hui la théâtralité. L’auteur du Dindon en est un virtuose incomparable, qui règle des chorégraphies frénétiques.
La première réception de ses comédies-vaudevilles a très vite été enthousiaste une fois levées les réserves. Même des critiques allergiques au genre comme Francisque Sarcey et Catulle Mendès n’ont pas caché qu’ils avaient été séduits. Pour les treize pièces retenues, on a un état précis de leur fortune qui a été durable tant en France qu’à l’étranger. Il est regrettable que Violaine Heyraud n’ait pas pu donner un état des traductions et des dramatiques. LaPuce à l’oreille a été traduit en vingt-neuf langues dont l’arabe et le chinois. Parmi les traducteurs figurent Elfriede Jelinek (prix Nobel de littérature), Eduardo Scarpetta et Noel Coward. L’IMdB (Internet Movie Database) répertorie cent soixante produits dérivés sur grand et petit écran. Certains films ont connu un immense succès. Car si l’œuvre de Feydeau longtemps décrétée franchouillarde s’est exportée à Hong Kong et au Brésil, c’est qu’elle est facilement délocalisable. L’action modernisée peut se dérouler aujourd’hui et n’importe où. Il suffit de rebaptiser les personnages et de les insérer dans une autre société.
Les vaudevilles de Maurice Hennequin, d’Alexandre Bisson et de Pierre Véber sont sortis du répertoire courant comme ceux que Maurice Desvallières a écrits seul. Après Feydeau, le genre dépérit. Autre roi du Boulevard, Sacha Guitry, dont il a soutenu les débuts, conserve quelques procédés, mais ses actions sont plus statiques. On ne joue plus les pièces passablement grivoises d’Yves Mirande, Benjamin Rabier et Jean de Létraz. Les derniers auteurs de comédies ont perdu le sens du mouvement et font plus de part au façonnage psychologique des personnages. Quelques exceptions mériteraient néanmoins d’être signalées. Boeing Boeing de Marc Camoletti, la pièce française des soixante dernières années sans doute la plus jouée de par le monde, et Oscar de Claude Magnier s’inscrivent dans le sillage du maître.
Maîtresse de conférences en littérature française, Violaine Heyraud a consacré à Feydeau une thèse qui en renouvelle la lecture (Feydeau, La machine à vertiges, Classiques Garnier, 2013). On lui doit le premier grand colloque universitaire sur l’auteur et la publication de ses actes (Feydeau, la plume et les planches, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2014). Ses travaux qui sont un plaidoyer pour un grand écrivain de théâtre et un genre s’inscrivent dans une conjoncture plus favorable que ceux d’Henry Gidel. Quels seront leurs effets légitimants sur le canon académique ? Un Fil à la patte, La Dame de chez Maxim, Occupe-toi d’Amélie ! trouveront-ils leur 490place dans les cours de littérature française et d’études théâtrales à l’université ? L’une de ces pièces sera-t-elle inscrite un jour au programme de l’agrégation comme vient de l’être Cyrano de Bergerac ?
Jeanyves Guérin
Kazuyoshi Yoshikawa, Relire, repenser Proust. Leçons tirées d’une nouvelle traduction japonaise de la Recherche. Préface d’Antoine Compagnon. Paris, Éditions du Collège de France, 2021. Un vol. de 102 p.
Auteur d’une thèse pionnière sur la genèse de La Prisonnière (1977) et d’ouvrages de référence comme Proust et l’art pictural (Champion, 2010), Kazuyoshi Yoshikawa a consacré treize années de sa vie d’enseignant et de chercheur à une nouvelle traduction en japonais d’À la recherche du temps perdu (quatorze volumes, publiés de 2010 à 2019, dans la collection « Poche Iwanami »). À ce titre, il avait été invité à prononcer au Collège de France, en mars-avril 2020, une série de quatre conférences. Le public s’était serré dans l’amphithéâtre Maurice Halbwachs-Marcelin Berthelot, le 9 mars, pour écouter la première ; la pandémie le priva des trois suivantes. Un petit volume divisé en quatre parties (« Comment traduire À la recherche du temps perdu », « Proust mondain et moderniste ? », « Proust juif et homosexuel ? », « Proust sadomasochiste ? ») donne aujourd’hui à lire la totalité des conférences prévues.
La conférence inaugurale obligeait Kazuyoshi Yoshikawa à un exercice délicat : rendre hommage aux traducteurs qui l’avaient précédé tout en relevant leurs failles, dues à une documentation incomplète ou à une sensibilité d’époque. En justifiant l’abondante annotation de sa propre traduction, il risque d’éveiller quelques remords chez les éditeurs français du roman, parfois moins tenaces que lui ou plus avares de détails. L’échantillon des illustrations de l’édition japonaise offert dans ce volume (les « Caricatures » de Léonard de Vinci ou la pissotière à six places, familière au baron de Charlus) contribue, au-delà de son agrément visuel, à appuyer les options du traducteur. Mais comment trouver un équivalent japonais aux idiolectes des personnages, à leurs fautes de langue (le directeur du Grand-Hôtel de Balbec confond « routinier » et « roublard ») et surtout à leurs jeux de mots (« On s’attend, on s’attend ! Satan vous-même ») ? Le traducteur doit alors sacrifier son devoir d’exactitude à sa capacité d’invention. Comment rendre, enfin, les très longues phrases du roman ? La comparaison du déploiement de la mémoire involontaire avec « ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables » (Du côté de chez Swann, « Combray ») me faisait rêver, par analogie, à un déploiement de la phrase japonaise en harmonie avec celle de Proust. Or Kazuyoshi Yoshikawa m’apprend que la syntaxe du japonais commande un ordre des éléments de la phrase diamétralement opposé à celui du français. Ainsi la traduction de son prédécesseur Michihiko Suzuki (13 volumes, 2006-2007) n’a-t-elle gagné sa fluidité qu’en segmentant les phrases les plus longues. Dans la scène de « Combray » où la sonnette du portail annonce l’arrivée de Swann, Kazuyoshi Yoshikawa a pu coller au texte de Proustparce que l’ordre des mots y est « essentiellement porteur de sens, en ce qu’il traduit le processus perceptif 491et mental de la reconnaissance du visiteur par le truchement des sons qui se font entendre à la porte du jardin » ; mais, dans des passages moins propices à une fidélité rigoureuse, il s’est pareillement refusé au « sacrilège » qu’eût été un découpage des longues phrases. Ses explications donnent à qui ignore tout du japonais une idée des obstacles auxquels expose la traduction d’un auteur dont l’idiosyncrasie est aussi marquée.
Les points d’interrogation peut-être superflus qui ponctuent les titres des trois autres conférences reflètent, à leur façon, les « nouvelles énigmes » que fait surgir la Recherche chaque fois qu’on la relit. Mondain et moderniste ? La curiosité de Proust à l’égard d’inventions récentes comme la photographie et le téléphone témoigne de son intérêt pour le visage, fixé grâce aux clichés ou, à l’inverse, dérobé au regard – regard du jeune homme qui a envie de voir sa grand-mère ou de l’amant jaloux, soucieux de décrypter les mensonges de son interlocutrice. Mondain assurément, Proust illustre dans son roman une dégradation de l’élite sociale : on écoute de la belle musique chez les Verdurin (même si la « Patronne » n’y entend pas grand-chose), on admire des tableaux d’Elstir chez le duc de Guermantes (même si celui-ci préfère aux asperges du maître celles qu’on achète au marché) ; à la fin du roman, le salon de Mme Verdurin devenue princesse de Guermantes n’offre plus rien, qu’une récitation de vers qui tourne au ridicule.
La « petite attaque » dont est victime la grand-mère autorise, selon Kazuyoshi Yoshikawa, une superposition d’éléments symboliques. L’accident se produit à proximité du chalet d’aisance des Champs-Élysées (séjour des âmes vertueuses) dont l’odeur avait procuré au héros un étrange plaisir, mais aussi d’un massif de lauriers (dont la vertu purificatrice remonte à l’entrée dans Delphes d’Apollon) où il avait connu, avec Gilberte, une première étreinte érotique mal contrôlée. « Vous ne voulez pas entrer ? en voici un tout propre, pour vous ce sera gratis », dit au jeune homme la gardienne du chalet, qu’on appelle la « marquise ». Une vraie marquise, appartenant à la famille de Saint-Ferréol, comme le croit Françoise ? Qu’importe, tant les classes sociales sont désormais mêlées. On songe alors au « Vous viendrez, n’est-ce pas ? », que prononce à tout venant la princesse de Guermantes dans Sodome et Gomorrhe ; au seuil de son salon, le héros est terrorisé à la pensée qu’il n’a pas été invité. Kazuyoshi Yoshikawa me donne à relire le trivial et troublant « Vous ne voulez pas entrer ? » de la « marquise » au seuil du chalet d’aisance.
Juif et homosexuel ? Oui ou non, selon qu’il s’agit de Proust ou, selon son expression, du « monsieur qui raconte et qui dit : Je ». On a jugé antisémites des traits par lesquels Proust reflète le regard des mondains plutôt que le sien, tandis que la figure de Swann dessine son propre masque mortuaire. Au terme d’« homosexuel », observe Kazuyoshi Yoshikawa, Proust préfère celui d’« inverti ». En exemptant son héros des discriminations qu’engendrent la judéité et l’homosexualité, il s’est affranchi de la stratégie de dissimulation à laquelle lui-même s’était contraint. Ajoutons que si le protagoniste du roman avait été un inverti, on n’aurait pas manqué d’attribuer sa névrose à son orientation sexuelle ; conforme à la norme sociale, il persuade que l’amour est toujours une maladie. Kazuyoshi Yoshikawa se demande enfin si Albertine ne laisse pas croire à son partenaire qu’elle a du goût pour les femmes afin d’exciter sa curiosité (hypothèse qu’on appliquerait aussi bien à Odette vis-à-vis de Swann). Menteuse invétérée (comme Odette), Albertine serait donc étrangère à l’univers de Gomorrhe… Quant à la « liaison » entre Sodome et Gomorrhe (évoquée ailleurs par Proust 492à propos de Baudelaire), on en devine des indices dans l’amitié du héros pour Saint-Loup, médiateur entre les deux univers. Homosexuel, Proust a imaginé un narrateur hétérosexuel qui laisse entrevoir chez le héros des penchants inavoués… Vertiges du soupçon. On ne finira jamais de fouiller les zones d’ombre de ces êtres de papier.
Proust sadomasochiste ? Il faudrait voir. Kazuyoshi Yoshikawa s’est abstenu d’une enquête scabreuse sur sa vie pour analyser le comportement de ses personnages. Fouetté sur commande, le baron de Charlus n’est bizarrement pas qualifié de « masochiste », mais de « sadique », épithète déjà appliquée à Mlle Vinteuil quand celle-ci voyait son amie cracher sur le portrait de son père. Admettons qu’en la jugeant sadique (c’est-à-dire complice) plutôt que masochiste (c’est-à-dire victime), Proust augmentait l’indignité de la fille du compositeur. Exemplaires et choquantes, ces deux scènes illustrent des comportements masochistes plutôt que sadiques présents à travers le roman entier. Souvenons-nous que le jeune homme a élu Albertine parmi les jeunes filles en fleurs parce qu’il a deviné qu’elle était la plus apte à le faire souffrir.
Kazuyoshi Yoshikawa confie dans un Avant-propos que son travail de traductionlui a donné « le sentiment d’entrer enfin dans le grand roman de Proust ». On lui sait gré d’avoir communiqué quelques-unes des subtilités, voire des énigmes, qui ont aiguisé durant des années sa perspicacité de traducteur et sur lesquelles risquerait de glisser une lecture trop cursive de la Recherche.
Pierre-Louis Rey
Remy de Gourmont, Écrits guerriers (1914-1915). Édition de Christian Buat. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de littérature du xxe siècle », 2021. Un vol. de 634 p.
Christian Buat, infatigable « maître-entoileur » du site remydegourmont.org, auteur (Remy de Gourmont, Pardès, 2014)et éditeur de nombreux volumes (Le Connétable, le Régent & son Ombre, Éditions du Frisson esthétique, 2008 ; Sixtine, roman de la vie cérébrale, Mercure de France, 2016, etc.) publie les Écrits guerriers (1914-1915) de Remy de Gourmont après avoir posé les bases de sa réflexion sur Gourmont et la Première Guerre mondiale dans « Un intellectuel coutançais dans la Tourmente : Remy de Gourmont » lors du colloque La Manche, la Basse-Normandie et les îles dans la Première guerre mondiale (1914-1918) (Coutances, 8, 9, 10 novembre 2008) dont les actes ont paru aux Éditions CHG Coutances en 2010 (p. 155-164).
À lui seul, le titre interroge. Il ne renvoie à aucun titre de l’auteur relatif à la Première Guerre mondiale (comme Pendant l’orage par exemple). Christian Buat en explique le choix comme signifiant, « tout bonnement », relatif à la guerre. Car, c’est connu, Gourmont ne compte pas parmi les va-t-en-guerre à la solde d’une propagande belliqueuse. Ses textes ici rassemblés visent à dresser une forme d’itinéraire intellectuel d’un observateur au milieu de la tourmente.
Christian Buat mène une démonstration très précise dans son introduction. Il laisse parfaitement sentir au lecteur à quel point il est familier de l’œuvre de Gourmont. Une démonstration au fil de laquelle il avance les arguments et les exemples en mesure de situer la position de Gourmont au moment du conflit. 493Lorsque celui-ci éclate, Gourmont, alors âgé de 56 ans, est en vacances à Coutances où il devra rester plus longtemps que prévu : « […] mais quelle ville, à la longue, et quel ennui ! », écrit-il à Alfred Vallette le 20 septembre 1914. Aussi accablé que préoccupé, il lui est impossible de travailler, de lire, d’écrire, « de jouir de ses pleines facultés intellectuelles quand la jeunesse d’un pays se bat contre un puissant ennemi » (« La Guerre et la littérature », 30 janvier 1915). Et pour écrire quoi ? « pour ne pas parler comme tout le monde, il faudrait se taire absolument. Et c’est peut-être une des choses les plus affreuses de cette situation que, pour ne pas penser comme tout le monde, il faudrait ne plus penser du tout. Alors on n’est plus soi-même » (« Ne dites pas… », 22 janvier 1915).
L’attitude de Gourmont pendant la guerre, « loin d’être un revirement […] s’inscrit dans la logique de sa pensée », selon Christian Buat. Elle s’inscrit également en réaction à la contrainte financière qui l’accable et qui caractérise, en somme, toute la vie de l’auteur. Une situation qui implique une soumission à un rythme quotidien d’écriture de billets du jour pour des périodiques qui rémunèrent encore, sans oublier l’expérience de la censure qu’il va s’employer à détourner au mieux. Christian Buat recommande de considérer l’attitude de Gourmont pendant la guerre sans le prisme du « Joujou patriotisme » où il s’en prenait, alors, aux revanchards et non à la Patrie. D’ailleurs, Gourmont, à l’automne 1914, porte sur « cet article de mauvaise polémique » un regard bien critique. Il faut avoir à l’esprit que Gourmont est doté d’un esprit mobile, en proie au doute, aux idées jamais définitives et « modelées par les événements, qui sont nos maîtres » (« Alsace-Lorraine »). Un tel caractère, replacé dans le contexte de l’époque, permet de saisir tous les enjeux de ses prises de position. Au moment du conflit, l’heure est à la défense et non plus au jeu avec les idées, la réalité requiert décence et soutien aux forces armées au front : « Ni patriote ni antipatriote, mais français, tel fut Gourmont […] Engagé contre la guerre, engagé pour la défense de la patrie et de la civilisation en danger », écrit Christian Buat.
La force de Gourmont se situe également dans sa capacité, durant le conflit, à en dépasser les limites, c’est-à-dire que nombre de ses écrits guerriers ne sont, en définitive, que des rappels aux charmes civilisationnels que sont les arts, les petits riens de la vie, la philosophie ou la littérature (« Un sculpteur », 14 novembre 1914, « L’însomnie », 22 mai 1915, « Fable », 7 juillet 1915, « Anite de Tégée », 6 septembre 1915).
Christian Buat scinde les textes en trois ensembles qui mettent en avant le poids médiatique de Gourmont, entre grande presse et revues, tant en France qu’à l’étranger : les textes parus dans le quotidien La France (« Idées du jour »), dans La Nación de Buenos-Aires (« Pendant la guerre. Lettres pour l’Argentine »), et enfin dans le Mercure de France (« Épilogues »). D’un point de vue quantitatif, cela représente beaucoup, un article par jour et par support périodique multiplié par le nombre de périodiques. Cette réalité quantitative est induite par une nécessité matérielle : celle d’écrire pour vivre, depuis longtemps sous-tendue par celle de vivre pour écrire. Au début du conflit, Gourmont se voit privé de ressources. Le Mercure – entre autres – cesse de paraître. Gourmont sollicite son réseau international, comme Richard Aldington, à qui il dit son « peu d’espoir présentement en France d’y voir rémunérer sa copie » et « songe quelquefois qu’un grand journal anglais ou une revue pourrait [lui] prendre des lettres sur l’état présent de Paris » (lettre du 19 octobre 1914).
494En fin de volume sont présentés quelques aspects de la réception critique de ces textes. Dans l’ensemble, la critique s’accorde à considérer le témoignage de Gourmont salutaire et bénéfique par ses hauteurs de vues.
Ce volume d’Écrits guerriers offre un aperçu de choix sur les premières années du conflit vécues de l’extérieur, avec bienveillance et ironie, alors que l’Europe, et le monde, renouent avec le sens du tragique.
Vincent Gogibu
Paola Codazzi, André Gide et la Grande Guerre – L’émergence d’un esprit européen. Genève, Droz, 2021. Un vol. de 296 p.
Il faut savoir gré à Paola Codazzi d’avoir fait de sa thèse ce livre dense et équilibré, dont l’expression fluide est au service d’un propos constamment riche et rigoureux. Ces qualités étaient nécessaires pour établir un panorama clair et complet d’une question dont un récent colloque consacré à André Gide, l’Européen (Classiques Garnier, 2019)a montré les multiples facettes. De sa jeunesse à sa mort, en effet, Gide n’a cessé de se sentir et de se vouloir européen. On pourrait ainsi être tenté d’inverser l’ordre du titre et du sous-titre de ce livre, dont le sujet, dépassant de loin le cadre 14-18, est bien « l’émergence d’un esprit européen » au cours de la première moitié du xxe siècle.
Le récit de la guerre s’inscrit au jour le jour dans le Journal : des simples enregistrements de faits de guerre, il passe progressivement à des comparaisons sur la psychologie des peuples qui s’affrontent ; les faits eux-mêmes sont rapportés sans empathie, observés comme des symptômes, avec le même esprit critique que pour la lecture des journaux, soupçonnés de parti-pris. Le Journal oscille ainsi entre « implication et distance », Gide préservant son individualité face à la sensibilité collective. Dans cette période, l’expérience du Foyer Franco-Belge et le journal qui la retrace tiennent une place particulière, illustrant la difficulté de concilier récit objectif et témoignage personnel. En revanche, en tant que rupture de l’ordre établi, la guerre permet à cette conscience de se réinventer, favorisant « l’éclosion d’une émotion, puis d’une idée : celle de l’Europe ».
La guerre a suscité l’espoir d’un monde nouveau, auquel peut participer une réorganisation de l’Europe. Partant d’un sentiment répandu autour de lui, Gide a vécu l’entrée en guerre comme l’occasion de régénérer une civilisation considérée comme vermoulue. Cette ère nouvelle ne peut s’obtenir que par l’accord de ce que chaque pays a de meilleur. Refusant autant le dénigrement de l’Allemagne qu’un universalisme à la Romain Rolland, il souhaite que s’affirme la complémentarité de ces deux pays. Vingt ans plus tard, alors que l’Europe glisse à nouveau vers la guerre, Gide traduit fictionnellement cette conception. Un petit texte écrit en 1935, Solidarité, inédit jusqu’en 2011, raconte un épisode de fraternisation entre un soldat allemand prisonnier et la famille normande où il est assigné comme travailleur. La même année, dans une suite finalement abandonnée de Geneviève, Gide exprime le même message d’entente supranationale. Dans ces conditions, l’Europe ne se donne pas comme une juxtaposition de nations, mais comme une entente intellectuelle et spirituelle qui est à construire, comme Gide l’exprime déjà en 1923 dans « L’Avenir de l’Europe ».
Gide, citoyen de l’Europe grâce à ses voyages, citoyen aussi d’une France cosmopolite, est naturellement porté à concevoir son identité comme un composé 495d’influences diverses. Paola Codazzi dresse une cartographie complète des réseaux pratiqués par Gide. Le premier, il s’y insère dès ses débuts littéraires, lorsqu’il profite de « l’osmose entre les salons parisiens et ceux de Bruxelles ou de Liège ». Après la guerre, sa participation au Disque vert, revue fondée par Franz Hellens, montre qu’il considère la Belgique, plutôt que la Suisse, comme « un balcon sur l’Europe ». C’est d’ailleurs par une Belge, Maria Van Rysselberghe, qu’il entre en contact avec le couple Mayrisch qui, au Luxembourg, va faire de son domaine de Colpach un laboratoire de l’Europe nouvelle. Et c’est encore sous l’impulsion d’Aline Mayrisch que Gide entre en rapport avec le romaniste allemand Ernst-Robert Curtius, et va entretenir un dialogue de plus de trente années.
Ce dialogue va se poursuivre dans un autre cercle, celui de Pontigny, dont les décades reprennent en 1922, constituant « une communauté d’esprits, une Europe intellectuelle dont Gide est le catalyseur ». L’année suivante il est rejoint par Heinrich Mann. Mais Gide est « tenant d’une Europe de l’esprit, fondée sur le partage d’un savoir commun », tandis que Mann réclame une Europe politique qui « doit à la fois se penser et se construire à travers un programme d’action ». La conception de Gide va trouver à s’illustrer en 1932, pour le centenaire de la mort de Goethe. Ce dernier représente parfaitement l’idéal supranational de Gide, qui voyait dans la circulation des idées et des œuvres un horizon satisfaisant, et encourageait pour cette raison toutes les entreprises de traduction des écrivains européens.
L’esprit européen de Gide ne se limite pas au dialogue franco-allemand. Ses voyages très nombreux permettent de tracer sa carte mentale de l’Europe, définie bien plus en fonction de ses affinités esthétiques et sensorielles que des données historiques et géographiques. Paola Codazzi envisage trois voyages essentiels, révélateurs a contrario de l’européanité de Gide. Il y a d’abord le voyage en Turquie de 1914, qui lui donne pour la première fois le sentiment d’être étranger aux régions parcourues, et en réaction de se sentir citoyen de la seule civilisation occidentale héritée de la Grèce. Cet accès de nationalisme s’explique par sa date, et il aurait été plus modéré dix ans plus tard, comme le montre le voyage au Congo de 1925 : « Des profondeurs du sol africain, [Gide] distingue dans la capacité à cultiver le divers l’un de ses atouts ». Enfin, le voyage en URSS, tout en confirmant l’identité à ses yeux entre Europe et civilisation occidentale, le persuade qu’il importe de dialoguer avec « l’âme slave » dont Dostoïevski est l’incarnation.
De l’opposition aux Déracinés de Barrès en 1897 jusqu’à « L’Avenir de l’Europe » en 1923, Gide s’efforce de cerner les caractéristiques de l’esprit français dans des déclarations, mais aussi des fictions. L’idée de diversité est ici essentielle, qui suppose que l’harmonie n’est pas une donnée originelle, mais reste à conquérir par les esprits capables d’équilibrer en eux les contraires, au lieu de s’enraciner dans un seul paysage. C’est cette capacité qui fait défaut à Alissa dans La Porte étroite, tandis qu’elle permet la réussite de Juliette. Pour autant, le cas de leur mère, la créole Lucile, semble indiquer les limites de ce que l’esprit français est capable d’assimiler. Et dans Les Faux-monnayeurs, le cas de la cosmopolite Lady Griffith montre les dangers d’un déracinement complet, déjà suggéré par le Lafcadio des Caves du Vatican. Sur le plan culturel, cela revient à prôner l’ouverture aux cultures étrangères sans perdre de vue la spécificité française. Ce que Gide conçoit à l’échelle de la France, il le prolonge à l’échelle de l’Europe : la richesse d’un ensemble, la France ou l’Europe, tient dans sa capacité à ne sacrifier aucune de 496ses parties, à les faire dialoguer au contraire, sachant que dans ce dialogue c’est un questionnement de la culture, et finalement de l’homme, qui est en jeu.
Dans Les Faux-monnayeurs, on trouve une réflexion sur l’individu et le groupe, les possibilités et les modalités de relations amicales, sans cesse menacées par l’insincérité et la difficulté de communiquer. La parfaite amitié apparaît alors comme le principe sur lequel fonder, comme celle des individus au sein d’une communauté, la vie des nations au sein d’un même continent. Cette amitié faite de connaissance de soi et de respect de l’autre, déjà proposée en 1919 dans les « Réflexions sur l’Allemagne », est développée et complétée au fil des ans. C’est ainsi qu’en 1947, Gide parcourt l’Allemagne et l’Autriche en ruines afin de prêcher à la jeunesse « la cohésion des peuples européens et de leurs traditions respectives, diverses donc parfaitement complémentaires ». Et Paola Codazzi de conclure : « La pensée de Gide […] fait appel à l’homme, aux hommes, à leur capacité de s’unir et d’agir en faveur d’un destin commun. […] Son Europe est à la fois avérée et à venir, et, par conséquent, toujours d’actualité ».
Pierre Masson
Joseph Kessel, Romans et récits. Sous la direction de Serge Linkès. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2020. Deux vol. de 1968 et 1808 p., accompagnés de l’Album Kessel de 256 p. conçu par Gilles Heuré.
Cette édition critique est le fruit du travail d’exploitation du fonds Kessel conservé à La Rochelle par une équipe de chercheurs constituée depuis 2018, trois ans après que le notaire de l’écrivain eut confié le soin de valoriser ces archives à Pascal Génot, l’un des ayants droit de l’auteur. Les éditeurs se sont fondés sur les manuscrits de la plupart des œuvres retenues et ils dévoilent des documents inédits ou méconnus pour éclairer leur genèse. L’œuvre de Joseph Kessel étant « colossale, […] multiforme et hétérogène », c’est un vrai tour de force d’avoir réussi à publier ces deux volumes après seulement deux ans de travail. Serge Linkès, le directeur de l’entreprise, note d’emblée qu’il y a encore « beaucoup à faire », ce qui laisse espérer que certains des textes écartés ici fassent prochainement l’objet d’une édition comparable. Car, si le choix de ces « romans et récits » témoigne de la variété des genres employés par l’auteur – dix romans, cinq reportages, trois nouvelles et un scénario de film –, certaines œuvres importantes et certains pans de l’univers kesseliens sont absents. C’est bien évidemment le lot de toute édition qui ne prétend pas à l’exhaustivité. Les éditeurs s’en expliquent pour les deux œuvres dont les « dossiers de genèse [sont] particulièrement complexes » : Le Tour du malheur, cycle romanesque couvrant l’histoire du xxe siècle qui, en raison de son ampleur, « nécessiterait un volume à soi seul », et Les Mains du miracle, récit rapportant comment le masseur Félix Kersten, médecin malgré lui de Himmler, se fit payer en obtenant la libération de prisonniers politiques et de Juifs promis à la mort. Aucune explication n’est donnée en revanche pour justifier la mise à l’écart de la veine russe (Les Rois aveugles ou Nuits de princes), des comptes rendus de procès (Pétain, Nuremberg, Eichmann) ou des textes consacrés à Israël (Terre d’amour et de feu ou Les Fils de l’impossible). À ces menues réserves près, les grandes œuvres de Kessel sont toutes présentes et avec elles chacun des thèmes qui lui sont chers, que l’on songe à l’aventure (Fortune carrée, Le Lion, Les Cavaliers), à la guerre (L’Équipage, 497Mary de Cork, Une Balle perdue, L’Armée des ombres, Le Bataillon du ciel), à l’aviation (L’Équipage, Vent de sable), à l’introspection (Les Captifs, Belle de jour, La Passante du Sans-Souci) ou à l’exotisme (La Piste fauve, La Vallée des rubis, Hong-Kong et Macao, Au grand Socco), sans oublier la dimension sensationnelle (Marchés d’esclaves) ou polémique (Makhno et sa juive) de certains textes, soit autant de déclinaisons de ce qui fait « l’essence même » de l’œuvre dans son ensemble, l’aventure, que celle-ci vaille pour elle-même dans des contrées lointaines ou face au danger, qu’elle soit intérieure et humaine ou qu’elle se réalise dans la guerre ou la révolte.
Au-delà de cette cohérence thématique, l’édition a pour ambition de donner à l’œuvre de Kessel la légitimité dont elle a longtemps manqué dans les cercles littéraires et auprès de la critique universitaire, du fait notamment des liens étroits entre l’écriture romanesque et l’écriture journalistique. Les éditeurs évoquent les différentes façons dont Kessel tisse le vécu et la fiction, en montrant comment ses reportages et ses romans s’interpénètrent. Si les premiers comportent une part de romanesque et si les seconds sont empreints d’une aura de mystère qui ressortit à la poétique feuilletonesque, cela n’inscrit pour autant ni les uns ni les autres dans la littérature industrielle car, dans les deux genres, Kessel use de ses talents de conteur : le reporter décrit en effet hommes et lieux de façon attachante et complexe et le romancier se livre à un travail de fictionnalisation et de stylisation quand il transpose sous forme romanesque un reportage. Celui-ci apparaît alors comme « une sorte d’avant-texte documentaire ». C’est le cas notamment dans les deux diptyques publiés ici, Marchés d’esclaves et Fortune carrée d’une part et La Piste fauve et Le Lion d’autre part, comme cela a déjà été étudié. Mais les éditeurs, qui tiennent à souligner le caractère éminemment romanesque de toutes les œuvres recueillies, à rebours d’une tendance critique qui fait primer leur valeur documentaire, ne se contentent pas de fonder leur commentaire sur des travaux existants pour indiquer les correspondances entre les reportages et les romans. Outre qu’ils étudient les modifications apportées aux articles quand le reportage paru dans la presse fut repris en volume, ils analysent la manière dont le texte fictionnel exploite les potentialités romanesques que le texte factuel contenait et ils montrent que l’élément central du reportage est « relégué à l’arrière-plan » dans le roman correspondant. La frontière est cependant si poreuse entre roman et reportage chez Kessel que la désignation générique de certaines de ses œuvres n’a rien d’évident. L’écrivain récuse les appellations « reportage littéraire », « roman reportage » et « roman de reportage » ; il leur préfère celle de « romans d’aventure réels » car elle insiste sur la part romanesque de ses récits sans les déprendre du contexte référentiel qui les a vu naître. La formule choisie par l’auteur témoigne de ce que, chez lui, le brouillage générique est souvent de mise. Cela a d’ailleurs entraîné deux fâcheuses confusions. Le romancier dut en effet indemniser l’administrateur de la réserve d’Amboseli, qui estimait que sa famille était peinte sous un jour défavorable dans Le Lion, et il alimenta bien malgré lui la rumeur visant un parachutiste accusé d’avoir donné ses camarades sous la torture en créant un personnage répondant à ces caractéristiques dans Le Bataillon du ciel. Méconnue, cette dernière œuvre présente un cas limite de la réécriture kesselienne. Le roman est né du remaniement d’un scénario de film et non de la transposition d’un reportage ; surtout, Kessel a confié la « mise en roman » de la trame très aboutie qu’il avait tissée à son neveu Maurice Druon, avec qui il avait coécrit Le Chant des partisans quatre ans plus tôt.
498Bien que ce recueil d’œuvres choisies, accompagné d’un Album richement illustré qui retrace la vie et la carrière de l’écrivain baroudeur, célèbre la personne et l’œuvre de Kessel, les éditeurs ne manquent jamais de signaler les faiblesses ou la légèreté dont l’auteur s’est rendu coupable. Si le reporter a parfois sacrifié au sensationnalisme ou à l’héroïsme, il lui est aussi arrivé d’adopter les stéréotypes de la littérature coloniale. La notice de Marchés d’esclaves présente longuement, avec nuance et justesse, la description des esclaves fondée sur des détails physiques avilissants guère éloignés du « racisme ordinaire ». Il est également rappelé que le romancier manqua de rigueur et d’impartialité au moment de dresser le portrait de l’anarchiste ukrainien Nestor Makhno, dépeint comme une brute sanguinaire et antisémite dans Makhno et sa juive. Bien que le personnage reste controversé, Kessel ne s’est appuyé que sur des sources douteuses, ce qui explique que la polémique ayant accompagné la publication de la nouvelle ne soit toujours pas éteinte. L’homme enfin ne laissa pas l’engagement de Mermoz dans les Croix-de-Feu entacher son amitié pour l’aviateur, alors qu’il rompit avec tous ses amis journalistes devenus fascistes ou antisémites.
Il faut mettre au crédit de cette riche édition le regard nouveau qu’elle pose sur l’œuvre de Kessel. L’exploitation du fonds conservé à La Rochelle permet en effet d’éclairer de manière inédite la genèse de certaines œuvres ainsi que le processus de création de l’écrivain. Alors que l’on pensait Le Lion imaginé d’après La Piste fauve, une fiche de room service datant de l’époque où le reporter élaborait ses articles et comportant une liste des personnages, quelques scènes et le plan du roman à venir, suggère que la trame du futur livre est née en même temps que le reportage. La réécriture ne repose donc pas seulement sur un simple système de réemplois, elle procède aussi du développement d’une ébauche gardée en réserve, l’écrivain concevant au même moment, à partir d’un même matériau, deux textes de nature différente, dont l’un est rédigé plus tard. L’analyse du manuscrit d’Une Balle perdue révèle quant à elle la façon dont l’auteur s’est très précisément basé sur les faits qu’il avait rapportés dans son reportage pour équilibrer l’intrigue de la nouvelle tout en respectant la chronologie des événements. En étudiant conjointement ce que le texte second doit à celui qui le portait en germe, les éditeurs adoptent ici la même démarche que celle qui domine dans la critique kesselienne, qu’ils connaissent bien comme en témoigne la bibliographie très complète placée à la fin du second volume. Dans le même esprit, en comparant différents états d’un même texte publié, ils mettent au jour les révisions apportées par Kessel d’une version à une autre. Ces corrections intervenant souvent tardivement montrent l’évolution du style de l’auteur, plus concis, plus nerveux et moins attaché aux explications psychologiques dans les éditions définitives d’Une Balle perdue et de La Passante du Sans-Souci, parues en 1964 et en 1968, respectivement trente et trente deux ans après les éditions originales.
À ce propos, on peut regretter que les variantes données dans les notes – du manuscrit à l’édition publiée ou d’une édition à une autre, pré-originales comprises – soient si peu nombreuses, d’autant que, comme le signale Gilles Heuré dans l’Album, « Kessel travaill[ait] ses textes » au point de charger ses manuscrits « d’innombrables repentirs et ratures ». Il aurait été intéressant de pouvoir en lire davantage pour appréhender mieux encore le processus créatif de Kessel. Cela aurait en outre réduit le déséquilibre surprenant entre les nombreuses notes réservées aux reportages et celles, plus rares, consacrées aux romans. Il 499faut signaler aussi que l’édition comporte quelques inexactitudes : la fusion de L’Équipage et du Repos de l’équipage a été réalisée en 1964, et non en 1969, dans un volume que les éditeurs tiennent pour une simple réédition des grands romans de Kessel ; le chapitre de L’Armée des ombres intitulé « Le champ de tir » a paru dans Fontaine à la fin de l’été ou au début de l’automne de 1943, et non en 1944, ce qui en fait une pré-originale ; le 4 décembre 1943, La Marseillaise a publié le chapitre 7 du même roman, « Une veillée de l’âge hitlérien », et non le quatrième, « Ces gens-là sont merveilleux ». Mais ces réserves sont mineures au regard de la tâche immense à laquelle se sont attelés les éditeurs et du temps dont ils ont disposé pour la mener à bien.
Elles n’altèrent en rien la valeur de cette édition, qui réside notamment dans la richesse et la variété des textes placés en appendice aux œuvres retenues. Les plus stimulants sont les inédits car ils contribuent à renouveler le regard sur l’œuvre de l’écrivain. Les éditeurs publient par exemple des extraits d’un vaste projet autobiographique datant des années 1970 et resté inachevé, dont les onze volumes conservés à La Rochelle ouvrent des perspectives aux chercheurs qui pourront les consulter. La nouvelle intitulée « Femme Congo », que Kessel paraissait considérer elle aussi comme inachevée et dont les éditeurs donnent une version amendable au gré de découvertes futures, est mise en regard de La Piste fauve. Sa publication et les précautions qui l’accompagnent sont représentatives de la démarche adoptée par l’équipe exploitant le fonds, dans la mesure où le travail de recherche entrepris pour établir cette édition critique appelle à être poursuivi et enrichi. À ce titre, ces deux volumes constituent moins une fin qu’un commencement. Ce n’est pas le moindre de leurs mérites car ils promettent une meilleure connaissance de l’œuvre de Kessel et ils laissent espérer d’autres publications à mesure que le fonds sera étudié.
Jonathan Barkate
François Cheng,Enfin le royaume. Quatrains. Édition introduite et commentée par Madeleine Bertaud. Genève, Droz, « Textes littéraires français », 2020. Un vol. de 323 p.
Rarement un écrivain immédiatement contemporain a été commenté avec autant de précision et de profondeur : François Cheng est de fait le premier écrivain vivant à être entré dans la collection des « Textes littéraires français ». Cela se justifie doublement : en raison du caractère propre à la poésie de François Cheng, chargée de symboles et de signification philosophique, et parce que le poète croise subtilement les deux cultures occidentale et chinoise. Madeleine Bertaud s’est imposée, depuis une quinzaine d’années, comme le principal commentateur de François Cheng, avec qui elle s’est abondamment entretenue, se faisant la confidente de sa riche pensée (qui déborde encore la richesse de ses livres) et de ses écrits (elle a pu consulter le manuscrit du recueil qu’elle édite), mais elle fait surtout entrer chaque ligne ou vers de l’écrivain en résonance avec l’ensemble de son œuvre, en résonance aussi avec la culture chinoise, notamment taoïste. La spécialiste du xviie siècle français a compris que Cheng n’est pas un traducteur de la pensée chinoise en français, mais que ces données se mêlent dans le mouvement d’une création continue, et dans la douce lumière d’« une spiritualité symbiosée » (p. 43).
500Après une chronologie biographique et un répertoire commenté des œuvres de François Cheng classées par genres, suivi d’une bibliographie critique, une Introduction nourrie (p. 27-62) retrace la tradition vivante du quatrain dans la civilisation chinoise depuis Confucius, quatrain qui s’offre à la fois comme un contenu à retenir et comme une forme à imiter, favorisant en effet la pratique de l’ellipse et le surgissement de métaphores. Chez François Cheng, le quatrain est lui-même une forme expatriée, puisque les premiers poèmes qu’il écrit dans ce format, durant les années 1958-1960, coïncident avec son assimilation pleine et entière de la langue et de la civilisation françaises, qui le conduira à l’Académie. Le quatrain concentre son choix d’établir sa langue poétique dans le français, parce que sa condensation constitue précisément « une sorte de métalangage, de langue au-dessus de la langue » (entretien cité p. 40). Avant le recueil Enfin le royaume, publié chez Gallimard en 2018, Madeleine Bertaud analyse la façon dont la forme du quatrain chemine à travers toute l’œuvre poétique de Cheng, en une présence tour à tour discrète, importante ou même massive. Pour le fond, ce qui justifie le commentaire nourri qui va accompagner chaque quatrain, c’est que la poésie de François Cheng n’est pas conçue comme une entreprise d’imitation, mais comme un acte de recréation (on songe à la co-naissance de Claudel), où spiritualité et esthétique se fondent harmonieusement. En partant des trois souffles que combine le taoïsme, le critique déploie la thématique poétique apparaissant dans le recueil, où la nostalgie, la voie, l’ouvert, et les deux trinômes vie-temps-mort et mort-temps-vie doivent être placés dans une perspective précise, et conduisent au concept de royaume, double royaume en fait, suivant que la mort est considérée comme un terme ou comme un commencement.
Dès lors, 144 quatrains plus un envoi se succèdent, accompagnés chacun d’un abondant commentaire (bénéficiant de suggestions de Cheng Pei, avec qui Madeleine Bertaud a publié un riche recueil sur François Cheng, à la croisée de la Chine et de l’Occident chez Droz en 2014), donnant à lire les textes sources, signalant la place antérieure qu’avait pu occuper telle pièce, situant de nombreux éléments par rapport à la biographie et à la philosophie de l’écrivain. Surtout, la cohérence dans la variété de l’œuvre de François Cheng se prête à une démarche interprétative comparable à la critique thématique de Jean-Pierre Richard, qui, même si elle n’est pas invoquée, porte ici tous ses fruits : bien des images multiplient et enrichissent leur sens d’être confrontées aux autres contextes dans lesquels elles sont apparues, de la poésie aux romans, aux traités, aux réflexions critiques, aux entretiens car la pensée de Cheng se prolonge tout uniment dans ces diverses dimensions : on pourra suivre ce cheminement à travers l’index thématique terminant le volume, faisant suite à celui des noms de personnes. C’est en quoi, même si Madeleine Bertaud avance que « ces poèmes ne se prêtent pas aux lectures formalistes » (p. 60-61), au sens où ce ne sont pas les comptages de structures qui donneront les clefs de cette œuvre, le critique tire le meilleur parti de ces abondantes superpositions, chaque apparition d’une image lui ajoutant un angle dont la somme permet d’apercevoir un sens complet. L’apparat des variantes s’appuie au besoin sur la reproduction du quatrain manuscrit ; la consultation du dossier indique encore le rapport entre la place du poème dans le recueil et sa date de composition, ce qui touche à la difficile question de la structure générale du livre. Les conversations privées entre l’auteur et son exégète font que l’écrivain accompagne notre lecture (on se souvient du dialogue entre Malraux et son commentateur Gaëtan Picon, dans la 501collection des « Écrivains de toujours »). De fait, ce recueil, publié sous une telle forme, demeurera un phénomène littéraire sur lequel on reviendra longtemps. Toute l’œuvre de Cheng, et même ses propres commentaires, sa philosophie, ainsi que toutes les interprétations qui ont été publiées sur lui, concourant à l’annotation, celle-ci propose au lecteur un vade mecum chengien comparable à l’essai principal de Madeleine Bertaud, François Cheng. Un cheminement vers la vie ouverte, publié en 2009 et réédité dans une version augmentée chez Hermann en 2011. Cet accompagnement montre que l’on aurait bien tort d’affirmer que la naissance du lecteur se paie de la mort théorique de l’auteur, car une fois réunies toutes les hypothèses émises par un lecteur solitaire devant cette poésie d’essence énigmatique (mais non hermétique), demeurerait la lacune laissée béante par la méconnaissance des intentions de l’auteur, qui proposent à la relecture envoûtée leur pluralité mystérieuse.
Luc Fraisse
Philippe Berthier, Amitiés d’écrivains. Entre gens du métier. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et Modernités »,2021. Un vol. de 360 p.
L’Avant-propos de l’ouvrage n’est pas loin d’en présenter le titre comme un oxymore. Parmi les querelles, les jalousies, les rancunes qui jalonnent notre histoire littéraire, Philippe Berthier a tout de même réussi à sélectionner seize « binômes » (voire un « trinôme » dans le cas de Gide, Louÿs et Valéry) qui ont, du début du xixe siècle jusqu’aux années 1960, offert « ce spectacle inattendu d’un écrivain qui soit sincèrement l’ami d’un autre écrivain ». Encore le mot « amitié » semble-t-il excessif pour désigner la confraternité qui a tardivement uni Stendhal et Balzac, à plus forte raison pour déguiser les relations alambiquées de Proust avec le comte de Montesquiou. Plusieurs couples se sont distendus ou tout à fait brouillés. Entre Hugo, prophète du progrès, et Vigny, qui confie à son Journal en 1858 : « Qu’ai-je besoin d’une chose vaine que l’on nomme espérance ? », le divorce s’est accompli en silence et à l’amiable. Entre Barbey d’Aurevilly et Baudelaire, « poètes intempestifs », s’est peu ou prou poursuivi un « dialogue biseauté » qui n’était peut-être qu’un malentendu. Les sentiers de Zola et de Huysmans avaient déjà bifurqué quand l’affaire Dreyfus les sépara d’un gouffre. Le « Je t’aime, moi non plus » de Stendhal et Mérimée a trouvé son épilogue dans le libelle que Mérimée intitula « H.B. »(Henri Beyle), comme pour signifier l’économie de compliments dont il userait à l’égard de celui qui s’était longuement extasié sur son Théâtre de Clara Gazul et lui avait confié, comme à un complice, le secret de l’intrigue d’Armance. À Flaubert, Philippe Berthier aurait peut-être accouplé Louis Bouilhet si celui-ci n’était mort trop tôt ; Maxime Du Camp lui a survécu et, aussi insupportable et indispensable que le Deslauriers de L’Éducation sentimentale, il a su épuiser avec son ancien compagnon de voyage les illusions de la jeunesse. Seul couple mixte de la liste, celui que forme le même Flaubert avec George Sand émeut d’autant plus qu’il était imprévisible. À celui qu’elle appelait son « cher vieux troubadour » (alors qu’elle était de dix-sept ans son aînée), la dame de Nohant a révélé, non qu’il avait du cœur, mais qu’il pouvait le mettre au jour sans abdiquer son génie.
Il arrive que des ressemblances trop étroites contrarient l’amitié (Stendhal et Mérimée). Le « vampirique » Chateaubriand et le si discret Joubert ont, à l’inverse, 502entretenu comme « en coulisses » une relation sans faille ; si Pauline de Beaumont ne s’était éteinte aussi jeune, le volume se serait enrichi d’un autre trinôme. Plus paradoxale encore l’amitié qui a uni le vibrionnant Cocteau et Max Jacob, le solitaire de Saint-Benoît ; la vie les éloigne, à la longue, au point que Max Jacob maugrée contre la gloire où s’étourdit Cocteau ; mais quand il est embarqué pour Drancy, le 29 février 1944, c’est à lui qu’il lance un ultime appel. Rivière et Alain-Fournier font plutôt l’effet de jumeaux auxquels la tragédie de la guerre a offert la plus émouvante des consécrations. Au terme d’un long silence, leurs souffrances ont réuni Fargue et Larbaud, jumeaux dans la maladie. Aux tempêtes du surréalisme a survécu l’« infracassable noyau » de l’amitié de Breton et de Péret. La fraternité de Char et de Camus s’est concrétisée dans La Postérité du soleil, objet poétique (textes et photos) où les mots de Camus figureraient sans dommage parmi les œuvres de son ami. « Avant de vous connaître, je me passais de la poésie », lui avoua-t-il un jour. S’il avait élu, afin de fuir Paris, ce coin de Provence où il repose aujourd’hui, le voisinage de Char y était pour beaucoup. À tous deux, la Résistance avait confirmé que le tragique de l’Histoire ne doit pas empêcher l’homme de croire au bonheur. On aurait aimé que le volume s’achevât sur leur chant d’espérance. Chronologie oblige, il se prolonge dans un lamento. Des années de l’Occupation, Chardonne et Morand ont retenu que le soleil n’a pas de postérité. Ces deux plumes, parmi les plus belles du siècle dernier, se sont conjuguées après la défaite de l’Allemagne pour remâcher leurs désillusions. S’il est vrai que Chardonne ne s’abandonne pas à l’antisémitisme de son ami et confesse une sorte de fascination pour celui que Morand s’obstine à appeler « Gaulle », ils s’attristent à l’unisson du crépuscule de leur monde et du naufrage de la littérature. S’attristent, vraiment ? « Le pire m’a toujours enchanté », écrit Morand.
Philippe Berthier revendique, dans son Avant-propos, le « caractère anthologique » de son livre. On n’y trouvera pas les références jugées de rigueur dans une étude universitaire, mais seulement une liste des ouvrages qui l’ont nourri et des biographies qui l’ont accompagné. Il faudrait avoir l’esprit chagrin pour le déplorer : piquant ou chaleureux selon les cas, le brio de l’auteur se serait mal accommodé d’un lourd appareil critique.
Pierre-Louis Rey
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-13166-3
- EAN: 9782406131663
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13166-3.p.0183
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-18-2022
- Periodicity: Quarterly
- Language: French