Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire littéraire de la France
2 – 2018, 118e année, n° 2. varia - Auteurs : Duché (Véronique), Magnien-Simonin (Catherine), Pantin (Isabelle), Giacomotto-Charra (Violaine), Charles (Lise), Bayle (Ariane), Igalens (Jean-Christophe), Kompanietz (Paul), Hodroge (Aline), Merello (Ida), Privat (Jean-Marie), Fougère (Marie-Ange), Ducrey (Guy), Mortelette (Yann), Blay (Philippe), Fraisse (Luc), Mourier (Maurice), Francillon (Roger), Siouffi (Gilles), Collomb (Michel), Sunnen (Myriam), Reggiani (Christelle), Didier (Béatrice)
- Pages : 449 à 502
- Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
L ’ Année rabelaisienne, no 1, 2017. Paris, Classiques Garnier. Un vol. de 499 p. (Gérard Milhe-Poutingon)
L ’ Invention de la vie privée et le modèle d ’ Horace. Sous la direction de Bénédicte Delignon, Nathalie Dauvois et Line Cottegnies, Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 477 p. (Jean Balsamo)
Littératures d ’ hier, publics d ’ aujourd ’ hui. Sous la direction de Véronique Lochert et Anne Réach-Ngô. Littératures classiques, no 91, 2016. Un vol. de 206 p. (Zoé Schweitzer)
L ’ Épithète, la rime et la raison, La lexicographie poétique en Europe, xvi e - xvii e siècles. Sous la direction de Sophie Hache et Anne-Pascale Pouey-Mounou. Paris, Classiques Garnier, 2015. Un vol. de 445 p. (Odile Leclercq)
Les Voies du « genre ». Rapports de sexe et rôles sexués ( xvi e - xviii e s.). Littératures classiques,no 90, 2016. Sous la direction de Florence Lotterie. Un vol. de 175 p. (Sarah Nancy)
Grihl, Écriture et action, xviie-xixe siècle, une enquête collective. Paris, Éditions de l’EHESS, 2016. Un vol. de 290 p. (Éric Méchoulan)
Revue Voltaire, no 17 (L’Affaire La Barre). Sous la direction de Myrtille Méricam-Bourdet. Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2017. Un vol. de 363 p. (Michel Brix)
Casanova. « Écrire à tort et à travers ». Sous la direction de Raphaëlle Brin. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2016. Un vol. de 204 p. (Cyril Frances)
George Sand et l ’ idéal. Une recherche en écriture. Textes réunis et présentés par Damien Zanone. Paris, Honoré Champion, « Littérature et Genre », 2017. Un vol. de 470 p. (Guillaume Milet)
Gustave Flaubert, no 8, Salammbô dans les arts. Sous la direction de Gisèle 450Séginger. La Revue des lettres modernes, Paris, Classiques Garnier, Lettres modernes Minard, 2016. Un vol. de 383 p. (Nadia Fartas)
Le xviii e siècle des Goncourt. Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, no 23, 2016-2017. Un vol. de 161 p. (Anne Coudreuse)
Le Moment réaliste. Un tournant de l ’ ethnologie. Sous la direction de Daniel Fabre et Marie Scarpa. Presses universitaires de Nancy, collection « EthnocritiqueS », 2017. Un vol. de 315 p. (Corinne Saminadayar-Perrin)
Le Chemin des correspondances et le champ poétique. À la mémoire de M. Pakenham. Sous la direction de Steve Murphy. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2016. Un vol. de 705 p. (Julien Schuh)
Périples et parages. L ’ œuvre de Frédéric Jacques Temple.Sous la direction de Marie-Paule Berranger, Pierre-Marie Héron et Claude Leroy. Paris, Hermann, « Colloques de Cerisy », 2016. Un vol. de 500 p. (Laure Michel)
Laetitia Dion, Histoires de mariage. Le mariage dans la fiction narrative française (1515-1559). Paris, Classiques Garnier, 2017, « Bibliothèque de la Renaissance », no 16. Un vol. de 587 p.
Alors que deux colloques récents (« Le mariage dans l’Europe des xvie et xviie siècles : réalités et représentations », Nancy, 2001 ; « Le mariage dans la littérature narrative avant 1800 », XXIe colloque de la SATOR, Paris, 2007) avaient renouvelé l’intérêt pour la thématique matrimoniale, c’est une thèse de doctorat, approfondissant l’analyse et soutenue en 2012, qui vient de faire l’objet d’une publication.
Ces Histoires de mariage renvoient à l’histoire de l’institution autant qu’aux histoires racontant la formation d’un lien ou la vie d’un couple marié (p. 13), à une époque où le mariage se trouve au cœur de nombreuses controverses théologico-politiques et connaît de profondes mutations. S’inscrivant à la fois dans le champ de l’histoire des idées et des représentations et dans celui de l’analyse littéraire, l’étude vise à montrer que « le thème du mariage est un des facteurs de renouvellement de la fiction narrative en prose en France dans les deux premiers tiers du xvie siècle et qu’il contribue ainsi aux mutations du genre du récit bref et à l’émergence de formes romanesques originales » (p. 19). Elle s’appuie sur un corpus primaire constitué de douze textes publiés entre 1515 et 1559, et où le thème du mariage « [fait] l’objet d’un véritable développement actionnel et l’enjeu d’une tension narrative » (p. 25).
Structurée en trois étapes, l’étude évoque d’abord le contexte institutionnel, idéologique et culturel dans lequel les textes du corpus sont écrits. Explorant les domaines de l’anthropologie, de l’histoire (histoire du droit, histoire politique, tout comme histoire des idées) et des Gender studies, elle met en évidence la « crise du xvie siècle », selon l’expression de J. Gaudemet, que connaît l’institution du mariage à l’aube de la Renaissance (p. 57-89) et dont témoignent les écrits des lettrés tout comme la littérature fictionnelle non narrative (p. 91-139). Après ce préambule, les « Composantes des histoires de mariage » sont analysées grâce à une réinscription des œuvres du corpus dans un ensemble plus vaste. Une typologie des situations matrimoniales mises en scène – « mariage clandestin, mariage arrangé et/ou déséquilibré, nuit de noces, adultère, sexualité conjugale, bonheurs 451ou querelles domestiques) » (p. 145) – est ainsi dressée. Enfin une troisième partie se consacre à la « poétique des histoires de mariage » et analyse la construction des intrigues et des personnages pour placer le mariage « au cœur des innovations du genre narratif ». L’auteur suggère que « l’accent mis sur le conflit opposant le sujet amoureux aux attentes de la société » et « le glissement de la situation d’un désir adultère à celle du mariage clandestin et du mariage forcé » (p. 413) sont les symptômes d’une mutation du genre romanesque sentimental. Elle conclut en affirmant que la question du mariage et les enjeux qui lui sont liés à la Renaissance constituent un ferment favorable à l’apparition de structures narratives nouvelles. La thématique matrimoniale est selon elle au cœur de l’émergence « d’un nouveau type de récits brefs, centrés sur une matière sentimentale, sérieuse et pathétique » (p. 533).
L’étude, vaste dans son ampleur et dans son ambition, est convaincante et finement menée, ménageant habilement transitions et conclusions. Certaines analyses littéraires mériteraient cependant d’être raccourcies par un système de renvois – par exemple la nouvelle 45 de l’Heptaméron est longuement examinée p. 308-309 puis de nouveau p. 519-520. Et si le panorama de la seconde partie embrasse un large corpus (évoquant par exemple l’Érec et Énide de Chrétien de Troyes p. 300-301), il néglige un certain nombre de fictions narratives publiées dans les années 1515-1559 – plusieurs novelas sentimentales traduites de l’espagnol sont ignorées, notamment le best-seller que représente l’Histoire d’Aurelio et Isabelle de Juan de Flores, ou encore la continuation de la Fiammette de Boccace par le même auteur. De même, l’Eurial et Lucresse de Piccolomini ne fait l’objet d’aucune analyse. Enfin prolonger l’étude d’Amadis au-delà du premier livre permettrait de nuancer l’« exténuation de la narration une fois les protagonistes mariés ».
Les critères de sélection du corpus primaire pourraient également être interrogés. Les Histoires tragiques constituent-elles une « composition » française ? Boaistuau s’affranchit-il davantage de ses sources que Berthault de la Grise par exemple, le « traducteur » de la Penitencia de amor d’Urrea ?
Il reste que cette étude s’avère indispensable et devrait figurer dans toute bonne bibliothèque.
Véronique Duché
François Roudaut, Sur le sonnet 31 des Regrets, Éléments d’histoire des idées à la Renaissance. Paris, Classiques Garnier, 2014, « Études et Essais sur la Renaissance », no 105. Un vol. de 273 p.
Deux cent soixante-treize pages pour quatorze vers, voilà ce que nous propose François Roudaut avec ce livre. Bien sûr ce ne sont pas n’importe quels vers. Il s’agit en effet – ce que le titre n’indique pas forcément pour ceux qui ne sont pas spécialistes des Regrets ou de Du Bellay – du fameux sonnet « Heureux qui comme Ulysse ». Autant dire du plus fameux sonnet de l’un des deux plus fameux recueils du poète, sonnet traduit en anglais, allemand, italien, espagnol et japonais, chanté, du moins pour son célèbre incipit et quelques vers suivants, par Georges Brassens en 1970, par Ridan qui en fit un succès en 2007, et surtout fréquenté par tous les bacheliers et leurs professeurs en une foison d’explications de textes qu’on peut 452trouver sur le net. Le sonnet 31 a aussi suscité des commentaires savants, mais moins nombreux qu’on ne pourrait l’imaginer. La quête minutieuse des sources a fait émerger, à côté de l’intertexte homérique ou ovidien ainsi que de la réécriture par le poète de son élégie Patriæ desiderium, le De legibus de Cicéron et un poème de Claudien (Imre Trencsényi-Waldapfel, Bull. de l’Assoc. Guillaume Budé, 1959, 522-526 et Marc Bizer, Romance Notes, 2002, XLII, 3, 371-375). Guy Demerson en 1972 (La Mythologie classique dans l’œuvre lyrique de la Pléiade, Genève, Droz, 1972) et G. Hugo Tucker une décennie plus tard (French Studies, XXXVI, 1982, 385-396) ont tenté de dépoussiérer l’interprétation du sonnet en soutenant que les comparaisons d’ouverture avec Ulysse puis Jason invitent à l’évidence le lecteur suffisant à une lecture ironique de la pièce entière.
François Roudaut connaît bien Les Regrets. Après son Joachim Du Bellay Les Regrets (Paris, PUF, 1995) destiné en 1994-1995 aux étudiants des agrégations de Lettres, il en avait procuré une édition (Paris, LGF, 2002). Ce n’est donc pas en profane qu’il s’est lancé dans la rédaction de son commentaire, mot qui figure en titre courant en belle page, et activité qui a ses lettres de noblesse depuis l’Antiquité, comme ses détracteurs depuis tout aussi longtemps, et de célèbres au xvie siècle. Sa démarche personnelle, exposée dans l’avant-propos, a été de construire, selon lui plutôt de reconstruire, la « circonscription », infiniment plus fournie et complexe que le texte en soi, de tous les textes antiques et contemporains virtuellement à la disposition des lettrés de cette époque-là et où, en effet, un poète cultivé tel Du Bellay pouvait puiser, sciemment ou à son insu, pour écrire ce sonnet 31, reconstruction qui finit par constituer une sorte d’« introduction à l’histoire des idées au xvie siècle ». Le commentaire proprement dit du sonnet 31 s’organise en quinze chapitres ou degrés, l’ordre (situation de la pièce dans le recueil en général, dans son contexte proche et en elle-même) ouvrant la marche. Succèdent les chapitres « Une vie heureuse » (sources antiques et chrétiennes avec les attentes du lecteur), « Des reprises » (par Du Bellay lui-même dans ses propres pièces latines ou françaises, et dans le dialogue avec Ronsard), et « Deux héros », Ulysse et Jason. Pour ces deux figures marquantes, F. Roudaut rappelle l’usage qu’en firent auteurs antiques et médiévaux, et récuse page 85 en une seule note, longue il est vrai, les interprétations ironiques ou antiphrastiques données par G. Demerson et G. Hugo Tucker. On aurait aimé que soit incluse dans le commentaire une réfutation fournie de cette thèse séduisante, la seule révolution qui ait affecté la signification du sonnet 31, même si, étayée sur un ou des faux-sens, elle aboutit à une impasse herméneutique. Il est vrai que F. Roudaut s’attaque, pages 84-94, sans refuser l’obstacle mais sans non plus emporter notre pleine conviction, à justifier l’épithète « beau » apposée au voyage, ce monosyllabe qui reste la difficulté majeure de ce texte. « Deux navigations » (le poète-Ulysse projette de retourner au port), « Un exil » (prélude à l’unité retrouvée), « Des émotions » (pathos, modalité élégiaque), « Deux Rome » (Roma antiqua / Rome contemporaine ; Rome chrétienne / Rome païenne ou mondaine), « Un foyer » et « Des désirs » (de solitude et de retraite) : autant de chapitres qui rassemblent, confirment et développent les analyses contemporaines de ces thèmes. « Un parallèle » examine la comparaison, dans les tercets, de l’Anjou à Rome en rappelant son substrat rhétorique (Quintilien), philosophique (Sénèque, saint Augustin) et poétique (Virgile, Ovide). « Du Marbre » et « Un Tibre » renvoient à la translatio studii et imperii et à Horace, s’appuyant sur les travaux d’Enrico Fenzi, d’Olivier Millet, de Perrine Galand-Hallyn et de Francis Goyet. Après le chapitre 453intitulé « La douceur », angevine bien sûr, qui montre que Du Bellay a repris pour les réinvestir d’un nouveau sens les formules que les poètes latins réservaient à Rome, « Recommencement » conclut sur l’aboutissement, cyclique, de la quête du sens. Lequel ? Pour F. Roudaut ce sonnet 31 est finalement un travail de mémoire douloureux dans lequel « diffracté, le moi du poète se retrouve à la rencontre de textes paraphrasés, commentés ». Est-ce bien nouveau ? Fallait-il pour en arriver là naviguer si longtemps et amonceler autant de références ?
Énorme amas d’érudition, en effet, que ces pages : on peut en juger, outre à la proportion entre l’objet examiné et son commentaire, aux notes qui occupent souvent le tiers, voire la moitié ou plus de la page imprimée (l’auteur s’en justifie p. 35) ; en juger aussi à l’index nominum comptant plus de six cents entrées également partagées entre Antiquité, Renaissance et critique moderne, et témoignant du nombre et de la diversité des textes cités, utilisés ou convoqués : philosophie antique, médiévale, renaissante et contemporaine ; histoire de l’art ; critique littéraire. C’est bien un commentaire que cet ouvrage construit « avec pour guide le travail admirable de Jean Pépin sur le premier chapitre de l’Hexaméron de saint Ambroise » (p. 34), et pour devise le mot de Lucien Febvre « comprendre c’est compliquer » (cité ibidem). Mais vu en tant qu’usuel à consulter, ce à quoi nous invite son sous-titre, l’ouvrage permet de lire de nombreux textes, parfois peu accessibles, que F. Roudaut cite largement, toujours en version française, dans ses notes ; de faire le point sur certaines notions ou thèmes récurrents de la poésie de Du Bellay répertoriés dans l’index rerum (âme, douceur, élégie, mémoire, nature, patrie …) ; de repérer dans l’index nominum les pages nombreuses renvoyant à Jason ou Ulysse, par exemple, et de mesurer la variété des lectures mises en œuvre. Une bibliographie, au moins partielle, des travaux ou des pages d’ouvrages précisément consacrés au sonnet eût permis de mieux évaluer les nouveautés apportées par ce travail dont l’originalité générique est cependant incontestable.
Catherine Magnien-Simonin
Pontus de Tyard, Œuvres complètes, tome III : Mantice, ou discours de la vérité de divination par astrologie. Édition par Jean Céard. Paris, Classiques Garnier, 2014, « Textes de la Renaissance », no 191. Un vol. de 232 p.
Mantice est le troisième et dernier des dialogues philosophiques de Pontus de Tyard consacrés au cosmos et à la relation entre le ciel et la terre. Publié pour la première fois en 1558, il succède au Discours du temps, de l’an et de ses parties (1556) et à L’Univers (1557), plus tard divisé en Premier Curieux et Second Curieux. Comme ces précédents ouvrages, il consiste en un dialogue entre des personnages défendant chacun un point de vue. Cependant, dans Mantice, le dialogisme se limite essentiellement à une opposition entre deux longs discours. Celui du Curieux (philosophe et mathématicien, déjà apparu dans L’Univers, hostile à toute explication par les causes occultes) développe d’abord une réfutation systématique de l’astrologie qui puise largement (mais pas exclusivement) dans les Disputationes de Pic de la Mirandole contre l’astrologie divinatoire. Il est suivi par celui de Mantice (un « amy » du narrateur, « excellent en ceste profession » 454d’astrologie), qui répond à chaque point pour construire au contraire une apologie de la science des jugements célestes. Ici se manifeste la grande originalité de Tyard qui réunit des argumentations habituellement séparées : la littérature astrologique est fondamentalement monologique et divisée en deux camps irréconciliables, celui des adversaires et celui des partisans. Le troisième personnage, nommé le Solitaire, est censé être le rapporteur de ces propos. Ce personnage est le seul qui apparaisse (dans le rôle de narrateur et secrétaire, en même temps que dans celui d’interlocuteur) dans la série entière des dialogues de Tyard, du Solitaire premier (1552) à Mantice. Cela confirme qu’il a un lien privilégié avec l’auteur. Mantice est d’ailleurs signé par une devise dont on peut supposer qu’elle est la sienne, en même temps que celle de Tyard, Solitudo mihi provincia est. Il n’intervient qu’à la fin, sollicité par le Curieux. Il avoue alors sa longue passion pour l’astrologie, mais aussi sa déception face à l’incapacité des praticiens à surmonter incohérences, désaccords et incertitudes. Devant la réaction dépitée de Mantice, il précise sa position : sans refuser, comme le Curieux, l’idée de « l’influence » des astres, il ne peut « embrasser de bon cœur la Judiciaire, avant que les mouvements [célestes] soient bien exactement cogneuz » et toute la discipline dûment réformée, ce qui renvoie la réponse à la question à un futur éloigné.
Jean Céard a déjà donné, pour la série des Œuvres complètes de Tyard, dirigée par Eva Kushner, une édition du Premier Curieux qui renouvelle profondément notre connaissance et notre compréhension de ce texte en mettant au jour les instruments de travail et les méthodes de documentation et de citation de son auteur. Pour Mantice, une difficulté particulière se présentait : l’existence de l’excellente édition de Sylviane Bokdam, parue chez Droz en 1990, avec une riche introduction et une annotation qui mène très loin l’identification des sources de Tyard. Jean Céard n’a pas cherché à différencier à tout prix la nouvelle édition de la précédente. Le choix du texte de base est le même (celui de la version finale, publiée en 1587, complétée par les ajouts manuscrits inscrits par Tyard sur un exemplaire désormais conservé à Troyes, en vue d’une réédition qui n’eut pas lieu), parce qu’il permet le mieux de montrer l’évolution du texte, réimprimé en 1573 et 1587, et augmenté à chaque fois. La présentation du texte et de ses variantes (les notes étant rassemblées à la fin) est d’ailleurs nettement plus claire qu’en 1990, notamment grâce à un format plus confortable qui permet de reproduire les manchettes dans leur disposition originale.
Dans son introduction, Jean Céard résume, de façon ferme et limpide, les étapes de la progression du dialogue, et éclaire les arguments produits ainsi que leurs sources majeures. C’est extrêmement précieux, vu la densité et la technicité d’un texte qui court de la première à la dernière page sans le repos d’un seul alinéa (le choix typographique de Tyard a été respecté). Ce résumé s’accompagne d’une réflexion sur le sens du dialogue, dans son évolution – à quoi concourent aussi l’analyse des éléments significatifs du dispositif éditorial des éditions successives (notons que les pièces liminaires des éditions de 1558 et 1573 sont intégralement reproduites dans un appendice), et une mise en contexte plus large. Jean Céard remarque notamment que Tyard, qui a corrigé et augmenté son texte jusqu’à la fin de sa vie, n’a pas cherché à actualiser les données chronologiques et astronomiques qu’utilisent les personnages dans leur argumentation – ce qui lui aurait été facile. Dans ce dialogue où la précision des observations et la capacité de l’astronomie à progresser est l’un des points cruciaux qui font débat, cette abstention est sûrement 455significative pour évaluer le sens de l’œuvre, et la façon dont Tyard s’y impliquait. Est peut-être souligné ainsi, comme le suggère Jean Céard, le caractère de toute façon « provisoire » du savoir que son livre expose.
L’annotation couvre quelque soixante-dix pages serrées. Elle éclaire les allusions et résout efficacement les difficultés du texte, notamment pour tout ce qui touche l’astronomie et l’astrologie, et surtout, au-delà de ce que laisse attendre la déclaration modeste de l’éditeur au début de l’introduction, elle complète considérablement « l’inventaire des sources réelles de Tyard ». Entre autres précieuses trouvailles, Jean Céard montre que Tyard, dans une addition de 1587, a mis dans la bouche de Mantice de longs passages de la Bibliotheca sacra de Sixte de Sienne, somme exégétique la plus influente à la fin du xvie siècle, dans l’Europe de la Contre-Réforme (Tyard en possédait l’édition de 1575). L’ajout correspond à un moment essentiel du plaidoyer pour l’astrologie où est examinée et évaluée la relation entre la vie du Christ et les configurations astrales (p. 119-120).
Complétée par un lexique, une bibliographie et un indispensable index, la remarquable édition de Jean Céard permet donc de s’approprier une œuvre dense, complexe et parfois déconcertante, à la fois puissamment originale et représentative des idées sur l’astrologie dans la seconde moitié du xvie siècle. Elle permet aussi de saisir la signification de son évolution, de 1558 à 1587. Pontus de Tyard a digéré l’héritage antique et médiéval, mais aussi les apports du débat renouvelé à la Renaissance entre ennemis (Pic de la Mirandole) et partisans (Ficin, Melanchthon et ses disciples) de l’astrologie. Continuant dans sa vieillesse à augmenter son ouvrage original, dont il ne renie rien, il sait aussi transmettre son point de vue propre : celui d’un prélat de la Contre-Réforme, loyal dans la défense de l’orthodoxie, mais jamais oublieux (ni repentant) des curiosités qui l’ont passionnément occupé une grande partie de sa vie.
Isabelle Pantin
Pontus de Tyard, Œuvres complètes, t. IV, 2, sous la direction d’Eva Kushner : Le Second Curieux. Édition de François Roudaut. Paris, Classiques Garnier, 2013. Un vol. de 408 p.
Après l’édition lumineuse donnée par Jean Céard du Premier Curieux de Pontus de Tyard (t. IV, 1), c’est au tour du Second Curieux d’être édité et commenté par François Roudaut. Ces deux Curieux étaient à l’origine réunis dans le même ouvrage, sous le titre de L’Univers, ou Discours des parties, et de la nature du monde (1557) ; Tyard les a séparés et amplifiés en 1578, en conservant à chacun ce qui était dans la première édition une forme de sous-titre : A sçavoir, le premier Curieux, traittant des choses materielles : et le second Curieux, des choses intellectuelles. Voici donc désormais ce Second Curieux, établi par F. Roudaut sur la dernière édition du texte (Abel l’Angelier, Paris, 1587), à partir d’un exemplaire qui conserve un nombre important de corrections manuscrites portées par Tyard, qui projetait une nouvelle édition que la mort a empêchée.
Le Second Curieux n’est pas le texte de Tyard le plus facile. Il propose en effet une dense synthèse des connaissances des « choses intellectuelles », soit les questions de l’âme humaine et de son origine, de la ressemblance de l’homme au macrocosme, de la connaissance de Dieu – avec les difficultés qu’un tel débat 456peut susciter entre les philosophes –, et pour finir les « opinions sur la creation du monde » et le débat sur la thèse de l’immortalité des cieux. Le texte de Tyard n’est pas long : dans le volume de F. Roudaut, qui compte 408 pages, il occupe les pages 125-187. C’est dire si sa lecture demandait un apparat critique nécessairement important en quantité et qualité.
La question, d’ailleurs, n’est pas nouvelle, et Tyard, qui craignait que son texte ne rencontrât pas un très grand succès (ce qui se confirma), mettait en avant dans son Adresse au Roi, non la difficulté intrinsèque de l’ouvrage, mais le peu d’appétence des lecteurs francisants de son temps pour des sujets ardus, ainsi que la difficulté pour l’auteur à trouver le style adéquat à leur expression. Le Second Curieux n’est pas très difficile à lire, car Tyard s’est efforcé d’y développer, par la voix du devisant principal, le Curieux, d’indéniables qualités pédagogiques, d’autant plus importantes qu’il était attentif à la question de l’éducation de la noblesse à la philosophie autant qu’à la dialectique et à la rhétorique. Le principe même du texte (il expose et confronte les opinions des diverses écoles philosophiques sur les sujets abordés) rend en revanche nécessaire pour le lecteur d’aujourd’hui comme d’hier de pouvoir naviguer sans trop de difficultés entre « la secte des Pythagoriciens » et celles des « Academiques, Stoïques, et Peripatetiques », sans compter les Épicuriens, les Sceptiques et les disciples d’Hermès Trismégiste. On y trouve tout un lexique venu de la philosophie, des termes en grecs, parfois en hébreu : bref, c’est un texte pour lecteur agile et il aurait été dommage que seuls les spécialistes de la Renaissance y soient sensibles. F. Roudaut prépare de ce fait la lecture du texte par une très substantielle introduction (à peine moins de 120 pages) et 149 pages de notes, regroupées à la suite du texte (disposition que l’on peut regretter, car elle force à d’incessants allers-et-retours).
Ce modeste inconvénient mis à part, il faut saluer la très grande qualité de cette édition et de la somme, colossale, de références, de citations, d’explications claires et précises, apportée au Second Curieux, mais aussi, et c’est particulièrement bienvenu, au contexte de sa publication, ou plutôt de sa réédition dans les années 1578 puis 1587. F. Roudaut consacre un développement à l’analyse de l’Adresse au Roi, dont l’importance est signalée par le fait qu’elle vient rompre de manière artificielle la fiction d’un dialogue qui passerait naturellement de l’examen de la physique, dans le Premier Curieux, à des questions plus nettement métaphysiques dans le Second. La confrontation des opinions, signe d’ouverture traditionnellement associé au recours à la forme du dialogue, est aussi instrument de formation et d’éducation, et F. Roudaut a raison de souligner que cette Adresse « fait partie d’un dispositif général de propagande » (p. 15). Dans ce dispositif, Tyard entend prendre place en usant d’un scepticisme « vu comme un effort pour comprendre le monde en liant physique et métaphysique », autant qu’en participant à l’élaboration linguistique et stylistique d’un illustre français, capable de traiter de philosophie, enjeu littéraire mais aussi et peut-être surtout politique et même, dit F. Roudaut, « ontologique » (p. 18-19).
Il est difficile d’évoquer ici en peu de mots tout ce que cette édition apporte au lecteur. Saluons l’effort pédagogique autant qu’érudit de F. Roudaut : un plan très détaillé du dialogue permet d’en repérer les articulations, qui ne sont pas toujours immédiatement visibles à la lecture, F. Roudaut soulignant le fait que l’ouvrage se présente plus comme un exposé mené par le seul Curieux, rarement interrompu, que comme un véritable dialogue. La question, cruciale, des sources du texte puis 457l’analyse de ce dernier forment les parties les plus importantes de l’introduction, elles constituent un apport remarquable à la compréhension du traité. F. Roudaut identifie tous les textes sources (ce qui n’est pas aisé, car Tyard cite rarement les auteurs auxquels il emprunte), montre pour quelles raisons elles ont été utilisées et quel est leur rôle dans l’élaboration des divers niveaux de l’œuvre. Un travail très minutieux est mené sur l’utilisation qu’a fait Tyard de sa bibliothèque philosophique, qui permet de dégager, parmi une multiplicité de textes utilisés, les références majeures du dialogue. Les quatre noms ainsi mis en lumière, Francesco Zorzi, Sextus Empiricus, Philon d’Alexandrie et Agostino Steuco donnent une idée de la complexité du paysage intellectuel qui se déploie dans le Second Curieux.
C’est sans doute la raison pour laquelle la majeure partie de cette introduction (p. 47-122) est consacrée à l’exposition d’« Éléments pour l’analyse du Second Curieux », grâce auxquels nous sommes guidés pas-à-pas en une forme de pré-lecture du texte. F. Roudaut explique ici successivement, dans l’ordre où elles se présentent, chacune des grandes étapes du traité de Pontus de Tyard, en éclairant le fond mais aussi les articulations de la pensée, les omissions et les silences, la structure dialogique aussi bien que les stratégies d’écriture. Le lecteur a en quelque sorte compris le texte de Tyard et ses enjeux avant d’en entamer la lecture, selon un principe qui reproduit ce que les gloses des commentaires philosophiques de la Renaissance pouvaient produire de meilleur. Les notes, qui prennent donc place après le texte, l’éclairent d’une autre façon : on y trouve en particulier les citations précises et complètes des textes utilisés par Tyard, ainsi que des renvois non moins exhaustifs à ses autres textes. Les deux dispositifs érudits qui encadrent ainsi le traité proprement dit se répondent et se complètent sans se répéter, et ménagent une avancée croissante dans l’érudition. L’ensemble est complété par une annexe, qui reproduit les tables des matières des éditions anciennes du traité et l’index thématique que Tyard avait lui-même établi, un glossaire, une bibliographie et un index des noms propres.
Cette édition, on l’aura compris, est remarquable : elle fait de tout lecteur potentiel un lecteur apte à dialoguer avec le Curieux.
Violaine Giacomotto-Charra
Maurice Scève, Microcosme, Œuvres complètes, t. V. Édition de Michèle Clément. Paris, Classiques Garnier, 2013. Un vol. de 389 p.
« Ainsi errant dessous ce cours Solaire / Tardif je tasche inutile à te plaire / Ne mendiant de toy autre faveur ».Au seuil de Microcosme, l’Avis au lecteur de Maurice Scève révèle un poète désireux de plaire mais non d’être utile, ne craignant pas de contredire Horace. Prescience de la postérité ambiguë et amère d’un texte qui, si l’on se fie à l’histoire de sa réception, a en son temps comme au nôtre, réussi à ne pas être utile, mais semble malheureusement avoir échoué à plaire. Une nouvelle édition du Microcosme était nécessaire pour dissiper ce vieux malentendu et aussi pour accomplir le programme laissé ouvert par Enzo Giudici en 1976 (dans la seule édition critique avant celle de Michèle Clément), qui écrivait : « notre travail s’est donc borné à reproduire, aussi scrupuleusement que possible, le texte de 1562. […] Pour ce qui concerne notre commentaire du poème, il serait démesuré, s’il devait être exhaustif : nous sommes obligés de 458renvoyer pour cela aux savantes recherches de M. Saulnier, de M. Weber, de M. Staub, de M. Hawigara et du regretté A. M. Schmidt. Une édition moderne commentée du Microcosme est très souhaitable ». Texte difficile et mal aimé, offert au lecteur contemporain en 1976, mais de l’avis même de son éditeur scientifique, sans l’apparat critique nécessaire à une lecture de fond, tant l’enquête encore, se révélait une forme d’impossibilité pour un seul homme. En cela le lecteur rejoignait son poète, qui à la fin de Microcosme, dans un second Avis, confessait (ou du moins semblait confesser) « Que tel suget, et si noble matiere / Meriteroit une Iliade entiere ».E. Giudici appelait donc à une sorte d’Iliade éditoriale du texte de Scève. Démesure de ce pourtant « petit » Microcosme de papier (3003 vers, moins de la moitié de la Sepmaine de Du Bartas, Trinité oblige, bien moins encore si l’on compte la Seconde Semaine) face au microcosme de chair, d’os et surtout de culture qui tenterait de le commenter. Il y avait donc urgence à voir un chercheur courageux remettre l’ouvrage sur le métier, ne serait-ce que pour l’inscrire dans le cadre des abondantes et nouvelles recherches sur la poésie philosophique qui, depuis A. M. Schmidt, ont fait bien du chemin. C’est dire si, avant même d’ouvrir la nouvelle édition procurée par M. Clément, le lecteur d’aujourd’hui est reconnaissant à cette dernière du travail accompli ; c’est dire aussi quelles attentes peut-être démesurées – macrocosmiques ? – ce même lecteur, resté sur la faim ouverte par l’édition Giudici, qui n’a fait que s’aiguiser avec le temps, fait peser sur cette nouvelle édition.
L’intérêt de cette dernière, on l’aura compris, n’est donc pas dans l’accès au texte, dont il n’existe, pour le xvie siècle, qu’une seule édition (Lyon, Jean de Tournes, 1562), et qui avait été correctement établi par E. Giudici, mais à la fois dans le très grand nombre et la qualité des notes qui guident pas-à-pas la lecture, et dans la riche et stimulante introduction proposée par M. Clément. Mais avant cela encore, c’est la nature du geste d’herméneute de cette dernière qu’il faut saluer, car c’est sans doute d’abord par là qu’elle montre comment il faut lire Scève. Si ce dernier semble en effet refuser le principe de l’utile et ne vouloir chercher que le doux, il ajoute dans son « Au lecteur » final, tout en semblant déplorer le temps perdu à l’écriture comme à la lecture, que « le Coudrier bas, arbre entre autres petit, / Au desgouté, ou hors tout appetit, / Proufite encor de ses moindres noisettes » (p. 305). Comme l’écrit M. Clément, « il semble que Scève présuppose plusieurs lectorats et ne recherche l’approbation que de cet étrange lecteur anorexique du v. 13, à qui le poème serait utile » (p. 306). D’un lecteur laissé sur sa faim en 1976, nous voici passés à un lecteur anorexique, qu’il était donc plus qu’urgent de nourrir – le nourrir non seulement en grappillant de-ci de-là toutes les « noisettes » savantes nécessaires à la lecture du texte, mais aussi et surtout à travers l’unicité d’un geste de lecture. Refusant de faire travailler « une armée de spécialistes », comme le suggérait l’édition Giudici, M. Clément avance avec justesse : « Il fallait bien qu’un lecteur affronte le tout pour qu’il reste un tout ». Choix éditorial dont on peut penser qu’il correspond à ce qu’avait voulu Scève lui-même, soulignant le rôle de la main du poète qui « s’efforce […] / Un grand labeur d’estendue pleniere / Reduire un peu » (p. 305). La volonté du poète était précisément de ramener la disproportion du savoir à échelle humaine, d’en faire un ensemble lisible par un lecteur seul, comme c’est à travers le regard d’Adam et d’Ève qu’on peut entendre le savoir dans Microcosme. Car Scève ne voulait pas d’une Iliade : son livre est un microcosme, non une épopée ; Adam et Ève y sont 459un homme et une femme qui jouissent de la vie et en souffrent tout autant, regards humains posés sur un savoir et une histoire humanisés.
L’édition de M. Clément a donc pour ambition de susciter des vocations de lecteurs capables, ces grignoteurs de « moindres noisettes » qui trouveront dans Microcosme et l’utile et le doux, sans vouloir les séparer. Son introduction sert plusieurs desseins. Avant d’éclairer l’œuvre proprement dite, et dans la continuité de ce qu’elle dit de son choix herméneutique, elle rappelle qu’il convient de tordre le coup à quelques lieux communs. Ainsi de la séparation anachronique entre littérature et philosophie, entre « jouissance et conscience ». Elle écrit, en une très jolie formule, que Microcosme est « la dernière main d’un vieil homme » qui « s’installe dans la clarté des premiers matins du monde, n’oubliant ni la sensualité des corps jeunes, ni l’appétit de savoir et de faire, ni la douleur de survivre à ses morts » (p. 12). On est un peu plus étonné de lire que Microcosme procure au lecteur la « surprise […] de découvrir que scolastique et humanisme ne sont pas deux termes qui se repoussent » (p. 12), tant les discussions autour de l’Aristote renaissant ont, ces dernières décennies, tordu le cou au mythe « publicitaire » d’un humanisme qui aurait terrassé le monstre gothique de la scolastique médiévale pour ne vivre que dans la lumière platonicienne. Mais s’il s’agit pour l’auteur de ces lignes plus d’un rappel que d’une surprise, ce rappel n’en est pas moins salutaire, et nous souscrivons pleinement à cette « utilité » du poème pour le lecteur d’aujourd’hui. Voici donc que le « lecteur anorexique » boit du petit lait. Toujours dans cette perspective critique et herméneutique générale, M. Clément revient également sur les problèmes terminologiques soulevés par une poésie comme celle de Scève, dite scientifique depuis A. M. Schmidt, puis encyclopédique, sans que ces appellations, qui suscitent un « malaise » dans la critique contemporaine, ne soit jugées satisfaisantes. Nous nous permettrons d’apporter ici une petite noisette à l’édifice, glanée à l’occasion de nos travaux sur Du Bartas, puisque Scipion Dupleix, grand lecteur du poète protestant, a le mérite de proposer une solution d’époque : dans sa Physique (1603), il parle de « Philosophie Poëtique, ou Poësie philosophique », hésitation qui à son tour pourrait soulever bien des débats. Autre question, enfin, la tension entre les lectures historico-érudites et les lectures poétiques du texte : pour se garder du péché d’anachronisme, sans tomber pour autant dans l’illusion catachronique, M. Clément propose ce qu’elle nomme une « herméneutique du présent », partant du principe que Scève « nous échappe parce qu’il a décidé de nous échapper » (p. 33) : si l’érudition aide, elle n’est pas la seule clef du texte, poème demeuré poème.
Un des nombreux apports de l’édition de M. Clément est ainsi d’avoir montré la dette de Scève à l’égard des manuels encyclopédiques de son temps, en particulier de la Margaritaphilosophica de Reisch (dont les récentes éditions par J. Céard et F. Roudaut des Curieux de Pontus de Tyard ont montré l’importance pour la culture des années 1550). Étudier de près la transmutation que le poète fait subir à la matière encyclopédique permet aussi bien de comprendre les enjeux intellectuels du texte que de saisir le déploiement de sa manière poétique. En effet, la comparaison des sources au texte ne vaut pas tant pour prendre la mesure du savoir mis en œuvre, que pour voir se dessiner la spécificité du travail d’écriture. Chez Scève, comme chez Du Bartas après lui, le recours à la parole poétique consiste d’abord à affirmer l’insuffisance de la prose et l’altérité substantielle et formelle de la poésie. Aussi M. Clément cherche-t-elle d’abord à faire sentir en quoi Scève 460parle « en poète » (p. 41) et non en encyclopédiste ou en historien. À ce titre, l’élaboration poétique de Microcosme participe de la réflexion sur l’essence de la poésie comme de la réflexion humaniste sur la dignité et la misère de l’homme, également inextricables. Dans le même temps, la question de l’illisibilité supposée permet d’interroger l’essence poétique du texte.
La dense introduction soulève par ailleurs des questions fondamentales sur la signification de l’idée de microcosme, les rapports complexes du texte avec la Bible, la perspective théologique ou le statut d’Ève et le « féminisme » de Scève. Après avoir apporté un éclairage intellectuel et thématique sur le texte, elle démêle sa structure, les influences formelles qui l’ont marqué et le rapport de Scève à « la langue comme expérience poétique ». Les notes se concentrent sur ce qui éclaire vraiment le texte, son sens littéral comme l’ensemble de son arrière-plan, en cherchant à en retrouver les sources exactes pour mieux en faire ressortir l’originalité. Cet appareil impressionnant de connaissances diverses est complété par des illustrations (p. 307-317), un glossaire (p. 319-353), un index des noms propres (p. 375-383) et une bibliographie (p. 355-383), qui font que cette édition est d’une impeccable érudition, mais propose avant tout une vraie lecture du texte, faisant la démonstration que l’herméneutique littéraire et le savoir se mêlent sans difficulté, ce qui est la meilleure manière de produire une « herméneutique au présent ».
Vers la fin de son introduction, M. Clément se demande s’il est possible de lire Microcosme « sans les béquilles de l’annotation érudite ». Si elle répond « oui, à considérer que Scève s’amuse », nous préférons répondre qu’il serait bien dommage de se passer d’un si riche et si stimulant éclairage. Après tout, le lecteur de Du Bartas lisait la Sepmaine au filtre des commentaires de Goulart ou Thevenin. Les commentaires qui accompagnent Microcosme construisent au premier chef un geste herméneutique qui respecte un mode de lecture qui, peut-être, a manqué en son temps à Scève. Quoi qu’il en soit, le lecteur-écureuil a de quoi faire provision d’une très abondante réserve de « noisettes » qui lui permettront de mieux goûter non les fruits secs du savoir nu, mais la riche douceur de la poésie philosophique.
Violaine Giacomotto-Charra
Frank Greiner , Les Amours romanesques de la fin des guerres de Religion au temps de L ’ Astrée (1585-1628). Fictions narratives et représentations culturelles. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de la Renaissance », 2017. Réimpression de l’édition de Paris, 2008. Un vol. de 558 p.
La fin des guerres de Religion coïncide avec la floraison des fictions sentimentales ou, pour reprendre une expression d’époque, des « livres d’amour ». Frank Greiner se propose d’éclaircir les rapports entre le sentiment amoureux, tel qu’il est pensé, théorisé, fantasmé, vécu dans la société de l’époque, et les fictions romanesques qui lui ont alors servi de relais. L’étude, qui repose sur l’idée que l’histoire littéraire ne saurait être dissociée de celle des mentalités, examine un vaste ensemble romanesque, des Bergeries de Juliette (1585) à la dernière partie de L’Astrée (1628). Par principe méthodologique, elle s’intéresse aux traits archétypaux plus qu’aux écarts qui pourraient faire l’originalité de certaines œuvres, et s’efforce de souligner les points de convergence permettant de rassembler en 461corpus une masse de textes apparemment hétéroclites, qui contient le plus long comme le plus court, des romans d’aventures inspirés de l’Antiquité et des histoires dévotes, des récits où les amants meurent victimes de leur passion néfaste et d’autres qui célèbrent la tendresse conjugale.
La première partie de l’ouvrage formule des hypothèses sur les circonstances historiques et sociales ayant favorisé l’essor du roman sentimental. Les ambiguïtés de cette production sont liées à une ambivalence profonde du terreau sur lequel elle s’est développée. Frank Greiner souligne en effet la coexistence paradoxale d’une érotisation des mentalités (réhabilitation du sentiment amoureux, développement d’un certain individualisme sentimental, changement de statut de la femme, évolution du modèle de l’amour courtois vers celui de l’amour réciproque) et de la répression des instincts dans la France de la Contre-Réforme, où les pouvoirs monarchique et ecclésiastique se renforcent. Cette ambiguïté se retrouve naturellement dans l’attitude des auteurs, ou « faiseurs de livres » : il s’agit pour la plupart de jeunes gentilshommes catholiques, qui tout ensemble supportent mal la répression et s’efforcent de respecter la morale religieuse.
La deuxième partie s’interroge sur les traits définitoires de la fiction sentimentale. Il est d’autant plus important de les préciser qu’il ne s’agit pas d’un genre reconnu comme tel à l’époque. Est soulignée la parenté structurelle et stylistique de ces récits : les auteurs ont notamment en commun une conception oratoire de l’écriture narrative, qui explique la grande place prise par les différentes formes du discours. Frank Greiner propose à l’issue de ce raisonnement de conjurer le risque d’émiettement de ce corpus immense et varié, et de classer les « livres d’amour » en trois types idéaux, qui font ensuite chacun l’objet d’une partie.
Ce sont d’abord les histoires morales, qui donnent du désir une représentation normative d’inspiration chrétienne et, dans l’ensemble, condamnent les désordres de l’amour. Elles peuvent elles-mêmes faire l’objet d’une tripartition : les histoires tragiques sont dominées par une logique punitive, tandis que les histoires exemplaires jouent sur le principe de l’identification et que les histoires dévotes se fondent sur une sublimation du désir.
Ce sont ensuite les aventures, qui accordent plus de place à l’imaginaire et aux situations transgressives. Souvent inspirées de modèles anciens, comme celui du roman grec ou du roman de chevalerie, elles proposent une nouvelle forme de l’idée de quête, une « sentimentalisation de la geste guerrière ».
Ce sont enfin les fictions courtoises. Cette catégorie, plus hétéroclite, rassemble des œuvres qui expriment l’éthique de la société de cour et brodent sur des scénarios prénuptiaux et érotiques. Là, le déroulement dramatique importe moins que l’analyse psychologique, les conversations et les délibérations des personnages.
Mobilisant des disciplines aussi diverses que la littérature, l’histoire, la sociologie et la psychanalyse, l’ouvrage de Frank Greiner est une contribution essentielle à l’histoire du roman de l’âge baroque, mais aussi à l’histoire de la sentimentalité de l’âge baroque. Ce livre a acquis le statut d’un classique et l’on peut se réjouir qu’il soit réimprimé par les éditions Garnier, neuf ans après l’édition originale parue chez Champion. De fait, il est aisé de se perdre dans la forêt des romans et des histoires de cette époque, et Frank Greiner propose une Carte du Royaume d’Amour qu’il est désormais indispensable d’avoir avec soi quand on entreprend un tel périple. Il sera bon que le voyageur se munisse également des premiers volumes du Répertoire analytique des Fictions narratives en prose de l’âge 462baroque, dirigés par le même Frank Greiner, et dont le système de signalisation (des symboles simples indiquent d’emblée la nature, le registre et la thématique principale des œuvres répertoriées) témoigne d’une même ingéniosité et d’une même générosité pour orienter le lecteur perdu.
Lise Charles
Guillemette Bolens, L’Humour et le savoir des corps. Don Quichotte, Tristram Shandy et le rire du lecteur. Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2016. Un vol. de 178 p.
Avec cet essai, Guillemette Bolens prolonge la méthode d’analyse des textes littéraires qu’elle proposait dans Le Style des gestes (2008) mais en resserrant sa réflexion sur la question de l’humour dans le récit. Dans cette enquête, elle prend pour objets d’étude et pour principaux guides Cervantès et Sterne. Les études de cas que renferment les deux parties de cet ouvrage présentent un grand intérêt en soi, mais elles valent aussi comme exemplification d’une méthode herméneutique, présentée en introduction et dont les enjeux sont régulièrement rappelés au fil des pages.
On retrouve dans cet essai les prémisses et le lexique spécifiques de l’analyse kinésique étayée sur l’apport des neurosciences, déjà exposés dans l’essai de 2008 : les textes parlent toujours de gestes et de mouvements corporels ; par leurs qualités stylistiques particulières, ils induisent chez leurs lecteurs des simulations perceptives et réactivent en eux un savoir sensorimoteur déjà existant. Autrement dit – et c’est le postulat de toute analyse kinésique en littérature – les textes ne sont jamais seulement considérés comme des représentations mais avant tout comme des configurations dynamiques avec lesquelles nous interagissons. Le savoir du lecteur réactivé dans la lecture passe par des simulations d’ordre kinétique, kinésique ou kinesthésique, autant de termes dont la technicité peut rebuter mais dont la définition est redonnée dans une vaste introduction.
Le projet d’ensemble de Guillemette Bolens est original : la chercheuse genevoise construit une interprétation de textes humoristiques en articulant des niveaux de description et des outils interprétatifs qui le sont rarement de manière aussi précise. Pour aborder cet objet particulièrement complexe qu’est l’humour en littérature, G. Bolens propose en effet de corréler l’analyse du style kinésique d’une œuvre et la notion d’hypertextualité, telle qu’elle est décrite par Genette : son objectif est de « développer une méthode d’analyse qui porte attention à la dimension hypertextuelle d’un humour ancré dans notre savoir sensorimoteur » (p. 13). D’où le fait que Rabelais, Chaucer, La Chanson de Roland et même Madame Bovary, mais aussi des textes philosophiques (Locke et Hume), soient ponctuellement mobilisés dans un dialogue intertextuel avec Cervantès et Sterne.
Guillemette Bolens choisit d’enquêter sur deux paramètres kinésiques qui sont nécessairement impliqués dans la perception préréflexive que nous avons de l’humour : le tonus et le tempo.
La première partie de l’essai propose l’étude de trois passages de Don Quichotte dans lesquels la perception des variations de tonus est un élément décisif d’une juste compréhension du texte. Dans le « dialogue tonique » qui se joue entre l’hidalgo et l’écuyer biscaïen (DQ I, chap. 8), la suspension des gestes de l’affrontement, 463interrompus par la fameuse métalepse du chapitre 9, est vue comme une mise en scène littéralisante du concept philosophique – alors en plein essor – de la suspension du jugement, et comme une invitation faite au lecteur d’adopter une attitude sceptique face aux événements racontés. Puis c’est le pouvoir social d’une métaphore, celle de la pureté du sang, qui est exploré à travers le motif du « cœur nettoyé », dans l’épisode de la caverne de Montesinos. G. Bolens poursuit l’idée que Cervantès, dans son roman, remet en question des paramètres sociaux de son époque dans l’analyse d’une scène où l’agilité bondissante – et inattendue – de Dulcinée sautant sur sa monture répond aux soubresauts du cœur amoureux de Don Quichotte.
La deuxième partie est consacrée au tempo narratif de quelques scènes de Vie et Opinions de Tristram Shandy, récit dont le narrateur, maître dans l’art de la digression, exhibe constamment les accélérations et les ralentissements. L’attention de G. Bolens se porte à nouveau sur les effets produits par la suspension d’un geste, celui du Dr Slop, qui s’apprêtait à entrer en scène avec ses forceps, mais qui est interrompu par une intrusion du narrateur signalant à son personnage qu’il a justement oublié ses outils de travail (TS II, 11) ! Après l’ellipse, sont discutés les effets paradoxaux sur le lecteur d’une hypotypose, celle qu’occasionne l’évocation du sac vert contenant les instruments de l’accoucheur, bringuebalant au rythme du galop de son serviteur Obadiah, sac dont les nœuds trop serrés auront des conséquences catastrophiques (TS, III, 8 et 10). Enfin, G. Bolens se concentre sur l’effet émotionnel provoqué par un jeu de ralenti et de relance rythmique, en commentant le passage où Walter Shandy – qui vient d’apprendre que les forceps du Dr Slop ont malencontreusement déformé le nez du jeune Tristram – passe de la prostration la plus totale à un léger frémissement kinésique, manifesté par un tapotement d’orteil sur le parquet (TS, III, 29 et IV, 2 et 3). Ces brèches narratives et ces variations rythmiques sont étudiées du point de vue des simulations perceptives qu’elles induisent chez le lecteur mais toujours aussi du point de vue des questions sociales ou philosophiques qu’elles introduisent. G. Bolens montre brillamment que les gestes les plus concrets et parfois les plus anodins, lorsqu’ils sont stylistiquement mis en relief par ces écrivains, littéralisent des concepts abstraits ou des formes figurales, en faisant de l’humour une arme antidogmatique.
Dans ses interprétations, G. Bolens ne cherche jamais à hiérarchiser le paramètre cognitif et le paramètre culturel. Cependant ses analyses suivent la plupart du temps un ordre qui plaide en faveur d’une attention première à l’engagement cognitif du lecteur : la chercheuse s’attache toujours d’abord à faire, dans une microlecture, une description méticuleuse des simulations perceptives du lecteur ; ce n’est qu’ensuite qu’elle prend en compte des facteurs culturels et épistémologiques qui conditionnent le recours à telle ou telle image, parmi lesquels elle repère ce qu’elle appelle des « fictions anthropologiques » (la théorie humorale dans la médecine occidentale ou le concept de pureté du sang dans l’Espagne du Siècle d’Or, par exemple). Les relations hypertextuelles qu’elle met au jour sont comprises comme des facteurs augmentant la portée de l’humour. L’analyse de telle image ou de telle situation corporelle dynamique, ainsi menée à petite échelle, est par ailleurs rapportée à l’organisation narrative générale de l’œuvre et à des phénomènes énonciatifs macrostructurels. La force de la démonstration de la chercheuse tient non seulement à son érudition mais aussi et surtout à une capacité impressionnante de faire communiquer les niveaux de description en montrant ce que la figuralité doit aux simulations kinésiques.
464Comprendre ce qui fait que nous rions encore de textes séparés de nous par des siècles, et oser en parler concrètement, doit-on ajouter, tel est sans doute l’enjeu majeur de cet essai. La question n’est ni oiseuse, ni dépassée, alors que bien souvent nous sentons que le comique verbal des textes anciens nous échappe, parce que des références, des allusions, bref un code culturel, nous manquent – une plaisanterie que nous ne comprenons plus que grâce à des notes de bas de page en est-elle encore une ? Si un invariant peut être trouvé et décrit, c’est certainement du côté du corps et des émotions qu’on pourra le chercher, mais sans ignorer le contexte historique et culturel particulier dans lequel cette perception prend sens. Le primat donné à l’expressivité du corps par la méthode kinésique n’est en rien naïf : appelant à une lecture fine du texte en fonction de son co-texte et de son arrière-plan socio-culturel, G. Bolens conteste fortement l’idée que la communication kinésique puisse être jugée transparente, et notamment que le corps exprime les émotions de manière simple.
L’approche de Guillemette Bolens a aussi la vertu de nous inciter, quand nous voulons décrire l’humour d’un texte, à ne pas nous contenter des classifications formelles, en termes de stylisation (le burlesque, l’héroïcomique, par exemple) ou de genre (parodique, satirique), voire à nous abriter derrière elles, au détriment de ce qui est au fond le plus difficile à décrire mais qui est ici l’essentiel : la dimension relationnelle de l’humour, en tant qu’engagement et partage entre un auteur et ses lecteurs. Dans son introduction et sa conclusion, la chercheuse insiste sur « l’humaine conversation » qu’instaure la relation critique, telle que Jean Starobinski l’a décrite. Elle considère l’humour comme une modalité de l’affection, comme un médium privilégié du bien commun que continue de diffuser la littérature, un bien augmenté par notre capacité à lire les textes en contexte. Le but de l’approche pour laquelle elle plaide est donc un perfectionnement tout humaniste de nos pratiques de lecture. Il s’agit d’accroître notre capacité à percevoir des paramètres kinésiques dans les textes que nous lisons pour « entendre pleinement des voix parlant de corps en interaction » (p. 13).
Si l’on ne peut qu’être d’accord avec cette proposition et la vision d’ensemble de G. Bolens, on s’interroge cependant sur sa tendance à sous-estimer, voire à dénier, l’agressivité, les pensées hostiles qui entrent bien souvent dans le jeu de la relation d’humour. Il est très frappant, pour ne prendre qu’un exemple, que la chercheuse recoure, dans une comparaison avec Sterne, au passage de Gargantua (chap. 6) dans lequel le narrateur rabelaisien propose à son narrataire, sur le mode irréel, de dénouer les sphincters trop serrés de Gargamelle, bloquée dans son accouchement, en y mettant les dents. Le rapprochement hypertextuel que fait la chercheuse avec le sac de nœuds du Dr Slop – métaphoriquement, une autre matrice – qui, lui, doit y mettre et les doigts et les dents, est certes très convaincant. Mais peut-on commenter ce passage de Rabelais sans tenir compte de l’incroyable violence de l’image (appliquer notre bouche aux sphincters de Gargamelle ?) et de la charge hostile, quoique ludique, contenue dans le scénario qui nous est proposé ? Peut-on comprendre l’humour en occultant le malaise kinesthésique qui s’installe quelques secondes ? Doit-on seulement considérer « la chose bien horrible à penser » comme un « investissement cognitif » particulièrement intense ? Il faut pouvoir parler du plaisir et du déplaisir que l’on éprouve à se voir fantasmatiquement manipulé de la sorte par un narrateur. On peut donc s’étonner qu’un paramètre aussi important que l’intention agressive, simulée dans l’humour, ne soit jamais vraiment pris en 465considération par l’approche kinésique. La minutieuse description, parfois un peu mécaniste, de l’enchaînement des gestes et de leurs nuances empêche de se poser la question de l’intention éventuellement hostile de l’énonciateur. Quelle place pour l’exploration fine des nuances du dégoût, voire de la répulsion physique qu’inspirent aujourd’hui des scènes dont le comique n’est plus partageable à cause de leur obscénité cruelle ? On voudrait voir le discours critique de G. Bolens qui, avec un courage certain, interroge à nouveaux frais les fausses évidences de la gestualité, se risquer sur des terrains moins confortables que celui des sentiments heureux. On continue à se demander si ce silence relève seulement d’une question de corpus ou d’un réel évitement.
Ariane Bayle
Sophie Rothé, Casanova en mouvement. Des attraits de la raison aux plaisirs de la croyance. Paris, Éditions Le Manuscrit, « Réseau Lumières » de l’Université François-Rabelais – Tours, 2016. Un vol. de 454 p.
Cet ouvrage, issu de la thèse de S. Rothé, entend « [se] concentrer sur l’un des paradoxes qui jalonnent l’existence de Casanova et son écriture même : son rapport à la superstition » (p. 14), et lire dans ce rapport à la complexité « irréductible » « le reflet d’une pensée du siècle » (p. 16).
Dans la première partie (« Une posture rationaliste inconfortable. L’aventurier éclairé aux prises avec l’obscurantisme de son temps »), l’auteur souhaite situer le discours de Casanova par rapport aux Lumières et décrire sa culture scientifique. Casanova, nourri par une tradition rationaliste et critique, est de son temps : le partage entre science et magie, chimie et alchimie, ne s’impose pas avec netteté à tous les esprits ; comme le rappelait Jean Ehrard, les incertitudes de la science peuvent elles-mêmes susciter des croyances superstitieuses. Le « débat » entre Casanova et Voltaire sur l’opportunité de combattre la superstition religieuse chez le peuple est évoqué dans ce contexte. S. Rothé rappelle à juste titre l’intérêt de Casanova pour les sciences de son époque, mais elle accorde, dans cette partie et la suivante, trop de crédit à ses brochures mathématiques qui, comme Casanova en avait été averti, ne pouvait déjà plus être prise au sérieux par les mathématiciens contemporains. On rejoindra en revanche S. Rothé lorsqu’elle note que l’aventurier ne brille pas avant tout par son savoir : les secrets de sa séduction sont ailleurs.
La deuxième partie (« Casanova charlatan moderne : l’art théâtral au service de la duperie ») s’intéresse aux impostures du Vénitien, qui doit « satisfaire le goût de ses dupes pour les merveilles » sans négliger « leur attrait pour l’usage de la raison ». L’auteur décrit utilement les techniques de Casanova imposteur (aplomb, art de la persuasion, manipulation du secret, invention verbale et pseudonymes, composantes de la mise en scène de soi – maîtrise des mots, de la voix, du corps, des ornements, mélange de références médicales, astrologiques, bibliques…) : cette description aurait été enrichie par un dialogue explicite avec les pages de Chantal Thomas sur l’imposture (Casanova. Un voyage libertin). Les gains de la charlatanerie font ensuite l’objet d’une juste synthèse, quoique l’on puisse discuter le fait que l’appartenance à la franc-maçonnerie, incontestablement utilitaire pour le Vénitien, en relève vraiment. La fin de cette partie rapproche le récit autobiographique des séductions de l’imposteur. On peut en convenir, le récit 466séduit ; mais là où l’imposteur cherche sérieusement à leurrer sa dupe, le texte de Casanova institue une autre forme de complicité avec le lecteur et engage un autre rapport à la feintise.
Dans une troisième partie (« Casanova superstitieux », p. 237-298), S. Rothé évoque « [l’] hésitation et [l’] angoisse de l’aventurier face à l’irrationnel ». Il s’agit de rappeler les épisodes au cours desquels Casanova éprouve en lui-même la force de la croyance ou le poids des superstitions. Le texte classique d’O. Mannoni (« Je sais bien, mais quand même » dans Clefs pour l’imaginaire) est évoqué : l’auteur constate que l’Histoire de ma vie confirme cette théorie psychanalytique sans entrer cependant en discussion avec elle ou en déplier les enjeux. Le premier souvenir est ainsi lu comme le point de départ des hésitations de Casanova face à la croyance. L’auteur s’intéresse plus longuement à l’épisode de l’enfermement sous les Plombs et à son récit dans l’Histoire de ma fuite dont une intéressante étude constitue l’essentiel de ce moment (p. 250-298) : l’emploi récurrent du vocabulaire psychanalytique dans ce développement (le retour du refoulé, l’inquiétante étrangeté) aurait pu faire l’objet d’une problématisation plus explicite.
La dernière partie porte sur un éventuel scepticisme, épistémologique et religieux, de Casanova. Le Vénitien y est décrit comme un sceptique modéré louant la vertu du doute, se méfiant de sa propre sottise tout en reconnaissant l’importance de la recherche de la vérité ; il fait confiance à la raison mais tempère cette confiance par un certain relativisme et une défiance marquée envers l’idée de progrès de l’esprit humain. Digressions et paradoxes seraient une traduction stylistique de ce scepticisme modéré. Les déclarations religieuses contradictoires de Casanova, souvent commentées, sont mises en relation avec la posture souplement sceptique d’un aventurier qui, à la spéculation abstraite, préfère l’expérience et l’existence.
« L’autobiographie de Casanova, écrit S. Rothé, mêle ainsi les deux tendances paradoxales de son temps : dénonciation des croyances superstitieuses au profit de l’usage de la raison et récits empreints de merveilles au bénéfice du plaisir de la lecture » (p. 234). Tout au long du livre, l’auteur s’attache à décrire indépendamment chacune de ces tendances. Démarche légitime et éclairante qui aurait sans doute pu être prolongée par une confrontation plus directe avec ce paradoxe considéré en lui-même.
Jean-Christophe Igalens
Guillaume Simiand, Casanova dans l’Europe des aventuriers. Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2017. Un vol. de 675 p.
Cet ouvrage, issu de la thèse de G. Simiand, se propose d’éclairer mutuellement, par un jeu d’« allers-retours », le personnage singulier de Casanova et « la figure générale de l’aventurier » (p. 29). Celle-ci sera moins déclinée selon une « taxinomie des aventuriers » qu’en observant, selon les mots de l’auteur, « le déploiement réticulaire de leur énergie dans le monde » (p. 30).
La première partie s’efforce de reconstituer à grands traits une « généalogie de l’aventure » qui irait du chevalier errant médiéval au « chevalier d’industrie » en passant par le marchand ambulant, les bandes de mercenaire, une certaine mondanité amoureuse ou encore les pirates. Dans un deuxième temps (« Le siècle des aventuriers »), G. Simiand, rejoignant et prolongeant les travaux de S. Roth et 467A. Stroev, dégage plusieurs traits caractéristiques des aventuriers du xviiie siècle : errance, position sociale floue, éducation collégiale, jeu sur les signes sociaux, maîtrise le plus souvent feinte des sujets dans l’air du temps, franche imposture, engagement dans l’action supposant le courage physique (pensons au duel et à la fuite de Casanova) et la pratique du jeu qui est, pour l’aventurier, « plus qu’une métaphore privilégiée de l’existence, sa substance même » (p. 192-200). « La société des aventuriers » dans l’Histoire de ma vie vient ensuite au centre de l’étude. Cette « nébuleuse informelle » est approchée selon des figures (Medini), les effets de reconnaissance que les aventuriers produisent chez Casanova (Ivanoff, Zannovich, les fins de parcours représentées par Afflisio et Albergoni…), des lieux (les cafés, Spa, les centres urbains), des relations (compétition et collaboration), des rapports hiérarchiques entre figures majeures (Saint-Germain…) et mineures (le baron de Fraiture…), simples serviteurs (Costa…) et modèles célèbres (Bonneval…). Cette partie constitue une synthèse utile de la présence de l’aventure, des aventuriers et de leur sociabilité dans l’Histoire de ma vie. L’auteur se demande ensuite comment la société européenne du xviiie siècle perçoit les aventuriers (« Le jugement du siècle et l’art casanovien de la représentation de soi »). Il soulève des questions prometteuses sur la notoriété des aventuriers et esquisse des réflexions dont on aimerait lire les prolongements sur leur manière de devenir des figures publiques, et notamment sur leur rapport avec la presse. Les pages consacrées à la mise en scène de soi, en elles-mêmes intéressantes, rejoignent des préoccupations largement répandues dans les études sur Casanova. Au sein de cette partie, G. Simiand consacre quelques pages aux enjeux littéraires de l’Histoire de ma vie (« Se représenter, l’autobiographie » p. 343-368) : si les lectures proposées sont éclairantes (celle du célèbre épisode de la sorcière conduit à une réflexion stimulante sur la présence du merveilleux chez Casanova, « toujours déjà là », et sur « le tournoiement de la croyance, dont [Casanova] se prend et se déprend »), on peut regretter que l’auteur, attentif à la poéticité du rapport au monde de l’aventurier, s’étende si peu sur l’écrivain Casanova et sur l’écriture de l’Histoire de ma vie, malgré un intéressant passage, dans la partie suivante, sur la langue française de l’aventurier cosmopolite. L’ultime partie du livre porte sur les « transformations casanoviennes de l’aventure ». Ambitieuse, elle veut montrer les constantes et les variations de la figure de l’aventurier en brassant de nombreux thèmes : l’aventure amoureuse (l’auteur constate à juste titre « l’attention scrupuleuse [que Casanova] prête aux échanges économiques attachés à la circulation des corps » : la confrontation plus directe avec les pages que René Démoris a consacrées à ce sujet aurait été enrichissante), les voyages de l’aventurier cosmopolite, l’argent et le monde de la finance, le rapport privilégié au présent pleinement habité et au corps voluptueux. La partie s’achève sur un portrait de l’aventurier en Individu moderne, à la pointe du « processus d’individualisation à l’horizon de [son] époque », en vertu de sa morale et de sa relation avec la liberté. Les aventuriers, explorateurs des espaces géographiques ou symboliques nouvellement ouverts, entretiendraient une relation privilégiée avec « l’approfondissement de la notion d’individu » (Conclusion, p. 601).
L’ouvrage mêle donc différentes démarches. S’agit-il de situer Casanova dans un groupe donné, dans un contexte historique précis ? De constituer un idéal-type de l’aventurier à partir du témoignage de Casanova ? De dégager les invariants de l’aventurier ? Entre ces différentes voies, l’auteur décide de ne pas choisir. De même, en complément des lectures de l’Histoire de ma vie, il fait ponctuellement 468usage de méthodes multiples (sémantique historique, approches quantitatives…) et de références conceptuelles très variées entre lesquelles il ne cherche jamais à produire une artificielle continuité. L’ouvrage y gagne en force suggestive, mais y perd parfois en netteté argumentative. Cette démarche permet sans doute de produire un discours adéquat aux figures protéiformes et toujours en mouvement que l’auteur s’est donné pour objet. On aurait pu souhaiter cependant que, de cet ensemble de réflexions variées, émerge avec plus de netteté ce qui lui est essentiel, ses questions rectrices. Celles-ci se laissent apercevoir dans l’étude du couple du « risque quantifié » et du « risque épique » qui fait l’objet d’une analyse propre (p. 502-529) mais réapparaît dans plusieurs développements, peut-être aussi dans une note foucaldienne tardive où se dit trop discrètement une « hypothèse » qui paraît importante pour l’auteur (« notre hypothèse est que les aventuriers, à chaque époque, sont autant d’expériences pionnières in vivo, conduites en marge de la prise de contrôle progressive [des] techniques de soi par les sociétés disciplinaires émergentes », note 2 p. 395). Une mention problématisée et plus précoce de cet axe de réflexion n’aurait pas compromis la souplesse intellectuelle dont l’auteur a su parfaitement faire preuve pour approcher avec efficacité l’objet mouvant de son étude.
Jean-Christophe Igalens
Madame de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française. Édition établie sous la direction de Lucia Omacini. Œuvres complètes, série III, « Œuvres historiques », tome II. Paris, Honoré Champion, 2017. 2 vol. de 1147 p.
Alors que nous venons de célébrer le bicentenaire de la mort de Germaine de Staël, la publication des Considérations sur les principaux événements de la Révolution française vient compléter l’édition de ses Œuvres complètes. Après Des circonstances actuelles et autres essais politiques sous la Révolution, la série des « Œuvres historiques » s’enrichit en effet d’un nouveau volume (série III, tome II), en attendant la parution des Dix années d’exilet autres essais politiques sous l’Empire et la Restauration, qui couronnera la troisième série des œuvres historique et politique, aux côtés des « œuvres critiques » et des « œuvres littéraires », dont l’édition est elle aussi bientôt achevée.
On rappellera d’abord l’importance, dans la pensée de Germaine de Staël et, plus généralement, dans l’histoire des idées politiques, de cet ouvrage volumineux – ici publié en deux tomes richement annotés – qui est à la fois une histoire de la Révolution, un récit apologétique de la vie publique de son père Necker, une réflexion plus générale de politique constitutionnelle et un grand livre de « sciences politiques », sans doute la contribution la plus décisive de Germaine de Staël dans le domaine de la pensée libérale. Ce qui peut apparaître en définitive comme un véritable testament de ses idées politiques, entièrement animé par ce que Staël appelle dans le dernier chapitre « l’amour de la liberté » et la lutte qui lui est associée contre toutes les formes de tyrannie, les Considérations embrassent une période allant du premier ministère de Necker aux lendemains de la chute de Bonaparte, au moment où l’histoire est tout près de rejoindre l’actualité. L’évolution des événements, entre l’abdication de Napoléon et l’occupation militaire de la France 469par les troupes coalisées, conduit l’auteure à réaffirmer l’exigence de liberté qui traverse l’ensemble de son livre. Mais la mort de Germaine de Staël, survenue le 14 juillet 1817, devait laisser l’ouvrage inachevé.
Ce constat est en quelque sorte à l’origine de cette nouvelle édition des Considérations, à laquelle ont contribué Lucia Omacini, Stefania Tesser et Nelly Jaquenod. Les contemporains de Madame de Staël n’ont en effet connu qu’une édition posthume de ce livre, celle qu’en a donné en 1818 le fils de l’écrivaine, Auguste, qu’un esprit de prudence a conduit à effectuer plusieurs corrections en dépit de l’avis des éditeurs s’engageant à une fidélité absolue à la volonté de l’auteure. Fondée sur le manuscrit autographe acquis par la Bibliothèque nationale de France en 1963, débarrassée de toutes les interventions allographes qui ont pu fausser l’intention de Germaine de Staël, cette édition donne à lire pour la première fois le texte des Considérations dans sa version « inachevée ». L’établissement minutieux du texte et l’ample apparat critique qui accompagnent l’ouvrage nous permettent d’apprécier les écarts entre les deux versions et de mesurer les infléchissements introduits par les interventions d’Auguste de Staël, de Wilhelm Schlegel ou Victor de Broglie. À défaut de pouvoir lire l’état définitif du texte, nous découvrons ici le manuscrit des Considérations dans son « authenticité originaire ». L’introduction de Lucia Omacini et Stefania Tesser compare longuement le manuscrit et la première édition : si la fidélité des premiers éditeurs paraît hors de cause « sur le plan conceptuel, historique et politique », les différences sont parfois de taille du point de vue de l’écriture, plus explicite et emphatique chez Staël, plus retenue et modérée de la part des éditeurs, qui réduisent par leurs corrections l’expression de la souffrance politique staëlienne et atténuent, autant par prudence personnelle que pour protéger la réputation posthume de Germaine de Staël, certaines critiques jugées trop violentes ou explicites.
Le travail des éditrices impose le respect par sa rigueur philologique. On regrettera peut-être, à côté d’une introduction – déjà longue, il est vrai – à ces problèmes d’ordre génétique, l’absence de préface consacrée aux enjeux historiques, politiques et littéraires des Considérations. Mais l’essentiel est que cette nouvelle édition nous fasse redécouvrir, sous une forme inédite, un grand livre d’histoire et d’idées politiques, qui sait aussi séduire ses lecteurs par son caractère testimonial et intègre naturellement à la forme souple de ces « considérations » historiques le ton personnel de l’expérience vécue.
Paul Kompanietz
Martina Priebe, Les modes de sociabilité au château de Coppet à l’époque de Germaine de Staël (1766-1817). Genève, Droz, 2017. Un vol. de 167 p.
Dans son ouvrage, Martina Priebe se propose d’analyser les différents modes d’expression de la sociabilité au sein du château de Coppet, principalement entre 1800 et 1817. Ce lieu, devenu progressivement la demeure principale de G. de Staël en raison de son exil, réunit un ensemble d’hôtes réguliers, appelés a posteriori « Groupe de Coppet ». M. Priebe entreprend de mettre au jour la complexité des relations entre ces individus et le château qui les accueille. L’étude prendra appui sur plusieurs matériaux (historiques, architecturaux et littéraires) dans le but de rendre perceptible le quotidien du château de Coppet au début du xixe siècle.
470Cet ouvrage se découpe en huit chapitres ; le premier, « Problématique et méthodologie » définit l’angle de recherche adopté en sollicitant les travaux de M. Agulhon et d’A. Lilti sur la « sociabilité » (p. 15), définie comme « le mécanisme social typique des associations, des cercles, du salon ou de l’académie » (p. 15). M. Priebe décide de s’appuyer sur les travaux d’A. Glinoer et V. Laine pour construire la suite de sa démonstration. Plusieurs « critères de sociabilité » (p. 16) seront appliqués au château de Coppet afin de dégager sa spécificité. Le deuxième chapitre, « L’état de la question », souligne l’importance des travaux déjà effectués sur ce lieu, sur les plans architectural (M. Fontannaz) et intellectuel (K. Szmurlo). Le troisième chapitre, « Le château de Coppet – histoire et lieu de mémoire » fait un bref rappel de l’édification de ce lieu. M. Priebe souligne également comment un « lieu de mémoire » (p. 29) se construit, à travers l’image qu’en donnent les visiteurs des xixe et xxe siècles. Ceux qui l’ont habité, les Necker et Staël, font ensuite l’objet d’une présentation détaillée. Les quatre prochains chapitres suivront, un à un, chacun des « critères de sociabilité » (p. 16), appliqués au château de Coppet.
Le quatrième chapitre, « Le groupe de Coppet – mouvement politique et littéraire (critère 1) » s’appuie sur les travaux d’É. Hofmann et de F. Rosset pour donner une définition précise du « Groupe de Coppet » (p. 49) ainsi que la liste de ses membres. M. Priebe sollicite ensuite K. Mueller-Vollmer pour développer l’idée de « médiation culturelle » (p. 50) : Staël contribue au rayonnement du lieu en entretenant un large réseau de communications. Plus encore, par son opposition au régime impérial, le Groupe de Coppet offre un « véritable laboratoire d’idées nouvelles » (p. 52) où sont développés des thèmes très variés. Le premier critère de sociabilité souligne ainsi la constitution d’un groupe autour d’un personnage principal et d’un lieu. Le cinquième chapitre, « Les réseaux sociaux à Coppet et la nature d’appartenance (critère 2) » détaillent la manière dont les liens entre les individus s’élaborent et se consolident. M. Priebe cite la « théorie des liens forts et faibles » (p. 55) de M. Granovetter et les travaux d’A. Gardiner, appliqués au Groupe de Coppet. M. Priebe classe ensuite les visiteurs du château qui peuvent être des « locaux » (p. 56), de la famille ou des intimes. Les modalités de la « sociabilité » à Coppet sont ensuite abordées, entre les motifs de visite et le quotidien du château, ponctué par des lectures de lettres et la conversation. Le sixième chapitre, « Séjour à Coppet au rythme du temps et des circonstances (critère 3) » donne une description du quotidien au château de Coppet et du déroulement d’une journée en sollicitant les témoignages des contemporains. M. Priebe aborde l’activité dramatique staëlienne tout en la mettant en parallèle avec les commentaires d’Albertine Necker de Saussure et les mises en scène récentes. Néanmoins, une représentation de Sapho est mentionnée, sans indication bibliographique. L’affirmation selon laquelle « tout est improvisé » (p. 76) doit être nuancée par la Correspondance générale de Staël : celle-ci se charge de l’attribution des rôles, de l’organisation des répétitions et des invitations. M. Priebe s’intéresse ensuite à la « petite sociabilité » (p. 77), celle qui concerne les domestiques et les habitants de Coppet. Elle donne des informations pratiques sur le logement des domestiques du château et sur la place de la domesticité en général au début du xixe siècle. La cuisine clôt ce chapitre et occupe un important développement puisque l’auteur a eu accès aux menus servis aux invités de Staël (p. 121-123). Le septième chapitre, « Le lieu de la sociabilité : le château de Coppet (critère 4) » donne des précisions architecturales ainsi que les aménagements et travaux effectués au xviiie siècle. Le dernier 471chapitre, « Les pièces de sociabilité (critère 4 suite et fin) » se concentrent sur les lieux majeurs de la sociabilité tels que le vestibule, la salle à manger, le salon ou les chambres à coucher. M. Priebe fait une description précise de la pièce avant de donner sa fonction.
Cet ouvrage, fruit d’un travail encadré, aborde la « sociabilité » au sein du château de Coppet selon plusieurs aspects, aussi bien littéraire, historique qu’architectural. Il est complété, en annexes, par des photographies et des documents d’archives, tels que les menus servis à Coppet. Néanmoins, nous pouvons regretter qu’une étude plus complète et plus précise de la « sociabilité » n’ait été effectuée, au-delà des « critères » choisis pour ce travail. Beaucoup d’éléments sont déjà connus et ne renouvèlent pas ce phénomène, complexe pour la sphère staëlienne. Les éditions scientifiques les plus récentes auraient pu être utilisées pour la correspondance de Staël ou de Benjamin Constant (p. 65-66, 72) et les sources, citées avec plus de précision. Cet ouvrage offre toutefois une approche du mécanisme social qui s’appuie à la fois sur Staël et sur le château de Coppet.
Aline Hodroge
Théophile Gautier, Œuvres complètes. Section IV. Voyages. Tome 4. Voyage en Italie. Italia. Édition critique par Marie-Hélène Girard. Paris, Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine » no 186, 2017. Deux vol. de 648 p.
Le premier projet du voyage en Italie de Théophile Gautier remonte à 1837 : Gautier imaginait de s’y rendre avec Balzac, dont le nom apparaît avec le sien dans une lettre d’introduction chez la Comtesse Sanseverino. Mais ce n’est qu’en 1850 qu’il se décide à partir, en compagnie de l’ami Louis de Cormenin. L’impulsion en est due, en outre, au flirt engagé à Londres avec Maria Mattei, qui a promis à Théophile un rendez-vous à Venise. Rien de tout cela n’apparaît bien sûr dans les articles publiés dans La Presse sous le titre collectif Loin de Paris, notes de voyage, du 24 septembre 1850 au mois de novembre 1851, sauf un « trou » apparemment inexpliquable de deux semaines à Venise. Gautier, rentré à Paris en novembre 1850, écrit directement dans les bureaux de La Presse et réunit ensuite ses articles sous le titre Italia, chez V. Lecou, en 1852, en y ajoutant Ferrare, parue dans Le Pays. L’édition Charpentier de 1875, posthume, accueille Italia et tous les articles parus entre janvier et mars 1852 dans Le Pays, journal qui avait promis à ses lecteurs de les amener en tour de Pise à Florence à Naples pour leur montrer « par-dessous l’Italie monumentale et pittoresque, l’Italie intime et familière que presque tous les voyageurs ont négligée » (2 décembre 1851). En fait Le Pays ne pouvait pas tenir sa promesse, puisque le tour s’était arrêté à Florence : Gautier avait poursuivi son voyage jusqu’à Rome et à Naples, mais au début de novembre il avait été accusé de conspiration et expulsé du royaume de Naples, car parmi ses amis il y en avait de suspectés. Il était donc rentré à Paris, et Voyage en Italie est inachevé tout comme Italia.
La présente édition est la refonte d’une édition critique publiée en 1997 à la Boîte à documents concernant le Voyage en Italie. Marie-Hélène Girard accomplit un très vaste travail d’analyse, qui tient compte de cinq états du texte pour Italia, et, pour l’ajout de Voyage en Italie, de deux manuscrits sur trois, ainsi que des 472articles parus dans Le Pays et ensuite recueillis dans Quand on voyage (Michel Lévy, 1865). L’introduction exploite un appareil critique très riche et enquête méticuleusement sur les motifs qui ont déterminé un départ que Gautier avait toujours renvoyé. L’éditrice cite la vogue du reportage, qui devient plus rentable lorsque la taxe est imposée sur les romans-feuilletons, mais aussi le besoin de Gautier de sortir de la misère où la Révolution de 1848 l’avait plongé, en conjuguant la liberté de jouir d’une histoire d’amour avec un avantage économique. Elle fait allusion aussi au possible intérêt de la part de Girardin pour des notes concernant la situation politique italienne, et surtout celle du royaume Lombardo-Vénitien, sous l’occupation autrichienne. Cela pouvait être pourtant quelque peu dangereux : en fait le moment politique était difficile aussi en France, et après le coup d’État de Napoléon le Petit la liberté des idées y était davantage censurée que sous le myope royaume du Roi bourgeois.
Gautier d’ailleurs n’avait jamais exprimé d’opinions politiques lors de ses voyages : il avait traversé l’Espagne en 1843, lorsqu’on pressentait déjà un mouvement de rébellion qui devait aboutir à la Révolution de 1848, en paraissant bien plus intéressé par le passé que par le présent : « Une Constitution sur l’Espagne c’est une poignée de plâtre sur du granit » avait-il écrit. En ce qui concerne le reportage italien, il lui aurait été sans doute bien difficile de faire passer d’éventuelles observations critiques sous la censure autrichienne. Marie-Hélène Girard remarque pourtant que dans les notes prises dans le royaume Lombardo-Vénitien de menus détails font état d’une occupation étrangère, et elle rappelle aussi que dans l’édition d’Italia un chapitre est ajouté concernant Daniele Manin. Manin, pourtant, comme elle le dit d’ailleurs elle-même, était bien reçu à Paris à l’époque de l’écriture du voyage, et il entretenait de bons rapports avec Louis de Cormenin et l’éditeur Lecou. Marie-Hélène Girard s’interroge ensuite sur les motifs pour lesquels Gautier était passé inaperçu dans le royaume Lombardo-Vénitien, et se pose la question de sa connaissance de l’italien. Que les journaux locaux négligent son arrivée n’a rien d’exceptionnel : les salons officiels n’ont pas de séduction, tandis que les autres sont forcément cachés ; de plus, la présence de Maria Mattei est sans doute une raison suffisante pour expliquer un manque de participation à la vie publique. Pour ce qui tient à sa maîtrise de la langue italienne, il paraît quelque peu inutile d’en douter. Gautier vivait avec les Grisi, qui, comme le dit Cecilia Rizza, l’ont plongé dans les milieux théâtraux italiens ; en outre, dans les Grotesques, s’il cite les auteurs majeurs de la tradition italienne, il montre aussi qu’il connaît Sannazaro et Achillini, ignorés en France, et qu’il lit évidemment l’italien ancien. Marie-Hélène Girard apporte d’ailleurs à son tour des éléments de preuve, dont la traduction de la Biondina in gondoletta, qui représente un beau tour de force.
L’introduction acquiert une belle envergure lorsqu’elle entre dans le vif de l’enquête sur les matériaux mis à contribution par Gautier dans l’élaboration de ses articles et dans la riche analyse des variantes entre les manuscrits, les articles parus dans les journaux et les éditions Lecou et Charpentier.
L’éditrice met l’accent sur le rôle de Louis de Cormenin, ami de Gautier et collègue à La Presse, capable d’imiter à la perfection son style. Elle raconte comment Gautier, revenu d’Italie avec un arriéré de treize feuilletons, écrit directement dans les bureaux de La Presse et, faute de notes prises de sa main, exploite le carnet de Cormenin, malheureusement perdu en 1918, en plus de ses propres souvenirs, d’une lettre de Maria Mattei et de nombre de guides 473touristiques. L’analyse est très convaincante, Marie-Hélène Girard cite en outre les Souvenirs de Du Camp, qui décrit la capacité de Gautier à écrire sans ratures et directement pour l’imprimerie.
La comparaison entre les manuscrits, les articles et le volume d’Italia montre dans le volume, selon l’éditrice, « l’intervention d’une main étrangère » et « un goût timide » qui évite les italianismes et corrige des termes qui pourraient être mal compris : par exemple byzantin est transformé en « bas-empire », en « barbare » ou en « élégant ». L’éditeur Lecou a le même domicile que la Revue de Paris : c’est la direction de la Revue de Paris, dont font partie Lecou, Cormenin, Du Camp, qui corrige la copie (et Flaubert lui aussi en saura quelque chose…)
L’assemblage de matériaux disparates produit un ouvrage divisé en parties non homogènes, centré sur Venise, et sans vision d’ensemble : Marie-Hélène Girard montre pourtant que les relations de voyage de Stendhal ou de George Sand sont également discontinues, le récit de voyage s’étant affranchi des règles de sa relation au xviiie siècle. D’autres règles pourtant étaient sous-entendues, et Marie-Hélène Girard présente l’œuvre de Gautier comme un compromis entre l’obéissance aux clichés du pittoresque, exigés par les lecteurs, et la liberté. Son analyse des modalités de l’écriture descend très en profondeur dans le style de Gautier. Elle se souvient des Landscapes imaginaires que Gautier avait écrit en 1832 pour Charles Malo, en décrivant une Venise d’après les auteurs romantiques, avec un côté noir qui dans son voyage est préalable à la visite de la ville, mais qui se dissout ensuite. En fait c’est là l’une des caractéristiques de la vision de Gautier, en général amorcée par un élément artistique, qui crée une sorte de halo autour de la réalité. Marie-Hélène Girard rappelle aussi combien de fois Gautier a recours à l’image du daguerréotype pour expliquer sa façon de voir, image qu’elle interprète parfaitement comme la représentation de la subjectivité de la vision, et non de sa mécanicité. Elle décrit aussi la qualité de l’exercice d’ekphrasis, qui se manifeste à travers des tentatives graphiques de croquis ou d’aquarelles, et l’habileté de Gautier dans la description des œuvres d’art, dans un aller-retour entre passé et présent. Le travail de critique aux salons des Beaux-Arts avait d’ailleurs bien sûr contribué à la mise au point d’un style moulé sur les œuvres plastiques. Cette capacité de se proposer comme un guide touristique personnel et original est bien mise en évidence par Marie-Hélène Girard, qui cite la fortune de l’ouvrage, qui a été utilisé comme un Baedeker et traduit en plusieurs langues. Elle ne s’arrête pourtant pas aux seuls aspects descriptifs, mais souligne également les passages où un questionnement se manifeste, questionnement qui va au-delà de la relation de voyage, et qui concerne les hantises personnelles de Gautier : l’absence de foi, accompagnée de mélancolie, l’attrait de la folie et le rapport entre folie et création. Elle arrive à la conclusion que l’expérience du voyage en Italie a été centrale dans la vie de Gautier et qu’elle est bien visible dans ses œuvres suivantes.
L’appareil annotatif est le fruit de longues recherches, qui ont sans doute exigé des années de travail. Il s’agit d’un travail admirable, fondamental pour les chercheurs. Petite coquille de l’introduction : le café Pedrocchi est à Padoue, non à Vérone. Sa description, d’ailleurs, est bien connue de Marie-Hélène Girard.
Ida Merello
474Vincent Laisney, En lisant En écoutant. Lectures en petit comité, de Hugo à Mallarmé. Paris, Les Impressions Nouvelles, 2017. Un vol. de 223 p.
Ce livre n’est certes pas à lire à haute voix, même s’il donne belle voix à la littérature (écrite). Vincent Laisney déploie comme en un éventail poétique quelques enjeux de cette mise en voix de la littérature, en quelques quatre-vingt courts chapitres, vifs, cultivés, drôles souvent, instructifs en quelque façon toujours. Mais pourquoi diable « se » lire des œuvres littéraires en petits comités, cénacles privilégiés, cercles d’intimes, salons d’habitués, réunions d’écrivains ou sociétés d’artistes ? Si l’on en croit l’historien, une grande partie de la production littéraire du xixe siècle a été récitée, avant d’être imprimée. Il s’agissait dans ces coulisses de la création littéraire de réunir auprès de soi un public de choix où l’on puisse essayer ses ouvrages à l’avance, les tester, les ajuster, les bonifier en somme. Ou les détruire, toute honte bue :
La lecture dura trente-deux heures ; pendant quatre jours il lut, sans désemparer, de midi à quatre heures, de huit heures à minuit. Il avait été convenu que nous réserverions notre opinion et que nous ne la ferions connaître qu’après avoir entendu l’œuvre entière. Lorsque Flaubert, ayant disposé son manuscrit sur la table, fut sur le point de commencer, il agita les feuillets au-dessus de sa tête et s’écria : “Si vous ne poussez pas des hurlements d’enthousiasme, c’est que rien n’est capable de vous émouvoir !” Les heures pendant lesquelles, silencieux, nous contentant d’échanger parfois un regard, Bouilhet et moi, nous restâmes à entendre Flaubert qui modulait, chantait, psalmodiait ses phrases, sont demeurées très pénibles dans mon souvenir. (Maxime du Camp, Souvenirs littéraires, 1882)
V. Laisney fait ainsi revivre à partir des Journaux, Mémoires, Correspondances, de mémorables ou improbables séances de lecture à haute voix, certains fameuses d’autres plus fumeuses, les unes où tout n’est que conversation et beauté, d’autres silence et austérité. Une sorte de kaléidoscope d’images de la vie littéraire du siècle, le siècle de Baudelaire et Mallarmé, Flaubert et Rimbaud, Verhaeren et Vielé-Griffin, le siècle d’Hugo mais aussi des petits maîtres. Cette évocation en vignettes verbales allégrement enchaînées introduit son lecteur dans une forme d’intimité cultivée où se donnent à entendre – entre séance de travail et entre soi mondain – des performances vocales, où se donnent à apprécier des manuscrits inédits, où se donnent à confirmer des complicités littéraires ou artistiques aussi. L’étude de V. Laisney compose une mosaïque de situations d’écoute et de dispositifs de lecture viva voce qui nous suggère sans dogmatisme ni pesante érudition combien ces éphémères sociabilités lettrées où l’on lisait des poèmes ou des drames et où se croisaient (parfois) points de vue des auditeurs et points de vue des récitants/interprètes jouèrent un rôle parfois décisif dans le destin d’une œuvre. On l’imagine du moins, comme sur cette toile de Théo van Rysselberghe, Une Lecture (1903), où peindre la lecture c’est peindre un poète lisant à haute voix ses textes devant un petit auditoire d’amis et de confrères. On l’imagine encore en relisant – par exemple – cette lettre enthousiaste de Victor Pavie à son frère (1828) :
La soirée de cette mémorable journée se passait chez Victor Hugo où j’étais invité à dîner avec Boulanger, M. Foucher le père. Sainte-Beuve, Musset et Paul sont venus après. On s’est assis, et Paul [Foucher] nous a donné lecture d’un étincelant drame en 475trois actes intitulé la Goule […]. Ensuite Victor Hugo nous a lu des Orientales inouïes et doublement inouïes […].
Le temps viendra de la lecture silencieuse, solitaire, intérieure, et les privilégiés qui avaient ouï la voix de l’auteur (plus rarement un comédien ou un tiers) l’entendront peut-être résonner mezza voce, entre les lignes. Plus tard, oraliser (déclamer, réciter, lire, psalmodier, débiter, scander, mimer, etc.) la littérature trouvera sa technologie moderne avec les célèbres Archives de la parole (Sorbonne, 1911), archivages sonores qui firent jadis le bonheur des phonéticiens et des dialectologues, aujourd’hui des poéticiens de la voix et des esthètes de la littérature.
Le point focal de cet ensemble vocal que nous offre V. Laisney, entre savoirs et saveurs, est triple à vrai dire. On sait d’abord combien les oralisations publiques de la littérature sont devenues des must événementiels. On comprend ensuite combien l’écrit à lire dans un tête-à-texte peu ou prou ascétique s’expose toujours à rendre les armes devant les charmes de l’oralité jouée. On imagine enfin combien la puissance entêtante de la fiction peut enamourer la voix des amants, au péril délicieux de leurs âmes jumelles :
Un jour, par plaisir, nous lisions les amours de Lancelot ; […] nous étions seuls et sans aucune défiance […]. Nous lûmes comment les riantes lèvres désirées furent baisées […] : ce jour nous ne lûmes pas plus avant. (Dante, Francesca da Rimini et Paolo Malatesta, Enfer, V)
Jean-Marie Privat
Edmond et Jules deGoncourt,Œuvres complètes, t. III, Renée Mauperin. Édition critique par Véronique Cnockaert. Paris, Honoré Champion, 2017. Un vol. de 343 p.
L’édition critique réalisée par Véronique Cnockaert de Renée Mauperin propose les éléments attendus que sont une bibliographie exhaustive, un index des noms et un appareil de notes précises et informées. Quant à la longue préface qui précède le texte lui-même, elle s’attache à mettre en lumière la déroutante modernité du personnage féminin créé par les deux frères.
Les Goncourt envisagent d’abord d’intituler leur roman La Jeune Bourgeoisie, désireux qu’ils sont de livrer l’analyse psychologique de la jeunesse contemporaine. Leur projet initial consiste en la peinture de la société bourgeoise, de ce nouveau monde érigé sur l’effondrement des valeurs aristocratiques et dont les deux frères veulent dénoncer le désordre et le relâchement des valeurs morales. Les portraits des individus doivent donc servir aussi à saisir la société à laquelle ils appartiennent. Or les romanciers délaissent le type de la jeune fille bourgeoise pour créer un personnage d’une grande singularité, qui indéniablement « fait désordre » (p. 18). Développant de belles analyses faites ailleurs, Véronique Cnockaert met en lumière la « sauvagerie » de Renée, échappatoire au dressage social à laquelle la voue son milieu bourgeois et qu’elle exècre : cette aristocrate non de sang mais d’esprit est en décalage complet avec les mœurs de son temps.
Après avoir analysé les autres figures du roman que sont le jeune bourgeois, le Parisien et la jeune bourgeoise, Véronique Cnockaert s’arrête longuement sur la « paternité dans tous ses états » (p. 39) que décrit le roman. M. Mauperin, malgré sa 476grandeur d’âme et son passé napoléonien, s’est laissé assujettir par son autoritaire épouse et par l’argent. Cette dissolution de l’autorité paternelle constitue un grief de taille aux yeux des romanciers consternés par l’individualisme et l’abus de liberté qui caractérisent la société bourgeoise. Aussi s’en vengent-ils en choisissant un dénouement tragique à leur roman. Mais ce n’est pas tout ; Renée aime son père d’un amour inconditionnel dans lequel V. Cnockaert choisit de voir un des ces « amours impossibles parce qu’interdits [et] qui ne trouvent leur point d’équilibre que dans la sublimation ou l’au-delà » (p. 46). Cet amour originel est si grand que la jeune fille, loin d’être incapable d’aimer comme l’ont affirmé certains critiques, n’aurait pas senti la nécessité d’aimer un autre homme que son père. Quant à sa maladie, souvent présentée par les critiques comme le moment où l’idéal féminin éclot enfin en la jeune fille, V. Cnockaert y voit surtout le moment où, avec la description de son petit corps malingre, Renée prend chair : auparavant aucun détail n’était donné sur à son corps. Quant à la représentation de l’idéal féminin des romanciers, V. Cnockaert veut le voir incarné dans la Renée d’avant la maladie, cette garçonne qui, en ne se mariant pas, révolutionnerait les mœurs. Aussi les Goncourt, peu désireux d’une telle révolution, la font-ils mourir.
Mais on pourrait aussi voir dans cette mort, outre le moyen de sublimer l’amour de la jeune fille pour son père, le biais trouvé par les auteurs eux-mêmes pour « garder leur idéal intact et pur » (p. 51), en soustrayant Renée à la nécessité de procréer et donc à sa nature de « pondeuse » (Journal). Par l’aristocratie morale dont ils l’ont dotée, Renée n’est pas contemporaine de son époque, bourgeoise, c’est-à-dire carnavalesque et grimaçante, et, en tant que « vestige de l’histoire », est vouée à disparaître.
Enfin est soulevée la question du langage de Renée, décrié par les contemporains que chagrinaient cette langue verte dans la bouche d’une jeune fille de bonne famille. Or, pour les Goncourt, « Renée parle son époque » (p. 53). V. Cnockaert voit dans ce langage « parlé, mais néanmoins ciselé », la « grande force du style des Goncourt, car il rend compte parfaitement – et bien avant les romans de Zola – du “décousu qui fait le quotidien” » (p. 54). La parole virevoltante et spirituelle de Renée donne au récit l’allure d’un dialogue de scène : si la chair de la jeune fille apparaît tardivement, c’est qu’elle est avant tout corps de paroles, maintenue par les auteurs à « l’âge d’or de l’enfance qu’est celui de l’oralité ».
L’angle psychocritique adopté par V. Cnockaert dans cette introduction où elle reprend par ailleurs les acquis de la critique goncourtienne enrichit de manière à la fois pertinente et convaincante la lecture de Renée Mauperin.
Marie-Ange Fougère
Jean Richepin, Œuvres latinisantes. Poppée, Latineries, Contes de la Décadence romaine, La Martyre, Élagabal. Édition établie et préfacée par Marie-France de Palacio. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2017. Un vol. de 495 p., ill.
C’est à une spécialiste reconnue de la réception littéraire de l’Antiquité au xixe siècle que l’on doit ce précieux ensemble de textes d’inspiration latine signés Jean Richepin (1849-1926), poète, romancier, nouvelliste et dramaturge. Pour offrir au public de 2017 ces cinq œuvres méconnues, et donner la mesure de leur intérêt, Marie-France de Palacio a fait jouer vingt ans de réflexion et de savoir sur l’héritage 477antique (principalement latin) dans l’imaginaire de la fin du xixe siècle. Ses livres précédents (Antiquité latine et Décadence, 2001 ; Reviviscences romaines, 2005 ; Ecce Tiberius, 2006 ; Tragédies de fins d’empires, 2008) avaient en effet souvent montré la place cruciale occupée par l’auteur, aussitôt qu’il s’agit de faire revivre, vers 1880-1900, la Rome décadente, ses monstres et ses poètes raffinés, ses courtisanes et ses mimes, ses jeux du cirque et ses agonies. Encore fallait-il donner accès à la source même, dans une édition scientifique annotée, accompagnée d’une introduction générale, de préfaces particulières à chaque œuvre, et d’un appareil critique qui tient à la fois de l’histoire des idées, de la philologie et (surtout) de la poétique. Le défi est si bien relevé que l’on ne pourra songer désormais à la grande ombre portée de Rome sur les lettres fin-de-siècle françaises sans faire appel à ce volume impressionnant, enrichi de nombreux inédits et de quelques illustrations bien choisies.
Dès sa scolarité au lycée, puis plus tard comme étudiant normalien, Jean Richepin se révèle latiniste hors pair. Mais son originalité – comparable à celle de Louÿs s’emparant de la Grèce, ou Schwob de l’alexandrinisme – consistera à s’approprier si intimement ses auteurs préférés (Horace, Catulle, Juvénal, Pétrone, Suétone, Tacite, Martial, quelques autres) que, loin d’être l’objet de travaux d’érudition académique (il règne ici, au contraire, un anti-académisme concerté), ils deviendront le ferment fécond de créations nouvelles, et à usage des contemporains du xixe siècle finissant. Recréer Rome, sans doute, à partir des sources latines ; mais en faire une Rome soigneusement choisie, toute de putrescences et de raffinements et qui relève d’une imagination profondément personnelle – tel est le défi, dont il résulte « une sorte de décadence romaine n’appartenant qu’à Richepin », dit la préfacière.
Le mouvement est perceptible dès le premier texte du recueil, cette « étude » de jeunesse sur Poppée, écrite en 1873 par un jeune homme de vingt-cinq ans mais publiée en volume seulement en 1896. Marie-France de Palacio y reconnaît, à juste titre, un « manifeste de la Décadence » de remarquable précocité. Éloge du monstre, exaltation de Néron (véritable héros du récit, bien plus que Poppée) et surtout plaidoyer, provocateur et anti-philistin, pour un « beau » dégagé de tout impératif moral : « Faire flamber en guise de torches des chrétiens enduits de résine est évidemment d’un cœur cruel ; mais il faut être du dernier bourgeois pour ne pas reconnaître que c’est beau du point de vue pittoresque », déclare ainsi le jeune provocateur (p. 43). Baudelaire n’est pas loin.
Les huit années de 1890 à 1898 portent à son apogée l’intérêt de Richepin pour la décadence romaine, qu’il réinvente notamment dans une série de 157 épigrammes « latines » publiées dans le Gil-Blas, puis d’autres journaux à partir de 1893, sous le titre Latineries. Marie-France de Palacio en donne ici la première édition – pièce maîtresse, assurément, de son volume, tout ensemble par l’ampleur de l’érudition exigée, l’effort herméneutique et la richesse d’un appareil critique qui tient compte des variantes de revue à revue et donne certaines versions manuscrites en reproduction. L’ensemble (texte et commentaire) permet de mesurer l’originalité de l’entreprise : commenter l’actualité du temps dans un français qui respire le latin de Martial et suit de fort près certains procédés rhétoriques des épigrammes et épitaphes grecques et latines. Les sujets sont variés : théâtres, prostitution, snobisme et vanité, puritanisme contemporain (qui avait donné lieu à des procès récents), invectives de toutes sortes… Aidé par la commentatrice, le lecteur d’aujourd’hui est invité à une double lecture : admirer l’art de la transposition formelle du latin, et discerner simultanément l’efficacité de l’attaque sur les mœurs du jour. Telle cette épigramme « sur les mimes » qui s’en prend, à travers Rome, à l’idolâtrie dont, à 478l’époque des Sarah Bernhardt et des Mounet-Sully, on entoure les comédiens : « Si les mimes sont bouffis de leur importance, à qui la faute ? Je ne saurais en vouloir à la vessie qui éclate. J’en veux au souffle qui l’a trop gonflée » (p. 136).
L’autre chef-d’œuvre ès latinité décadente de Jean Richepin réside dans un type différent de forme brève : le conte, auquel il s’adonne dans un volume admirable de 1898, Contes de la décadence romaine. Il revient à Jean de Palacio d’en avoir signalé l’importance dès 1994, en offrant une première édition critique du recueil, reprise ici sans modifications. Préservés largement de la tentation du romanesque, ces récits sont d’abord des rêveries sur des lieux privilégiés de Rome, qui « la résument et la symbolisent » (p. 150) : le cirque et l’égout – à quoi il faut ajouter Suburre, quartier de la débauche… Entre eux évolue une population de mimes et de comédiens, de monstres exhibés, de magiciennes et de courtisanes, – sans oublier quelques patriciens d’extrême culture et de mélancolique raffinement. Là réside peut-être en effet l’essentiel : dans une conscience suraiguë et « prophétique » (p. 154) de l’effondrement d’un monde, de la proche arrivée des Barbares, de la fin d’une culture. Et c’est en cela surtout que la décadence romaine de Richepin se replie sur la décadence contemporaine, par une série poignante d’effets spéculaires – le Bas-Empire devenant (jusque dans les atteintes portées au langage et à l’amenuisement de la parole) une clé d’interprétation de la fin de siècle parisienne. Ce régime de transpositions fait tout le prix de ces 21 contes qui, par la maîtrise de la prose poétique et la singularité de l’inspiration, comptent parmi les plus accomplis de la littérature 1900.
Tout au plus pourra-t-on regretter que l’éditrice, dans son entreprise si complète, n’ait pas souhaité actualiser l’édition de 1994, en signalant les quelques avancées ponctuelles de la recherche menée sur ces contes depuis vingt-trois ans. Ainsi la source du conte inaugural, « Étoile éteinte », que Marie-France de Palacio nomme à raison la « clé de voûte de toutes [l]es œuvres latinisantes » de Richepin (p. 20), a-t-elle été identifiée en 1996 : une fameuse inscription de la Gaule narbonnaise, publiée en 1888 dans le Corpus Inscriptionum latinarum et dont Jules Michelet avait assuré la célébrité dès 1833 en la citant au premier tome de sa fameuse Histoire de France (chapitre « La Gaule sous l’Empire ; Décadence de l’Empire »). Eût-ce été l’occasion, peut-être, de faire le point sur les relais de Richepin, et sur le rôle de Michelet dans son inspiration gallo-romaine et épigraphiste ? Mais ce n’est là que broutille d’érudition.
Le volume n’eût pas été complet sans faire place à deux autres formes littéraires où s’exerça encore l’inspiration latine de l’écrivain : celles du drame et du poème. Il faut saluer ici la première édition critique de La Martyre, drame en cinq actes, en vers, représenté à la Comédie-française en 1898, et où s’illustrèrent les plus grands acteurs du moment (Mounet-Sully, Julia Bartet, Marguerite Moreno notamment). Drame sulpicien ? Spectacle édifiant que cette conversion, puis ce martyre d’une patricienne romaine au christianisme ? Ce serait méconnaître l’esprit de Jean Richepin, dont Marie-France de Palacio montre, documents à l’appui (un très riche dossier de réception critique accompagne la pièce) comment il dévoie au contraire, par l’ironie, l’humour et la préciosité langagière, toute perspective religieuse traditionnelle. C’est surtout dans la mort de l’héroïne que se trouve atteinte l’orthodoxie du drame chrétien : loin de vouloir mourir pour sa foi, et pour l’au-delà, Flammeola cherche surtout à mourir en esthète – d’une « belle mort ». Un objectif un peu trop dandy pour être bien catholique…
Point, enfin, d’éloge de la décadence romaine sans Héliogabale, auquel Richepin consacre, sous le titre « Elagabal », un long poème de 1898, publié dans la presse 479au moment exact où est jouée La Martyre. Mais il s’intéressait à la figure de l’empereur androgyne et oriental depuis au moins vingt ans, contribuant en ceci à une vogue fort répandue dans l’Europe fin-de-siècle : extravagances et bizarreries, androgynie et suicide, raffinements de lettré marquent la figure qui paraît une version outrée (s’il se peut…) de Néron, mais se signale surtout par sa beauté. Elle donne lieu chez Richepin à un admirable essai d’écriture artiste, dans une ekphrasis qui consacre un Héliogabale « tout droit sorti d’un tableau de Gustave Moreau », note la préfacière (p. 475).
On mesure à notre évocation succincte les intérêts multiples que ce recueil d’Œuvres latinisantes pourra susciter. Chez les latinistes d’abord, puisque la réception proprement stylistique du latin au xixe siècle trouve ici un point d’accomplissement remarquable. Chez les spécialistes de l’imaginaire fin-de-siècle ensuite, que tous les jeux de transpositions entre la latinité tardive et les années 1880-1900 retiendront. Chez les passionnés de poétique décadente surtout, qui trouveront un champ considérable d’investigation et pourront traquer chez Richepin la quête d’une langue rare, les néologismes latinisants, l’impératif souvent revendiqué de l’écriture artiste. Car, note encore l’éditrice, « la latinité inspiratrice semble chez lui d’essence moins pittoresque que stylistique » (p. 13).
Mais les historiens des idées ne seront pas en reste d’admiration devant l’entreprise systématique qui consista pour un poète et conteur, par voie de presse quotidienne essentiellement, à faire revivre la décadence de Rome comme si elle était parfaitement contemporaine par ses enjeux, ses passions et ses angoisses. Trouver, dans son journal du matin, un nouveau « conte de la décadence romaine » signé Richepin ; ou, du même auteur, une série de quatorze épigrammes « latines », soigneusement ciselées jusqu’à la pointe assassine, et portant faussement sur Rome, mais réellement sur le Paris du jour – voilà qui en dit long sur l’ambition de la presse du xixe siècle finissant, et l’actualité du latin à l’époque. Sans doute le poète a-t-il conscience d’être le dernier rejeton d’une espèce en voie de disparition, et sa mélancolie transpire-t-elle à chaque page, ou presque, de son œuvre : « Voici que les langues mortes vont mourir à jamais, sans espoir de résurrection ; voici que les fleurs rouges des Anthologies ne seront plus respirées par personne » (p. 282), dit-il dans un des contes retrouvés par Marie-France de Palacio.
Sans doute. Mais voici qu’une éditrice passionnée, et les éditions Honoré Champion, redonnent à lire les langues mortes, telles que Richepin les faisait revivre. Et voici qu’une de ces Anthologies de textes, mélancoliques parfois, mais souvent grivois et drôles, peut être respirée par tout le monde.
Guy Ducrey
Catulle Mendès, Œuvres, sous la direction de Jean-Pierre Saïdah, t. XIV : Le Mouvement poétique français de 1867 à 1900. Dictionnaire des principaux poètes français du xixe siècle. Édition critique par Ida Merello. Paris, Classiques Garnier, 2016. Un vol. de 1274 p.
En 1902, à la demande de Georges Leygues, alors ministre de l’Instruction publique, Catulle Mendès a fait paraître un Rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900 prenant le relais du Rapport sur les progrès de la poésie publié en 1868 par son ex-beau-père Théophile Gautier. Ce Rapport de quelque 480deux cents pages, réédité sous le titre Le Mouvement poétique français de 1867 à 1900 chez Eugène Fasquelle en 1903, brosse un tableau précis de la poésie de la seconde moitié du xixe siècle, du romantisme au symbolisme, en passant par le Parnasse. Il commence par des« Réflexions sur la personnalité de l’esprit poétique de France », puis s’efforce de repérer et d’analyser les mouvements, les écoles, les individualités majeures et mineures de la poésie contemporaine. Il est suivi d’un très utile Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du xixe siècle, qui comporte près de mille pages dans la présente édition et qui constitue, grâce aux articles de presse qu’il cite sur chaque auteur, une précieuse mémoire de la critique.
On ne peut que saluer l’idée de rééditer cet ouvragesi utile à la connaissance de l’histoire de la littérature du second xixe siècle. Le point de vue de Mendès sur la poésie de son époque est d’autant plus intéressant qu’il n’est pas celui d’un simple témoin, mais celui d’un acteur de premier plan. Par la création de la Revue fantaisiste, où il a réuni Gautier, Banville et Baudelaire autour des futurs Parnassiens, par la cofondation du Parnasse contemporain avec Louis-Xavier de Ricard en 1866, par la direction de La République des lettres, où il a publié L’Assommoir de Zola, par ses recueils de poèmes parnassiens, ses romans et ses contes décadents, ses pièces de théâtre d’inspiration symboliste, Mendès a été un homme-orchestre de la vie littéraire : il pouvait rendre compte de l’évolution de la poésie française. Sa critique, subjective, partisane, mêlant subtilement les réticences aux éloges, est celle d’un poète. Il a l’art de la formule : Baudelaire lui apparaît comme « la plus désastreuse des âmes icariennes » (p. 133), un « évêque in partibus diaboli » (p. 157), un « Satan élégiaque » (p. 169). Ses injustices elles-mêmes ne sont pas dénuées de perspicacité, comme lorsqu’il déclare que « Tristan Corbière n’ignore rien de tout ce qu’il feint de ne pas savoir » et qu’on découvre chez lui « la charogne baudelairienne au bord du chemin odorant de l’encens des chapelles » (p. 228-229) : cette allusion à « La Rapsode foraine et le pardon de Sainte-Anne » témoigne d’une lecture attentive des Amours jaunes.
Dans l’introduction de son édition (p. 11-57), Ida Merello retrace le projet du Rapport, situe Mendès dans le champ littéraire de la Belle Époque, commente ses jugements sur la poésie contemporaine, en les comparant notamment à ceux de Gautier dans son propre Rapport, et analyse la réception de l’ouvrage. Le Mouvement poétique français est selon elle un « texte de combat, épousant une cause » (p. 21) : il vise à « montrer que la poésie classique, romantique et parnassienne se situe dans la même voie d’illustration du génie français » (p. 54). Ida Merello rappelle que Mendès a souffert de l’antisémitisme et qu’il a été en proie à l’hostilité de critiques influents comme André Gide et Albert Thibaudet, ce qui a nui à la postérité de son œuvre. Malgré son opposition au vers libre, l’auteur du Mouvement poétique français s’est révélé à plusieurs reprises un critique clairvoyant, repérant le génie de Verhaeren et de Claudel à leurs débuts et signalant dans son Dictionnaire les poèmes de Germain Nouveau et de Paul Valéry qui n’étaient pas encore recueillis en volumes. Mendès a défendu également avec courage la poésie de Baudelaire, à une époque où elle restait controversée dans les manuels et les histoires de la littérature.
L’édition d’Ida Merello est la première à doter l’ouvrage de Mendès d’une introduction et de notes explicatives, ainsi que d’une bibliographie et d’un index des noms propres, qui en facilite la consultation. Elle ne précise pas que Le Mouvement 481poétique français avait été réédité à Genève chez Slatkine en 1993 ; mais il est vrai qu’il ne s’agissait que d’une simple réimpression en fac-similé de l’édition Fasquelle de 1903.
C’est à partir de cette édition de 1903 qu’Ida Merello a établi le texte de son édition. Malheureusement, le processus de numérisation a introduit des erreurs dans le texte de Mendès. Théodore de Banville est devenu Théodore et Banville (p. 159) ; Armorique, Armonique (p. 313) ; Bovary, Bocary (p. 639) ; Carol de Roumanie, Cabol de Roumanie (p. 666) ; Liszt, Liset (p. 668) ; Chand d’habits, Chaud d’habits (p. 823) ; Marcel Fouquier, Marcel Focquier (p. 934). Des disparitions de lettres (yristès au lieu de Lyristès, p. 997), de mots (Mouël au lieu de Le Mouël, p. 772), de membres de phrases (« s’ils avaient des courts » au lieu de « s’ils avaient des cheveux, – ceux-là mêmes qui n’en ont pas, tant ils les portent courts », p. 160) ont parfois eu lieu, comme le révèle la consultation des textes originaux du Rapport de 1902 et du Mouvement poétique français de 1903, disponibles en ligne sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF.
Les coquilles typographiques de l’édition de 1903 auraient pu être signalées : on trouve ainsi José de Heredia pour José-Maria de Heredia (p. 208), Albert Wolf pour Albert Wolff (p. 446), Claudies pour Claudien (p. 447), Gauthier pour Gautier (p. 639), Maître Ambos pour Maître Ambros (p. 503).
Aux pages 175 à 177 de son Rapport, Mendès ouvre les guillemets pour donner la parole à l’un de ses confrères, qui explique comment la préoccupation de la forme est née chez les jeunes poètes du Parnasse d’une réaction contre la dégénérescence de la poésie contemporaine. Cette page, « un peu folle et humouristique, toute charmante et si belle parfois », Mendès l’avait déjà citée dans La Légende du Parnassecontemporain (Bruxelles, Brancart, 1884, p. 38-42). Une note précisant la provenance de cette longue insertion aurait sans doute été utile : Mendès cite les pages 92 à 94 d’un article d’Henry Laujol (« La Légende du Parnasse contemporain », La République des lettres, 20 février 1876, p. 92-97), alias Henry Roujon, qui n’était pas le « secrétaire particulier » de Mendès comme on le lit p. 41, mais simplement le secrétaire de rédaction de La République des lettres.
Dans son Rapport, Mendès reprend souvent, en les modifiant, des passages de La Légende du Parnasse contemporain qu’il avait publiée en 1884. Peut-être aurait-il été intéressant d’indiquer ces passages. Par exemple, le paragraphe dans lequel Mendès retrace les circonstances de la naissance du Parnasse contemporain (« En ce temps-là, Louis-Xavier de Ricard dirigeait un journal hebdomadaire […] », p. 179), est une étonnante réécriture d’un passage de La Légende du Parnasse contemporain (p. 239 sq.) : Mendès supprime l’expression « notre ami » pour parler de Ricard et il gomme le rôle majeur d’Alphonse Lemerre, à qui il rendait pourtant un hommage appuyé dans le texte de 1884. L’examen systématique de ces modifications aurait pu montrer comment Mendès a changé radicalement sa façon de concevoir le Parnasse à l’époque du symbolisme.
Au début de son introduction (p. 13, n. 1), Ida Merello explique que l’on ne connaît pas avec certitude le jour de la naissance de Mendès ni même l’année. Dans la thèse de doctorat qu’elle prépare sur cet écrivain, Élodie Lanceron est parvenue à retrouver son acte de naissance dans les Archives départementales de la Gironde : Catulle Mendès est né à Bordeaux le 21 mai 1841.
Yann Mortelette
482Cécile Leblanc, Proust écrivain de la musique. L’allégresse du compositeur. Turnhout, Brepols, « Le Champ proustien », 2017. Un vol. de 648 p.
Dès janvier 1923 dans la revue Intentions, Jacques Benoist-Méchin s’intéressait aux relations entre la musique et les « opérations du langage dans l’œuvre de Marcel Proust », avant de la relier à « l’immortalité » chez l’écrivain dans une étude parue en 1926. Depuis, nombre de critiques et d’historiens de la littérature, de philosophes et de musicologues, ont tenté « d’apprendre son langage et son secret », faisant appel à de multiples méthodes d’investigation : biographique, historique, structurale, esthétique, sociologique, génétique… Ne pouvant être exhaustif, citons seulement pour mémoire les travaux de Florence Hier, Georges Piroué, Georges Matoré et Irène Mecz, Denise Mayer, Kazuyoshi Yoshikawa, Anne Henry, Jean-Jacques Nattiez, Claude-Henry Joubert, Pierre-Louis Rey, Françoise Leriche, Anne Pénesco et Luc Fraisse. Le développement du champ musical dans l’exégèse proustienne se révèle ainsi à la mesure de la place éminente et révélatrice que l’auteur d’À la recherche du temps perdu accorde à cet art dans son cycle romanesque.
Cet axe majeur de recherche aurait donc pu paraître totalement saturé, avant que ne paraisse l’ouvrage de Cécile Leblanc qui, non seulement renouvelle complètement la manière d’aborder la musique au sein de la Recherche, mais ouvre aussi de nouvelles perspectives sur les processus utilisés par son créateur pour appréhender le fait musical. Car la voie qu’emprunte l’auteur de ce volumineux ouvrage n’est pas celle d’une « musique du devenir », de la « structure romanesque » qu’elle sous-tend, des « théories pour une esthétique » qui l’inspirent ou du « fil d’or » dont la narration proustienne se surfile. L’écrivain n’y est point un « Proust musicien », mais pleinement un « écrivain de la musique » qui, s’il parvient à ressentir « l’allégresse du compositeur », y accède « en utilisant son travail de critique musical et de musicologue », afin de concevoir « une œuvre qui tranche, par son originalité, sur le roman d’artiste classique » (p. 551). Chez lui, « l’écoute est, en effet, fondamentale », ce qui l’amène à donner « un rôle majeur à la figure du critique musical » (p. 13).
Pour parvenir à cerner cette écriture innervée par les discours sur la musique tout autant que par les œuvres musicales elles-mêmes, Cécile Leblanc a procédé à une recherche documentaire impressionnante. Ont été dépouillés, entre 1880 et 1920, de grands quotidiens (Le Figaro, Le Gaulois, Le Temps, etc.), des revues généralistes (Comœdia, Revue des deux mondes, Revue hebdomadaire, etc.), la presse musicale (Courrier musical, Ménestrel, Musica, etc.), des collections d’ouvrages de vulgarisation (« Maîtres de la musique » chez Alcan, « Musiciens célèbres » chez Laurens), ainsi que nombre de romans musicaux, dont certains de littérateurs peu explorés (Henri de Saussine, Louise Cruppi). L’auteur tire également parti des publicités et catalogues commerciaux, ce qui lui permet par exemple de confirmer que Proust était en mesure de réécouter sur son pianola le xve quatuor de Beethoven, le rouleau perforé figurant dans la liste éditée par la firme Aeolian.
Est à mentionner également la capacité de Cécile Leblanc à intégrer les travaux les plus récents de la musicologie sur la musique française de l’époque, notamment en ce qui concerne Hahn, Massenet et Saint-Saëns, de même que ceux qui touchent à la philosophie de la musique (François Nicolas). Il en va de même des recherches en génétique textuelle entreprises par l’équipe Proust de l’ITEM, placée sous la responsabilité de Nathalie Mauriac Dyer et à laquelle coopèrent 483notamment Françoise Leriche et Pyra Wise. Elles permettent à l’auteur de multiples analyses dans l’épaisseur chronologique des carnets et des cahiers de travail de Proust, explicitant dans toute son épaisseur scripturaire l’évolution de sa pensée et la décantation de sa rédaction.
Composé de trois grandes parties, l’ouvrage s’attache tout d’abord à l’apprentissage de la technique musicale par Marcel Proust et à la société musicale qu’il côtoie. Entouré d’une mère et d’une grand-mère pianistes confirmées, qui possèdent une bibliothèque musicale, le jeune Marcel étudie le piano et conserve adulte une certaine pratique instrumentale, ainsi que des capacités de lecture et d’analyse des partitions. Ses parents sont des abonnés de l’Opéra, où il assiste dans leur loge aux représentations des années 1890 à 1900. Il se rend également au concert (d’Harcourt, Lamoureux, Cirque d’hiver, Conservatoire), ainsi qu’au café-concert. Un autre ferment de son éducation musicale est constitué par les salons de la Troisième République – dont Myriam Chimènes a montré le rôle moteur et la diversité –, qui lui permettent de « situer son goût par rapport à la norme mondaine ou sociale » (p. 122) : salons artistes comme ceux de Madeleine Lemaire, d’Alphonse Daudet ou de Robert de Montesquiou ; salons de grandes dames protectrices, acquises au mécénat, avec Mmes de Saint-Marceaux, de Polignac et la comtesse Greffulhe. Enfin, irrité à la longue par les conditions d’écoute de son temps et de son milieu, dénonçant « l’indifférence des mondains » (p. 139), Proust se tourne vers une « écoute invisible » (p. 156), centrée sur la seule audition, celle que permettent le théâtrophone et le système pneumatique du pianola.
La seconde partie du livre concerne la critique musicale : dans son évolution historique qui, partant du commentaire de littérateur, va vers une herméneutique véritablement musicale ; dans sa technique d’écriture, qui met Marcel Proust au défi de « produire un discours sur un objet non linguistique sans avoir recours au langage du spécialiste » (p. 215) ; dans son ressassement de lieux communs, dont l’écrivain se « fait l’écho en attribuant à son protagoniste ou à ses personnages les objets et les outils de la vulgate de la critique musicale » (p. 243).
C’est par une vue d’ensemble de l’atelier de Proust que débute la dernière partie. L’influence et l’utilisation romanesque de figures de compositeurs (Wagner, Beethoven, Chopin, Franck) et de critiques musicaux (Vaudoyer, Willy, Bellaigue, Pierre Lalo, etc.) y sont analysées et l’autorité de Reynaldo Hahn y retrouve tout son poids. En effet, des travaux récents établissent combien « l’immense culture littéraire et musicale de Hahn a été déterminante pour Proust et combien, surtout, ce dernier a mis au point sa critique musicale dans ses échanges avec le musicien » (p. 410). À partir de là, dans les deux derniers chapitres, Cécile Leblanc démontre, en s’appuyant sur l’ensemble de ses apports précédents, comment l’auteur de la Recherche va « faire du roman le lieu d’une nouvelle critique », mettant en son centre « la question de l’œuvre et non plus celle de l’artiste » (p. 443). Relevant les défis du roman musical, il emprunte une autre voie que celle de Romain Rolland dans Jean-Christophe en donnant « le premier rôle non à l’artiste mais à son médiateur, le critique, ou plutôt à la multiplication des critiques » (p. 486). La création de Vinteuil en 1913 lui permet alors, en remettant en perspective sa Sonate, liée à l’idéalisme de Swann, de « construire une œuvre dont l’esthétique sera en cohérence avec son temps » (p. 493) et avec le modernisme du narrateur, l’imposant Septuor. Né du déchiffrement de « hiéroglyphes inconnus » (La Prisonnière) par l’amie de Mlle Vinteuil, il « est la représentation idéale de la quête du narrateur entre musique et littérature, deux systèmes sémiotiques qui s’éclairent l’un par l’autre » (p. 545).
484Ainsi, l’écriture de la musique dans la Recherche du temps perdu apparaît-elle entièrement dirigée vers l’œuvre à venir, celle du xxe siècle d’après la Grande Guerre, celle qui nécessitera un passeur, créateur d’écoute, pour être véritablement entendue, celle à laquelle ouvre la voie, dans le Temps retrouvé, l’énigmatique « morceau » interprété lors de l’ultime matinée chez la princesse de Guermantes.
Philippe Blay
Dominique Defer et Francis Coutant, Proust et l’architecture initiatique. “À la recherche du temps perdu”. Paris, Champion, « Recherches proustiennes », 2017. Un vol. de 207 p.
L’ouvrage est gouverné par deux idées : que le modèle de la cathédrale, au moment de construire le cycle romanesque de Proust, propose l’espace d’un parcours initiatique, du parvis jusqu’au chœur ; que l’architecture chez Proust ouvre aussi à une perspective moderniste, tournée vers les créations contemporaines. Une première partie, en forme d’ouverture, traite de l’architecture de l’œuvre en deux volets, Proust architecte et Proust et les architectes. Une seconde partie, abordant l’architecture dans l’œuvre, restitue ce parcours initiatique, en traversant le parvis, le portail, le narthex, la nef pour arriver au chœur. L’ensemble se conclut par une bibliographie et six index, des noms de personnes, de personnages, de lieux fictifs, de lieux réels, des termes d’architecture et des thèmes et notions.
Le parcours initiatique, ménagé par Proust à son héros qui deviendra écrivain, parsème son évolution de signes « qui tiennent plus de la révélation mystique que de la simple expérience intellectuelle » (p. 10). S’il y a ici transcendance, celle-ci repose sur « un sens caché derrière les apparences » (encore faudrait-il mieux mesurer à ce stade la forte réorientation du concept chez Proust). Quoi qu’il en soit, le parcours initiatique suppose une promotion du mouvement et de l’effort. À côté des bâtiments profanes (maisons, hôtels, gares), les églises se voient symboliquement associées à la lecture. Dès lors, les épisodes se développent comme des chapelles construites entre des arcs-boutants déjà existants (p. 27), selon une technique de composition gothique, consistant à remplir d’épisodes une structure nervurée (p. 30). Il en résulte une comparaison entre le mode de construction (et l’évolution des techniques de construction) des cathédrales et de la Recherche. Au début du gothique, l’architecture ne se détache pas des artisans ; elle sort de l’anonymat au xiiie siècle et devient un art intellectuel, comme chez Proust on passerait de l’écriture fragmentaire au plan d’ensemble : « d’opératif », le constructeur « devient spéculatif » (p. 28). Cette thèse peut ne pas emporter l’adhésion ; elle pourrait être en partie exacte si l’on compare la Recherche aux écrits antérieurs ; mais au sein de l’histoire de la Recherche, ce serait majoritairement l’inverse, ou plutôt développement fragmentaire et plan d’ensemble ne cessent de se conjuguer. Quoi qu’il en soit, on peut affirmer que l’église de Combray est un « monument tourné vers l’avenir de l’œuvre », et placé en attente de Venise (p. 118).
Les parties d’église sont dès lors envisagées comme formant, traversées dans un certain ordre, les étapes d’un apprentissage, dont on peut dégager quelques-unes. Il s’agit, devant une façade, de trouver la bonne distance, parce que « la révélation est d’ordre visuel » (p. 75). Le pignon illustre « l’architecture du point de vue » (p. 79). La nef est le lieu de la connaissance erratique (p. 152). On peut y 485rattacher le rôle des couloirs, qui offrent leur espace à un désir de connaissance manquant son but, tenant rarement ses promesses (p. 155). Les fenêtres jouent un rôle particulier chez Proust, en ce que « celui qui regarde n’est pas dans le monde qu’il observe, il s’y projette » (p. 161). L’œil-de-bœuf dans la maison de Jupien n’a pas de justification architecturale, sinon la volonté du romancier, de relier la fenêtre au voyeurisme (p. 163). Il faut dire que l’examen de ce parcours initiatique souffre beaucoup du fait qu’il y est relativement peu question d’architecture, l’analyse s’échappant de toutes parts en direction de motifs autres et par ailleurs connus, sous la forme de survols thématiques.
Le sujet méritait une plus ample enquête. Il s’agit d’un ouvrage moins de recherche que de vulgarisation, en retrait sur les connaissances antérieurement acquises : concernant les dernières en date, l’ouvrage de Stéphane Chaudier, La Cathédrale profane (2004), y est peu pris en compte, et le regroupement des textes de et sur Ruskin que traduit ou commente Proust par Jérôme Bastianelli (Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2015) est ignoré, ainsi que le Proust and the Middle-Ages de Richard Bales (remontant à 1975). Beaucoup de références restent dans l’imprécision ; les lettres sont citées d’après des ouvrages critiques, ou sans références du tout. La syntaxe est parfois hésitante (« les prémices amorcés », p. 94 ; « tout autre déviance », p. 185). Les erreurs de taille ne sont pas rares, au moment de faire de Proust un contemporain de Viollet-le-Duc et de Mérimée (p. 33) ou d’attribuer l’Art pour l’art à Mme de Staël, apparemment aux côtés de Théophile Gautier (p. 46) – c’eût été un peu plus exact du côté de Benjamin Constant initié à Kant. Le passage où le narrateur s’avise que dans le monde, il ne voyait pas parce qu’il radiographiait ne se situe pas dans le « Bal de têtes » final (p. 64-65), mais plus haut dans Le Temps retrouvé, aussitôt après le pastiche de Goncourt, et il n’est pas certain que l’épisode de la laitière, aperçue par le héros au matin depuis le train qui le mène à Balbec, ait lieu « lors d’un arrêt dans une petite gare de montagne » (p. 142). Les époques vécues par le héros de la Recherche sont envisagées sans prendre en considération qu’il y a eu aussi des époques d’écriture (p. 24-25), ce qui rend beaucoup plus interne et intime l’entassement des styles dans le cycle romanesque. On est surtout étonné de rencontrer des confusions parfois grossières entre le roman et la réalité biographique, « lorsque Proust, en 1905, évoque ses souvenirs de promenade dans le jardin du Pré Catelan créé par son oncle Jules Amiot à Combray (devenu le parc de Swann dans le roman) » (p. 90), et ce n’est pas un lapsus, car le goût de l’artifice, « on en trouve un premier exemple dans À la recherche du temps perdu avec le Pré Catelan (créé entre 1850 et 1870 par Jules Amiot, l’oncle de Proust) » (p. 94). Il en résulte des affirmations sans étayage : « Proust aurait également envisagé d’intégrer dans son roman plusieurs “pèlerinages ruskiniens” sous la houlette d’une grand-mère fière de l’œuvre de l’écrivain. Mais il aurait trouvé par la suite ces rappels trop autobiographiques » (p. 42).
L’enquête reste mince et mal gouvernée. Les rapprochements avec Frank Lloyd Wright et Le Corbusier, mis en valeur sur la quatrième de couverture, restent très vagues. Les données d’architecture sont plaquées, ici ou là, sans s’intégrer aux analyses. Le corps de l’enquête se constitue en survols sur des thèmes connus : les fenêtres on l’a vu, les chambres, pages très en retrait par rapport aux Chambres de Proust d’Olivier Wickers (Flammarion, 2013), les hôtels, les gares, etc. Les sections sur Proust et Ruskin, Proust et Viollet-le-Duc et Proust et Émile Mâle suivent pas à pas les publications antérieures, en des résumés sommaires relayés ensuite par 486une succession de thèmes, tels « antichambres et vestibules liés à l’approche de l’amour et de la sexualité, mais aussi de la mort » (p. 145), etc.
Beaucoup d’amateurisme donc. Dans la bibliographie finale, les Essais et articles de Proust se juxtaposent à plusieurs d’entre eux reproduits dans une référence à part ; et l’édition de la correspondance par Philip Kolb figure à la fois dans les œuvres de Proust puis dans les ouvrages qui lui sont consacrés (sous cette forme pouvant induire en erreur : Philip Kolb, Correspondance, Plon, 1970-1993). La rencontre entre l’architecture et la littérature s’est mal faite (l’architecte Francis Coutant a illustré l’ouvrage et précisé les aspects de technique architecturale). La question reprendrait tout son intérêt en repartant plus méthodiquement des mêmes prémices, les conceptions architecturales de Proust étant réexaminées aux côtés d’un spécialiste des architectures romane et gothique et de leurs principes, de façon à serrer, au plus près et pas à pas, les similitudes voire les incompatibilités entre deux formes d’invention.
Luc Fraisse
B laise Cendrars, Œuvres romanesques I précédées des Poésies complètes et Œuvres romanesques II. Sous la direction de Claude Leroy, avec la collaboration de Jean-Carlo Flückiger et ChristineLe Quellec Cottier (I), Marie-Paule Berranger,Myriam Boucharenc, Jean-Carlo Flückiger et Christine Le Quellec Cottier (II). Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017. Deux vol. de 1696 p. et 1456 p.
En 2013 avaient paru dans la Pléiade deux premiers volumes consacrés à Cendrars, sous la direction de Claude Leroy et sous le titre Œuvres autobiographiques complètes. Resté longtemps en marge de la « grande littérature » française du xxe siècle, l’auteur entrait dans la collection prestigieuse par le côté prose de son œuvre protéiforme et par ses textes pénultièmes les plus directement personnels, l’éblouissante tétralogie écrite à Aix-en-Provence d’août 1943 à la fin de 1948 et publiée après la guerre : L’Homme foudroyé (1945), La Main coupée (1946), Bourlinguer (1948), Le Lotissement du ciel (1949).
Curieux choix éditorial bousculant la chronologie, clairement assumé par Claude Leroy, le maître d’œuvre de ce premier ensemble, moins paradoxal d’ailleurs qu’il ne paraît à première vue, puisque le premier volume de 2013, grâce à la présence de Sous le signe de François Villon regroupant des pages très anciennes, et le second, qui offre une série d’inédits (révélés d’abord par Miriam Cendrars, la fille de l’écrivain) ou de pages alors peu connues qui datent de la jeunesse, présentaient déjà une trajectoire presque complète de Cendrars depuis ses premières tentatives d’écriture quand il n’a que seize ans et travaille comme apprenti bijoutier à Saint-Pétersbourg.
La très copieuse livraison actuelle, sans se substituer aux deux éditions des Œuvres complètes, celle de Miriam Cendrars (Le Club français du livre, 15 volumes, 1968-1971) et celle de Claude Leroy (Denoël, 15 volumes également, collection « Tout autour d’aujourd’hui » ou TADA, 2001-2006), ne laisse tout de même plus grand chose à attendre en fait de révélation cendrarsienne, si l’on note que, depuis 4872013, les éditions Zoé ont commencé à publier, sous l’égide de Miriam Cendrars, une collection « Cendrars en toutes lettres » qui permet de lire les correspondances que l’infatigable épistolier a entretenues sa vie durant (paru en novembre 2017 le volume Blaise Cendrars-Jacques-Henry Lévesque Correspondance 1922-1959 fournit à Marie-Paule Berranger l’occasion d’éclairer avec beaucoup de bonheur les relations quasi filiales entre l’écrivain et un admirateur devenu bientôt une sorte de secrétaire bénévole puis un ami intime et – nonobstant l’extrême pudeur de Cendrars – un confident).
Cependant je me trompe : les activités de cet homme-orchestre ont été si multiples (comme éditeur, amateur et critique d’art et de musique, cinéaste même malgré l’échec de ses essais en ce domaine qui entre tous le fascinait) que son œuvre proliférante ne risque pas d’être de sitôt épuisée. Mais s’il est question de révélations, ces deux présents volumes en sont déjà pleins. Cendrars est un des auteurs français les plus mystérieux – d’origine suisse, ne l’oublions pas, et natif de La Chaux-de-Fonds, une des villes étranges d’Europe, riche en anarchistes et en esprits singuliers.
Mystérieux parce que mystificateur, cultivant le secret sur lui-même avec une sorte de jubilation noire, celle de l’enfant mal aimé qu’il fut, pris entre une mère neurasthénique et un père absent qu’occupait le rêve perpétuellement déçu d’affaires commerciales aussi mirifiques que désastreuses. Cendrars comme Baudelaire, comme Poe, comme son modèle littéraire et moral Remy de Gourmont et comme le peintre Odilon Redon hanté par l’irruption de l’inconscient dans la vie réelle – Remy et Odilon sont les prénoms que l’écrivain donne à ses deux fils –, n’est jamais sorti vraiment des macérations sensuelles et spirituelles d’une enfance et d’une adolescence tourmentées. Jusqu’au bout il s’est posé l’insoluble question « Qui suis-je ? », leitmotiv de ses autobiographies.
Se mettre au service d’un auteur aussi complexe, aussi déroutant, qui se vante en permanence de déconcerter critiques et public en publiant coup sur coup des livres absolument différents les uns des autres tant par leur sujet que par leur style (affirmation présomptueuse ou puérile, car rien ne se reconnaît mieux que du Cendrars), tenter de pister celui qui brouille savamment toutes les pistes et passe de la poésie au roman, puis au journalisme, avant, à sa façon, de transposer sa vie passée dans des récits où l’authenticité du « vécu » se confond avec les constructions de l’imaginaire, c’est adopter une posture (difficile, souvent déceptive, parfois triomphale) de limier, d’enquêteur, presque de détective acharné à découvrir la vérité dans un corps (celui du grand vivant que fut Cendrars) et (si possible) dans une âme, vérité telle que l’un, le corps engagé dans l’action, et l’autre, l’âme perdue en ses rêves, se sont dits et dissimulés dans une œuvre.
À cette tâche, Claude Leroy a consacré sa vie de chercheur. À l’Université de Paris X-Nanterre, il avait su autour de lui constituer et maintenir une équipe soudée par une commune admiration pour Cendrars mais où chacun pouvait d’autant mieux se consacrer à un but d’élucidation personnel que l’éclectisme, au moins apparent, de l’auteur s’y prêtait. Affirmons-le cependant avec force : les révélations que nous évoquions plus haut et qui, depuis le début de ce siècle, ont véritablement transformé le statut de Freddy Sauser, devenu Blaise Cendrars par décision délibérée de réduire son passé suisse en cendres (la chose a lieu à New-York en décembre 1911, le jeune homme, parti là-bas rejoindre Féla Poznanska rencontrée en 1909 à l’Université de Berne, Féla, étudiante juive polonaise qu’il épousera le 16 septembre 1914 à Paris, après son engagement comme volontaire 488dans le 3e régiment de marche du Ier étranger dès le 4 août), ces révélations appartiennent en propre à Claude Leroy. Il est l’« inventeur » du Cendrars le plus vrai, celui qui, jeune poète ami et égal d’Apollinaire avant 1914, fut « foudroyé » par la guerre et la mutilation, et précipité jusqu’au fond du désespoir et de l’échec au cours de la terrible année 1916 (errance et alcoolisme du manchot), avant de renaître à l’écriture en prose au cours de la nuit magique du 1er septembre 1917 où il produit La Fin du monde filmée par l’Ange Notre-Dame, puis de projeter sa « main coupée » en étoile dans la constellation d’Orion et de subir une expansion infinie de son être, en artiste de la main gauche.
Du même coup, un prodigieux coup de talon vers le firmament, il échappe aussi pour toujours (mais le cachera désormais) à l’image qu’il aimait donner de lui-même, celle d’un baroudeur « un peu rustique, un peu rude », selon les termes qu’utilise Georges Brassens pour son propre autoportrait.
Quoi de plus frappant en effet ? Il n’est guère d’écrit de Cendrars, en vers comme en prose, qui ne résonne d’une lamentation continue sur sa vocation ratée de paresseux et de jouisseur, avide seulement de « vie dangereuse » dont il s’emploie à faire l’« éloge » (tome II de la présente édition), à l’aise seulement dans les savanes où chasser l’éléphant (invention pure), sur le pont d’un cargo en compagnie de matafs portés sur la hâblerie et les alcools forts, ou bien au volant d’une auto pétaradante dont les « mélismes » l’enchantent et qu’il conduit à tombeau ouvert en France ou au Brésil (là, c’est vrai), de la main gauche depuis qu’il a perdu la droite le 28 septembre 1915 à « la ferme Navarin » dans la grande et catastrophique offensive de Champagne.
Presque en tout lieu de ses textes il exalte ainsi l’action, si possible l’action-limite, celle qui flirte avec la mort, et son corollaire obligé le repos du guerrier (où « faire la ripe », c’est-à-dire la bombe, en compagnie de femmes que l’on dit faciles et de copains de rencontre est la règle), presque partout il affecte de mépriser les intellectuels, les assis qui vivent à l’écart du risque, du sport, de la violence, les besogneux de l’écriture au sein desquels il est bien forcé pourtant de se ranger parfois « sous le signe de François Villon », « par faute d’un peu de chevance ».
Ce n’est point là du reste mythomanie, tout au plus fabulation, et souvent toute relative bien qu’il lui arrive de narrer ses exploits en des contrées où il n’a jamais mis les pieds, par exemple en Asie, en Afrique, ou le long du fleuve Amazone. Car Cendrars a bel et bien été cet aventurier en lequel il se rêve. Bien qu’il n’ait pas « fugué » comme le raconte son roman d’adolescence réécrite, il est bien parti à dix-sept ans pour occuper un emploi de commis-horloger en Russie (fin 1904), et restera à Saint-Pétersbourg jusqu’en avril 1907, séjour marqué par l’amour pour Hélène qui s’achève sur une tragédie (la jeune fille abandonnée meurt dans un accident horrible – elle est brûlée – deux mois après le départ de Freddy), dont il ne se remettra jamais. L’aventure de la guerre et de l’amputation n’est en rien fantasmée et le marque également à vie. Pour l’amour du cinéma, il s’est jeté à corps perdu dans le sillage d’Abel Gance, de 1918 à 1921. De 1924 à 1928, il a fait trois longs séjours au Brésil à l’invitation d’un ami mécène et y a connu, au moins en partie, les émotions de la forêt vierge. Engagé de nouveau, malgré sa blessure, comme correspondant dans l’armée anglaise en 1940, il n’a dû qu’à la défaite de voir se refermer définitivement pour lui la fenêtre de l’héroïsme militaire, épisode avant lequel il avait mené, de 1934 à 1939, une carrière de grand reporter, notamment pour Pierre Lazareff et Paris-Soir.
489Non, Blaise Cendrars n’est pas un assis. Mais tout le travail de Claude Leroy et de son équipe a consisté à prouver que l’aventure matérielle n’était pas pour lui pulsion principale, et qu’en bon disciple de Remy de Gourmont, caricaturé par André Breton en « rat mangeur de livres », il avait passé plus de temps dans les bibliothèques ou à sa table de labeur d’écriture que nulle part ailleurs. Cette relecture du personnage et de l’œuvre est capitale. Elle révèle en le construisant un auteur dont la place dans l’histoire de la littérature française aujourd’hui le situe parmi les créateurs les moins contestables de son siècle (Apollinaire, Breton, Michaux en poésie, Proust, Claude Simon du côté de la prose).
La démonstration s’est appuyée d’abord, ce qui était sans doute naturel, sur les écrits dits « autobiographiques » – les deux Pléiade de 2013 –, où il est peut-être moins malaisé de mettre en lumière la distance entre matériau vécu – les « choses vues » de Hugo – et ampleur d’une recomposition littéraire que l’écriture poétique, faite de rythme et de mélodie, travaille et métamorphose entièrement en art par malaxage du donné (voir « Faire la ripe » précisément, un des joyaux, ou des poèmes en prose, dont est constellé Bourlinguer).
Cette démonstration, pour l’appliquer à Cendrars, certainement le moins théoricien – ou le plus instinctif – des artistes, en tout cas celui qui ne substitue jamais les nécessités rhétoriques de la composition à l’instinct de la langue vivante, fluctuante, parcourant tous les registres musicaux du français, du plus « élevé » au plus « bas », ne saurait s’en remettre à des cadres académiques castrateurs. Elle repose donc sur deux éléments : la mise au jour, à proprement parler la découverte de « petits écrits » peu connus ou jusqu’alors négligés, de la vaste production cendrarsienne (LesArmoires chinoises, l’Eubage, Profond aujourd’hui parmi beaucoup d’autres). Parfois inédits, souvent cachés sous le fatras de publications disparues, ces documents éclairent singulièrement les textes majeurs.
Second « principe », dont les résultats sont aussi peu prévisibles a priori que ceux du premier : l’exégète de Cendrars ne s’interdira pas d’aller chercher la petite bête sous l’écorce même des mots. Claude Leroy, expert en la matière, n’a pas son pareil pour faire jaillir une évidence textuelle de telle coïncidence, apparemment anodine, entre une date de la vie réelle de Cendrars et cette même date, insérée comme au hasard dans le tissu de la fiction. De la même façon, il sait retrouver, dans le choix par l’auteur d’un toponyme (« Les Aiguilles », première partie du roman Dan Yack, 1929, nom bizarre surdéterminé par plusieurs patronymes russes et peut-être par le nom de famille de la compagne mourante d’Abel Gance) le nom de la mère de l’auteur (Dorner veut dire aiguille, en allemand), à la fois adorée et haïe pour son indifférence, avec toutes les conséquences que cela suppose du point de vue de l’interprétation de ce texte entre tous atypique. Roman sans doute pas moins « autobiographique » que cet autre, Moravagine, où Cendrars, en 1926, livre aux flammes et consume en mannequin grotesque et terrifiant son double démoniaque affublé de ce nom brutal.
Cendrars a-t-il jamais écrit de vrai roman ? Peut-être bien, car son dernier opus, Emmène-moi aubout du monde… 1956) correspond en effet à peu près aux canons du genre. Mais c’est aussi hélas ! le livre le plus médiocre qu’il ait réussi à mener à bien, au prix de mille efforts, avant l’attaque cérébrale de la même année, qui devait le laisser hémiplégique.
Les deux volumes remarquables que nous tenons entre les mains se trouvent donc être, en vertu de l’application rigoureuse des principes énoncés ci-dessus, aussi 490recommandables par leurs notices et leurs notes (en particulier celles de Jean-Carlo Flückiger, conservateur du Fonds Blaise Cendrars à Berne, mais les contributions de Marie-Paule Berranger, Myriam Boucharenc et Christine Le Quellec Cottier sont également vives et passionnantes), que les textes commentés eux-mêmes, ce qui, on en conviendra, est plutôt rare. Le flou que cette édition entretient autour de l’usage légitime – ou non – des cases traditionnelles où les différents textes de Cendrars demanderaient à être rangés en bonne logique universitaire, paraît tout à fait justifié.
Autobiographie, récit personnel plus ou moins démarqué de l’événement trivial, qu’importe ! Les deux volumes, inaugurés par une édition des Poésies complètes qui déjà efface la frontière entre souvenirs inventés (« La Prose du Transsibérien », « Le Panama »), souvenirs réels magnifiés (« Les Pâques à New-York »), ravaudages éhontés (et authentiquement poétiques) de prose piquée à Gustave Le Rouge ou à d’autres (« Poèmes élastiques »), enfin images retravaillées de souvenirs vécus (« Feuilles de route »), viennent rendre problématiques bien des certitudes littéraires. Sauf une : tout, absolument tout chez Cendrars accrédite la formule de Mallarmé. Seule une différence d’accentuation sépare la grande prose de la grande poésie. À moins, si l’on préfère, que dans la grande prose, au moins celle du xxe siècle (Proust, Claude Simon), tout ne soit que poésie – mais n’est-ce pas aussi le cas de celle de Chateaubriand ?
Maurice Mourier
Guy de Pourtalès,Montclar. Édition de Michel Delon. Gollion (Suisse), éditions infolio, 2017. Un vol. de 293 p.
L’écrivain franco-suisse Guy de Pourtalès (1881-1941), célèbre dans l’Entre-deux-guerres pour ses biographies de musiciens et Grand Prix du roman de l’Académie française en 1937 pour La Pêche miraculeuse, a connu un regain d’intérêt en Suisse romande avec la publication de sa Correspondance (3 vol. édités par Doris Jakubec, Annelise Delacrétaz et Renaud Bouvier chez Slatkine, 2006-2016) et de son Journal de la Guerre (Genève, éd. Zoé 2015) présenté par Stéphane Petermann qui a également réédité la Pêche miraculeuse (infolio, 2017). Notons enfin que la Fondation Guy de Pourtalès publie régulièrement depuis 1994 des Cahiers consacrés à l’écrivain et à son œuvre.
Montclar (1926) occupe une place particulière dans la carrière de l’écrivain : roman à la première personne, enrichi de lettres, d’extraits de journal, le récit n’est pas linéaire ; le temps de l’écriture varie, mais même si la critique de 1926 parle de mosaïque embrouillée, les divers épisodes répondent à un ordre qui correspond à la personnalité complexe du protagoniste. L’écrivain a d’ailleurs longtemps hésité sur le titre à donner à ce roman, Le Chevalier du plaisir, Portrait de l’artiste à l’âge d’homme, pour finir par choisir simplement Montclar, nom aux consonances aristocratiques, l’ancêtre protestant du héros ayant été le commensal d’Henri IV.
Comme le montre de manière fine et précise Michel Delon, Montclar s’inscrit dans l’histoire du roman français des années 1920 : en témoignent d’abord la construction du livre avec ses différents plans temporels, ses ellipses et ses lacunes volontaires, ses passages où le narrateur s’observe en train de raconter et de faire ainsi le journal d’un roman comme le Gide des Faux-monnayeurs (1925). Le 491rapport à la Garçonne de Victor Margueritte (1922) et plus encore à La Prisonnière et à Albertine disparue de Proust nous montre un Pourtalès peintre de la jalousie et curieux de l’identité sexuelle de ses personnages. Mais à la différence de son créateur, Montclar, dont les notes sont jetées dans le désordre, n’est pas un écrivain malgré sa très grande sensibilité musicale et picturale : il rappelle sur ce plan l’échec d’un Swann.
Michel Delon, spécialiste du libertinage du xviiie siècle, refuse de voir Montclar comme un roman libertin ; à ses yeux, c’est une « éducation sentimentale » qui met avec acuité en lumière ce qu’à la même époque, Stefan Zweig a intitulé La Confusion des sentiments. Comme l’écrit justement Delon, « la qualité de ces textes est d’éviter d’enfermer le désordre et la complexité des êtres dans une grille préétablie par les casuistes, les médecins ou les psychanalystes. » Ce refus des schémas préétablis pour expliquer et figer la vie intérieure est la marque de ce livre singulier qui met en évidence les errements de l’homme sans insister, comme on pourrait l’attendre d’un calviniste, sur la notion de péché.
Dans ce roman, la construction du récit correspond à des retours aléatoires du passé par la médiation de la mémoire involontaire et les intermittences du cœur comme chez Proust. Pourtalès a une propension pour « les géographies olfactives » : une bouffée du cigare paternel ou plus collectivement les mille odeurs de la France qui s’engouffrent par la fenêtre ouverte du train qui ramène le protagoniste à Paris.
De ce traitement non linéaire du texte résulte une identité incertaine, un « retrait de soi », une fuite par la mystique : Il faut se perdre pour se retrouver. Cette phrase de Fénelon, citée en exergue du récit, est reprise à son dénouement, au moment où le narrateur pense à partir en voyage pour fuir et retrouver la femme pourtant aimée.
Cette identité n’est pas seulement incertaine sur le plan personnel, mais sur le plan national. Bien que cet ouvrage ne soit pas autobiographique, Montclar est nourri de souvenirs de l’auteur : son séjour à Bonn, sa connaissance des cultures allemande et anglaise, ses voyages. Mais Pourtalès a soigneusement occulté ses origines helvétiques : Montclar est un aristocrate français dont le père a été ambassadeur et les ancêtres protestants liés à la monarchie. Céligny et Bussy, qui rappellent les lieux paradisiaques de Marins d’eau douce, sur les bords du Léman, ne sont jamais identifiés comme tels. Et cette incertitude identitaire renforce en quelque sorte le caractère particulier du roman.
Michel Delon termine son introduction sur la langue de Pourtalès et sur son « goût des mots » : ses oxymores traduisent les paradoxes de la condition humaine, mais le commentateur estime à juste titre que la tradition aristocratique et religieuse lui a légué une sensibilité et un style qui garde la sévérité des moralistes du grand siècle.
Dans la riche annotation du texte, Delon met en lumière les nombreuses allusions intertextuelles qui témoignent de la vaste culture littéraire, musicale, artistique et philosophique de Pourtalès ; il relève également les curiosités linguistiques, parfois frisant la préciosité, que le romancier ose risquer dans une langue néanmoins classique.
Montclar n’a pas été republié depuis sa parution en 1926, si l’on excepte sa reprise dans la collection « Bibliothèque romande » en 1972. On peut donc se réjouir de cette nouvelle édition due à Michel Delon qui marque une fois de plus son intérêt pour les lettres romandes.
Roger Francillon
492Michel Jarrety, Valéry devant la littérature. Mesure de la limite. Paris, Hermann, 2015. Un vol. de 354 p.
Les éditions Hermann proposent une nouvelle édition de l’ouvrage classique de Michel Jarrety paru en 1991 aux Puf, qui, même si l’auteur juge, dans l’avertissement, qu’il n’en écrirait plus aujourd’hui certaines pages de la même manière, reprend le même texte inchangé, avec une bibliographie actualisée, et l’ajout d’un chapitre sur le poème en prose dont nous parlerons. Valéry devant la littérature, et non pas à l’intérieur – comme Valéry considérait que Pascal était devant le monde (p. 290), c’est-à-dire dans une attitude critique, distanciée, pleine d’ambivalence, de désir d’y entrer et de refus d’en accepter les contours existants. La démarche de l’ensemble du livre est d’articuler toutes les positions de Valéry vis-à-vis des arts ou disciplines faisant usage du langage (« littérature » – l’essentiel du livre, histoire – chapitre 8 – et philosophie – chapitre 9) autour d’une contestation fondamentale du langage (chapitre 1). « Mesure de la limite », donc. Le livre dessine dans cet esprit une vaste courbe, depuis cette philosophie critique du langage tel qu’il est, adossée au rêve de ce qu’il pourrait être, vers une évaluation des usages les plus élevés qu’on en peut faire, à l’écart de ce que Valéry appelait le « démotique », c’est-à-dire le commun, ou le langage utilisé dans un but de socialité. Les chapitres intermédiaires (2, 3, 4, notamment) sont passionnants et précieux pour aider à entrer dans l’écheveau complexe et toujours ambigu des pensées de Valéry sur ces sujets en ce qu’ils repèrent des instances (le rapport à l’œuvre, à la voix, au « nom de l’auteur ») qui servent d’autant d’étapes intermédiaires moins nettement et consciemment affirmées, mais sans doute plus subjectivement investies.
Le premier chapitre, qui se propose d’analyser la « philosophie du langage » – à prendre dans un sens large – de Valéry, ne se donne pas une tâche facile. Le matériau utilisé est essentiellement les Cahiers, comme cela avait le cas dans l’ouvrage de Jürgen Schmidt-Radefeldt (Klincksieck, 1970). Les Cahiers étaient en 1991, après l’édition du CNRS de 1957-1961, en plein processus de redécouverte, processus nourri par de nouvelles éditions et l’exhumation de nouveaux textes. Les pensées éparses, provocantes, « traversières », de Valéry ont souvent ce caractère qu’il est plus facile d’en faire autre chose que de les résumer. S’efforcer d’en donner une image cohérente et fidèle est un exercice intellectuel ardu, et le verbe tenter, qu’on trouve à un moment sous la plume de Michel Jarrety (p. 44), dit bien quel doit être parfois le sentiment de l’analyste. L’auteur centre son approche autour du terme de nominalisme, qui ne fait pas partie du vocabulaire valéryen, mais qui a souvent été utilisé à son propos. À vrai dire, la lecture de ce chapitre nous incite à réinterroger l’ambiguïté du rapport au langage en tant qu’objet de pensée qui a pu être celui de Valéry dans les Cahiers, où l’on trouve de nombreuses réflexions qui ont des allures très abstraites et très philosophiques, alors même que Valéry se défiait précisément de cette pente. Deux grandes directions se dessinent. La première est celle que les connaisseurs de Locke et de Berkeley ont parfois l’habitude de nommer « thérapie du langage » (on trouve chez Valéry l’expression plaisante de nettoyage de la situation verbale, citée p. 29). Comme le note Michel Jarrety, on a souvent rapproché Valéry, de ce point de vue, outre des précédents, de la philosophie analytique, et de Wittgenstein en particulier. La deuxième direction est plus étonnante. C’est celle qui conduit Valéry à postuler la nécessité pour tout mot d’être relié à « une image parfaitement nette et constante » (cité p. 38), ce 493qui le conduit à conclure que certains mots comme univers, par exemple (p. 44), sont de nature imaginaire puisqu’ils n’ont pas d’image pour sens. On voit bien la trace, dans cette seconde direction, qui conduirait, si elle était prise au sérieux, à une conception assez fixiste et aporétique du sens, proche d’un classicisme et d’un rationalisme français que Valéry a cherché à conjuguer – à titre de rêve ? – avec son ambition critique. Merleau-Ponty, dans La Prose du monde (cité p. 58), relevait que, derrière le nominalisme de Valéry, il y avait en réalité « une extrême confiance dans le savoir », puisqu’il jugeait qu’une histoire des mots bien menée devait conduire, selon lui, à éliminer comme faux problèmes les problèmes créés par leur ambiguïté. C’est là une direction de la « philosophie de la langue », pour ainsi dire, que Valéry n’a finalement pas empruntée, et qui l’aurait emmené du côté de Condillac, autre inspiration notable de son travail, et d’une investigation authentiquement linguistique, voire lexicologique, alors qu’il est resté sur un plan somme toute assez « philosophique ». De là vient l’impression que, parfois, Valéry procède à des tentatives d’épuisement de mots abstraits (la fameuse idée du « Système »), alors même qu’il juge que le mot abstrait, de par sa nature, représente un détournement de la fonction du langage, toute philosophie ne pouvant vraiment s’exprimer, selon lui, que de manière métaphorique si elle ne veut pas opacifier son discours. En reprochant à Pascal de « recouvrir le sensible par des termes abstraits », selon les mots de Michel Jarrety (p. 291), « puis l’intelligible par un travail qui les fait échapper à la raison de son lecteur », de ce point de vue, Valéry semble nous donner une singulière clé de son propre travail, lequel, si l’on s’en tenait à ce premier aspect de la réflexion, susciterait souvent frustration.
Mais Michel Jarrety place en fin de ce premier chapitre une phrase qui nous paraît capitale pour articuler le cheminement profond qui a été celui de Valéry autour du langage, et qui explicite l’un des aspects les plus stimulants, aujourd’hui, de sa pensée. Pour sortir de l’obsession de l’image, qui conduit en l’occurrence à ce qu’on pourrait appeler un « narcissisme de l’abstrait », il faut se réalimenter à la subjectivité. Comment ? « La subjectivité dans le langage ne se dessine vraiment, écrit Michel Jarrety, qu’en présence de celui qui suppose les formes d’une adresse qui transforme les mots en actes, et les met à l’œuvre » (p. 48). De là les décisifs chapitres suivants, qui abordent le pouvoir de fiction, d’action, et de corporéité – par la voix – du langage. La phrase comme trajet, la langue comme parole, le sens comme valeur, le « matérialisme verbal » du poète (p. 69) : autant d’intuitions – là aussi rejoignant certaines des propositions de son temps – qui permettent à Valéry de sortir de l’étouffement provoqué par l’utopique idée qu’un langage pourrait et devrait représenter le réel tel qu’il est. Un obstacle, toutefois, dans cette nouvelle direction : la « Société », le « nous » (p. 63) – qui s’interposent, qui brouillent, qui gâchent. De là, nouvelle aporie ; mais aussi nouveau dépassement, par une poésie – ou poétique – que M. Jarrety nomme « la voix prise à la lettre », entrée décisive pour comprendre ce que Valéry envisageait réellement de faire, à rebours de ce qui l’ennuyait ou le désolait, par ses limites, comme « littérature ».
De fait, dans les années 70 et 80, ce qu’on retenait essentiellement des Cahiers, pour comprendre la « pensée » de Valéry, c’étaient les passages abstraits, ceux qui s’apparentaient le plus à de la « philosophie ». Mais les Cahiers contiennent aussi beaucoup de textes renonçant visiblement à toute ambition de « rigueur » – textes poétiques, figurés, fictionnels, au statut énonciatif incertain. C’est cette mine que Michel Jarrety a contribué à mettre au jour, déjà dans l’édition du présent 494ouvrage en 1991 ; puis par cette publication frappante, qui a fait découvrir un nouveau Valéry, et qu’a été, en 2000, pour la collection « Poésie » de Gallimard, le recueil intitulé Poésie perdue. Les Poèmes en prose des « Cahiers » ; enfin, dans sa biographie parue chez Fayard en 2008, par le biais de l’exhumation de maints petits textes – fragments de journal, lettres, petits poèmes jetés ici ou là, eux aussi éléments de « poésie perdue ». Il y a là un grand Valéry, qui nous parle singulièrement aujourd’hui. L’un des regrets que formule l’auteur à l’heure de la réédition est celui de n’avoir pas assez, en 1991, convoqué ces poèmes en prose disséminés. D’où l’ajout, en chapitre annexe de la réédition, à titre non seulement « compensatoire », si l’on veut, mais aussi de réel écho, invitant à poursuivre dans une autre direction, de la préface au recueil de 2000 pour Gallimard. Cette préface « éclaire » vraiment la trajectoire dessinée dans le livre de 1991 et la complète. Quand on lit les Cahiers, en effet, comment ne pas être frappé, à côté de maintes « analyses abstraites de toute nature », comme les décrit Jarrety, et qui (c’est là un point de vue dont nous reconnaissons la subjectivité), déçoivent tout en stimulant par leur aspect de « faux commencement », par les « vrais commencements » d’un poème en prose abdiquant clairement toute volonté d’« idée ». Comment ne pas avoir l’impression, en lisant par exemple le petit fragment intitulé « Tête de cristal », cité p. 75, qui joue sur des mots abstraits, mais sans recherche particulière, que Valéry y a plus dit qu’en des dizaines de tentatives analytiques de reprise du même motif ? « Petit poème abstrait » : c’est le titre que, de façon significative, Valéry a donné à d’assez nombreux textes. Et il envisageait d’ailleurs d’en faire, au pluriel, le titre d’un recueil. Nul doute qu’il y avait là, comme le développe Michel Jarrety, une direction très féconde, quoique « sans tradition » (p. 316), car, dans cette écriture précaire hors de toute ambition, et hors de celle, d’abord, d’être « maître chez lui », comme il le reconnaissait dans une lettre à Gide de sa jeunesse (citée p. 315), il avait trouvé le moyen de faire entendre sa voix, sans laisser l’obsession de la rigueur le cuirasser malgré lui.
Dans ces quelques lignes, nous nous sommes surtout concentré sur les parties du livre de Michel Jarrety qui touchent au langage et à ses rapports à la pensée et à la pratique. Question d’intérêt personnel. Mais – ceux qui connaissent le livre le savent – on y trouve aussi de remarquables analyses du rapport à l’idée de littérature, à l’idée d’œuvre, au roman, à l’histoire et à la philosophie qu’a eu cet inlassable et stimulant penseur qu’a été Valéry, ce qui fait de l’ensemble du livre une approche décisive et remarquablement organisée de ce qui, au fond, l’aura le plus taraudé sa vie durant. Pour autant, tout – c’est l’esprit du livre de le montrer – peut se ramener à un rapport au langage. Valéry devant la littérature, certes, mais Valéry dans le langage, toujours.
Gilles Siouffi
Richard Spiteri , Benjamin Péret. Travail en chantier . Paris, L’Harmattan, 2017. Un vol. de 189 p.
Les études consacrées au plus fidèle des adeptes du surréalisme étant des plus rares, il convient de saluer cet ouvrage où sont réunis quinze articles que Richard Spiteri a écrits et publiés, pour la plupart, en revue. La réticence des critiques et 495des chercheurs, que l’on impute souvent aux options radicales du poète et à son caractère tranché, tient aussi à la difficulté de l’aborder à l’aide des méthodes d’analyse littéraire qui ont prévalu ces dernières décennies. Ses œuvres poétiques opposent, en effet, une résistance butée aux approches thématiques, structuralistes ou poéticiennes les plus pugnaces.
Celle pratiquée par Richard Spiteri, professeur de littérature française à l’université de Malte, relève de l’histoire littéraire la plus classique et – estimera-t-on parfois – la plus anecdotique à voir les traverses inattendues qu’elle emprunte. S’il tente à l’occasion de la placer sous le signe d’une vague intertextualité, c’est sans grande conviction. Son travail est celui d’un chercheur curieux enquêtant sur les franges du surréalisme. Le point commun de ses articles est la recherche des influences discrètes qui, indépendamment ou au-delà de la grande histoire du mouvement surréaliste, ont pu s’exercer sur Benjamin Péret, venant d’artistes rencontrés (Wolfgang Paalen, Kurt Seligmann, Diégo Rivéra) ou de lectures l’ayant marqué (James Frazer, Léon-Paul Fargue, Saint-John Perse). Autre particularité : ils portent majoritairement sur les œuvres tardives de Péret, écrites pendant la guerre, au cours de son exil au Mexique ou après son retour définitif en France.
Réminiscences, « ressemblances textuelles » ou influences reconnues, elles sont révélées au lecteur attentif par certaines ressemblances ou convergences qui, en se répétant, constituent un système d’échos. L’article « Péret et la silhouette de Baudelaire » est un bon exemple de cette forme d’exégèse par dérivation : R. Spiteri tente de démontrer qu’il y a « un substrat baudelairien dans la pensée de Péret » (p. 152), qui s’explique par l’importance que les deux poètes donnent à l’amour sublime. S’il accorde au poète des Fleurs du mal une place centrale dans son Anthologie de l’amour sublime, c’est parce que, le relisant, il y observe l’influence de Pascal et du jansénisme. Parce qu’il n’est évidemment pas possible que cette influence puisse corroborer les tentatives de récupération menées par certains critiques catholiques de Baudelaire, R. Spiteri montre comment la référence pascalienne se combine, chez les deux poètes, avec l’association de trois thèmes majeurs : la déesse, le diable et le gouffre. Si elle peut paraître un peu simpliste, cette démarche lui permet de faire rejaillir sur l’Anthologie de l’amour sublime l’autorité philosophique des Pensées. Toutefois, la reprise de thèmes aussi généraux ne nous semble pas permettre de parler d’un lien intertextuel entre ces trois auteurs, sauf à vider la notion d’intertextualité de son efficacité herméneutique. Tel est peut-être le reproche que l’on peut adresser à ces études dans lesquelles le relevé des ressemblances, le rapprochement des textes permet des apparentements isolés qui ne dépassent pas le plan lexical et ne servent pas à faire émerger une structure sémantique insoupçonnée.
Péret n’a jamais voulu rompre avec une double fidélité : la pratique de l’écriture automatique qu’il a toujours considérée comme le principe central de la poétique surréaliste, et l’adhésion obstinée à l’aile oppositionnelle du mouvement communiste, trotskiste et anarchosyndicaliste. Son surréalisme pur jus et son anti-stalinisme viscéral ont envenimé ses rapports avec certains de ses anciens camarades surréalistes. L’article dans lequel Spiteri retrace sa relation avec Aragon suggère que l’animosité de Péret à son égard s’est mêlée sur le tard d’une certaine indulgence ironique.
Cette série d’études permet de compléter l’image habituellement donnée de Péret en mettant en valeur les curiosités multiples que son exil répété l’a amené à développer. On n’a pas encore pris toute la mesure de la contribution de Péret 496à la connaissance des cultures amérindiennes et latino-américaines et R. Spiteri insiste avec raison sur l’influence exercée par sa traduction du Livre de Chilam Balam de Chumayel, « un poème épique et ésotérique » essentiel pour comprendre la mentalité religieuse des Amérindiens. À cet égard, l’article qui clôt le volume, « Sources et structure d’Air mexicain » est l’un des plus riches et des plus intéressants de la série.
Michel Collomb
Jean-Claude Larrat, Sans oublier Malraux. Préface d’Henri Godard. Paris, Classiques Garnier, 2016, « Études de littérature des xxe et xxie siècles », no 54, série « Recherches sur André Malraux », no 2. Un vol. de 419 p.
Composé de vingt-trois études publiées entre 1985 et 2015, ce recueil reflète trente ans de recherches sur André Malraux, dont Jean-Claude Larrat a édité le roman inachevé Le Règne du malin et à qui il a consacré sa thèse, deux importants ouvrages, une cinquantaine d’articles et quelque quatre-vingts notices du Dictionnaire André Malraux qu’il a dirigé aux éditions Garnier.
S’inscrivant dans l’histoire des idées, le recueil est divisé en quatre parties, précédées d’une préface d’Henri Godard et d’une présentation générale due à l’auteur. Intitulée « (Auto)biographie et fiction », la première section aborde Antimémoires (confronté à L’Âge d’homme de Michel Leiris), Le Démon de l’absolu (l’essai biographique consacré à Lawrence d’Arabie), ainsi que la « construction des personnages » (p. 90) dans les romans malruciens. La deuxième section concerne l’attrait de Malraux pour l’anarchisme et son refus du déterminisme historique, qu’il s’agisse de l’histoire des peuples ou de l’histoire littéraire. En prenant appui à la fois sur les écrits esthétiques et sur les romans, les études réunies sous le titre « Le musée, l’art et l’artifice » mettent en lumière l’« aversion » presque baudelairienne de Malraux « pour la Nature » (p. 281) et l’importance du « farfelu » dans sa réflexion sur le temps. La dernière partie, « Qu’est-ce que la littérature ? », se propose d’analyser l’apport de Malraux aux débats qui ont animé les milieux littéraires de son temps ; on y trouve par ailleurs une étude fondée sur le dossier de presse de La Condition humaine, le texte le plus cité dans ce volume.
Contrairement à d’autres spécialistes, Jean-Claude Larrat étudie l’ensemble de l’œuvre de Malraux, indépendamment des genres à travers lesquels sa pensée s’est exprimée, et en passant fréquemment des récits aux essais au sein d’un même article. Les liens qu’il parvient ainsi à tisser aboutissent à une lecture remarquablement novatrice de l’œuvre malrucienne. Présent dans le titre d’un des grands textes sur l’art (La Métamorphose des dieux), le concept de métamorphose a ainsi presque toujours été analysé en relation exclusive avec les écrits esthétiques, où il désigne le processus à travers lequel les œuvres issues des civilisations disparues perdent leur statut d’origine (et leur sens religieux) pour devenir des œuvres d’art. Jean-Claude Larrat montre que la métamorphose, ou plutôt le « fantasme d’une identification par métamorphose » (p. 21) joue aussi un rôle essentiel dans les récits de Malraux et en particulier dans Le Règne du malin et Le Démon de l’absolu, où le mot « métamorphose » apparaît en relation avec la construction de l’identité personnelle. Mayrena et Lawrence d’Arabie rêvent en effet de se soustraire à leur ancien « moi » et d’accéder à une nouvelle identité en s’intégrant à une civilisation 497étrangère qui les fascine. Or, une telle métamorphose se situe hors de la portée des hommes. Si elle pouvait se réaliser, elle échapperait d’ailleurs à tout récit linéaire, ce qui explique, d’après Jean-Claude Larrat, l’inachèvement du Règne du malin. L’application du concept de métamorphose aux récits donne ainsi lieu à des considérations d’ordre littéraire (l’opposition entre le roman traditionnel et « une sorte de roman poétique » (p. 35) qui ne serait plus fondé sur des personnages doués d’une biographie) ; elle éclaire par ailleurs remarquablement ce que Jean-Claude Larrat appelle « les deux tentations » de Malraux : d’une part l’espoir d’un « humanisme universel » (p. 35), qu’il a surtout tenté de réaliser à travers ses engagements politiques, d’autre part une vision spenglerienne de l’homme et des civilisations, radicalement étrangères les unes aux autres. Cette tension méritait d’autant plus d’être soulignée qu’elle vient nuancer l’image quelque peu stéréotypée de l’écrivain, souvent décrit comme un représentant de « l’humanisme », alors que ses réflexions sur le caractère impénétrable des civilisations font aussi de lui « un précurseur d’un certain anti-humanisme contemporain » (p. 26).
Jean-Claude Larrat souligne toutefois les limites de ce rapprochement avec la pensée contemporaine en insistant sur l’ambiguïté fondamentale du statut des œuvres d’art dans les écrits esthétiques. La métamorphose telle que la conçoit Malraux s’inscrit bien en faux contre toute vision linéaire ou déterministe de l’histoire et elle constitue en ce sens une « opération de discontinuité » (p. 160) éminemment moderne. Or, les écrits sur l’art expriment aussi, et comme paradoxalement, le regret qu’aucun style universel ne soit né des œuvres arrachées à leur civilisation d’origine et rassemblées dans nos musées. Certaines passages traduisent même l’espoir d’« une sorte de retour à l’Être » (p. 163), voire d’une « apocalypse de la modernité » (p. 164). C’est cet espoir qui sépare Malraux de Peter Sloterdijk, avec qui il partage l’intérêt pour les artefacts et l’angoisse de « ne pas pouvoir donner une identité à notre civilisation » (p. 164), mais pour qui la modernité se définit précisément par l’impossibilité de toute « ère nouvelle » et donc par une sortie définitive de l’histoire.
Le philosophe allemand est loin d’être le seul penseur à être convoqué dans Sans oublier Malraux. Quand l’auteur se réfère à Oswald Spengler, Georges Sorel, Gide, Groethuysen ou Bergson, c’est essentiellement pour étudier leur influence sur Malraux. Pour ce qui est des dialogues que, surtout dans des articles plus récents, Jean-Claude Larrat instaure avec Clément Rosset, Jean Baudrillard, Jean-Joseph Goux ou Samuel Beckett, ils montrent que l’œuvre de Malraux ne doit pas seulement être située par rapport à quelques « grands courants d’idées qui ont marqué son époque » (par exemple le nietzschéisme ou plus tard l’existentialisme) mais qu’elle aborde aussi des thèmes qu’on n’y associe pas a priori : « l’uniformisation du monde » (p. 154), la construction identitaire, le rapport entre nature et histoire, l’« apparence » par opposition à l’Être…
En soulignant « l’originalité » de ces rapprochements, Henri Godard exprime, dans sa préface, l’espoir que cette « image renouvelée » de Malraux contribuera « à le réintégrer pleinement, de manière vivante, dans notre monde intellectuel. » (p. 12) Comme l’ont montré d’autres études récentes, l’« oubli » dans lequel semble être tombée l’œuvre malrucienne s’explique en grande partie par la persistance d’un certain nombre de lieux communs et de lectures réductrices que le livre de Jean-Claude Larrat vient déconstruire, sans se présenter de manière explicite comme un plaidoyer pour Malraux. Alors que les études malruciennes ont longtemps 498été dominées par des approches biographiques, Jean-Claude Larrat se concentre exclusivement sur l’œuvre et la pensée de l’écrivain. L’« itinéraire anarchiste » qu’il nous invite à découvrir dans un article de 1998 ne nous mène pas en Espagne sur les traces de l’escadrille « España », mais « de Tailhade à L’Espoir », voire de Proudhon à Sorel, qui ont marqué la réflexion de l’écrivain sur le mythe et sur un type de récit susceptible de communiquer des rêves et des espoirs collectifs. Pour Jean-Claude Larrat, il n’est ainsi « pas interdit de percevoir » dans le gaullisme de Malraux « un lointain écho des thèses anarchistes et des tentatives d’écriture anarchistes » (p. 106) – une affirmation qui semble s’adresser à tous ceux qui ont jugé l’œuvre à l’aune des engagements successifs de l’homme et qui ne lui ont pas pardonné d’avoir été ministre sous de Gaulle. Sans oublier Malraux souligne par ailleurs que les romans dits « révolutionnaires » ne sont nullement réductibles aux thèses qu’y défendent certains personnages, ni au contexte politique dans lequel ils ont été écrits. Aux héros évoluant dans une « temporalité apocalyptique », Jean-Claude Larrat oppose le baron de Clappique et d’autres personnages « farfelus », qui incarnent cette « temporalité moderne, ou absurde », voire « artificialiste » (p. 279) que Malraux associe à nos musées, et dans laquelle il ne peut y avoir d’« ère nouvelle ». D’une manière générale, l’auteurmontre admirablement que l’intérêt principal des récits de Malraux ne réside pas dans des intrigues politiques mais dans le débat « d’ordre philosophique, voire spirituel » (p. 270).
Il faut donc espérer que ce recueil ne retiendra pas seulement l’attention des spécialistes, qui apprécieront hautement l’édition en volume de ces excellents articles parfois difficiles d’accès, mais qu’il contribuera aussi, selon le vœu de l’auteur et de son préfacier, à une redécouverte de l’œuvre et de la pensée de Malraux.
Myriam Sunnen
Camille Bloomfield, Raconter l’Oulipo (1960-2000) : Histoire et sociologie d’un groupe. Paris, Honoré Champion, 2017. Un vol. de 597 p.
C’est un livre ambitieux, et important, que publie Camille Bloomfield puisque Raconter l’Oulipo, issu d’une thèse soutenue à l’université de Paris VIII et considérablement réécrite, constitue la première véritable histoire de ce groupe littéraire créé en 1960.
Son assise théorique solidement établie par son premier chapitre (« Pour une sociologie comparée des groupes littéraires »), l’ouvrage consiste pour l’essentiel en une histoire de l’Oulipo, écrite au fil d’une chronologie scandée par la distinction de trois périodes (1950-1960, 1960-1970, 1970-1992) – qui délimitent autant de chapitres. Ce récit factuel d’une grande précision, fondé sur le dépouillement minutieux d’archives totalement inédites, n’abandonne pas cependant la perspective critique qui caractérise l’ensemble du propos, et confronte cette histoire aux « mythographies » oulipiennes, notamment centrées sur l’élaboration d’un récit des origines. C’est en particulier l’objet des « intermèdes » qui suivent les trois derniers chapitres du livre (« Roman 1. Les oulipiens mythographes et les “récits des origines” » ; « Roman 2. Personnages imaginaires et supercheries littéraires » ; « Roman 3. Des auteurs-personnages »). Avant la conclusion, un « épilogue » (« L’Oulipo, un groupe-monde ») ouvre enfin une perspective comparatiste convaincante, où la description de l’ancrage international de l’Oulipo s’articule à 499une analyse fine de sa fortune mondiale, soulignant à juste titre la singularité de la pratique de la traduction s’agissant de littératures à contraintes. La réflexion s’attarde notamment, de façon très éclairante, sur les deux exemples contrastés que constituent, de ce point de vue, l’Italie et les États-Unis, dans la mesure où ils font jouer deux « filtres » culturels et littéraires bien différents : la tradition de l’enigmistica d’une part, et la poésie conceptuelle de l’autre.
La démarche de l’ouvrage repose ainsi sur un pari toujours difficile s’agissant de corpus immédiatement contemporains, auquel on donnera ici sa formulation anthropologique : échapper au « point de vue de l’indigène » – perspective évidemment d’autant moins aisée à tenir que les « indigènes » en cause furent prolixes, à la façon précisément des Oulipiens, très attentifs à fixer d’emblée, comme le rappelle C. Bloomfield, les contours, et la teneur, de leur propre mythographie. De ce point de vue, Raconter l’Oulipo met notamment en évidence l’existence d’un point aveugle du discours oulipien, lacune qui pourrait bien, à l’instar des cases blanches des tableaux structuralistes, donner finalement son sens le plus exact à l’ensemble de l’entreprise. Il s’agit de la question du politique, dimension absente aussi bien des rapports du groupe à la vie civile – l’Oulipo échappe ainsi, en tant que tel, à la catégorie de l’engagement, quelles qu’aient pu être, parailleurs, les positions prises à titre individuel par tels de ses membres (on pense en particulier à Jacques Jouet) – que de la manière qu’il a de se raconter, c’est-à-dire de se rapporter à son histoire interne. C. Bloomfield y insiste à très juste titre : dans la mythographie oulipienne, l’histoire du groupe est dénuée de conflits, de dissensions – une histoire sans histoires, en somme.
Il faut voir, sans doute – la date même de la création de l’Ouvroir (1960) invite à le penser – dans cette absence un déni, redonnant donc a contrario toute sa place à l’« Histoire avec sa grande hache » (comme le disait Georges Perec) dans la genèse et le développement ultérieur du groupe. Le livre de Camille Bloomfield le rappelle clairement : cette fondation ne peut être séparée de l’histoire – ou plutôt des histoires : personnelles, politique, littéraire – qui l’ont précédée. En l’occurrence, de la déportation de François Le Lionnais à Dora, ou encore de l’engagement de Jean Lescure et de Noël Arnaud dans la poésie de la Résistance. C’est pourquoi le rapport de l’Oulipo à la chose politique semble bien pouvoir être saisi par un mot baudelairien : « dépolitiqué », par lequel le poète s’est lui-même désigné après le coup d’État de 1851, le néologisme, comme violence faite à la langue, représentant alors une violence d’une autre nature pour dire, dans sa forme même, un arrachement du politique. Le rapport au Collège de Pataphysique (d’ailleurs fort bien exploré, et de façon très nouvelle, tout au long de l’ouvrage) – inscrit quant à lui dans une autre histoire, que ses fictions temporelles tendent du reste à effacer comme telle – associé à un goût plus général pour la mystification, gagnerait probablement à être reconsidéré dans cette perspective.
L’histoire du groupe apparaît alors, dans ses caractéristiques les plus saillantes, comme une sorte de négatif historique – de même qu’il existait naguère des négatifs photographiques – dans la mesure où la refondation mathématique de l’invention littéraire ou la mise sous contrainte de l’écriture (pour ne citer qu’elles), en proposant une conception de l’écriture qui fasse, d’une manière ou d’une autre, l’économie du sujet, se présentent dans cette optique comme des empreintes négatives de l’Histoire. On verra par conséquent dans le fantasme babélien de la langue parfaite – étudié par Umberto Eco (La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne[1993]), 500compagnon de route de l’Oulipo, et burlesquement illustré par les fictions oulipiennes de langages animaux – le fondement paradoxal d’un tel dispositif, dont l’antilyrisme fait puissamment écho aux réflexions contemporaines d’Adorno sur la possibilité de la poésie après Auschwitz. En ce sens, la réflexion très nouvelle sur la place de l’histoire dans le discours oulipien, qui relève en effet d’un véritable « goût pour cette discipline » (p. 209), aurait sans doute pu être davantage approfondie. Car il semble bien qu’un tel déni fonde négativement l’invention mythographique, entièrement placée sous le signe de la continuité : relecture de la totalité accessible de l’histoire littéraire au prisme de la notion de « plagiat par anticipation » ; unité forte du groupe – dans la constitution de laquelle l’archive intervient comme un « acte stratégique » (p. 14) – appelant dès lors les métaphores biologiques de l’organisme ou de la famille. Le goût de la (ou du) disparate (puisque François Le Lionnais employait délibérément ce mot au masculin, comme le rappelle C. Bloomfield dans un article antérieur [« De l’informe à la forme : l’archive, face cachée de l’Oulipo », Formules, no 13, 2009]) doit sans doute être compris dans ce cadre, où il constituerait, sous l’apparence multiforme d’un éloge du divers auquel ressortit en particulier la polygraphie qui caractérise nombre d’oulipiens (de F. Le Lionnais lui-même à J. Roubaud et J. Jouet – dont l’œuvre et la démarche sont d’ailleurs remarquablement présentées par les pages 425-435), le revers de l’histoire sans coutures que construisent les ouvrages collectifs. Une différence également représentée par l’entre-deux qui semble bien caractériser nombre de positions (ou de postures) oulipiennes : entre ésotérisme et exotérisme – on renverra notamment sur ce point aux pages 214-222, qui déconstruisent de façon parfaitement convaincante le mythe des « années secrètes », ainsi qu’à la page 218, qui souligne, de manière très nouvelle, l’importance, outre Bourbaki et l’antimodèle surréaliste, d’un modèle maçonnique dans la genèse de l’Ouvroir – ; entre divulgation et occultation des contraintes. On songe aussi au positionnement paradoxal du groupe dans le champ littéraire contemporain, entre notoriété assumée – voire patrimonialisation – et provocation ludique (voir les excellentes pages sur la double réception, dissymétrique, des pratiques oulipiennes par les écrivains et les enseignants, p. 447 sq.).
C’est d’ailleurs l’un des mérites de ce travail que de suggérer ainsi à son lecteur de telles pistes de réflexion. Il faut donc saluer la publication du livre de Camille Bloomfield : le plus souvent fondé sur une documentation de première main, Raconter l’Oulipo constitue par la richesse de ses apports un ouvrage important, appelé à faire désormais référence dans le champ actuellement très actif des études oulipiennes.
Christelle Reggiani
Dictionnaire de l ’ autobiographie. Écritures de soi de langue française. Sous la direction de Françoise Simonet-Tenant, avec la collaboration de Michel Braud, Jean-Louis Jeannelle, Philippe Lejeune et Véronique Montémont. Paris, Honoré Champion, 2017. Un vol. de 844 p.
Pour entreprendre un Dictionnaire de l’autobiographie, il faut le courage et le dynamisme de Françoise Simonet-Tenant, la collaboration d’une équipe impressionnante (192 collaborateurs), et l’accueil d’un éditeur qui s’est fait une spécialité 501de ces entreprises toujours difficiles à mener à bien mais dont le public est friand : dans cette ère du soupçon qui touche la littérature et plus généralement le livre, les dictionnaires rassurent par la solidité, l’abondance et l’apparente impartialité des informations qu’ils nous apportent : dictionnaires d’un auteur, d’une époque, d’un thème, d’une tendance, d’un genre littéraire. Mais l’autobiographie est particulièrement difficile à cerner, pendant longtemps considérée comme en marge de la grande littérature, puis devenue le genre-roi, dans la démocratisation de l’écriture du xixe siècle : tout le monde peut raconter au moins une histoire, la sienne ; les personnages, le récit sont déjà fournis par la vie (voir « Ateliers d’écriture », « Blogs »). À la suite de la multiplication des autobiographies, se sont multipliées aussi les études de théorie littéraire. D’où un certain vertige.
Le sous-titre que propose ce dictionnaire : « Écritures de soi », – c’était le titre d’un article que Michel Foucault avait donné pour la revue Corps écrit (no 5, L’Autoportrait, Paris, Puf, 1983) – ce sous-titre loin de délimiter, élargit le champ, en intégrant par exemple, la correspondance (ainsi avec un intéressant article de B. Diaz), le journal intime dès qu’il devient rétrospectif. « De langue française » ? Donc la francophonie sera largement représentée et on s’en réjouit. On regrettera peut-être qu’il n’y ait pas un article « bilinguisme ». Le critère de la langue a l’avantage d’être relativement précis (malgré la tentation d’introduire des mots étrangers). Mais pour que le lecteur ne se sente pas frustré par l’exclusion des autobiographies étrangères, d’utiles articles : « Domaine anglais », « Domaine allemand », « Domaine italien », « Domaine espagnol » « Domaine russe », en évoquant leur influence sur les textes français, permettent d’élargir les perspectives. Les collaborateurs comme les lecteurs sont saisis d’un désir contradictoire de définir des barrières, des limites, ou de faire sauter les frontières.
Devant cet embarras, la sagesse des dictionnaires propose des solutions grâce au caractère fragmentaire de ce genre d’ouvrages ; il y aura donc des articles consacrés à un auteur par exemple le bon article de Sébastien Baudoin sur les Mémoires d’Outre-tombe. (S. Baudoin fait partie d’une équipe qui prépare un autre dictionnaire entièrement consacré à Chateaubriand, et à paraître chez Champion aussi). La question qu’a dû se poser Françoise Simonet-Tenant est celle de la longueur respective de chaque article. On a beau savoir qu’il n’y a pas forcément un rapport entre la longueur de l’article et l’importance de l’œuvre, malgré tout la question se pose et parfois de façon aiguë, lorsque les collaborateurs sont tentés de dépasser le calibrage qu’on leur a alloué. Un dictionnaire doit-il se borner à réunir des connaissances déjà acquises, ou bien – ce qui est plus intéressant, à mon avis – doit-il permettre de faire des découvertes ? En fait les dictionnaires les plus riches sont ceux qui parviennent à équilibrer ces deux types d’articles, et c’est ce qui a été tenté ici. On ne chicanera donc pas sur le nombre de lignes consacrées à tel ou tel. Le calibrage, c’est le casse-tête de tous ceux qui ont dirigé ce genre d’entreprises. D’autant qu’il y a un intérêt évident à ne pas se contenter d’articles sur un écrivain, mais à prévoir aussi des articles thématiques. Mais alors quels thèmes privilégier ? Le « deuil » certainement. « Rêves », certes. On trouvera aussi des articles consacrés à certains types d’autobiographie qui ont leur spécificité : « récits d’enfance », « récits de guerre » : il ne s’agit plus seulement d’un thème, mais d’une forme.
Où s’arrêter ? « L’auto-fiction » genre si développé, si étudié depuis quelques années, pose un problème : on voudrait pouvoir l’exclure, mais chassez la fiction, elle revient au galop. Alors on voudra essayer de distinguer la fiction qui 502comporte des aspects autobiographiques (ce qui est le cas de plupart des romans) de l’autofiction proprement dite. Mais l’autobiographie contient toujours une part de fiction, et Stendhal a beau s’imposer pour règle dans la Vie de Henry Brulard et dans les Souvenirs d’égotisme, de « ne pas faire de roman », il n’est pas sûr qu’il y soit toujours parvenu. On peut s’étonner de voir figurer des noms d’écrivains qui n’ont pas laissé d’autobiographies et pourtant l’article « Balzac » est plein d’intérêt, ne fût-ce que par les questions qu’il pose.
On se réjouira aussi de voir que si ce volume de plus de huit cents pages est essentiellement consacré à la littérature et à l’écrit, d’autres arts ne sont pas exclus, ainsi le « cinéma » ou la « Photobiographie ». Mais pourquoi ne pas avoir prévu une entrée « Musique », « Peinture » qui aurait posé des problèmes théoriques difficiles mais passionnants, et comment ne pas avoir prévu un article « Berlioz » ? C’est impardonnable. Heureusement il y a un article « Delacroix » !
Ce qui est important, plus que la présence ou l’absence de tel ou tel article, c’est la réflexion qui, dans son extrême diversité, présente une cohérence et circule d’une page à l’autre : une interrogation sur l’autobiographie dans sa théorie et dans sa pratique, dans son rapport au « moi » et à l’Histoire, au Temps et à l’identité (on aurait aimé aussi un article « Pseudonyme »). Ce dictionnaire, comme l’espèrent à juste titre ses auteurs, ne permet pas seulement de faire un « bilan » impressionnant, il voudrait susciter, et je crois qu’il y parviendra, un « élan », et finalement une foi, une espérance en les vertus de l’écriture.
Béatrice Didier
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-08105-0
- EAN : 9782406081050
- ISSN : 2105-2689
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08105-0.p.0193
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/05/2018
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français