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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’Histoire littéraire de la France
    2 – 2018, 118e année, n° 2
    . varia
  • Auteurs : Duché (Véronique), Magnien-Simonin (Catherine), Pantin (Isabelle), Giacomotto-Charra (Violaine), Charles (Lise), Bayle (Ariane), Igalens (Jean-Christophe), Kompanietz (Paul), Hodroge (Aline), Merello (Ida), Privat (Jean-Marie), Fougère (Marie-Ange), Ducrey (Guy), Mortelette (Yann), Blay (Philippe), Fraisse (Luc), Mourier (Maurice), Francillon (Roger), Siouffi (Gilles), Collomb (Michel), Sunnen (Myriam), Reggiani (Christelle), Didier (Béatrice)
  • Pages : 449 à 502
  • Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406081050
  • ISBN : 978-2-406-08105-0
  • ISSN : 2105-2689
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08105-0.p.0193
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/05/2018
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
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COMPTES RENDUS

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

L Année rabelaisienne, no 1, 2017. Paris, Classiques Garnier. Un vol. de 499 p. (Gérard Milhe-Poutingon)

L Invention de la vie privée et le modèle d Horace. Sous la direction de Bénédicte Delignon, Nathalie Dauvois et Line Cottegnies, Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 477 p. (Jean Balsamo)

Littératures d hier, publics d aujourd hui. Sous la direction de Véronique Lochert et Anne Réach-Ngô. Littératures classiques, no 91, 2016. Un vol. de 206 p. (Zoé Schweitzer)

L Épithète, la rime et la raison, La lexicographie poétique en Europe, xvi e - xvii e  siècles. Sous la direction de Sophie Hache et Anne-Pascale Pouey-Mounou. Paris, Classiques Garnier, 2015. Un vol. de 445 p. (Odile Leclercq)

Les Voies du « genre ». Rapports de sexe et rôles sexués ( xvi e - xviii e  s.). Littératures classiques,no 90, 2016. Sous la direction de Florence Lotterie. Un vol. de 175 p. (Sarah Nancy)

Grihl, Écriture et action, xviie-xixe siècle, une enquête collective. Paris, Éditions de lEHESS, 2016. Un vol. de 290 p. (Éric Méchoulan)

Revue Voltaire, no 17 (LAffaire La Barre). Sous la direction de Myrtille Méricam-Bourdet. Presses de lUniversité Paris-Sorbonne, 2017. Un vol. de 363 p. (Michel Brix)

Casanova. « Écrire à tort et à travers ». Sous la direction de Raphaëlle Brin. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2016. Un vol. de 204 p. (Cyril Frances)

George Sand et l idéal. Une recherche en écriture. Textes réunis et présentés par Damien Zanone. Paris, Honoré Champion, « Littérature et Genre », 2017. Un vol. de 470 p. (Guillaume Milet)

Gustave Flaubert, no 8, Salammbô dans les arts. Sous la direction de Gisèle 450Séginger. La Revue des lettres modernes, Paris, Classiques Garnier, Lettres modernes Minard, 2016. Un vol. de 383 p. (Nadia Fartas)

Le xviii e  siècle des Goncourt. Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, no 23, 2016-2017. Un vol. de 161 p. (Anne Coudreuse)

Le Moment réaliste. Un tournant de l ethnologie. Sous la direction de Daniel Fabre et Marie Scarpa. Presses universitaires de Nancy, collection « EthnocritiqueS », 2017. Un vol. de 315 p. (Corinne Saminadayar-Perrin)

Le Chemin des correspondances et le champ poétique. À la mémoire de M. Pakenham. Sous la direction de Steve Murphy. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2016. Un vol. de 705 p. (Julien Schuh)

Périples et parages. L œuvre de Frédéric Jacques Temple.Sous la direction de Marie-Paule Berranger, Pierre-Marie Héron et Claude Leroy. Paris, Hermann, « Colloques de Cerisy », 2016. Un vol. de 500 p. (Laure Michel)

Laetitia Dion, Histoires de mariage. Le mariage dans la fiction narrative française (1515-1559). Paris, Classiques Garnier, 2017, « Bibliothèque de la Renaissance », no 16. Un vol. de 587 p.

Alors que deux colloques récents (« Le mariage dans lEurope des xvie et xviie siècles : réalités et représentations », Nancy, 2001 ; « Le mariage dans la littérature narrative avant 1800 », XXIe colloque de la SATOR, Paris, 2007) avaient renouvelé lintérêt pour la thématique matrimoniale, cest une thèse de doctorat, approfondissant lanalyse et soutenue en 2012, qui vient de faire lobjet dune publication.

Ces Histoires de mariage renvoient à lhistoire de linstitution autant quaux histoires racontant la formation dun lien ou la vie dun couple marié (p. 13), à une époque où le mariage se trouve au cœur de nombreuses controverses théologico-politiques et connaît de profondes mutations. Sinscrivant à la fois dans le champ de lhistoire des idées et des représentations et dans celui de lanalyse littéraire, létude vise à montrer que « le thème du mariage est un des facteurs de renouvellement de la fiction narrative en prose en France dans les deux premiers tiers du xvie siècle et quil contribue ainsi aux mutations du genre du récit bref et à lémergence de formes romanesques originales » (p. 19). Elle sappuie sur un corpus primaire constitué de douze textes publiés entre 1515 et 1559, et où le thème du mariage « [fait] lobjet dun véritable développement actionnel et lenjeu dune tension narrative » (p. 25).

Structurée en trois étapes, létude évoque dabord le contexte institutionnel, idéologique et culturel dans lequel les textes du corpus sont écrits. Explorant les domaines de lanthropologie, de lhistoire (histoire du droit, histoire politique, tout comme histoire des idées) et des Gender studies, elle met en évidence la « crise du xvie siècle », selon lexpression de J. Gaudemet, que connaît linstitution du mariage à laube de la Renaissance (p. 57-89) et dont témoignent les écrits des lettrés tout comme la littérature fictionnelle non narrative (p. 91-139). Après ce préambule, les « Composantes des histoires de mariage » sont analysées grâce à une réinscription des œuvres du corpus dans un ensemble plus vaste. Une typologie des situations matrimoniales mises en scène – « mariage clandestin, mariage arrangé et/ou déséquilibré, nuit de noces, adultère, sexualité conjugale, bonheurs 451ou querelles domestiques) » (p. 145) – est ainsi dressée. Enfin une troisième partie se consacre à la « poétique des histoires de mariage » et analyse la construction des intrigues et des personnages pour placer le mariage « au cœur des innovations du genre narratif ». Lauteur suggère que « laccent mis sur le conflit opposant le sujet amoureux aux attentes de la société » et « le glissement de la situation dun désir adultère à celle du mariage clandestin et du mariage forcé » (p. 413) sont les symptômes dune mutation du genre romanesque sentimental. Elle conclut en affirmant que la question du mariage et les enjeux qui lui sont liés à la Renaissance constituent un ferment favorable à lapparition de structures narratives nouvelles. La thématique matrimoniale est selon elle au cœur de lémergence « dun nouveau type de récits brefs, centrés sur une matière sentimentale, sérieuse et pathétique » (p. 533).

Létude, vaste dans son ampleur et dans son ambition, est convaincante et finement menée, ménageant habilement transitions et conclusions. Certaines analyses littéraires mériteraient cependant dêtre raccourcies par un système de renvois – par exemple la nouvelle 45 de lHeptaméron est longuement examinée p. 308-309 puis de nouveau p. 519-520. Et si le panorama de la seconde partie embrasse un large corpus (évoquant par exemple lÉrec et Énide de Chrétien de Troyes p. 300-301), il néglige un certain nombre de fictions narratives publiées dans les années 1515-1559 – plusieurs novelas sentimentales traduites de lespagnol sont ignorées, notamment le best-seller que représente lHistoire dAurelio et Isabelle de Juan de Flores, ou encore la continuation de la Fiammette de Boccace par le même auteur. De même, lEurial et Lucresse de Piccolomini ne fait lobjet daucune analyse. Enfin prolonger létude dAmadis au-delà du premier livre permettrait de nuancer l« exténuation de la narration une fois les protagonistes mariés ».

Les critères de sélection du corpus primaire pourraient également être interrogés. Les Histoires tragiques constituent-elles une « composition » française ? Boaistuau saffranchit-il davantage de ses sources que Berthault de la Grise par exemple, le « traducteur » de la Penitencia de amor dUrrea ?

Il reste que cette étude savère indispensable et devrait figurer dans toute bonne bibliothèque.

Véronique Duché

François Roudaut, Sur le sonnet 31 des Regrets, Éléments dhistoire des idées à la Renaissance. Paris, Classiques Garnier, 2014, « Études et Essais sur la Renaissance », no 105. Un vol. de 273 p.

Deux cent soixante-treize pages pour quatorze vers, voilà ce que nous propose François Roudaut avec ce livre. Bien sûr ce ne sont pas nimporte quels vers. Il sagit en effet – ce que le titre nindique pas forcément pour ceux qui ne sont pas spécialistes des Regrets ou de Du Bellay – du fameux sonnet « Heureux qui comme Ulysse ». Autant dire du plus fameux sonnet de lun des deux plus fameux recueils du poète, sonnet traduit en anglais, allemand, italien, espagnol et japonais, chanté, du moins pour son célèbre incipit et quelques vers suivants, par Georges Brassens en 1970, par Ridan qui en fit un succès en 2007, et surtout fréquenté par tous les bacheliers et leurs professeurs en une foison dexplications de textes quon peut 452trouver sur le net. Le sonnet 31 a aussi suscité des commentaires savants, mais moins nombreux quon ne pourrait limaginer. La quête minutieuse des sources a fait émerger, à côté de lintertexte homérique ou ovidien ainsi que de la réécriture par le poète de son élégie Patriæ desiderium, le De legibus de Cicéron et un poème de Claudien (Imre Trencsényi-Waldapfel, Bull. de lAssoc. Guillaume Budé, 1959, 522-526 et Marc Bizer, Romance Notes, 2002, XLII, 3, 371-375). Guy Demerson en 1972 (La Mythologie classique dans lœuvre lyrique de la Pléiade, Genève, Droz, 1972) et G. Hugo Tucker une décennie plus tard (French Studies, XXXVI, 1982, 385-396) ont tenté de dépoussiérer linterprétation du sonnet en soutenant que les comparaisons douverture avec Ulysse puis Jason invitent à lévidence le lecteur suffisant à une lecture ironique de la pièce entière.

François Roudaut connaît bien Les Regrets. Après son Joachim Du Bellay Les Regrets (Paris, PUF, 1995) destiné en 1994-1995 aux étudiants des agrégations de Lettres, il en avait procuré une édition (Paris, LGF, 2002). Ce nest donc pas en profane quil sest lancé dans la rédaction de son commentaire, mot qui figure en titre courant en belle page, et activité qui a ses lettres de noblesse depuis lAntiquité, comme ses détracteurs depuis tout aussi longtemps, et de célèbres au xvie siècle. Sa démarche personnelle, exposée dans lavant-propos, a été de construire, selon lui plutôt de reconstruire, la « circonscription », infiniment plus fournie et complexe que le texte en soi, de tous les textes antiques et contemporains virtuellement à la disposition des lettrés de cette époque-là et où, en effet, un poète cultivé tel Du Bellay pouvait puiser, sciemment ou à son insu, pour écrire ce sonnet 31, reconstruction qui finit par constituer une sorte d« introduction à lhistoire des idées au xvie siècle ». Le commentaire proprement dit du sonnet 31 sorganise en quinze chapitres ou degrés, lordre (situation de la pièce dans le recueil en général, dans son contexte proche et en elle-même) ouvrant la marche. Succèdent les chapitres « Une vie heureuse » (sources antiques et chrétiennes avec les attentes du lecteur), « Des reprises » (par Du Bellay lui-même dans ses propres pièces latines ou françaises, et dans le dialogue avec Ronsard), et « Deux héros », Ulysse et Jason. Pour ces deux figures marquantes, F. Roudaut rappelle lusage quen firent auteurs antiques et médiévaux, et récuse page 85 en une seule note, longue il est vrai, les interprétations ironiques ou antiphrastiques données par G. Demerson et G. Hugo Tucker. On aurait aimé que soit incluse dans le commentaire une réfutation fournie de cette thèse séduisante, la seule révolution qui ait affecté la signification du sonnet 31, même si, étayée sur un ou des faux-sens, elle aboutit à une impasse herméneutique. Il est vrai que F. Roudaut sattaque, pages 84-94, sans refuser lobstacle mais sans non plus emporter notre pleine conviction, à justifier lépithète « beau » apposée au voyage, ce monosyllabe qui reste la difficulté majeure de ce texte. « Deux navigations » (le poète-Ulysse projette de retourner au port), « Un exil » (prélude à lunité retrouvée), « Des émotions » (pathos, modalité élégiaque), « Deux Rome » (Roma antiqua / Rome contemporaine ; Rome chrétienne / Rome païenne ou mondaine), « Un foyer » et « Des désirs » (de solitude et de retraite) : autant de chapitres qui rassemblent, confirment et développent les analyses contemporaines de ces thèmes. « Un parallèle » examine la comparaison, dans les tercets, de lAnjou à Rome en rappelant son substrat rhétorique (Quintilien), philosophique (Sénèque, saint Augustin) et poétique (Virgile, Ovide). « Du Marbre » et « Un Tibre » renvoient à la translatio studii et imperii et à Horace, sappuyant sur les travaux dEnrico Fenzi, dOlivier Millet, de Perrine Galand-Hallyn et de Francis Goyet. Après le chapitre 453intitulé « La douceur », angevine bien sûr, qui montre que Du Bellay a repris pour les réinvestir dun nouveau sens les formules que les poètes latins réservaient à Rome, « Recommencement » conclut sur laboutissement, cyclique, de la quête du sens. Lequel ? Pour F. Roudaut ce sonnet 31 est finalement un travail de mémoire douloureux dans lequel « diffracté, le moi du poète se retrouve à la rencontre de textes paraphrasés, commentés ». Est-ce bien nouveau ? Fallait-il pour en arriver là naviguer si longtemps et amonceler autant de références ?

Énorme amas dérudition, en effet, que ces pages : on peut en juger, outre à la proportion entre lobjet examiné et son commentaire, aux notes qui occupent souvent le tiers, voire la moitié ou plus de la page imprimée (lauteur sen justifie p. 35) ; en juger aussi à lindex nominum comptant plus de six cents entrées également partagées entre Antiquité, Renaissance et critique moderne, et témoignant du nombre et de la diversité des textes cités, utilisés ou convoqués : philosophie antique, médiévale, renaissante et contemporaine ; histoire de lart ; critique littéraire. Cest bien un commentaire que cet ouvrage construit « avec pour guide le travail admirable de Jean Pépin sur le premier chapitre de lHexaméron de saint Ambroise » (p. 34), et pour devise le mot de Lucien Febvre « comprendre cest compliquer » (cité ibidem). Mais vu en tant quusuel à consulter, ce à quoi nous invite son sous-titre, louvrage permet de lire de nombreux textes, parfois peu accessibles, que F. Roudaut cite largement, toujours en version française, dans ses notes ; de faire le point sur certaines notions ou thèmes récurrents de la poésie de Du Bellay répertoriés dans lindex rerum (âme, douceur, élégie, mémoire, nature, patrie …) ; de repérer dans lindex nominum les pages nombreuses renvoyant à Jason ou Ulysse, par exemple, et de mesurer la variété des lectures mises en œuvre. Une bibliographie, au moins partielle, des travaux ou des pages douvrages précisément consacrés au sonnet eût permis de mieux évaluer les nouveautés apportées par ce travail dont loriginalité générique est cependant incontestable.

Catherine Magnien-Simonin

Pontus de Tyard, Œuvres complètes, tome III : Mantice, ou discours de la vérité de divination par astrologie. Édition par Jean Céard. Paris, Classiques Garnier, 2014, « Textes de la Renaissance », no 191. Un vol. de 232 p.

Mantice est le troisième et dernier des dialogues philosophiques de Pontus de Tyard consacrés au cosmos et à la relation entre le ciel et la terre. Publié pour la première fois en 1558, il succède au Discours du temps, de lan et de ses parties (1556) et à LUnivers (1557), plus tard divisé en Premier Curieux et Second Curieux. Comme ces précédents ouvrages, il consiste en un dialogue entre des personnages défendant chacun un point de vue. Cependant, dans Mantice, le dialogisme se limite essentiellement à une opposition entre deux longs discours. Celui du Curieux (philosophe et mathématicien, déjà apparu dans LUnivers, hostile à toute explication par les causes occultes) développe dabord une réfutation systématique de lastrologie qui puise largement (mais pas exclusivement) dans les Disputationes de Pic de la Mirandole contre lastrologie divinatoire. Il est suivi par celui de Mantice (un « amy » du narrateur, « excellent en ceste profession » 454dastrologie), qui répond à chaque point pour construire au contraire une apologie de la science des jugements célestes. Ici se manifeste la grande originalité de Tyard qui réunit des argumentations habituellement séparées : la littérature astrologique est fondamentalement monologique et divisée en deux camps irréconciliables, celui des adversaires et celui des partisans. Le troisième personnage, nommé le Solitaire, est censé être le rapporteur de ces propos. Ce personnage est le seul qui apparaisse (dans le rôle de narrateur et secrétaire, en même temps que dans celui dinterlocuteur) dans la série entière des dialogues de Tyard, du Solitaire premier (1552) à Mantice. Cela confirme quil a un lien privilégié avec lauteur. Mantice est dailleurs signé par une devise dont on peut supposer quelle est la sienne, en même temps que celle de Tyard, Solitudo mihi provincia est. Il nintervient quà la fin, sollicité par le Curieux. Il avoue alors sa longue passion pour lastrologie, mais aussi sa déception face à lincapacité des praticiens à surmonter incohérences, désaccords et incertitudes. Devant la réaction dépitée de Mantice, il précise sa position : sans refuser, comme le Curieux, lidée de « linfluence » des astres, il ne peut « embrasser de bon cœur la Judiciaire, avant que les mouvements [célestes] soient bien exactement cogneuz » et toute la discipline dûment réformée, ce qui renvoie la réponse à la question à un futur éloigné.

Jean Céard a déjà donné, pour la série des Œuvres complètes de Tyard, dirigée par Eva Kushner, une édition du Premier Curieux qui renouvelle profondément notre connaissance et notre compréhension de ce texte en mettant au jour les instruments de travail et les méthodes de documentation et de citation de son auteur. Pour Mantice, une difficulté particulière se présentait : lexistence de lexcellente édition de Sylviane Bokdam, parue chez Droz en 1990, avec une riche introduction et une annotation qui mène très loin lidentification des sources de Tyard. Jean Céard na pas cherché à différencier à tout prix la nouvelle édition de la précédente. Le choix du texte de base est le même (celui de la version finale, publiée en 1587, complétée par les ajouts manuscrits inscrits par Tyard sur un exemplaire désormais conservé à Troyes, en vue dune réédition qui neut pas lieu), parce quil permet le mieux de montrer lévolution du texte, réimprimé en 1573 et 1587, et augmenté à chaque fois. La présentation du texte et de ses variantes (les notes étant rassemblées à la fin) est dailleurs nettement plus claire quen 1990, notamment grâce à un format plus confortable qui permet de reproduire les manchettes dans leur disposition originale.

Dans son introduction, Jean Céard résume, de façon ferme et limpide, les étapes de la progression du dialogue, et éclaire les arguments produits ainsi que leurs sources majeures. Cest extrêmement précieux, vu la densité et la technicité dun texte qui court de la première à la dernière page sans le repos dun seul alinéa (le choix typographique de Tyard a été respecté). Ce résumé saccompagne dune réflexion sur le sens du dialogue, dans son évolution – à quoi concourent aussi lanalyse des éléments significatifs du dispositif éditorial des éditions successives (notons que les pièces liminaires des éditions de 1558 et 1573 sont intégralement reproduites dans un appendice), et une mise en contexte plus large. Jean Céard remarque notamment que Tyard, qui a corrigé et augmenté son texte jusquà la fin de sa vie, na pas cherché à actualiser les données chronologiques et astronomiques quutilisent les personnages dans leur argumentation – ce qui lui aurait été facile. Dans ce dialogue où la précision des observations et la capacité de lastronomie à progresser est lun des points cruciaux qui font débat, cette abstention est sûrement 455significative pour évaluer le sens de lœuvre, et la façon dont Tyard sy impliquait. Est peut-être souligné ainsi, comme le suggère Jean Céard, le caractère de toute façon « provisoire » du savoir que son livre expose.

Lannotation couvre quelque soixante-dix pages serrées. Elle éclaire les allusions et résout efficacement les difficultés du texte, notamment pour tout ce qui touche lastronomie et lastrologie, et surtout, au-delà de ce que laisse attendre la déclaration modeste de léditeur au début de lintroduction, elle complète considérablement « linventaire des sources réelles de Tyard ». Entre autres précieuses trouvailles, Jean Céard montre que Tyard, dans une addition de 1587, a mis dans la bouche de Mantice de longs passages de la Bibliotheca sacra de Sixte de Sienne, somme exégétique la plus influente à la fin du xvie siècle, dans lEurope de la Contre-Réforme (Tyard en possédait lédition de 1575). Lajout correspond à un moment essentiel du plaidoyer pour lastrologie où est examinée et évaluée la relation entre la vie du Christ et les configurations astrales (p. 119-120).

Complétée par un lexique, une bibliographie et un indispensable index, la remarquable édition de Jean Céard permet donc de sapproprier une œuvre dense, complexe et parfois déconcertante, à la fois puissamment originale et représentative des idées sur lastrologie dans la seconde moitié du xvie siècle. Elle permet aussi de saisir la signification de son évolution, de 1558 à 1587. Pontus de Tyard a digéré lhéritage antique et médiéval, mais aussi les apports du débat renouvelé à la Renaissance entre ennemis (Pic de la Mirandole) et partisans (Ficin, Melanchthon et ses disciples) de lastrologie. Continuant dans sa vieillesse à augmenter son ouvrage original, dont il ne renie rien, il sait aussi transmettre son point de vue propre : celui dun prélat de la Contre-Réforme, loyal dans la défense de lorthodoxie, mais jamais oublieux (ni repentant) des curiosités qui lont passionnément occupé une grande partie de sa vie.

Isabelle Pantin

Pontus de Tyard, Œuvres complètes, t. IV, 2, sous la direction dEva Kushner : Le Second Curieux. Édition de François Roudaut. Paris, Classiques Garnier, 2013. Un vol. de 408 p.

Après lédition lumineuse donnée par Jean Céard du Premier Curieux de Pontus de Tyard (t. IV, 1), cest au tour du Second Curieux dêtre édité et commenté par François Roudaut. Ces deux Curieux étaient à lorigine réunis dans le même ouvrage, sous le titre de LUnivers, ou Discours des parties, et de la nature du monde (1557) ; Tyard les a séparés et amplifiés en 1578, en conservant à chacun ce qui était dans la première édition une forme de sous-titre : A sçavoir, le premier Curieux, traittant des choses materielles : et le second Curieux, des choses intellectuelles. Voici donc désormais ce Second Curieux, établi par F. Roudaut sur la dernière édition du texte (Abel lAngelier, Paris, 1587), à partir dun exemplaire qui conserve un nombre important de corrections manuscrites portées par Tyard, qui projetait une nouvelle édition que la mort a empêchée.

Le Second Curieux nest pas le texte de Tyard le plus facile. Il propose en effet une dense synthèse des connaissances des « choses intellectuelles », soit les questions de lâme humaine et de son origine, de la ressemblance de lhomme au macrocosme, de la connaissance de Dieu – avec les difficultés quun tel débat 456peut susciter entre les philosophes –, et pour finir les « opinions sur la creation du monde » et le débat sur la thèse de limmortalité des cieux. Le texte de Tyard nest pas long : dans le volume de F. Roudaut, qui compte 408 pages, il occupe les pages 125-187. Cest dire si sa lecture demandait un apparat critique nécessairement important en quantité et qualité.

La question, dailleurs, nest pas nouvelle, et Tyard, qui craignait que son texte ne rencontrât pas un très grand succès (ce qui se confirma), mettait en avant dans son Adresse au Roi, non la difficulté intrinsèque de louvrage, mais le peu dappétence des lecteurs francisants de son temps pour des sujets ardus, ainsi que la difficulté pour lauteur à trouver le style adéquat à leur expression. Le Second Curieux nest pas très difficile à lire, car Tyard sest efforcé dy développer, par la voix du devisant principal, le Curieux, dindéniables qualités pédagogiques, dautant plus importantes quil était attentif à la question de léducation de la noblesse à la philosophie autant quà la dialectique et à la rhétorique. Le principe même du texte (il expose et confronte les opinions des diverses écoles philosophiques sur les sujets abordés) rend en revanche nécessaire pour le lecteur daujourdhui comme dhier de pouvoir naviguer sans trop de difficultés entre « la secte des Pythagoriciens » et celles des « Academiques, Stoïques, et Peripatetiques », sans compter les Épicuriens, les Sceptiques et les disciples dHermès Trismégiste. On y trouve tout un lexique venu de la philosophie, des termes en grecs, parfois en hébreu : bref, cest un texte pour lecteur agile et il aurait été dommage que seuls les spécialistes de la Renaissance y soient sensibles. F. Roudaut prépare de ce fait la lecture du texte par une très substantielle introduction (à peine moins de 120 pages) et 149 pages de notes, regroupées à la suite du texte (disposition que lon peut regretter, car elle force à dincessants allers-et-retours).

Ce modeste inconvénient mis à part, il faut saluer la très grande qualité de cette édition et de la somme, colossale, de références, de citations, dexplications claires et précises, apportée au Second Curieux, mais aussi, et cest particulièrement bienvenu, au contexte de sa publication, ou plutôt de sa réédition dans les années 1578 puis 1587. F. Roudaut consacre un développement à lanalyse de lAdresse au Roi, dont limportance est signalée par le fait quelle vient rompre de manière artificielle la fiction dun dialogue qui passerait naturellement de lexamen de la physique, dans le Premier Curieux, à des questions plus nettement métaphysiques dans le Second. La confrontation des opinions, signe douverture traditionnellement associé au recours à la forme du dialogue, est aussi instrument de formation et déducation, et F. Roudaut a raison de souligner que cette Adresse « fait partie dun dispositif général de propagande » (p. 15). Dans ce dispositif, Tyard entend prendre place en usant dun scepticisme « vu comme un effort pour comprendre le monde en liant physique et métaphysique », autant quen participant à lélaboration linguistique et stylistique dun illustre français, capable de traiter de philosophie, enjeu littéraire mais aussi et peut-être surtout politique et même, dit F. Roudaut, « ontologique » (p. 18-19).

Il est difficile dévoquer ici en peu de mots tout ce que cette édition apporte au lecteur. Saluons leffort pédagogique autant quérudit de F. Roudaut : un plan très détaillé du dialogue permet den repérer les articulations, qui ne sont pas toujours immédiatement visibles à la lecture, F. Roudaut soulignant le fait que louvrage se présente plus comme un exposé mené par le seul Curieux, rarement interrompu, que comme un véritable dialogue. La question, cruciale, des sources du texte puis 457lanalyse de ce dernier forment les parties les plus importantes de lintroduction, elles constituent un apport remarquable à la compréhension du traité. F. Roudaut identifie tous les textes sources (ce qui nest pas aisé, car Tyard cite rarement les auteurs auxquels il emprunte), montre pour quelles raisons elles ont été utilisées et quel est leur rôle dans lélaboration des divers niveaux de lœuvre. Un travail très minutieux est mené sur lutilisation qua fait Tyard de sa bibliothèque philosophique, qui permet de dégager, parmi une multiplicité de textes utilisés, les références majeures du dialogue. Les quatre noms ainsi mis en lumière, Francesco Zorzi, Sextus Empiricus, Philon dAlexandrie et Agostino Steuco donnent une idée de la complexité du paysage intellectuel qui se déploie dans le Second Curieux.

Cest sans doute la raison pour laquelle la majeure partie de cette introduction (p. 47-122) est consacrée à lexposition d« Éléments pour lanalyse du Second Curieux », grâce auxquels nous sommes guidés pas-à-pas en une forme de pré-lecture du texte. F. Roudaut explique ici successivement, dans lordre où elles se présentent, chacune des grandes étapes du traité de Pontus de Tyard, en éclairant le fond mais aussi les articulations de la pensée, les omissions et les silences, la structure dialogique aussi bien que les stratégies décriture. Le lecteur a en quelque sorte compris le texte de Tyard et ses enjeux avant den entamer la lecture, selon un principe qui reproduit ce que les gloses des commentaires philosophiques de la Renaissance pouvaient produire de meilleur. Les notes, qui prennent donc place après le texte, léclairent dune autre façon : on y trouve en particulier les citations précises et complètes des textes utilisés par Tyard, ainsi que des renvois non moins exhaustifs à ses autres textes. Les deux dispositifs érudits qui encadrent ainsi le traité proprement dit se répondent et se complètent sans se répéter, et ménagent une avancée croissante dans lérudition. Lensemble est complété par une annexe, qui reproduit les tables des matières des éditions anciennes du traité et lindex thématique que Tyard avait lui-même établi, un glossaire, une bibliographie et un index des noms propres.

Cette édition, on laura compris, est remarquable : elle fait de tout lecteur potentiel un lecteur apte à dialoguer avec le Curieux.

Violaine Giacomotto-Charra

Maurice Scève, Microcosme, Œuvres complètes, t. V. Édition de Michèle Clément. Paris, Classiques Garnier, 2013. Un vol. de 389 p.

« Ainsi errant dessous ce cours Solaire / Tardif je tasche inutile à te plaire / Ne mendiant de toy autre faveur ».Au seuil de Microcosme, lAvis au lecteur de Maurice Scève révèle un poète désireux de plaire mais non dêtre utile, ne craignant pas de contredire Horace. Prescience de la postérité ambiguë et amère dun texte qui, si lon se fie à lhistoire de sa réception, a en son temps comme au nôtre, réussi à ne pas être utile, mais semble malheureusement avoir échoué à plaire. Une nouvelle édition du Microcosme était nécessaire pour dissiper ce vieux malentendu et aussi pour accomplir le programme laissé ouvert par Enzo Giudici en 1976 (dans la seule édition critique avant celle de Michèle Clément), qui écrivait : « notre travail sest donc borné à reproduire, aussi scrupuleusement que possible, le texte de 1562. [] Pour ce qui concerne notre commentaire du poème, il serait démesuré, sil devait être exhaustif : nous sommes obligés de 458renvoyer pour cela aux savantes recherches de M. Saulnier, de M. Weber, de M. Staub, de M. Hawigara et du regretté A. M. Schmidt. Une édition moderne commentée du Microcosme est très souhaitable ». Texte difficile et mal aimé, offert au lecteur contemporain en 1976, mais de lavis même de son éditeur scientifique, sans lapparat critique nécessaire à une lecture de fond, tant lenquête encore, se révélait une forme dimpossibilité pour un seul homme. En cela le lecteur rejoignait son poète, qui à la fin de Microcosme, dans un second Avis, confessait (ou du moins semblait confesser) « Que tel suget, et si noble matiere / Meriteroit une Iliade entiere ».E. Giudici appelait donc à une sorte dIliade éditoriale du texte de Scève. Démesure de ce pourtant « petit » Microcosme de papier (3003 vers, moins de la moitié de la Sepmaine de Du Bartas, Trinité oblige, bien moins encore si lon compte la Seconde Semaine) face au microcosme de chair, dos et surtout de culture qui tenterait de le commenter. Il y avait donc urgence à voir un chercheur courageux remettre louvrage sur le métier, ne serait-ce que pour linscrire dans le cadre des abondantes et nouvelles recherches sur la poésie philosophique qui, depuis A. M. Schmidt, ont fait bien du chemin. Cest dire si, avant même douvrir la nouvelle édition procurée par M. Clément, le lecteur daujourdhui est reconnaissant à cette dernière du travail accompli ; cest dire aussi quelles attentes peut-être démesurées – macrocosmiques ? – ce même lecteur, resté sur la faim ouverte par lédition Giudici, qui na fait que saiguiser avec le temps, fait peser sur cette nouvelle édition.

Lintérêt de cette dernière, on laura compris, nest donc pas dans laccès au texte, dont il nexiste, pour le xvie siècle, quune seule édition (Lyon, Jean de Tournes, 1562), et qui avait été correctement établi par E. Giudici, mais à la fois dans le très grand nombre et la qualité des notes qui guident pas-à-pas la lecture, et dans la riche et stimulante introduction proposée par M. Clément. Mais avant cela encore, cest la nature du geste dherméneute de cette dernière quil faut saluer, car cest sans doute dabord par là quelle montre comment il faut lire Scève. Si ce dernier semble en effet refuser le principe de lutile et ne vouloir chercher que le doux, il ajoute dans son « Au lecteur » final, tout en semblant déplorer le temps perdu à lécriture comme à la lecture, que « le Coudrier bas, arbre entre autres petit, / Au desgouté, ou hors tout appetit, / Proufite encor de ses moindres noisettes » (p. 305). Comme lécrit M. Clément, « il semble que Scève présuppose plusieurs lectorats et ne recherche lapprobation que de cet étrange lecteur anorexique du v. 13, à qui le poème serait utile » (p. 306). Dun lecteur laissé sur sa faim en 1976, nous voici passés à un lecteur anorexique, quil était donc plus quurgent de nourrir – le nourrir non seulement en grappillant de-ci de-là toutes les « noisettes » savantes nécessaires à la lecture du texte, mais aussi et surtout à travers lunicité dun geste de lecture. Refusant de faire travailler « une armée de spécialistes », comme le suggérait lédition Giudici, M. Clément avance avec justesse : « Il fallait bien quun lecteur affronte le tout pour quil reste un tout ». Choix éditorial dont on peut penser quil correspond à ce quavait voulu Scève lui-même, soulignant le rôle de la main du poète qui « sefforce [] / Un grand labeur destendue pleniere / Reduire un peu » (p. 305). La volonté du poète était précisément de ramener la disproportion du savoir à échelle humaine, den faire un ensemble lisible par un lecteur seul, comme cest à travers le regard dAdam et dÈve quon peut entendre le savoir dans Microcosme. Car Scève ne voulait pas dune Iliade : son livre est un microcosme, non une épopée ; Adam et Ève y sont 459un homme et une femme qui jouissent de la vie et en souffrent tout autant, regards humains posés sur un savoir et une histoire humanisés.

Lédition de M. Clément a donc pour ambition de susciter des vocations de lecteurs capables, ces grignoteurs de « moindres noisettes » qui trouveront dans Microcosme et lutile et le doux, sans vouloir les séparer. Son introduction sert plusieurs desseins. Avant déclairer lœuvre proprement dite, et dans la continuité de ce quelle dit de son choix herméneutique, elle rappelle quil convient de tordre le coup à quelques lieux communs. Ainsi de la séparation anachronique entre littérature et philosophie, entre « jouissance et conscience ». Elle écrit, en une très jolie formule, que Microcosme est « la dernière main dun vieil homme » qui « sinstalle dans la clarté des premiers matins du monde, noubliant ni la sensualité des corps jeunes, ni lappétit de savoir et de faire, ni la douleur de survivre à ses morts » (p. 12). On est un peu plus étonné de lire que Microcosme procure au lecteur la « surprise [] de découvrir que scolastique et humanisme ne sont pas deux termes qui se repoussent » (p. 12), tant les discussions autour de lAristote renaissant ont, ces dernières décennies, tordu le cou au mythe « publicitaire » dun humanisme qui aurait terrassé le monstre gothique de la scolastique médiévale pour ne vivre que dans la lumière platonicienne. Mais sil sagit pour lauteur de ces lignes plus dun rappel que dune surprise, ce rappel nen est pas moins salutaire, et nous souscrivons pleinement à cette « utilité » du poème pour le lecteur daujourdhui. Voici donc que le « lecteur anorexique » boit du petit lait. Toujours dans cette perspective critique et herméneutique générale, M. Clément revient également sur les problèmes terminologiques soulevés par une poésie comme celle de Scève, dite scientifique depuis A. M. Schmidt, puis encyclopédique, sans que ces appellations, qui suscitent un « malaise » dans la critique contemporaine, ne soit jugées satisfaisantes. Nous nous permettrons dapporter ici une petite noisette à lédifice, glanée à loccasion de nos travaux sur Du Bartas, puisque Scipion Dupleix, grand lecteur du poète protestant, a le mérite de proposer une solution dépoque : dans sa Physique (1603), il parle de « Philosophie Poëtique, ou Poësie philosophique », hésitation qui à son tour pourrait soulever bien des débats. Autre question, enfin, la tension entre les lectures historico-érudites et les lectures poétiques du texte : pour se garder du péché danachronisme, sans tomber pour autant dans lillusion catachronique, M. Clément propose ce quelle nomme une « herméneutique du présent », partant du principe que Scève « nous échappe parce quil a décidé de nous échapper » (p. 33) : si lérudition aide, elle nest pas la seule clef du texte, poème demeuré poème.

Un des nombreux apports de lédition de M. Clément est ainsi davoir montré la dette de Scève à légard des manuels encyclopédiques de son temps, en particulier de la Margaritaphilosophica de Reisch (dont les récentes éditions par J. Céard et F. Roudaut des Curieux de Pontus de Tyard ont montré limportance pour la culture des années 1550). Étudier de près la transmutation que le poète fait subir à la matière encyclopédique permet aussi bien de comprendre les enjeux intellectuels du texte que de saisir le déploiement de sa manière poétique. En effet, la comparaison des sources au texte ne vaut pas tant pour prendre la mesure du savoir mis en œuvre, que pour voir se dessiner la spécificité du travail décriture. Chez Scève, comme chez Du Bartas après lui, le recours à la parole poétique consiste dabord à affirmer linsuffisance de la prose et laltérité substantielle et formelle de la poésie. Aussi M. Clément cherche-t-elle dabord à faire sentir en quoi Scève 460parle « en poète » (p. 41) et non en encyclopédiste ou en historien. À ce titre, lélaboration poétique de Microcosme participe de la réflexion sur lessence de la poésie comme de la réflexion humaniste sur la dignité et la misère de lhomme, également inextricables. Dans le même temps, la question de lillisibilité supposée permet dinterroger lessence poétique du texte.

La dense introduction soulève par ailleurs des questions fondamentales sur la signification de lidée de microcosme, les rapports complexes du texte avec la Bible, la perspective théologique ou le statut dÈve et le « féminisme » de Scève. Après avoir apporté un éclairage intellectuel et thématique sur le texte, elle démêle sa structure, les influences formelles qui lont marqué et le rapport de Scève à « la langue comme expérience poétique ». Les notes se concentrent sur ce qui éclaire vraiment le texte, son sens littéral comme lensemble de son arrière-plan, en cherchant à en retrouver les sources exactes pour mieux en faire ressortir loriginalité. Cet appareil impressionnant de connaissances diverses est complété par des illustrations (p. 307-317), un glossaire (p. 319-353), un index des noms propres (p. 375-383) et une bibliographie (p. 355-383), qui font que cette édition est dune impeccable érudition, mais propose avant tout une vraie lecture du texte, faisant la démonstration que lherméneutique littéraire et le savoir se mêlent sans difficulté, ce qui est la meilleure manière de produire une « herméneutique au présent ».

Vers la fin de son introduction, M. Clément se demande sil est possible de lire Microcosme « sans les béquilles de lannotation érudite ». Si elle répond « oui, à considérer que Scève samuse », nous préférons répondre quil serait bien dommage de se passer dun si riche et si stimulant éclairage. Après tout, le lecteur de Du Bartas lisait la Sepmaine au filtre des commentaires de Goulart ou Thevenin. Les commentaires qui accompagnent Microcosme construisent au premier chef un geste herméneutique qui respecte un mode de lecture qui, peut-être, a manqué en son temps à Scève. Quoi quil en soit, le lecteur-écureuil a de quoi faire provision dune très abondante réserve de « noisettes » qui lui permettront de mieux goûter non les fruits secs du savoir nu, mais la riche douceur de la poésie philosophique.

Violaine Giacomotto-Charra

Frank Greiner , Les Amours romanesques de la fin des guerres de Religion au temps de L Astrée (1585-1628). Fictions narratives et représentations culturelles. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de la Renaissance », 2017. Réimpression de lédition de Paris, 2008. Un vol. de 558 p.

La fin des guerres de Religion coïncide avec la floraison des fictions sentimentales ou, pour reprendre une expression dépoque, des « livres damour ». Frank Greiner se propose déclaircir les rapports entre le sentiment amoureux, tel quil est pensé, théorisé, fantasmé, vécu dans la société de lépoque, et les fictions romanesques qui lui ont alors servi de relais. Létude, qui repose sur lidée que lhistoire littéraire ne saurait être dissociée de celle des mentalités, examine un vaste ensemble romanesque, des Bergeries de Juliette (1585) à la dernière partie de LAstrée (1628). Par principe méthodologique, elle sintéresse aux traits archétypaux plus quaux écarts qui pourraient faire loriginalité de certaines œuvres, et sefforce de souligner les points de convergence permettant de rassembler en 461corpus une masse de textes apparemment hétéroclites, qui contient le plus long comme le plus court, des romans daventures inspirés de lAntiquité et des histoires dévotes, des récits où les amants meurent victimes de leur passion néfaste et dautres qui célèbrent la tendresse conjugale.

La première partie de louvrage formule des hypothèses sur les circonstances historiques et sociales ayant favorisé lessor du roman sentimental. Les ambiguïtés de cette production sont liées à une ambivalence profonde du terreau sur lequel elle sest développée. Frank Greiner souligne en effet la coexistence paradoxale dune érotisation des mentalités (réhabilitation du sentiment amoureux, développement dun certain individualisme sentimental, changement de statut de la femme, évolution du modèle de lamour courtois vers celui de lamour réciproque) et de la répression des instincts dans la France de la Contre-Réforme, où les pouvoirs monarchique et ecclésiastique se renforcent. Cette ambiguïté se retrouve naturellement dans lattitude des auteurs, ou « faiseurs de livres » : il sagit pour la plupart de jeunes gentilshommes catholiques, qui tout ensemble supportent mal la répression et sefforcent de respecter la morale religieuse.

La deuxième partie sinterroge sur les traits définitoires de la fiction sentimentale. Il est dautant plus important de les préciser quil ne sagit pas dun genre reconnu comme tel à lépoque. Est soulignée la parenté structurelle et stylistique de ces récits : les auteurs ont notamment en commun une conception oratoire de lécriture narrative, qui explique la grande place prise par les différentes formes du discours. Frank Greiner propose à lissue de ce raisonnement de conjurer le risque démiettement de ce corpus immense et varié, et de classer les « livres damour » en trois types idéaux, qui font ensuite chacun lobjet dune partie.

Ce sont dabord les histoires morales, qui donnent du désir une représentation normative dinspiration chrétienne et, dans lensemble, condamnent les désordres de lamour. Elles peuvent elles-mêmes faire lobjet dune tripartition : les histoires tragiques sont dominées par une logique punitive, tandis que les histoires exemplaires jouent sur le principe de lidentification et que les histoires dévotes se fondent sur une sublimation du désir.

Ce sont ensuite les aventures, qui accordent plus de place à limaginaire et aux situations transgressives. Souvent inspirées de modèles anciens, comme celui du roman grec ou du roman de chevalerie, elles proposent une nouvelle forme de lidée de quête, une « sentimentalisation de la geste guerrière ».

Ce sont enfin les fictions courtoises. Cette catégorie, plus hétéroclite, rassemble des œuvres qui expriment léthique de la société de cour et brodent sur des scénarios prénuptiaux et érotiques. Là, le déroulement dramatique importe moins que lanalyse psychologique, les conversations et les délibérations des personnages.

Mobilisant des disciplines aussi diverses que la littérature, lhistoire, la sociologie et la psychanalyse, louvrage de Frank Greiner est une contribution essentielle à lhistoire du roman de lâge baroque, mais aussi à lhistoire de la sentimentalité de lâge baroque. Ce livre a acquis le statut dun classique et lon peut se réjouir quil soit réimprimé par les éditions Garnier, neuf ans après lédition originale parue chez Champion. De fait, il est aisé de se perdre dans la forêt des romans et des histoires de cette époque, et Frank Greiner propose une Carte du Royaume dAmour quil est désormais indispensable davoir avec soi quand on entreprend un tel périple. Il sera bon que le voyageur se munisse également des premiers volumes du Répertoire analytique des Fictions narratives en prose de lâge 462baroque, dirigés par le même Frank Greiner, et dont le système de signalisation (des symboles simples indiquent demblée la nature, le registre et la thématique principale des œuvres répertoriées) témoigne dune même ingéniosité et dune même générosité pour orienter le lecteur perdu.

Lise Charles

Guillemette Bolens, LHumour et le savoir des corps. Don Quichotte, Tristram Shandy et le rire du lecteur. Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2016. Un vol. de 178 p.

Avec cet essai, Guillemette Bolens prolonge la méthode danalyse des textes littéraires quelle proposait dans Le Style des gestes (2008) mais en resserrant sa réflexion sur la question de lhumour dans le récit. Dans cette enquête, elle prend pour objets détude et pour principaux guides Cervantès et Sterne. Les études de cas que renferment les deux parties de cet ouvrage présentent un grand intérêt en soi, mais elles valent aussi comme exemplification dune méthode herméneutique, présentée en introduction et dont les enjeux sont régulièrement rappelés au fil des pages.

On retrouve dans cet essai les prémisses et le lexique spécifiques de lanalyse kinésique étayée sur lapport des neurosciences, déjà exposés dans lessai de 2008 : les textes parlent toujours de gestes et de mouvements corporels ; par leurs qualités stylistiques particulières, ils induisent chez leurs lecteurs des simulations perceptives et réactivent en eux un savoir sensorimoteur déjà existant. Autrement dit – et cest le postulat de toute analyse kinésique en littérature – les textes ne sont jamais seulement considérés comme des représentations mais avant tout comme des configurations dynamiques avec lesquelles nous interagissons. Le savoir du lecteur réactivé dans la lecture passe par des simulations dordre kinétique, kinésique ou kinesthésique, autant de termes dont la technicité peut rebuter mais dont la définition est redonnée dans une vaste introduction.

Le projet densemble de Guillemette Bolens est original : la chercheuse genevoise construit une interprétation de textes humoristiques en articulant des niveaux de description et des outils interprétatifs qui le sont rarement de manière aussi précise. Pour aborder cet objet particulièrement complexe quest lhumour en littérature, G. Bolens propose en effet de corréler lanalyse du style kinésique dune œuvre et la notion dhypertextualité, telle quelle est décrite par Genette : son objectif est de « développer une méthode danalyse qui porte attention à la dimension hypertextuelle dun humour ancré dans notre savoir sensorimoteur » (p. 13). Doù le fait que Rabelais, Chaucer, La Chanson de Roland et même Madame Bovary, mais aussi des textes philosophiques (Locke et Hume), soient ponctuellement mobilisés dans un dialogue intertextuel avec Cervantès et Sterne.

Guillemette Bolens choisit denquêter sur deux paramètres kinésiques qui sont nécessairement impliqués dans la perception préréflexive que nous avons de lhumour : le tonus et le tempo.

La première partie de lessai propose létude de trois passages de Don Quichotte dans lesquels la perception des variations de tonus est un élément décisif dune juste compréhension du texte. Dans le « dialogue tonique » qui se joue entre lhidalgo et lécuyer biscaïen (DQ I, chap. 8), la suspension des gestes de laffrontement, 463interrompus par la fameuse métalepse du chapitre 9, est vue comme une mise en scène littéralisante du concept philosophique – alors en plein essor – de la suspension du jugement, et comme une invitation faite au lecteur dadopter une attitude sceptique face aux événements racontés. Puis cest le pouvoir social dune métaphore, celle de la pureté du sang, qui est exploré à travers le motif du « cœur nettoyé », dans lépisode de la caverne de Montesinos. G. Bolens poursuit lidée que Cervantès, dans son roman, remet en question des paramètres sociaux de son époque dans lanalyse dune scène où lagilité bondissante – et inattendue – de Dulcinée sautant sur sa monture répond aux soubresauts du cœur amoureux de Don Quichotte.

La deuxième partie est consacrée au tempo narratif de quelques scènes de Vie et Opinions de Tristram Shandy, récit dont le narrateur, maître dans lart de la digression, exhibe constamment les accélérations et les ralentissements. Lattention de G. Bolens se porte à nouveau sur les effets produits par la suspension dun geste, celui du Dr Slop, qui sapprêtait à entrer en scène avec ses forceps, mais qui est interrompu par une intrusion du narrateur signalant à son personnage quil a justement oublié ses outils de travail (TS II, 11) ! Après lellipse, sont discutés les effets paradoxaux sur le lecteur dune hypotypose, celle quoccasionne lévocation du sac vert contenant les instruments de laccoucheur, bringuebalant au rythme du galop de son serviteur Obadiah, sac dont les nœuds trop serrés auront des conséquences catastrophiques (TS, III, 8 et 10). Enfin, G. Bolens se concentre sur leffet émotionnel provoqué par un jeu de ralenti et de relance rythmique, en commentant le passage où Walter Shandy – qui vient dapprendre que les forceps du Dr Slop ont malencontreusement déformé le nez du jeune Tristram – passe de la prostration la plus totale à un léger frémissement kinésique, manifesté par un tapotement dorteil sur le parquet (TS, III, 29 et IV, 2 et 3). Ces brèches narratives et ces variations rythmiques sont étudiées du point de vue des simulations perceptives quelles induisent chez le lecteur mais toujours aussi du point de vue des questions sociales ou philosophiques quelles introduisent. G. Bolens montre brillamment que les gestes les plus concrets et parfois les plus anodins, lorsquils sont stylistiquement mis en relief par ces écrivains, littéralisent des concepts abstraits ou des formes figurales, en faisant de lhumour une arme antidogmatique.

Dans ses interprétations, G. Bolens ne cherche jamais à hiérarchiser le paramètre cognitif et le paramètre culturel. Cependant ses analyses suivent la plupart du temps un ordre qui plaide en faveur dune attention première à lengagement cognitif du lecteur : la chercheuse sattache toujours dabord à faire, dans une microlecture, une description méticuleuse des simulations perceptives du lecteur ; ce nest quensuite quelle prend en compte des facteurs culturels et épistémologiques qui conditionnent le recours à telle ou telle image, parmi lesquels elle repère ce quelle appelle des « fictions anthropologiques » (la théorie humorale dans la médecine occidentale ou le concept de pureté du sang dans lEspagne du Siècle dOr, par exemple). Les relations hypertextuelles quelle met au jour sont comprises comme des facteurs augmentant la portée de lhumour. Lanalyse de telle image ou de telle situation corporelle dynamique, ainsi menée à petite échelle, est par ailleurs rapportée à lorganisation narrative générale de lœuvre et à des phénomènes énonciatifs macrostructurels. La force de la démonstration de la chercheuse tient non seulement à son érudition mais aussi et surtout à une capacité impressionnante de faire communiquer les niveaux de description en montrant ce que la figuralité doit aux simulations kinésiques.

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Comprendre ce qui fait que nous rions encore de textes séparés de nous par des siècles, et oser en parler concrètement, doit-on ajouter, tel est sans doute lenjeu majeur de cet essai. La question nest ni oiseuse, ni dépassée, alors que bien souvent nous sentons que le comique verbal des textes anciens nous échappe, parce que des références, des allusions, bref un code culturel, nous manquent – une plaisanterie que nous ne comprenons plus que grâce à des notes de bas de page en est-elle encore une ? Si un invariant peut être trouvé et décrit, cest certainement du côté du corps et des émotions quon pourra le chercher, mais sans ignorer le contexte historique et culturel particulier dans lequel cette perception prend sens. Le primat donné à lexpressivité du corps par la méthode kinésique nest en rien naïf : appelant à une lecture fine du texte en fonction de son co-texte et de son arrière-plan socio-culturel, G. Bolens conteste fortement lidée que la communication kinésique puisse être jugée transparente, et notamment que le corps exprime les émotions de manière simple.

Lapproche de Guillemette Bolens a aussi la vertu de nous inciter, quand nous voulons décrire lhumour dun texte, à ne pas nous contenter des classifications formelles, en termes de stylisation (le burlesque, lhéroïcomique, par exemple) ou de genre (parodique, satirique), voire à nous abriter derrière elles, au détriment de ce qui est au fond le plus difficile à décrire mais qui est ici lessentiel : la dimension relationnelle de lhumour, en tant quengagement et partage entre un auteur et ses lecteurs. Dans son introduction et sa conclusion, la chercheuse insiste sur « lhumaine conversation » quinstaure la relation critique, telle que Jean Starobinski la décrite. Elle considère lhumour comme une modalité de laffection, comme un médium privilégié du bien commun que continue de diffuser la littérature, un bien augmenté par notre capacité à lire les textes en contexte. Le but de lapproche pour laquelle elle plaide est donc un perfectionnement tout humaniste de nos pratiques de lecture. Il sagit daccroître notre capacité à percevoir des paramètres kinésiques dans les textes que nous lisons pour « entendre pleinement des voix parlant de corps en interaction » (p. 13).

Si lon ne peut quêtre daccord avec cette proposition et la vision densemble de G. Bolens, on sinterroge cependant sur sa tendance à sous-estimer, voire à dénier, lagressivité, les pensées hostiles qui entrent bien souvent dans le jeu de la relation dhumour. Il est très frappant, pour ne prendre quun exemple, que la chercheuse recoure, dans une comparaison avec Sterne, au passage de Gargantua (chap. 6) dans lequel le narrateur rabelaisien propose à son narrataire, sur le mode irréel, de dénouer les sphincters trop serrés de Gargamelle, bloquée dans son accouchement, en y mettant les dents. Le rapprochement hypertextuel que fait la chercheuse avec le sac de nœuds du Dr Slop – métaphoriquement, une autre matrice – qui, lui, doit y mettre et les doigts et les dents, est certes très convaincant. Mais peut-on commenter ce passage de Rabelais sans tenir compte de lincroyable violence de limage (appliquer notre bouche aux sphincters de Gargamelle ?) et de la charge hostile, quoique ludique, contenue dans le scénario qui nous est proposé ? Peut-on comprendre lhumour en occultant le malaise kinesthésique qui sinstalle quelques secondes ? Doit-on seulement considérer « la chose bien horrible à penser » comme un « investissement cognitif » particulièrement intense ? Il faut pouvoir parler du plaisir et du déplaisir que lon éprouve à se voir fantasmatiquement manipulé de la sorte par un narrateur. On peut donc sétonner quun paramètre aussi important que lintention agressive, simulée dans lhumour, ne soit jamais vraiment pris en 465considération par lapproche kinésique. La minutieuse description, parfois un peu mécaniste, de lenchaînement des gestes et de leurs nuances empêche de se poser la question de lintention éventuellement hostile de lénonciateur. Quelle place pour lexploration fine des nuances du dégoût, voire de la répulsion physique quinspirent aujourdhui des scènes dont le comique nest plus partageable à cause de leur obscénité cruelle ? On voudrait voir le discours critique de G. Bolens qui, avec un courage certain, interroge à nouveaux frais les fausses évidences de la gestualité, se risquer sur des terrains moins confortables que celui des sentiments heureux. On continue à se demander si ce silence relève seulement dune question de corpus ou dun réel évitement.

Ariane Bayle

Sophie Rothé, Casanova en mouvement. Des attraits de la raison aux plaisirs de la croyance. Paris, Éditions Le Manuscrit, « Réseau Lumières » de lUniversité François-Rabelais – Tours, 2016. Un vol. de 454 p.

Cet ouvrage, issu de la thèse de S. Rothé, entend « [se] concentrer sur lun des paradoxes qui jalonnent lexistence de Casanova et son écriture même : son rapport à la superstition » (p. 14), et lire dans ce rapport à la complexité « irréductible » « le reflet dune pensée du siècle » (p. 16).

Dans la première partie (« Une posture rationaliste inconfortable. Laventurier éclairé aux prises avec lobscurantisme de son temps »), lauteur souhaite situer le discours de Casanova par rapport aux Lumières et décrire sa culture scientifique. Casanova, nourri par une tradition rationaliste et critique, est de son temps : le partage entre science et magie, chimie et alchimie, ne simpose pas avec netteté à tous les esprits ; comme le rappelait Jean Ehrard, les incertitudes de la science peuvent elles-mêmes susciter des croyances superstitieuses. Le « débat » entre Casanova et Voltaire sur lopportunité de combattre la superstition religieuse chez le peuple est évoqué dans ce contexte. S. Rothé rappelle à juste titre lintérêt de Casanova pour les sciences de son époque, mais elle accorde, dans cette partie et la suivante, trop de crédit à ses brochures mathématiques qui, comme Casanova en avait été averti, ne pouvait déjà plus être prise au sérieux par les mathématiciens contemporains. On rejoindra en revanche S. Rothé lorsquelle note que laventurier ne brille pas avant tout par son savoir : les secrets de sa séduction sont ailleurs.

La deuxième partie (« Casanova charlatan moderne : lart théâtral au service de la duperie ») sintéresse aux impostures du Vénitien, qui doit « satisfaire le goût de ses dupes pour les merveilles » sans négliger « leur attrait pour lusage de la raison ». Lauteur décrit utilement les techniques de Casanova imposteur (aplomb, art de la persuasion, manipulation du secret, invention verbale et pseudonymes, composantes de la mise en scène de soi – maîtrise des mots, de la voix, du corps, des ornements, mélange de références médicales, astrologiques, bibliques…) : cette description aurait été enrichie par un dialogue explicite avec les pages de Chantal Thomas sur limposture (Casanova. Un voyage libertin). Les gains de la charlatanerie font ensuite lobjet dune juste synthèse, quoique lon puisse discuter le fait que lappartenance à la franc-maçonnerie, incontestablement utilitaire pour le Vénitien, en relève vraiment. La fin de cette partie rapproche le récit autobiographique des séductions de limposteur. On peut en convenir, le récit 466séduit ; mais là où limposteur cherche sérieusement à leurrer sa dupe, le texte de Casanova institue une autre forme de complicité avec le lecteur et engage un autre rapport à la feintise.

Dans une troisième partie (« Casanova superstitieux », p. 237-298), S. Rothé évoque « [l] hésitation et [l] angoisse de laventurier face à lirrationnel ». Il sagit de rappeler les épisodes au cours desquels Casanova éprouve en lui-même la force de la croyance ou le poids des superstitions. Le texte classique dO. Mannoni (« Je sais bien, mais quand même » dans Clefs pour limaginaire) est évoqué : lauteur constate que lHistoire de ma vie confirme cette théorie psychanalytique sans entrer cependant en discussion avec elle ou en déplier les enjeux. Le premier souvenir est ainsi lu comme le point de départ des hésitations de Casanova face à la croyance. Lauteur sintéresse plus longuement à lépisode de lenfermement sous les Plombs et à son récit dans lHistoire de ma fuite dont une intéressante étude constitue lessentiel de ce moment (p. 250-298) : lemploi récurrent du vocabulaire psychanalytique dans ce développement (le retour du refoulé, linquiétante étrangeté) aurait pu faire lobjet dune problématisation plus explicite.

La dernière partie porte sur un éventuel scepticisme, épistémologique et religieux, de Casanova. Le Vénitien y est décrit comme un sceptique modéré louant la vertu du doute, se méfiant de sa propre sottise tout en reconnaissant limportance de la recherche de la vérité ; il fait confiance à la raison mais tempère cette confiance par un certain relativisme et une défiance marquée envers lidée de progrès de lesprit humain. Digressions et paradoxes seraient une traduction stylistique de ce scepticisme modéré. Les déclarations religieuses contradictoires de Casanova, souvent commentées, sont mises en relation avec la posture souplement sceptique dun aventurier qui, à la spéculation abstraite, préfère lexpérience et lexistence.

« Lautobiographie de Casanova, écrit S. Rothé, mêle ainsi les deux tendances paradoxales de son temps : dénonciation des croyances superstitieuses au profit de lusage de la raison et récits empreints de merveilles au bénéfice du plaisir de la lecture » (p. 234). Tout au long du livre, lauteur sattache à décrire indépendamment chacune de ces tendances. Démarche légitime et éclairante qui aurait sans doute pu être prolongée par une confrontation plus directe avec ce paradoxe considéré en lui-même.

Jean-Christophe Igalens

Guillaume Simiand, Casanova dans lEurope des aventuriers. Paris, Classiques Garnier, « LEurope des Lumières », 2017. Un vol. de 675 p.

Cet ouvrage, issu de la thèse de G. Simiand, se propose déclairer mutuellement, par un jeu d« allers-retours », le personnage singulier de Casanova et « la figure générale de laventurier » (p. 29). Celle-ci sera moins déclinée selon une « taxinomie des aventuriers » quen observant, selon les mots de lauteur, « le déploiement réticulaire de leur énergie dans le monde » (p. 30).

La première partie sefforce de reconstituer à grands traits une « généalogie de laventure » qui irait du chevalier errant médiéval au « chevalier dindustrie » en passant par le marchand ambulant, les bandes de mercenaire, une certaine mondanité amoureuse ou encore les pirates. Dans un deuxième temps (« Le siècle des aventuriers »), G. Simiand, rejoignant et prolongeant les travaux de S. Roth et 467A. Stroev, dégage plusieurs traits caractéristiques des aventuriers du xviiie siècle : errance, position sociale floue, éducation collégiale, jeu sur les signes sociaux, maîtrise le plus souvent feinte des sujets dans lair du temps, franche imposture, engagement dans laction supposant le courage physique (pensons au duel et à la fuite de Casanova) et la pratique du jeu qui est, pour laventurier, « plus quune métaphore privilégiée de lexistence, sa substance même » (p. 192-200). « La société des aventuriers » dans lHistoire de ma vie vient ensuite au centre de létude. Cette « nébuleuse informelle » est approchée selon des figures (Medini), les effets de reconnaissance que les aventuriers produisent chez Casanova (Ivanoff, Zannovich, les fins de parcours représentées par Afflisio et Albergoni…), des lieux (les cafés, Spa, les centres urbains), des relations (compétition et collaboration), des rapports hiérarchiques entre figures majeures (Saint-Germain…) et mineures (le baron de Fraiture…), simples serviteurs (Costa…) et modèles célèbres (Bonneval…). Cette partie constitue une synthèse utile de la présence de laventure, des aventuriers et de leur sociabilité dans lHistoire de ma vie. Lauteur se demande ensuite comment la société européenne du xviiie siècle perçoit les aventuriers (« Le jugement du siècle et lart casanovien de la représentation de soi »). Il soulève des questions prometteuses sur la notoriété des aventuriers et esquisse des réflexions dont on aimerait lire les prolongements sur leur manière de devenir des figures publiques, et notamment sur leur rapport avec la presse. Les pages consacrées à la mise en scène de soi, en elles-mêmes intéressantes, rejoignent des préoccupations largement répandues dans les études sur Casanova. Au sein de cette partie, G. Simiand consacre quelques pages aux enjeux littéraires de lHistoire de ma vie (« Se représenter, lautobiographie » p. 343-368) : si les lectures proposées sont éclairantes (celle du célèbre épisode de la sorcière conduit à une réflexion stimulante sur la présence du merveilleux chez Casanova, « toujours déjà là », et sur « le tournoiement de la croyance, dont [Casanova] se prend et se déprend »), on peut regretter que lauteur, attentif à la poéticité du rapport au monde de laventurier, sétende si peu sur lécrivain Casanova et sur lécriture de lHistoire de ma vie, malgré un intéressant passage, dans la partie suivante, sur la langue française de laventurier cosmopolite. Lultime partie du livre porte sur les « transformations casanoviennes de laventure ». Ambitieuse, elle veut montrer les constantes et les variations de la figure de laventurier en brassant de nombreux thèmes : laventure amoureuse (lauteur constate à juste titre « lattention scrupuleuse [que Casanova] prête aux échanges économiques attachés à la circulation des corps » : la confrontation plus directe avec les pages que René Démoris a consacrées à ce sujet aurait été enrichissante), les voyages de laventurier cosmopolite, largent et le monde de la finance, le rapport privilégié au présent pleinement habité et au corps voluptueux. La partie sachève sur un portrait de laventurier en Individu moderne, à la pointe du « processus dindividualisation à lhorizon de [son] époque », en vertu de sa morale et de sa relation avec la liberté. Les aventuriers, explorateurs des espaces géographiques ou symboliques nouvellement ouverts, entretiendraient une relation privilégiée avec « lapprofondissement de la notion dindividu » (Conclusion, p. 601).

Louvrage mêle donc différentes démarches. Sagit-il de situer Casanova dans un groupe donné, dans un contexte historique précis ? De constituer un idéal-type de laventurier à partir du témoignage de Casanova ? De dégager les invariants de laventurier ? Entre ces différentes voies, lauteur décide de ne pas choisir. De même, en complément des lectures de lHistoire de ma vie, il fait ponctuellement 468usage de méthodes multiples (sémantique historique, approches quantitatives…) et de références conceptuelles très variées entre lesquelles il ne cherche jamais à produire une artificielle continuité. Louvrage y gagne en force suggestive, mais y perd parfois en netteté argumentative. Cette démarche permet sans doute de produire un discours adéquat aux figures protéiformes et toujours en mouvement que lauteur sest donné pour objet. On aurait pu souhaiter cependant que, de cet ensemble de réflexions variées, émerge avec plus de netteté ce qui lui est essentiel, ses questions rectrices. Celles-ci se laissent apercevoir dans létude du couple du « risque quantifié » et du « risque épique » qui fait lobjet dune analyse propre (p. 502-529) mais réapparaît dans plusieurs développements, peut-être aussi dans une note foucaldienne tardive où se dit trop discrètement une « hypothèse » qui paraît importante pour lauteur (« notre hypothèse est que les aventuriers, à chaque époque, sont autant dexpériences pionnières in vivo, conduites en marge de la prise de contrôle progressive [des] techniques de soi par les sociétés disciplinaires émergentes », note 2 p. 395). Une mention problématisée et plus précoce de cet axe de réflexion naurait pas compromis la souplesse intellectuelle dont lauteur a su parfaitement faire preuve pour approcher avec efficacité lobjet mouvant de son étude.

Jean-Christophe Igalens

Madame de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française. Édition établie sous la direction de Lucia Omacini. Œuvres complètes, série III, « Œuvres historiques », tome II. Paris, Honoré Champion, 2017. 2 vol. de 1147 p.

Alors que nous venons de célébrer le bicentenaire de la mort de Germaine de Staël, la publication des Considérations sur les principaux événements de la Révolution française vient compléter lédition de ses Œuvres complètes. Après Des circonstances actuelles et autres essais politiques sous la Révolution, la série des « Œuvres historiques » senrichit en effet dun nouveau volume (série III, tome II), en attendant la parution des Dix années dexilet autres essais politiques sous lEmpire et la Restauration, qui couronnera la troisième série des œuvres historique et politique, aux côtés des « œuvres critiques » et des « œuvres littéraires », dont lédition est elle aussi bientôt achevée.

On rappellera dabord limportance, dans la pensée de Germaine de Staël et, plus généralement, dans lhistoire des idées politiques, de cet ouvrage volumineux – ici publié en deux tomes richement annotés – qui est à la fois une histoire de la Révolution, un récit apologétique de la vie publique de son père Necker, une réflexion plus générale de politique constitutionnelle et un grand livre de « sciences politiques », sans doute la contribution la plus décisive de Germaine de Staël dans le domaine de la pensée libérale. Ce qui peut apparaître en définitive comme un véritable testament de ses idées politiques, entièrement animé par ce que Staël appelle dans le dernier chapitre « lamour de la liberté » et la lutte qui lui est associée contre toutes les formes de tyrannie, les Considérations embrassent une période allant du premier ministère de Necker aux lendemains de la chute de Bonaparte, au moment où lhistoire est tout près de rejoindre lactualité. Lévolution des événements, entre labdication de Napoléon et loccupation militaire de la France 469par les troupes coalisées, conduit lauteure à réaffirmer lexigence de liberté qui traverse lensemble de son livre. Mais la mort de Germaine de Staël, survenue le 14 juillet 1817, devait laisser louvrage inachevé.

Ce constat est en quelque sorte à lorigine de cette nouvelle édition des Considérations, à laquelle ont contribué Lucia Omacini, Stefania Tesser et Nelly Jaquenod. Les contemporains de Madame de Staël nont en effet connu quune édition posthume de ce livre, celle quen a donné en 1818 le fils de lécrivaine, Auguste, quun esprit de prudence a conduit à effectuer plusieurs corrections en dépit de lavis des éditeurs sengageant à une fidélité absolue à la volonté de lauteure. Fondée sur le manuscrit autographe acquis par la Bibliothèque nationale de France en 1963, débarrassée de toutes les interventions allographes qui ont pu fausser lintention de Germaine de Staël, cette édition donne à lire pour la première fois le texte des Considérations dans sa version « inachevée ». Létablissement minutieux du texte et lample apparat critique qui accompagnent louvrage nous permettent dapprécier les écarts entre les deux versions et de mesurer les infléchissements introduits par les interventions dAuguste de Staël, de Wilhelm Schlegel ou Victor de Broglie. À défaut de pouvoir lire létat définitif du texte, nous découvrons ici le manuscrit des Considérations dans son « authenticité originaire ». Lintroduction de Lucia Omacini et Stefania Tesser compare longuement le manuscrit et la première édition : si la fidélité des premiers éditeurs paraît hors de cause « sur le plan conceptuel, historique et politique », les différences sont parfois de taille du point de vue de lécriture, plus explicite et emphatique chez Staël, plus retenue et modérée de la part des éditeurs, qui réduisent par leurs corrections lexpression de la souffrance politique staëlienne et atténuent, autant par prudence personnelle que pour protéger la réputation posthume de Germaine de Staël, certaines critiques jugées trop violentes ou explicites.

Le travail des éditrices impose le respect par sa rigueur philologique. On regrettera peut-être, à côté dune introduction – déjà longue, il est vrai – à ces problèmes dordre génétique, labsence de préface consacrée aux enjeux historiques, politiques et littéraires des Considérations. Mais lessentiel est que cette nouvelle édition nous fasse redécouvrir, sous une forme inédite, un grand livre dhistoire et didées politiques, qui sait aussi séduire ses lecteurs par son caractère testimonial et intègre naturellement à la forme souple de ces « considérations » historiques le ton personnel de lexpérience vécue.

Paul Kompanietz

Martina Priebe, Les modes de sociabilité au château de Coppet à lépoque de Germaine de Staël (1766-1817). Genève, Droz, 2017. Un vol. de 167 p.

Dans son ouvrage, Martina Priebe se propose danalyser les différents modes dexpression de la sociabilité au sein du château de Coppet, principalement entre 1800 et 1817. Ce lieu, devenu progressivement la demeure principale de G. de Staël en raison de son exil, réunit un ensemble dhôtes réguliers, appelés a posteriori « Groupe de Coppet ». M. Priebe entreprend de mettre au jour la complexité des relations entre ces individus et le château qui les accueille. Létude prendra appui sur plusieurs matériaux (historiques, architecturaux et littéraires) dans le but de rendre perceptible le quotidien du château de Coppet au début du xixe siècle.

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Cet ouvrage se découpe en huit chapitres ; le premier, « Problématique et méthodologie » définit langle de recherche adopté en sollicitant les travaux de M. Agulhon et dA. Lilti sur la « sociabilité » (p. 15), définie comme « le mécanisme social typique des associations, des cercles, du salon ou de lacadémie » (p. 15). M. Priebe décide de sappuyer sur les travaux dA. Glinoer et V. Laine pour construire la suite de sa démonstration. Plusieurs « critères de sociabilité » (p. 16) seront appliqués au château de Coppet afin de dégager sa spécificité. Le deuxième chapitre, « Létat de la question », souligne limportance des travaux déjà effectués sur ce lieu, sur les plans architectural (M. Fontannaz) et intellectuel (K. Szmurlo). Le troisième chapitre, « Le château de Coppet – histoire et lieu de mémoire » fait un bref rappel de lédification de ce lieu. M. Priebe souligne également comment un « lieu de mémoire » (p. 29) se construit, à travers limage quen donnent les visiteurs des xixe et xxe siècles. Ceux qui lont habité, les Necker et Staël, font ensuite lobjet dune présentation détaillée. Les quatre prochains chapitres suivront, un à un, chacun des « critères de sociabilité » (p. 16), appliqués au château de Coppet.

Le quatrième chapitre, « Le groupe de Coppet – mouvement politique et littéraire (critère 1) » sappuie sur les travaux dÉ. Hofmann et de F. Rosset pour donner une définition précise du « Groupe de Coppet » (p. 49) ainsi que la liste de ses membres. M. Priebe sollicite ensuite K. Mueller-Vollmer pour développer lidée de « médiation culturelle » (p. 50) : Staël contribue au rayonnement du lieu en entretenant un large réseau de communications. Plus encore, par son opposition au régime impérial, le Groupe de Coppet offre un « véritable laboratoire didées nouvelles » (p. 52) où sont développés des thèmes très variés. Le premier critère de sociabilité souligne ainsi la constitution dun groupe autour dun personnage principal et dun lieu. Le cinquième chapitre, « Les réseaux sociaux à Coppet et la nature dappartenance (critère 2) » détaillent la manière dont les liens entre les individus sélaborent et se consolident. M. Priebe cite la « théorie des liens forts et faibles » (p. 55) de M. Granovetter et les travaux dA. Gardiner, appliqués au Groupe de Coppet. M. Priebe classe ensuite les visiteurs du château qui peuvent être des « locaux » (p. 56), de la famille ou des intimes. Les modalités de la « sociabilité » à Coppet sont ensuite abordées, entre les motifs de visite et le quotidien du château, ponctué par des lectures de lettres et la conversation. Le sixième chapitre, « Séjour à Coppet au rythme du temps et des circonstances (critère 3) » donne une description du quotidien au château de Coppet et du déroulement dune journée en sollicitant les témoignages des contemporains. M. Priebe aborde lactivité dramatique staëlienne tout en la mettant en parallèle avec les commentaires dAlbertine Necker de Saussure et les mises en scène récentes. Néanmoins, une représentation de Sapho est mentionnée, sans indication bibliographique. Laffirmation selon laquelle « tout est improvisé » (p. 76) doit être nuancée par la Correspondance générale de Staël : celle-ci se charge de lattribution des rôles, de lorganisation des répétitions et des invitations. M. Priebe sintéresse ensuite à la « petite sociabilité » (p. 77), celle qui concerne les domestiques et les habitants de Coppet. Elle donne des informations pratiques sur le logement des domestiques du château et sur la place de la domesticité en général au début du xixe siècle. La cuisine clôt ce chapitre et occupe un important développement puisque lauteur a eu accès aux menus servis aux invités de Staël (p. 121-123). Le septième chapitre, « Le lieu de la sociabilité : le château de Coppet (critère 4) » donne des précisions architecturales ainsi que les aménagements et travaux effectués au xviiie siècle. Le dernier 471chapitre, « Les pièces de sociabilité (critère 4 suite et fin) » se concentrent sur les lieux majeurs de la sociabilité tels que le vestibule, la salle à manger, le salon ou les chambres à coucher. M. Priebe fait une description précise de la pièce avant de donner sa fonction.

Cet ouvrage, fruit dun travail encadré, aborde la « sociabilité » au sein du château de Coppet selon plusieurs aspects, aussi bien littéraire, historique quarchitectural. Il est complété, en annexes, par des photographies et des documents darchives, tels que les menus servis à Coppet. Néanmoins, nous pouvons regretter quune étude plus complète et plus précise de la « sociabilité » nait été effectuée, au-delà des « critères » choisis pour ce travail. Beaucoup déléments sont déjà connus et ne renouvèlent pas ce phénomène, complexe pour la sphère staëlienne. Les éditions scientifiques les plus récentes auraient pu être utilisées pour la correspondance de Staël ou de Benjamin Constant (p. 65-66, 72) et les sources, citées avec plus de précision. Cet ouvrage offre toutefois une approche du mécanisme social qui sappuie à la fois sur Staël et sur le château de Coppet.

Aline Hodroge

Théophile Gautier, Œuvres complètes. Section IV. Voyages. Tome 4. Voyage en Italie. Italia. Édition critique par Marie-Hélène Girard. Paris, Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine » no 186, 2017. Deux vol. de 648 p.

Le premier projet du voyage en Italie de Théophile Gautier remonte à 1837 : Gautier imaginait de sy rendre avec Balzac, dont le nom apparaît avec le sien dans une lettre dintroduction chez la Comtesse Sanseverino. Mais ce nest quen 1850 quil se décide à partir, en compagnie de lami Louis de Cormenin. Limpulsion en est due, en outre, au flirt engagé à Londres avec Maria Mattei, qui a promis à Théophile un rendez-vous à Venise. Rien de tout cela napparaît bien sûr dans les articles publiés dans La Presse sous le titre collectif Loin de Paris, notes de voyage, du 24 septembre 1850 au mois de novembre 1851, sauf un « trou » apparemment inexpliquable de deux semaines à Venise. Gautier, rentré à Paris en novembre 1850, écrit directement dans les bureaux de La Presse et réunit ensuite ses articles sous le titre Italia, chez V. Lecou, en 1852, en y ajoutant Ferrare, parue dans Le Pays. Lédition Charpentier de 1875, posthume, accueille Italia et tous les articles parus entre janvier et mars 1852 dans Le Pays, journal qui avait promis à ses lecteurs de les amener en tour de Pise à Florence à Naples pour leur montrer « par-dessous lItalie monumentale et pittoresque, lItalie intime et familière que presque tous les voyageurs ont négligée » (2 décembre 1851). En fait Le Pays ne pouvait pas tenir sa promesse, puisque le tour sétait arrêté à Florence : Gautier avait poursuivi son voyage jusquà Rome et à Naples, mais au début de novembre il avait été accusé de conspiration et expulsé du royaume de Naples, car parmi ses amis il y en avait de suspectés. Il était donc rentré à Paris, et Voyage en Italie est inachevé tout comme Italia.

La présente édition est la refonte dune édition critique publiée en 1997 à la Boîte à documents concernant le Voyage en Italie. Marie-Hélène Girard accomplit un très vaste travail danalyse, qui tient compte de cinq états du texte pour Italia, et, pour lajout de Voyage en Italie, de deux manuscrits sur trois, ainsi que des 472articles parus dans Le Pays et ensuite recueillis dans Quand on voyage (Michel Lévy, 1865). Lintroduction exploite un appareil critique très riche et enquête méticuleusement sur les motifs qui ont déterminé un départ que Gautier avait toujours renvoyé. Léditrice cite la vogue du reportage, qui devient plus rentable lorsque la taxe est imposée sur les romans-feuilletons, mais aussi le besoin de Gautier de sortir de la misère où la Révolution de 1848 lavait plongé, en conjuguant la liberté de jouir dune histoire damour avec un avantage économique. Elle fait allusion aussi au possible intérêt de la part de Girardin pour des notes concernant la situation politique italienne, et surtout celle du royaume Lombardo-Vénitien, sous loccupation autrichienne. Cela pouvait être pourtant quelque peu dangereux : en fait le moment politique était difficile aussi en France, et après le coup dÉtat de Napoléon le Petit la liberté des idées y était davantage censurée que sous le myope royaume du Roi bourgeois.

Gautier dailleurs navait jamais exprimé dopinions politiques lors de ses voyages : il avait traversé lEspagne en 1843, lorsquon pressentait déjà un mouvement de rébellion qui devait aboutir à la Révolution de 1848, en paraissant bien plus intéressé par le passé que par le présent : « Une Constitution sur lEspagne cest une poignée de plâtre sur du granit » avait-il écrit. En ce qui concerne le reportage italien, il lui aurait été sans doute bien difficile de faire passer déventuelles observations critiques sous la censure autrichienne. Marie-Hélène Girard remarque pourtant que dans les notes prises dans le royaume Lombardo-Vénitien de menus détails font état dune occupation étrangère, et elle rappelle aussi que dans lédition dItalia un chapitre est ajouté concernant Daniele Manin. Manin, pourtant, comme elle le dit dailleurs elle-même, était bien reçu à Paris à lépoque de lécriture du voyage, et il entretenait de bons rapports avec Louis de Cormenin et léditeur Lecou. Marie-Hélène Girard sinterroge ensuite sur les motifs pour lesquels Gautier était passé inaperçu dans le royaume Lombardo-Vénitien, et se pose la question de sa connaissance de litalien. Que les journaux locaux négligent son arrivée na rien dexceptionnel : les salons officiels nont pas de séduction, tandis que les autres sont forcément cachés ; de plus, la présence de Maria Mattei est sans doute une raison suffisante pour expliquer un manque de participation à la vie publique. Pour ce qui tient à sa maîtrise de la langue italienne, il paraît quelque peu inutile den douter. Gautier vivait avec les Grisi, qui, comme le dit Cecilia Rizza, lont plongé dans les milieux théâtraux italiens ; en outre, dans les Grotesques, sil cite les auteurs majeurs de la tradition italienne, il montre aussi quil connaît Sannazaro et Achillini, ignorés en France, et quil lit évidemment litalien ancien. Marie-Hélène Girard apporte dailleurs à son tour des éléments de preuve, dont la traduction de la Biondina in gondoletta, qui représente un beau tour de force.

Lintroduction acquiert une belle envergure lorsquelle entre dans le vif de lenquête sur les matériaux mis à contribution par Gautier dans lélaboration de ses articles et dans la riche analyse des variantes entre les manuscrits, les articles parus dans les journaux et les éditions Lecou et Charpentier.

Léditrice met laccent sur le rôle de Louis de Cormenin, ami de Gautier et collègue à La Presse, capable dimiter à la perfection son style. Elle raconte comment Gautier, revenu dItalie avec un arriéré de treize feuilletons, écrit directement dans les bureaux de La Presse et, faute de notes prises de sa main, exploite le carnet de Cormenin, malheureusement perdu en 1918, en plus de ses propres souvenirs, dune lettre de Maria Mattei et de nombre de guides 473touristiques. Lanalyse est très convaincante, Marie-Hélène Girard cite en outre les Souvenirs de Du Camp, qui décrit la capacité de Gautier à écrire sans ratures et directement pour limprimerie.

La comparaison entre les manuscrits, les articles et le volume dItalia montre dans le volume, selon léditrice, « lintervention dune main étrangère » et « un goût timide » qui évite les italianismes et corrige des termes qui pourraient être mal compris : par exemple byzantin est transformé en « bas-empire », en « barbare » ou en « élégant ». Léditeur Lecou a le même domicile que la Revue de Paris : cest la direction de la Revue de Paris, dont font partie Lecou, Cormenin, Du Camp, qui corrige la copie (et Flaubert lui aussi en saura quelque chose…)

Lassemblage de matériaux disparates produit un ouvrage divisé en parties non homogènes, centré sur Venise, et sans vision densemble : Marie-Hélène Girard montre pourtant que les relations de voyage de Stendhal ou de George Sand sont également discontinues, le récit de voyage sétant affranchi des règles de sa relation au xviiie siècle. Dautres règles pourtant étaient sous-entendues, et Marie-Hélène Girard présente lœuvre de Gautier comme un compromis entre lobéissance aux clichés du pittoresque, exigés par les lecteurs, et la liberté. Son analyse des modalités de lécriture descend très en profondeur dans le style de Gautier. Elle se souvient des Landscapes imaginaires que Gautier avait écrit en 1832 pour Charles Malo, en décrivant une Venise daprès les auteurs romantiques, avec un côté noir qui dans son voyage est préalable à la visite de la ville, mais qui se dissout ensuite. En fait cest là lune des caractéristiques de la vision de Gautier, en général amorcée par un élément artistique, qui crée une sorte de halo autour de la réalité. Marie-Hélène Girard rappelle aussi combien de fois Gautier a recours à limage du daguerréotype pour expliquer sa façon de voir, image quelle interprète parfaitement comme la représentation de la subjectivité de la vision, et non de sa mécanicité. Elle décrit aussi la qualité de lexercice dekphrasis, qui se manifeste à travers des tentatives graphiques de croquis ou daquarelles, et lhabileté de Gautier dans la description des œuvres dart, dans un aller-retour entre passé et présent. Le travail de critique aux salons des Beaux-Arts avait dailleurs bien sûr contribué à la mise au point dun style moulé sur les œuvres plastiques. Cette capacité de se proposer comme un guide touristique personnel et original est bien mise en évidence par Marie-Hélène Girard, qui cite la fortune de louvrage, qui a été utilisé comme un Baedeker et traduit en plusieurs langues. Elle ne sarrête pourtant pas aux seuls aspects descriptifs, mais souligne également les passages où un questionnement se manifeste, questionnement qui va au-delà de la relation de voyage, et qui concerne les hantises personnelles de Gautier : labsence de foi, accompagnée de mélancolie, lattrait de la folie et le rapport entre folie et création. Elle arrive à la conclusion que lexpérience du voyage en Italie a été centrale dans la vie de Gautier et quelle est bien visible dans ses œuvres suivantes.

Lappareil annotatif est le fruit de longues recherches, qui ont sans doute exigé des années de travail. Il sagit dun travail admirable, fondamental pour les chercheurs. Petite coquille de lintroduction : le café Pedrocchi est à Padoue, non à Vérone. Sa description, dailleurs, est bien connue de Marie-Hélène Girard.

Ida Merello

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Vincent Laisney, En lisant En écoutant. Lectures en petit comité, de Hugo à Mallarmé. Paris, Les Impressions Nouvelles, 2017. Un vol. de 223 p.

Ce livre nest certes pas à lire à haute voix, même sil donne belle voix à la littérature (écrite). Vincent Laisney déploie comme en un éventail poétique quelques enjeux de cette mise en voix de la littérature, en quelques quatre-vingt courts chapitres, vifs, cultivés, drôles souvent, instructifs en quelque façon toujours. Mais pourquoi diable « se » lire des œuvres littéraires en petits comités, cénacles privilégiés, cercles dintimes, salons dhabitués, réunions décrivains ou sociétés dartistes ? Si lon en croit lhistorien, une grande partie de la production littéraire du xixe siècle a été récitée, avant dêtre imprimée. Il sagissait dans ces coulisses de la création littéraire de réunir auprès de soi un public de choix où lon puisse essayer ses ouvrages à lavance, les tester, les ajuster, les bonifier en somme. Ou les détruire, toute honte bue :

La lecture dura trente-deux heures ; pendant quatre jours il lut, sans désemparer, de midi à quatre heures, de huit heures à minuit. Il avait été convenu que nous réserverions notre opinion et que nous ne la ferions connaître quaprès avoir entendu lœuvre entière. Lorsque Flaubert, ayant disposé son manuscrit sur la table, fut sur le point de commencer, il agita les feuillets au-dessus de sa tête et sécria : “Si vous ne poussez pas des hurlements denthousiasme, cest que rien nest capable de vous émouvoir !” Les heures pendant lesquelles, silencieux, nous contentant déchanger parfois un regard, Bouilhet et moi, nous restâmes à entendre Flaubert qui modulait, chantait, psalmodiait ses phrases, sont demeurées très pénibles dans mon souvenir. (Maxime du Camp, Souvenirs littéraires, 1882)

V. Laisney fait ainsi revivre à partir des Journaux, Mémoires, Correspondances, de mémorables ou improbables séances de lecture à haute voix, certains fameuses dautres plus fumeuses, les unes où tout nest que conversation et beauté, dautres silence et austérité. Une sorte de kaléidoscope dimages de la vie littéraire du siècle, le siècle de Baudelaire et Mallarmé, Flaubert et Rimbaud, Verhaeren et Vielé-Griffin, le siècle dHugo mais aussi des petits maîtres. Cette évocation en vignettes verbales allégrement enchaînées introduit son lecteur dans une forme dintimité cultivée où se donnent à entendre – entre séance de travail et entre soi mondain – des performances vocales, où se donnent à apprécier des manuscrits inédits, où se donnent à confirmer des complicités littéraires ou artistiques aussi. Létude de V. Laisney compose une mosaïque de situations découte et de dispositifs de lecture viva voce qui nous suggère sans dogmatisme ni pesante érudition combien ces éphémères sociabilités lettrées où lon lisait des poèmes ou des drames et où se croisaient (parfois) points de vue des auditeurs et points de vue des récitants/interprètes jouèrent un rôle parfois décisif dans le destin dune œuvre. On limagine du moins, comme sur cette toile de Théo van Rysselberghe, Une Lecture (1903), où peindre la lecture cest peindre un poète lisant à haute voix ses textes devant un petit auditoire damis et de confrères. On limagine encore en relisant – par exemple – cette lettre enthousiaste de Victor Pavie à son frère (1828) :

La soirée de cette mémorable journée se passait chez Victor Hugo où jétais invité à dîner avec Boulanger, M. Foucher le père. Sainte-Beuve, Musset et Paul sont venus après. On sest assis, et Paul [Foucher] nous a donné lecture dun étincelant drame en 475trois actes intitulé la Goule []. Ensuite Victor Hugo nous a lu des Orientales inouïes et doublement inouïes [].

Le temps viendra de la lecture silencieuse, solitaire, intérieure, et les privilégiés qui avaient ouï la voix de lauteur (plus rarement un comédien ou un tiers) lentendront peut-être résonner mezza voce, entre les lignes. Plus tard, oraliser (déclamer, réciter, lire, psalmodier, débiter, scander, mimer, etc.) la littérature trouvera sa technologie moderne avec les célèbres Archives de la parole (Sorbonne, 1911), archivages sonores qui firent jadis le bonheur des phonéticiens et des dialectologues, aujourdhui des poéticiens de la voix et des esthètes de la littérature.

Le point focal de cet ensemble vocal que nous offre V. Laisney, entre savoirs et saveurs, est triple à vrai dire. On sait dabord combien les oralisations publiques de la littérature sont devenues des must événementiels. On comprend ensuite combien lécrit à lire dans un tête-à-texte peu ou prou ascétique sexpose toujours à rendre les armes devant les charmes de loralité jouée. On imagine enfin combien la puissance entêtante de la fiction peut enamourer la voix des amants, au péril délicieux de leurs âmes jumelles :

Un jour, par plaisir, nous lisions les amours de Lancelot ; [] nous étions seuls et sans aucune défiance []. Nous lûmes comment les riantes lèvres désirées furent baisées [] : ce jour nous ne lûmes pas plus avant. (Dante, Francesca da Rimini et Paolo Malatesta, Enfer, V)

Jean-Marie Privat

Edmond et Jules deGoncourt,Œuvres complètes, t. III, Renée Mauperin. Édition critique par Véronique Cnockaert. Paris, Honoré Champion, 2017. Un vol. de 343 p. 

Lédition critique réalisée par Véronique Cnockaert de Renée Mauperin propose les éléments attendus que sont une bibliographie exhaustive, un index des noms et un appareil de notes précises et informées. Quant à la longue préface qui précède le texte lui-même, elle sattache à mettre en lumière la déroutante modernité du personnage féminin créé par les deux frères.

Les Goncourt envisagent dabord dintituler leur roman La Jeune Bourgeoisie, désireux quils sont de livrer lanalyse psychologique de la jeunesse contemporaine. Leur projet initial consiste en la peinture de la société bourgeoise, de ce nouveau monde érigé sur leffondrement des valeurs aristocratiques et dont les deux frères veulent dénoncer le désordre et le relâchement des valeurs morales. Les portraits des individus doivent donc servir aussi à saisir la société à laquelle ils appartiennent. Or les romanciers délaissent le type de la jeune fille bourgeoise pour créer un personnage dune grande singularité, qui indéniablement « fait désordre » (p. 18). Développant de belles analyses faites ailleurs, Véronique Cnockaert met en lumière la « sauvagerie » de Renée, échappatoire au dressage social à laquelle la voue son milieu bourgeois et quelle exècre : cette aristocrate non de sang mais desprit est en décalage complet avec les mœurs de son temps.

Après avoir analysé les autres figures du roman que sont le jeune bourgeois, le Parisien et la jeune bourgeoise, Véronique Cnockaert sarrête longuement sur la « paternité dans tous ses états » (p. 39) que décrit le roman. M. Mauperin, malgré sa 476grandeur dâme et son passé napoléonien, sest laissé assujettir par son autoritaire épouse et par largent. Cette dissolution de lautorité paternelle constitue un grief de taille aux yeux des romanciers consternés par lindividualisme et labus de liberté qui caractérisent la société bourgeoise. Aussi sen vengent-ils en choisissant un dénouement tragique à leur roman. Mais ce nest pas tout ; Renée aime son père dun amour inconditionnel dans lequel V. Cnockaert choisit de voir un des ces « amours impossibles parce quinterdits [et] qui ne trouvent leur point déquilibre que dans la sublimation ou lau-delà » (p. 46). Cet amour originel est si grand que la jeune fille, loin dêtre incapable daimer comme lont affirmé certains critiques, naurait pas senti la nécessité daimer un autre homme que son père. Quant à sa maladie, souvent présentée par les critiques comme le moment où lidéal féminin éclot enfin en la jeune fille, V. Cnockaert y voit surtout le moment où, avec la description de son petit corps malingre, Renée prend chair : auparavant aucun détail nétait donné sur à son corps. Quant à la représentation de lidéal féminin des romanciers, V. Cnockaert veut le voir incarné dans la Renée davant la maladie, cette garçonne qui, en ne se mariant pas, révolutionnerait les mœurs. Aussi les Goncourt, peu désireux dune telle révolution, la font-ils mourir.

Mais on pourrait aussi voir dans cette mort, outre le moyen de sublimer lamour de la jeune fille pour son père, le biais trouvé par les auteurs eux-mêmes pour « garder leur idéal intact et pur » (p. 51), en soustrayant Renée à la nécessité de procréer et donc à sa nature de « pondeuse » (Journal). Par laristocratie morale dont ils lont dotée, Renée nest pas contemporaine de son époque, bourgeoise, cest-à-dire carnavalesque et grimaçante, et, en tant que « vestige de lhistoire », est vouée à disparaître.

Enfin est soulevée la question du langage de Renée, décrié par les contemporains que chagrinaient cette langue verte dans la bouche dune jeune fille de bonne famille. Or, pour les Goncourt, « Renée parle son époque » (p. 53). V. Cnockaert voit dans ce langage « parlé, mais néanmoins ciselé », la « grande force du style des Goncourt, car il rend compte parfaitement – et bien avant les romans de Zola – du “décousu qui fait le quotidien” » (p. 54). La parole virevoltante et spirituelle de Renée donne au récit lallure dun dialogue de scène : si la chair de la jeune fille apparaît tardivement, cest quelle est avant tout corps de paroles, maintenue par les auteurs à « lâge dor de lenfance quest celui de loralité ».

Langle psychocritique adopté par V. Cnockaert dans cette introduction où elle reprend par ailleurs les acquis de la critique goncourtienne enrichit de manière à la fois pertinente et convaincante la lecture de Renée Mauperin.

Marie-Ange Fougère

Jean Richepin, Œuvres latinisantes. Poppée, Latineries, Contes de la Décadence romaine, La Martyre, Élagabal. Édition établie et préfacée par Marie-France de Palacio. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2017. Un vol. de 495 p., ill.

Cest à une spécialiste reconnue de la réception littéraire de lAntiquité au xixe siècle que lon doit ce précieux ensemble de textes dinspiration latine signés Jean Richepin (1849-1926), poète, romancier, nouvelliste et dramaturge. Pour offrir au public de 2017 ces cinq œuvres méconnues, et donner la mesure de leur intérêt, Marie-France de Palacio a fait jouer vingt ans de réflexion et de savoir sur lhéritage 477antique (principalement latin) dans limaginaire de la fin du xixe siècle. Ses livres précédents (Antiquité latine et Décadence, 2001 ; Reviviscences romaines, 2005 ; Ecce Tiberius, 2006 ; Tragédies de fins dempires, 2008) avaient en effet souvent montré la place cruciale occupée par lauteur, aussitôt quil sagit de faire revivre, vers 1880-1900, la Rome décadente, ses monstres et ses poètes raffinés, ses courtisanes et ses mimes, ses jeux du cirque et ses agonies. Encore fallait-il donner accès à la source même, dans une édition scientifique annotée, accompagnée dune introduction générale, de préfaces particulières à chaque œuvre, et dun appareil critique qui tient à la fois de lhistoire des idées, de la philologie et (surtout) de la poétique. Le défi est si bien relevé que lon ne pourra songer désormais à la grande ombre portée de Rome sur les lettres fin-de-siècle françaises sans faire appel à ce volume impressionnant, enrichi de nombreux inédits et de quelques illustrations bien choisies.

Dès sa scolarité au lycée, puis plus tard comme étudiant normalien, Jean Richepin se révèle latiniste hors pair. Mais son originalité – comparable à celle de Louÿs semparant de la Grèce, ou Schwob de lalexandrinisme – consistera à sapproprier si intimement ses auteurs préférés (Horace, Catulle, Juvénal, Pétrone, Suétone, Tacite, Martial, quelques autres) que, loin dêtre lobjet de travaux dérudition académique (il règne ici, au contraire, un anti-académisme concerté), ils deviendront le ferment fécond de créations nouvelles, et à usage des contemporains du xixe siècle finissant. Recréer Rome, sans doute, à partir des sources latines ; mais en faire une Rome soigneusement choisie, toute de putrescences et de raffinements et qui relève dune imagination profondément personnelle – tel est le défi, dont il résulte « une sorte de décadence romaine nappartenant quà Richepin », dit la préfacière.

Le mouvement est perceptible dès le premier texte du recueil, cette « étude » de jeunesse sur Poppée, écrite en 1873 par un jeune homme de vingt-cinq ans mais publiée en volume seulement en 1896. Marie-France de Palacio y reconnaît, à juste titre, un « manifeste de la Décadence » de remarquable précocité. Éloge du monstre, exaltation de Néron (véritable héros du récit, bien plus que Poppée) et surtout plaidoyer, provocateur et anti-philistin, pour un « beau » dégagé de tout impératif moral : « Faire flamber en guise de torches des chrétiens enduits de résine est évidemment dun cœur cruel ; mais il faut être du dernier bourgeois pour ne pas reconnaître que cest beau du point de vue pittoresque », déclare ainsi le jeune provocateur (p. 43). Baudelaire nest pas loin.

Les huit années de 1890 à 1898 portent à son apogée lintérêt de Richepin pour la décadence romaine, quil réinvente notamment dans une série de 157 épigrammes « latines » publiées dans le Gil-Blas, puis dautres journaux à partir de 1893, sous le titre Latineries. Marie-France de Palacio en donne ici la première édition – pièce maîtresse, assurément, de son volume, tout ensemble par lampleur de lérudition exigée, leffort herméneutique et la richesse dun appareil critique qui tient compte des variantes de revue à revue et donne certaines versions manuscrites en reproduction. Lensemble (texte et commentaire) permet de mesurer loriginalité de lentreprise : commenter lactualité du temps dans un français qui respire le latin de Martial et suit de fort près certains procédés rhétoriques des épigrammes et épitaphes grecques et latines. Les sujets sont variés : théâtres, prostitution, snobisme et vanité, puritanisme contemporain (qui avait donné lieu à des procès récents), invectives de toutes sortes… Aidé par la commentatrice, le lecteur daujourdhui est invité à une double lecture : admirer lart de la transposition formelle du latin, et discerner simultanément lefficacité de lattaque sur les mœurs du jour. Telle cette épigramme « sur les mimes » qui sen prend, à travers Rome, à lidolâtrie dont, à 478lépoque des Sarah Bernhardt et des Mounet-Sully, on entoure les comédiens : « Si les mimes sont bouffis de leur importance, à qui la faute ? Je ne saurais en vouloir à la vessie qui éclate. Jen veux au souffle qui la trop gonflée » (p. 136).

Lautre chef-dœuvre ès latinité décadente de Jean Richepin réside dans un type différent de forme brève : le conte, auquel il sadonne dans un volume admirable de 1898, Contes de la décadence romaine. Il revient à Jean de Palacio den avoir signalé limportance dès 1994, en offrant une première édition critique du recueil, reprise ici sans modifications. Préservés largement de la tentation du romanesque, ces récits sont dabord des rêveries sur des lieux privilégiés de Rome, qui « la résument et la symbolisent » (p. 150) : le cirque et légout – à quoi il faut ajouter Suburre, quartier de la débauche… Entre eux évolue une population de mimes et de comédiens, de monstres exhibés, de magiciennes et de courtisanes, – sans oublier quelques patriciens dextrême culture et de mélancolique raffinement. Là réside peut-être en effet lessentiel : dans une conscience suraiguë et « prophétique » (p. 154) de leffondrement dun monde, de la proche arrivée des Barbares, de la fin dune culture. Et cest en cela surtout que la décadence romaine de Richepin se replie sur la décadence contemporaine, par une série poignante deffets spéculaires – le Bas-Empire devenant (jusque dans les atteintes portées au langage et à lamenuisement de la parole) une clé dinterprétation de la fin de siècle parisienne. Ce régime de transpositions fait tout le prix de ces 21 contes qui, par la maîtrise de la prose poétique et la singularité de linspiration, comptent parmi les plus accomplis de la littérature 1900.

Tout au plus pourra-t-on regretter que léditrice, dans son entreprise si complète, nait pas souhaité actualiser lédition de 1994, en signalant les quelques avancées ponctuelles de la recherche menée sur ces contes depuis vingt-trois ans. Ainsi la source du conte inaugural, « Étoile éteinte », que Marie-France de Palacio nomme à raison la « clé de voûte de toutes [l]es œuvres latinisantes » de Richepin (p. 20), a-t-elle été identifiée en 1996 : une fameuse inscription de la Gaule narbonnaise, publiée en 1888 dans le Corpus Inscriptionum latinarum et dont Jules Michelet avait assuré la célébrité dès 1833 en la citant au premier tome de sa fameuse Histoire de France (chapitre « La Gaule sous lEmpire ; Décadence de lEmpire »). Eût-ce été loccasion, peut-être, de faire le point sur les relais de Richepin, et sur le rôle de Michelet dans son inspiration gallo-romaine et épigraphiste ? Mais ce nest là que broutille dérudition.

Le volume neût pas été complet sans faire place à deux autres formes littéraires où sexerça encore linspiration latine de lécrivain : celles du drame et du poème. Il faut saluer ici la première édition critique de La Martyre, drame en cinq actes, en vers, représenté à la Comédie-française en 1898, et où sillustrèrent les plus grands acteurs du moment (Mounet-Sully, Julia Bartet, Marguerite Moreno notamment). Drame sulpicien ? Spectacle édifiant que cette conversion, puis ce martyre dune patricienne romaine au christianisme ? Ce serait méconnaître lesprit de Jean Richepin, dont Marie-France de Palacio montre, documents à lappui (un très riche dossier de réception critique accompagne la pièce) comment il dévoie au contraire, par lironie, lhumour et la préciosité langagière, toute perspective religieuse traditionnelle. Cest surtout dans la mort de lhéroïne que se trouve atteinte lorthodoxie du drame chrétien : loin de vouloir mourir pour sa foi, et pour lau-delà, Flammeola cherche surtout à mourir en esthète – dune « belle mort ». Un objectif un peu trop dandy pour être bien catholique…

Point, enfin, déloge de la décadence romaine sans Héliogabale, auquel Richepin consacre, sous le titre « Elagabal », un long poème de 1898, publié dans la presse 479au moment exact où est jouée La Martyre. Mais il sintéressait à la figure de lempereur androgyne et oriental depuis au moins vingt ans, contribuant en ceci à une vogue fort répandue dans lEurope fin-de-siècle : extravagances et bizarreries, androgynie et suicide, raffinements de lettré marquent la figure qui paraît une version outrée (sil se peut…) de Néron, mais se signale surtout par sa beauté. Elle donne lieu chez Richepin à un admirable essai décriture artiste, dans une ekphrasis qui consacre un Héliogabale « tout droit sorti dun tableau de Gustave Moreau », note la préfacière (p. 475).

On mesure à notre évocation succincte les intérêts multiples que ce recueil dŒuvres latinisantes pourra susciter. Chez les latinistes dabord, puisque la réception proprement stylistique du latin au xixe siècle trouve ici un point daccomplissement remarquable. Chez les spécialistes de limaginaire fin-de-siècle ensuite, que tous les jeux de transpositions entre la latinité tardive et les années 1880-1900 retiendront. Chez les passionnés de poétique décadente surtout, qui trouveront un champ considérable dinvestigation et pourront traquer chez Richepin la quête dune langue rare, les néologismes latinisants, limpératif souvent revendiqué de lécriture artiste. Car, note encore léditrice, « la latinité inspiratrice semble chez lui dessence moins pittoresque que stylistique » (p. 13).

Mais les historiens des idées ne seront pas en reste dadmiration devant lentreprise systématique qui consista pour un poète et conteur, par voie de presse quotidienne essentiellement, à faire revivre la décadence de Rome comme si elle était parfaitement contemporaine par ses enjeux, ses passions et ses angoisses. Trouver, dans son journal du matin, un nouveau « conte de la décadence romaine » signé Richepin ; ou, du même auteur, une série de quatorze épigrammes « latines », soigneusement ciselées jusquà la pointe assassine, et portant faussement sur Rome, mais réellement sur le Paris du jour – voilà qui en dit long sur lambition de la presse du xixe siècle finissant, et lactualité du latin à lépoque. Sans doute le poète a-t-il conscience dêtre le dernier rejeton dune espèce en voie de disparition, et sa mélancolie transpire-t-elle à chaque page, ou presque, de son œuvre : « Voici que les langues mortes vont mourir à jamais, sans espoir de résurrection ; voici que les fleurs rouges des Anthologies ne seront plus respirées par personne » (p. 282), dit-il dans un des contes retrouvés par Marie-France de Palacio.

Sans doute. Mais voici quune éditrice passionnée, et les éditions Honoré Champion, redonnent à lire les langues mortes, telles que Richepin les faisait revivre. Et voici quune de ces Anthologies de textes, mélancoliques parfois, mais souvent grivois et drôles, peut être respirée par tout le monde.

Guy Ducrey

Catulle Mendès, Œuvres, sous la direction de Jean-Pierre Saïdah, t. XIV : Le Mouvement poétique français de 1867 à 1900. Dictionnaire des principaux poètes français du xixe siècle. Édition critique par Ida Merello. Paris, Classiques Garnier, 2016. Un vol. de 1274 p.

En 1902, à la demande de Georges Leygues, alors ministre de lInstruction publique, Catulle Mendès a fait paraître un Rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900 prenant le relais du Rapport sur les progrès de la poésie publié en 1868 par son ex-beau-père Théophile Gautier. Ce Rapport de quelque 480deux cents pages, réédité sous le titre Le Mouvement poétique français de 1867 à 1900 chez Eugène Fasquelle en 1903, brosse un tableau précis de la poésie de la seconde moitié du xixe siècle, du romantisme au symbolisme, en passant par le Parnasse. Il commence par des« Réflexions sur la personnalité de lesprit poétique de France », puis sefforce de repérer et danalyser les mouvements, les écoles, les individualités majeures et mineures de la poésie contemporaine. Il est suivi dun très utile Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du xixe siècle, qui comporte près de mille pages dans la présente édition et qui constitue, grâce aux articles de presse quil cite sur chaque auteur, une précieuse mémoire de la critique.

On ne peut que saluer lidée de rééditer cet ouvragesi utile à la connaissance de lhistoire de la littérature du second xixe siècle. Le point de vue de Mendès sur la poésie de son époque est dautant plus intéressant quil nest pas celui dun simple témoin, mais celui dun acteur de premier plan. Par la création de la Revue fantaisiste, où il a réuni Gautier, Banville et Baudelaire autour des futurs Parnassiens, par la cofondation du Parnasse contemporain avec Louis-Xavier de Ricard en 1866, par la direction de La République des lettres, où il a publié LAssommoir de Zola, par ses recueils de poèmes parnassiens, ses romans et ses contes décadents, ses pièces de théâtre dinspiration symboliste, Mendès a été un homme-orchestre de la vie littéraire : il pouvait rendre compte de lévolution de la poésie française. Sa critique, subjective, partisane, mêlant subtilement les réticences aux éloges, est celle dun poète. Il a lart de la formule : Baudelaire lui apparaît comme « la plus désastreuse des âmes icariennes » (p. 133), un « évêque in partibus diaboli » (p. 157), un « Satan élégiaque » (p. 169). Ses injustices elles-mêmes ne sont pas dénuées de perspicacité, comme lorsquil déclare que « Tristan Corbière nignore rien de tout ce quil feint de ne pas savoir » et quon découvre chez lui « la charogne baudelairienne au bord du chemin odorant de lencens des chapelles » (p. 228-229) : cette allusion à « La Rapsode foraine et le pardon de Sainte-Anne » témoigne dune lecture attentive des Amours jaunes.

Dans lintroduction de son édition (p. 11-57), Ida Merello retrace le projet du Rapport, situe Mendès dans le champ littéraire de la Belle Époque, commente ses jugements sur la poésie contemporaine, en les comparant notamment à ceux de Gautier dans son propre Rapport, et analyse la réception de louvrage. Le Mouvement poétique français est selon elle un « texte de combat, épousant une cause » (p. 21) : il vise à « montrer que la poésie classique, romantique et parnassienne se situe dans la même voie dillustration du génie français » (p. 54). Ida Merello rappelle que Mendès a souffert de lantisémitisme et quil a été en proie à lhostilité de critiques influents comme André Gide et Albert Thibaudet, ce qui a nui à la postérité de son œuvre. Malgré son opposition au vers libre, lauteur du Mouvement poétique français sest révélé à plusieurs reprises un critique clairvoyant, repérant le génie de Verhaeren et de Claudel à leurs débuts et signalant dans son Dictionnaire les poèmes de Germain Nouveau et de Paul Valéry qui nétaient pas encore recueillis en volumes. Mendès a défendu également avec courage la poésie de Baudelaire, à une époque où elle restait controversée dans les manuels et les histoires de la littérature.

Lédition dIda Merello est la première à doter louvrage de Mendès dune introduction et de notes explicatives, ainsi que dune bibliographie et dun index des noms propres, qui en facilite la consultation. Elle ne précise pas que Le Mouvement 481poétique français avait été réédité à Genève chez Slatkine en 1993 ; mais il est vrai quil ne sagissait que dune simple réimpression en fac-similé de lédition Fasquelle de 1903.

Cest à partir de cette édition de 1903 quIda Merello a établi le texte de son édition. Malheureusement, le processus de numérisation a introduit des erreurs dans le texte de Mendès. Théodore de Banville est devenu Théodore et Banville (p. 159) ; Armorique, Armonique (p. 313) ; Bovary, Bocary (p. 639) ; Carol de Roumanie, Cabol de Roumanie (p. 666) ; Liszt, Liset (p. 668) ; Chand dhabits, Chaud dhabits (p. 823) ; Marcel Fouquier, Marcel Focquier (p. 934). Des disparitions de lettres (yristès au lieu de Lyristès, p. 997), de mots (Mouël au lieu de Le Mouël, p. 772), de membres de phrases (« sils avaient des courts » au lieu de « sils avaient des cheveux, – ceux-là mêmes qui nen ont pas, tant ils les portent courts », p. 160) ont parfois eu lieu, comme le révèle la consultation des textes originaux du Rapport de 1902 et du Mouvement poétique français de 1903, disponibles en ligne sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF.

Les coquilles typographiques de lédition de 1903 auraient pu être signalées : on trouve ainsi José de Heredia pour José-Maria de Heredia (p. 208), Albert Wolf pour Albert Wolff (p. 446), Claudies pour Claudien (p. 447), Gauthier pour Gautier (p. 639), Maître Ambos pour Maître Ambros (p. 503).

Aux pages 175 à 177 de son Rapport, Mendès ouvre les guillemets pour donner la parole à lun de ses confrères, qui explique comment la préoccupation de la forme est née chez les jeunes poètes du Parnasse dune réaction contre la dégénérescence de la poésie contemporaine. Cette page, « un peu folle et humouristique, toute charmante et si belle parfois », Mendès lavait déjà citée dans La Légende du Parnassecontemporain (Bruxelles, Brancart, 1884, p. 38-42). Une note précisant la provenance de cette longue insertion aurait sans doute été utile : Mendès cite les pages 92 à 94 dun article dHenry Laujol (« La Légende du Parnasse contemporain », La République des lettres, 20 février 1876, p. 92-97), alias Henry Roujon, qui nétait pas le « secrétaire particulier » de Mendès comme on le lit p. 41, mais simplement le secrétaire de rédaction de La République des lettres.

Dans son Rapport, Mendès reprend souvent, en les modifiant, des passages de La Légende du Parnasse contemporain quil avait publiée en 1884. Peut-être aurait-il été intéressant dindiquer ces passages. Par exemple, le paragraphe dans lequel Mendès retrace les circonstances de la naissance du Parnasse contemporain (« En ce temps-là, Louis-Xavier de Ricard dirigeait un journal hebdomadaire [] », p. 179), est une étonnante réécriture dun passage de La Légende du Parnasse contemporain (p. 239 sq.) : Mendès supprime lexpression « notre ami » pour parler de Ricard et il gomme le rôle majeur dAlphonse Lemerre, à qui il rendait pourtant un hommage appuyé dans le texte de 1884. Lexamen systématique de ces modifications aurait pu montrer comment Mendès a changé radicalement sa façon de concevoir le Parnasse à lépoque du symbolisme.

Au début de son introduction (p. 13, n. 1), Ida Merello explique que lon ne connaît pas avec certitude le jour de la naissance de Mendès ni même lannée. Dans la thèse de doctorat quelle prépare sur cet écrivain, Élodie Lanceron est parvenue à retrouver son acte de naissance dans les Archives départementales de la Gironde : Catulle Mendès est né à Bordeaux le 21 mai 1841.

Yann Mortelette

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Cécile Leblanc, Proust écrivain de la musique. Lallégresse du compositeur. Turnhout, Brepols, « Le Champ proustien », 2017. Un vol. de 648 p.

Dès janvier 1923 dans la revue Intentions, Jacques Benoist-Méchin sintéressait aux relations entre la musique et les « opérations du langage dans lœuvre de Marcel Proust », avant de la relier à « limmortalité » chez lécrivain dans une étude parue en 1926. Depuis, nombre de critiques et dhistoriens de la littérature, de philosophes et de musicologues, ont tenté « dapprendre son langage et son secret », faisant appel à de multiples méthodes dinvestigation : biographique, historique, structurale, esthétique, sociologique, génétique… Ne pouvant être exhaustif, citons seulement pour mémoire les travaux de Florence Hier, Georges Piroué, Georges Matoré et Irène Mecz, Denise Mayer, Kazuyoshi Yoshikawa, Anne Henry, Jean-Jacques Nattiez, Claude-Henry Joubert, Pierre-Louis Rey, Françoise Leriche, Anne Pénesco et Luc Fraisse. Le développement du champ musical dans lexégèse proustienne se révèle ainsi à la mesure de la place éminente et révélatrice que lauteur dÀ la recherche du temps perdu accorde à cet art dans son cycle romanesque.

Cet axe majeur de recherche aurait donc pu paraître totalement saturé, avant que ne paraisse louvrage de Cécile Leblanc qui, non seulement renouvelle complètement la manière daborder la musique au sein de la Recherche, mais ouvre aussi de nouvelles perspectives sur les processus utilisés par son créateur pour appréhender le fait musical. Car la voie quemprunte lauteur de ce volumineux ouvrage nest pas celle dune « musique du devenir », de la « structure romanesque » quelle sous-tend, des « théories pour une esthétique » qui linspirent ou du « fil dor » dont la narration proustienne se surfile. Lécrivain ny est point un « Proust musicien », mais pleinement un « écrivain de la musique » qui, sil parvient à ressentir « lallégresse du compositeur », y accède « en utilisant son travail de critique musical et de musicologue », afin de concevoir « une œuvre qui tranche, par son originalité, sur le roman dartiste classique » (p. 551). Chez lui, « lécoute est, en effet, fondamentale », ce qui lamène à donner « un rôle majeur à la figure du critique musical » (p. 13).

Pour parvenir à cerner cette écriture innervée par les discours sur la musique tout autant que par les œuvres musicales elles-mêmes, Cécile Leblanc a procédé à une recherche documentaire impressionnante. Ont été dépouillés, entre 1880 et 1920, de grands quotidiens (Le Figaro, Le Gaulois, Le Temps, etc.), des revues généralistes (Comœdia, Revue des deux mondes, Revue hebdomadaire, etc.), la presse musicale (Courrier musical, Ménestrel, Musica, etc.), des collections douvrages de vulgarisation (« Maîtres de la musique » chez Alcan, « Musiciens célèbres » chez Laurens), ainsi que nombre de romans musicaux, dont certains de littérateurs peu explorés (Henri de Saussine, Louise Cruppi). Lauteur tire également parti des publicités et catalogues commerciaux, ce qui lui permet par exemple de confirmer que Proust était en mesure de réécouter sur son pianola le xve quatuor de Beethoven, le rouleau perforé figurant dans la liste éditée par la firme Aeolian.

Est à mentionner également la capacité de Cécile Leblanc à intégrer les travaux les plus récents de la musicologie sur la musique française de lépoque, notamment en ce qui concerne Hahn, Massenet et Saint-Saëns, de même que ceux qui touchent à la philosophie de la musique (François Nicolas). Il en va de même des recherches en génétique textuelle entreprises par léquipe Proust de lITEM, placée sous la responsabilité de Nathalie Mauriac Dyer et à laquelle coopèrent 483notamment Françoise Leriche et Pyra Wise. Elles permettent à lauteur de multiples analyses dans lépaisseur chronologique des carnets et des cahiers de travail de Proust, explicitant dans toute son épaisseur scripturaire lévolution de sa pensée et la décantation de sa rédaction.

Composé de trois grandes parties, louvrage sattache tout dabord à lapprentissage de la technique musicale par Marcel Proust et à la société musicale quil côtoie. Entouré dune mère et dune grand-mère pianistes confirmées, qui possèdent une bibliothèque musicale, le jeune Marcel étudie le piano et conserve adulte une certaine pratique instrumentale, ainsi que des capacités de lecture et danalyse des partitions. Ses parents sont des abonnés de lOpéra, où il assiste dans leur loge aux représentations des années 1890 à 1900. Il se rend également au concert (dHarcourt, Lamoureux, Cirque dhiver, Conservatoire), ainsi quau café-concert. Un autre ferment de son éducation musicale est constitué par les salons de la Troisième République – dont Myriam Chimènes a montré le rôle moteur et la diversité –, qui lui permettent de « situer son goût par rapport à la norme mondaine ou sociale » (p. 122) : salons artistes comme ceux de Madeleine Lemaire, dAlphonse Daudet ou de Robert de Montesquiou ; salons de grandes dames protectrices, acquises au mécénat, avec Mmes de Saint-Marceaux, de Polignac et la comtesse Greffulhe. Enfin, irrité à la longue par les conditions découte de son temps et de son milieu, dénonçant « lindifférence des mondains » (p. 139), Proust se tourne vers une « écoute invisible » (p. 156), centrée sur la seule audition, celle que permettent le théâtrophone et le système pneumatique du pianola.

La seconde partie du livre concerne la critique musicale : dans son évolution historique qui, partant du commentaire de littérateur, va vers une herméneutique véritablement musicale ; dans sa technique décriture, qui met Marcel Proust au défi de « produire un discours sur un objet non linguistique sans avoir recours au langage du spécialiste » (p. 215) ; dans son ressassement de lieux communs, dont lécrivain se « fait lécho en attribuant à son protagoniste ou à ses personnages les objets et les outils de la vulgate de la critique musicale » (p. 243).

Cest par une vue densemble de latelier de Proust que débute la dernière partie. Linfluence et lutilisation romanesque de figures de compositeurs (Wagner, Beethoven, Chopin, Franck) et de critiques musicaux (Vaudoyer, Willy, Bellaigue, Pierre Lalo, etc.) y sont analysées et lautorité de Reynaldo Hahn y retrouve tout son poids. En effet, des travaux récents établissent combien « limmense culture littéraire et musicale de Hahn a été déterminante pour Proust et combien, surtout, ce dernier a mis au point sa critique musicale dans ses échanges avec le musicien » (p. 410). À partir de là, dans les deux derniers chapitres, Cécile Leblanc démontre, en sappuyant sur lensemble de ses apports précédents, comment lauteur de la Recherche va « faire du roman le lieu dune nouvelle critique », mettant en son centre « la question de lœuvre et non plus celle de lartiste » (p. 443). Relevant les défis du roman musical, il emprunte une autre voie que celle de Romain Rolland dans Jean-Christophe en donnant « le premier rôle non à lartiste mais à son médiateur, le critique, ou plutôt à la multiplication des critiques » (p. 486). La création de Vinteuil en 1913 lui permet alors, en remettant en perspective sa Sonate, liée à lidéalisme de Swann, de « construire une œuvre dont lesthétique sera en cohérence avec son temps » (p. 493) et avec le modernisme du narrateur, limposant Septuor. Né du déchiffrement de « hiéroglyphes inconnus » (La Prisonnière) par lamie de Mlle Vinteuil, il « est la représentation idéale de la quête du narrateur entre musique et littérature, deux systèmes sémiotiques qui séclairent lun par lautre » (p. 545).

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Ainsi, lécriture de la musique dans la Recherche du temps perdu apparaît-elle entièrement dirigée vers lœuvre à venir, celle du xxe siècle daprès la Grande Guerre, celle qui nécessitera un passeur, créateur découte, pour être véritablement entendue, celle à laquelle ouvre la voie, dans le Temps retrouvé, lénigmatique « morceau » interprété lors de lultime matinée chez la princesse de Guermantes.

Philippe Blay

Dominique Defer et Francis Coutant, Proust et larchitecture initiatique. “À la recherche du temps perdu”. Paris, Champion, « Recherches proustiennes », 2017. Un vol. de 207 p.

Louvrage est gouverné par deux idées : que le modèle de la cathédrale, au moment de construire le cycle romanesque de Proust, propose lespace dun parcours initiatique, du parvis jusquau chœur ; que larchitecture chez Proust ouvre aussi à une perspective moderniste, tournée vers les créations contemporaines. Une première partie, en forme douverture, traite de larchitecture de lœuvre en deux volets, Proust architecte et Proust et les architectes. Une seconde partie, abordant larchitecture dans lœuvre, restitue ce parcours initiatique, en traversant le parvis, le portail, le narthex, la nef pour arriver au chœur. Lensemble se conclut par une bibliographie et six index, des noms de personnes, de personnages, de lieux fictifs, de lieux réels, des termes darchitecture et des thèmes et notions.

Le parcours initiatique, ménagé par Proust à son héros qui deviendra écrivain, parsème son évolution de signes « qui tiennent plus de la révélation mystique que de la simple expérience intellectuelle » (p. 10). Sil y a ici transcendance, celle-ci repose sur « un sens caché derrière les apparences » (encore faudrait-il mieux mesurer à ce stade la forte réorientation du concept chez Proust). Quoi quil en soit, le parcours initiatique suppose une promotion du mouvement et de leffort. À côté des bâtiments profanes (maisons, hôtels, gares), les églises se voient symboliquement associées à la lecture. Dès lors, les épisodes se développent comme des chapelles construites entre des arcs-boutants déjà existants (p. 27), selon une technique de composition gothique, consistant à remplir dépisodes une structure nervurée (p. 30). Il en résulte une comparaison entre le mode de construction (et lévolution des techniques de construction) des cathédrales et de la Recherche. Au début du gothique, larchitecture ne se détache pas des artisans ; elle sort de lanonymat au xiiie siècle et devient un art intellectuel, comme chez Proust on passerait de lécriture fragmentaire au plan densemble : « dopératif », le constructeur « devient spéculatif » (p. 28). Cette thèse peut ne pas emporter ladhésion ; elle pourrait être en partie exacte si lon compare la Recherche aux écrits antérieurs ; mais au sein de lhistoire de la Recherche, ce serait majoritairement linverse, ou plutôt développement fragmentaire et plan densemble ne cessent de se conjuguer. Quoi quil en soit, on peut affirmer que léglise de Combray est un « monument tourné vers lavenir de lœuvre », et placé en attente de Venise (p. 118).

Les parties déglise sont dès lors envisagées comme formant, traversées dans un certain ordre, les étapes dun apprentissage, dont on peut dégager quelques-unes. Il sagit, devant une façade, de trouver la bonne distance, parce que « la révélation est dordre visuel » (p. 75). Le pignon illustre « larchitecture du point de vue » (p. 79). La nef est le lieu de la connaissance erratique (p. 152). On peut y 485rattacher le rôle des couloirs, qui offrent leur espace à un désir de connaissance manquant son but, tenant rarement ses promesses (p. 155). Les fenêtres jouent un rôle particulier chez Proust, en ce que « celui qui regarde nest pas dans le monde quil observe, il sy projette » (p. 161). Lœil-de-bœuf dans la maison de Jupien na pas de justification architecturale, sinon la volonté du romancier, de relier la fenêtre au voyeurisme (p. 163). Il faut dire que lexamen de ce parcours initiatique souffre beaucoup du fait quil y est relativement peu question darchitecture, lanalyse séchappant de toutes parts en direction de motifs autres et par ailleurs connus, sous la forme de survols thématiques.

Le sujet méritait une plus ample enquête. Il sagit dun ouvrage moins de recherche que de vulgarisation, en retrait sur les connaissances antérieurement acquises : concernant les dernières en date, louvrage de Stéphane Chaudier, La Cathédrale profane (2004), y est peu pris en compte, et le regroupement des textes de et sur Ruskin que traduit ou commente Proust par Jérôme Bastianelli (Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2015) est ignoré, ainsi que le Proust and the Middle-Ages de Richard Bales (remontant à 1975). Beaucoup de références restent dans limprécision ; les lettres sont citées daprès des ouvrages critiques, ou sans références du tout. La syntaxe est parfois hésitante (« les prémices amorcés », p. 94 ; « tout autre déviance », p. 185). Les erreurs de taille ne sont pas rares, au moment de faire de Proust un contemporain de Viollet-le-Duc et de Mérimée (p. 33) ou dattribuer lArt pour lart à Mme de Staël, apparemment aux côtés de Théophile Gautier (p. 46) – ceût été un peu plus exact du côté de Benjamin Constant initié à Kant. Le passage où le narrateur savise que dans le monde, il ne voyait pas parce quil radiographiait ne se situe pas dans le « Bal de têtes » final (p. 64-65), mais plus haut dans Le Temps retrouvé, aussitôt après le pastiche de Goncourt, et il nest pas certain que lépisode de la laitière, aperçue par le héros au matin depuis le train qui le mène à Balbec, ait lieu « lors dun arrêt dans une petite gare de montagne » (p. 142). Les époques vécues par le héros de la Recherche sont envisagées sans prendre en considération quil y a eu aussi des époques décriture (p. 24-25), ce qui rend beaucoup plus interne et intime lentassement des styles dans le cycle romanesque. On est surtout étonné de rencontrer des confusions parfois grossières entre le roman et la réalité biographique, « lorsque Proust, en 1905, évoque ses souvenirs de promenade dans le jardin du Pré Catelan créé par son oncle Jules Amiot à Combray (devenu le parc de Swann dans le roman) » (p. 90), et ce nest pas un lapsus, car le goût de lartifice, « on en trouve un premier exemple dans À la recherche du temps perdu avec le Pré Catelan (créé entre 1850 et 1870 par Jules Amiot, loncle de Proust) » (p. 94). Il en résulte des affirmations sans étayage : « Proust aurait également envisagé dintégrer dans son roman plusieurs “pèlerinages ruskiniens” sous la houlette dune grand-mère fière de lœuvre de lécrivain. Mais il aurait trouvé par la suite ces rappels trop autobiographiques » (p. 42).

Lenquête reste mince et mal gouvernée. Les rapprochements avec Frank Lloyd Wright et Le Corbusier, mis en valeur sur la quatrième de couverture, restent très vagues. Les données darchitecture sont plaquées, ici ou là, sans sintégrer aux analyses. Le corps de lenquête se constitue en survols sur des thèmes connus : les fenêtres on la vu, les chambres, pages très en retrait par rapport aux Chambres de Proust dOlivier Wickers (Flammarion, 2013), les hôtels, les gares, etc. Les sections sur Proust et Ruskin, Proust et Viollet-le-Duc et Proust et Émile Mâle suivent pas à pas les publications antérieures, en des résumés sommaires relayés ensuite par 486une succession de thèmes, tels « antichambres et vestibules liés à lapproche de lamour et de la sexualité, mais aussi de la mort » (p. 145), etc.

Beaucoup damateurisme donc. Dans la bibliographie finale, les Essais et articles de Proust se juxtaposent à plusieurs dentre eux reproduits dans une référence à part ; et lédition de la correspondance par Philip Kolb figure à la fois dans les œuvres de Proust puis dans les ouvrages qui lui sont consacrés (sous cette forme pouvant induire en erreur : Philip Kolb, Correspondance, Plon, 1970-1993). La rencontre entre larchitecture et la littérature sest mal faite (larchitecte Francis Coutant a illustré louvrage et précisé les aspects de technique architecturale). La question reprendrait tout son intérêt en repartant plus méthodiquement des mêmes prémices, les conceptions architecturales de Proust étant réexaminées aux côtés dun spécialiste des architectures romane et gothique et de leurs principes, de façon à serrer, au plus près et pas à pas, les similitudes voire les incompatibilités entre deux formes dinvention.

Luc Fraisse

B laise Cendrars, Œuvres romanesques I précédées des Poésies complètes et Œuvres romanesques II. Sous la direction de Claude Leroy, avec la collaboration de Jean-Carlo Flückiger et ChristineLe Quellec Cottier (I), Marie-Paule Berranger,Myriam Boucharenc, Jean-Carlo Flückiger et Christine Le Quellec Cottier (II). Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017. Deux vol. de 1696 p. et 1456 p.

En 2013 avaient paru dans la Pléiade deux premiers volumes consacrés à Cendrars, sous la direction de Claude Leroy et sous le titre Œuvres autobiographiques complètes. Resté longtemps en marge de la « grande littérature » française du xxe siècle, lauteur entrait dans la collection prestigieuse par le côté prose de son œuvre protéiforme et par ses textes pénultièmes les plus directement personnels, léblouissante tétralogie écrite à Aix-en-Provence daoût 1943 à la fin de 1948 et publiée après la guerre : LHomme foudroyé (1945), La Main coupée (1946), Bourlinguer (1948), Le Lotissement du ciel (1949).

Curieux choix éditorial bousculant la chronologie, clairement assumé par Claude Leroy, le maître dœuvre de ce premier ensemble, moins paradoxal dailleurs quil ne paraît à première vue, puisque le premier volume de 2013, grâce à la présence de Sous le signe de François Villon regroupant des pages très anciennes, et le second, qui offre une série dinédits (révélés dabord par Miriam Cendrars, la fille de lécrivain) ou de pages alors peu connues qui datent de la jeunesse, présentaient déjà une trajectoire presque complète de Cendrars depuis ses premières tentatives décriture quand il na que seize ans et travaille comme apprenti bijoutier à Saint-Pétersbourg.

La très copieuse livraison actuelle, sans se substituer aux deux éditions des Œuvres complètes, celle de Miriam Cendrars (Le Club français du livre, 15 volumes, 1968-1971) et celle de Claude Leroy (Denoël, 15 volumes également, collection « Tout autour daujourdhui » ou TADA, 2001-2006), ne laisse tout de même plus grand chose à attendre en fait de révélation cendrarsienne, si lon note que, depuis 4872013, les éditions Zoé ont commencé à publier, sous légide de Miriam Cendrars, une collection « Cendrars en toutes lettres » qui permet de lire les correspondances que linfatigable épistolier a entretenues sa vie durant (paru en novembre 2017 le volume Blaise Cendrars-Jacques-Henry Lévesque Correspondance 1922-1959 fournit à Marie-Paule Berranger loccasion déclairer avec beaucoup de bonheur les relations quasi filiales entre lécrivain et un admirateur devenu bientôt une sorte de secrétaire bénévole puis un ami intime et – nonobstant lextrême pudeur de Cendrars – un confident).

Cependant je me trompe : les activités de cet homme-orchestre ont été si multiples (comme éditeur, amateur et critique dart et de musique, cinéaste même malgré léchec de ses essais en ce domaine qui entre tous le fascinait) que son œuvre proliférante ne risque pas dêtre de sitôt épuisée. Mais sil est question de révélations, ces deux présents volumes en sont déjà pleins. Cendrars est un des auteurs français les plus mystérieux – dorigine suisse, ne loublions pas, et natif de La Chaux-de-Fonds, une des villes étranges dEurope, riche en anarchistes et en esprits singuliers.

Mystérieux parce que mystificateur, cultivant le secret sur lui-même avec une sorte de jubilation noire, celle de lenfant mal aimé quil fut, pris entre une mère neurasthénique et un père absent quoccupait le rêve perpétuellement déçu daffaires commerciales aussi mirifiques que désastreuses. Cendrars comme Baudelaire, comme Poe, comme son modèle littéraire et moral Remy de Gourmont et comme le peintre Odilon Redon hanté par lirruption de linconscient dans la vie réelle – Remy et Odilon sont les prénoms que lécrivain donne à ses deux fils –, nest jamais sorti vraiment des macérations sensuelles et spirituelles dune enfance et dune adolescence tourmentées. Jusquau bout il sest posé linsoluble question « Qui suis-je ? », leitmotiv de ses autobiographies.

Se mettre au service dun auteur aussi complexe, aussi déroutant, qui se vante en permanence de déconcerter critiques et public en publiant coup sur coup des livres absolument différents les uns des autres tant par leur sujet que par leur style (affirmation présomptueuse ou puérile, car rien ne se reconnaît mieux que du Cendrars), tenter de pister celui qui brouille savamment toutes les pistes et passe de la poésie au roman, puis au journalisme, avant, à sa façon, de transposer sa vie passée dans des récits où lauthenticité du « vécu » se confond avec les constructions de limaginaire, cest adopter une posture (difficile, souvent déceptive, parfois triomphale) de limier, denquêteur, presque de détective acharné à découvrir la vérité dans un corps (celui du grand vivant que fut Cendrars) et (si possible) dans une âme, vérité telle que lun, le corps engagé dans laction, et lautre, lâme perdue en ses rêves, se sont dits et dissimulés dans une œuvre.

À cette tâche, Claude Leroy a consacré sa vie de chercheur. À lUniversité de Paris X-Nanterre, il avait su autour de lui constituer et maintenir une équipe soudée par une commune admiration pour Cendrars mais où chacun pouvait dautant mieux se consacrer à un but délucidation personnel que léclectisme, au moins apparent, de lauteur sy prêtait. Affirmons-le cependant avec force : les révélations que nous évoquions plus haut et qui, depuis le début de ce siècle, ont véritablement transformé le statut de Freddy Sauser, devenu Blaise Cendrars par décision délibérée de réduire son passé suisse en cendres (la chose a lieu à New-York en décembre 1911, le jeune homme, parti là-bas rejoindre Féla Poznanska rencontrée en 1909 à lUniversité de Berne, Féla, étudiante juive polonaise quil épousera le 16 septembre 1914 à Paris, après son engagement comme volontaire 488dans le 3e régiment de marche du Ier étranger dès le 4 août), ces révélations appartiennent en propre à Claude Leroy. Il est l« inventeur » du Cendrars le plus vrai, celui qui, jeune poète ami et égal dApollinaire avant 1914, fut « foudroyé » par la guerre et la mutilation, et précipité jusquau fond du désespoir et de léchec au cours de la terrible année 1916 (errance et alcoolisme du manchot), avant de renaître à lécriture en prose au cours de la nuit magique du 1er septembre 1917 où il produit La Fin du monde filmée par lAnge Notre-Dame, puis de projeter sa « main coupée » en étoile dans la constellation dOrion et de subir une expansion infinie de son être, en artiste de la main gauche.

Du même coup, un prodigieux coup de talon vers le firmament, il échappe aussi pour toujours (mais le cachera désormais) à limage quil aimait donner de lui-même, celle dun baroudeur « un peu rustique, un peu rude », selon les termes quutilise Georges Brassens pour son propre autoportrait.

Quoi de plus frappant en effet ? Il nest guère décrit de Cendrars, en vers comme en prose, qui ne résonne dune lamentation continue sur sa vocation ratée de paresseux et de jouisseur, avide seulement de « vie dangereuse » dont il semploie à faire l« éloge » (tome II de la présente édition), à laise seulement dans les savanes où chasser léléphant (invention pure), sur le pont dun cargo en compagnie de matafs portés sur la hâblerie et les alcools forts, ou bien au volant dune auto pétaradante dont les « mélismes » lenchantent et quil conduit à tombeau ouvert en France ou au Brésil (là, cest vrai), de la main gauche depuis quil a perdu la droite le 28 septembre 1915 à « la ferme Navarin » dans la grande et catastrophique offensive de Champagne.

Presque en tout lieu de ses textes il exalte ainsi laction, si possible laction-limite, celle qui flirte avec la mort, et son corollaire obligé le repos du guerrier (où « faire la ripe », cest-à-dire la bombe, en compagnie de femmes que lon dit faciles et de copains de rencontre est la règle), presque partout il affecte de mépriser les intellectuels, les assis qui vivent à lécart du risque, du sport, de la violence, les besogneux de lécriture au sein desquels il est bien forcé pourtant de se ranger parfois « sous le signe de François Villon », « par faute dun peu de chevance ».

Ce nest point là du reste mythomanie, tout au plus fabulation, et souvent toute relative bien quil lui arrive de narrer ses exploits en des contrées où il na jamais mis les pieds, par exemple en Asie, en Afrique, ou le long du fleuve Amazone. Car Cendrars a bel et bien été cet aventurier en lequel il se rêve. Bien quil nait pas « fugué » comme le raconte son roman dadolescence réécrite, il est bien parti à dix-sept ans pour occuper un emploi de commis-horloger en Russie (fin 1904), et restera à Saint-Pétersbourg jusquen avril 1907, séjour marqué par lamour pour Hélène qui sachève sur une tragédie (la jeune fille abandonnée meurt dans un accident horrible – elle est brûlée – deux mois après le départ de Freddy), dont il ne se remettra jamais. Laventure de la guerre et de lamputation nest en rien fantasmée et le marque également à vie. Pour lamour du cinéma, il sest jeté à corps perdu dans le sillage dAbel Gance, de 1918 à 1921. De 1924 à 1928, il a fait trois longs séjours au Brésil à linvitation dun ami mécène et y a connu, au moins en partie, les émotions de la forêt vierge. Engagé de nouveau, malgré sa blessure, comme correspondant dans larmée anglaise en 1940, il na dû quà la défaite de voir se refermer définitivement pour lui la fenêtre de lhéroïsme militaire, épisode avant lequel il avait mené, de 1934 à 1939, une carrière de grand reporter, notamment pour Pierre Lazareff et Paris-Soir.

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Non, Blaise Cendrars nest pas un assis. Mais tout le travail de Claude Leroy et de son équipe a consisté à prouver que laventure matérielle nétait pas pour lui pulsion principale, et quen bon disciple de Remy de Gourmont, caricaturé par André Breton en « rat mangeur de livres », il avait passé plus de temps dans les bibliothèques ou à sa table de labeur décriture que nulle part ailleurs. Cette relecture du personnage et de lœuvre est capitale. Elle révèle en le construisant un auteur dont la place dans lhistoire de la littérature française aujourdhui le situe parmi les créateurs les moins contestables de son siècle (Apollinaire, Breton, Michaux en poésie, Proust, Claude Simon du côté de la prose).

La démonstration sest appuyée dabord, ce qui était sans doute naturel, sur les écrits dits « autobiographiques » – les deux Pléiade de 2013 –, où il est peut-être moins malaisé de mettre en lumière la distance entre matériau vécu – les « choses vues » de Hugo – et ampleur dune recomposition littéraire que lécriture poétique, faite de rythme et de mélodie, travaille et métamorphose entièrement en art par malaxage du donné (voir « Faire la ripe » précisément, un des joyaux, ou des poèmes en prose, dont est constellé Bourlinguer).

Cette démonstration, pour lappliquer à Cendrars, certainement le moins théoricien – ou le plus instinctif – des artistes, en tout cas celui qui ne substitue jamais les nécessités rhétoriques de la composition à linstinct de la langue vivante, fluctuante, parcourant tous les registres musicaux du français, du plus « élevé » au plus « bas », ne saurait sen remettre à des cadres académiques castrateurs. Elle repose donc sur deux éléments : la mise au jour, à proprement parler la découverte de « petits écrits » peu connus ou jusqualors négligés, de la vaste production cendrarsienne (LesArmoires chinoises, lEubage, Profond aujourdhui parmi beaucoup dautres). Parfois inédits, souvent cachés sous le fatras de publications disparues, ces documents éclairent singulièrement les textes majeurs.

Second « principe », dont les résultats sont aussi peu prévisibles a priori que ceux du premier : lexégète de Cendrars ne sinterdira pas daller chercher la petite bête sous lécorce même des mots. Claude Leroy, expert en la matière, na pas son pareil pour faire jaillir une évidence textuelle de telle coïncidence, apparemment anodine, entre une date de la vie réelle de Cendrars et cette même date, insérée comme au hasard dans le tissu de la fiction. De la même façon, il sait retrouver, dans le choix par lauteur dun toponyme (« Les Aiguilles », première partie du roman Dan Yack, 1929, nom bizarre surdéterminé par plusieurs patronymes russes et peut-être par le nom de famille de la compagne mourante dAbel Gance) le nom de la mère de lauteur (Dorner veut dire aiguille, en allemand), à la fois adorée et haïe pour son indifférence, avec toutes les conséquences que cela suppose du point de vue de linterprétation de ce texte entre tous atypique. Roman sans doute pas moins « autobiographique » que cet autre, Moravagine, où Cendrars, en 1926, livre aux flammes et consume en mannequin grotesque et terrifiant son double démoniaque affublé de ce nom brutal.

Cendrars a-t-il jamais écrit de vrai roman ? Peut-être bien, car son dernier opus, Emmène-moi aubout du monde… 1956) correspond en effet à peu près aux canons du genre. Mais cest aussi hélas ! le livre le plus médiocre quil ait réussi à mener à bien, au prix de mille efforts, avant lattaque cérébrale de la même année, qui devait le laisser hémiplégique.

Les deux volumes remarquables que nous tenons entre les mains se trouvent donc être, en vertu de lapplication rigoureuse des principes énoncés ci-dessus, aussi 490recommandables par leurs notices et leurs notes (en particulier celles de Jean-Carlo Flückiger, conservateur du Fonds Blaise Cendrars à Berne, mais les contributions de Marie-Paule Berranger, Myriam Boucharenc et Christine Le Quellec Cottier sont également vives et passionnantes), que les textes commentés eux-mêmes, ce qui, on en conviendra, est plutôt rare. Le flou que cette édition entretient autour de lusage légitime – ou non – des cases traditionnelles où les différents textes de Cendrars demanderaient à être rangés en bonne logique universitaire, paraît tout à fait justifié.

Autobiographie, récit personnel plus ou moins démarqué de lévénement trivial, quimporte ! Les deux volumes, inaugurés par une édition des Poésies complètes qui déjà efface la frontière entre souvenirs inventés (« La Prose du Transsibérien », « Le Panama »), souvenirs réels magnifiés (« Les Pâques à New-York »), ravaudages éhontés (et authentiquement poétiques) de prose piquée à Gustave Le Rouge ou à dautres (« Poèmes élastiques »), enfin images retravaillées de souvenirs vécus (« Feuilles de route »), viennent rendre problématiques bien des certitudes littéraires. Sauf une : tout, absolument tout chez Cendrars accrédite la formule de Mallarmé. Seule une différence daccentuation sépare la grande prose de la grande poésie. À moins, si lon préfère, que dans la grande prose, au moins celle du xxe siècle (Proust, Claude Simon), tout ne soit que poésie – mais nest-ce pas aussi le cas de celle de Chateaubriand ?

Maurice Mourier

Guy de Pourtalès,Montclar. Édition de Michel Delon. Gollion (Suisse), éditions infolio, 2017. Un vol. de 293 p.

Lécrivain franco-suisse Guy de Pourtalès (1881-1941), célèbre dans lEntre-deux-guerres pour ses biographies de musiciens et Grand Prix du roman de lAcadémie française en 1937 pour La Pêche miraculeuse, a connu un regain dintérêt en Suisse romande avec la publication de sa Correspondance (3 vol. édités par Doris Jakubec, Annelise Delacrétaz et Renaud Bouvier chez Slatkine, 2006-2016) et de son Journal de la Guerre (Genève, éd. Zoé 2015) présenté par Stéphane Petermann qui a également réédité la Pêche miraculeuse (infolio, 2017). Notons enfin que la Fondation Guy de Pourtalès publie régulièrement depuis 1994 des Cahiers consacrés à lécrivain et à son œuvre.

Montclar (1926) occupe une place particulière dans la carrière de lécrivain : roman à la première personne, enrichi de lettres, dextraits de journal, le récit nest pas linéaire ; le temps de lécriture varie, mais même si la critique de 1926 parle de mosaïque embrouillée, les divers épisodes répondent à un ordre qui correspond à la personnalité complexe du protagoniste. Lécrivain a dailleurs longtemps hésité sur le titre à donner à ce roman, Le Chevalier du plaisir, Portrait de lartiste à lâge dhomme, pour finir par choisir simplement Montclar, nom aux consonances aristocratiques, lancêtre protestant du héros ayant été le commensal dHenri IV.

Comme le montre de manière fine et précise Michel Delon, Montclar sinscrit dans lhistoire du roman français des années 1920 : en témoignent dabord la construction du livre avec ses différents plans temporels, ses ellipses et ses lacunes volontaires, ses passages où le narrateur sobserve en train de raconter et de faire ainsi le journal dun roman comme le Gide des Faux-monnayeurs (1925). Le 491rapport à la Garçonne de Victor Margueritte (1922) et plus encore à La Prisonnière et à Albertine disparue de Proust nous montre un Pourtalès peintre de la jalousie et curieux de lidentité sexuelle de ses personnages. Mais à la différence de son créateur, Montclar, dont les notes sont jetées dans le désordre, nest pas un écrivain malgré sa très grande sensibilité musicale et picturale : il rappelle sur ce plan léchec dun Swann.

Michel Delon, spécialiste du libertinage du xviiie siècle, refuse de voir Montclar comme un roman libertin ; à ses yeux, cest une « éducation sentimentale » qui met avec acuité en lumière ce quà la même époque, Stefan Zweig a intitulé La Confusion des sentiments. Comme lécrit justement Delon, « la qualité de ces textes est déviter denfermer le désordre et la complexité des êtres dans une grille préétablie par les casuistes, les médecins ou les psychanalystes. » Ce refus des schémas préétablis pour expliquer et figer la vie intérieure est la marque de ce livre singulier qui met en évidence les errements de lhomme sans insister, comme on pourrait lattendre dun calviniste, sur la notion de péché.

Dans ce roman, la construction du récit correspond à des retours aléatoires du passé par la médiation de la mémoire involontaire et les intermittences du cœur comme chez Proust. Pourtalès a une propension pour « les géographies olfactives » : une bouffée du cigare paternel ou plus collectivement les mille odeurs de la France qui sengouffrent par la fenêtre ouverte du train qui ramène le protagoniste à Paris.

De ce traitement non linéaire du texte résulte une identité incertaine, un « retrait de soi », une fuite par la mystique : Il faut se perdre pour se retrouver. Cette phrase de Fénelon, citée en exergue du récit, est reprise à son dénouement, au moment où le narrateur pense à partir en voyage pour fuir et retrouver la femme pourtant aimée.

Cette identité nest pas seulement incertaine sur le plan personnel, mais sur le plan national. Bien que cet ouvrage ne soit pas autobiographique, Montclar est nourri de souvenirs de lauteur : son séjour à Bonn, sa connaissance des cultures allemande et anglaise, ses voyages. Mais Pourtalès a soigneusement occulté ses origines helvétiques : Montclar est un aristocrate français dont le père a été ambassadeur et les ancêtres protestants liés à la monarchie. Céligny et Bussy, qui rappellent les lieux paradisiaques de Marins deau douce, sur les bords du Léman, ne sont jamais identifiés comme tels. Et cette incertitude identitaire renforce en quelque sorte le caractère particulier du roman.

Michel Delon termine son introduction sur la langue de Pourtalès et sur son « goût des mots » : ses oxymores traduisent les paradoxes de la condition humaine, mais le commentateur estime à juste titre que la tradition aristocratique et religieuse lui a légué une sensibilité et un style qui garde la sévérité des moralistes du grand siècle.

Dans la riche annotation du texte, Delon met en lumière les nombreuses allusions intertextuelles qui témoignent de la vaste culture littéraire, musicale, artistique et philosophique de Pourtalès ; il relève également les curiosités linguistiques, parfois frisant la préciosité, que le romancier ose risquer dans une langue néanmoins classique.

Montclar na pas été republié depuis sa parution en 1926, si lon excepte sa reprise dans la collection « Bibliothèque romande » en 1972. On peut donc se réjouir de cette nouvelle édition due à Michel Delon qui marque une fois de plus son intérêt pour les lettres romandes.

Roger Francillon

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Michel Jarrety, Valéry devant la littérature. Mesure de la limite. Paris, Hermann, 2015. Un vol. de 354 p.

Les éditions Hermann proposent une nouvelle édition de louvrage classique de Michel Jarrety paru en 1991 aux Puf, qui, même si lauteur juge, dans lavertissement, quil nen écrirait plus aujourdhui certaines pages de la même manière, reprend le même texte inchangé, avec une bibliographie actualisée, et lajout dun chapitre sur le poème en prose dont nous parlerons. Valéry devant la littérature, et non pas à lintérieur – comme Valéry considérait que Pascal était devant le monde (p. 290), cest-à-dire dans une attitude critique, distanciée, pleine dambivalence, de désir dy entrer et de refus den accepter les contours existants. La démarche de lensemble du livre est darticuler toutes les positions de Valéry vis-à-vis des arts ou disciplines faisant usage du langage (« littérature » – lessentiel du livre, histoire – chapitre 8 – et philosophie – chapitre 9) autour dune contestation fondamentale du langage (chapitre 1). « Mesure de la limite », donc. Le livre dessine dans cet esprit une vaste courbe, depuis cette philosophie critique du langage tel quil est, adossée au rêve de ce quil pourrait être, vers une évaluation des usages les plus élevés quon en peut faire, à lécart de ce que Valéry appelait le « démotique », cest-à-dire le commun, ou le langage utilisé dans un but de socialité. Les chapitres intermédiaires (2, 3, 4, notamment) sont passionnants et précieux pour aider à entrer dans lécheveau complexe et toujours ambigu des pensées de Valéry sur ces sujets en ce quils repèrent des instances (le rapport à lœuvre, à la voix, au « nom de lauteur ») qui servent dautant détapes intermédiaires moins nettement et consciemment affirmées, mais sans doute plus subjectivement investies.

Le premier chapitre, qui se propose danalyser la « philosophie du langage » – à prendre dans un sens large – de Valéry, ne se donne pas une tâche facile. Le matériau utilisé est essentiellement les Cahiers, comme cela avait le cas dans louvrage de Jürgen Schmidt-Radefeldt (Klincksieck, 1970). Les Cahiers étaient en 1991, après lédition du CNRS de 1957-1961, en plein processus de redécouverte, processus nourri par de nouvelles éditions et lexhumation de nouveaux textes. Les pensées éparses, provocantes, « traversières », de Valéry ont souvent ce caractère quil est plus facile den faire autre chose que de les résumer. Sefforcer den donner une image cohérente et fidèle est un exercice intellectuel ardu, et le verbe tenter, quon trouve à un moment sous la plume de Michel Jarrety (p. 44), dit bien quel doit être parfois le sentiment de lanalyste. Lauteur centre son approche autour du terme de nominalisme, qui ne fait pas partie du vocabulaire valéryen, mais qui a souvent été utilisé à son propos. À vrai dire, la lecture de ce chapitre nous incite à réinterroger lambiguïté du rapport au langage en tant quobjet de pensée qui a pu être celui de Valéry dans les Cahiers, où lon trouve de nombreuses réflexions qui ont des allures très abstraites et très philosophiques, alors même que Valéry se défiait précisément de cette pente. Deux grandes directions se dessinent. La première est celle que les connaisseurs de Locke et de Berkeley ont parfois lhabitude de nommer « thérapie du langage » (on trouve chez Valéry lexpression plaisante de nettoyage de la situation verbale, citée p. 29). Comme le note Michel Jarrety, on a souvent rapproché Valéry, de ce point de vue, outre des précédents, de la philosophie analytique, et de Wittgenstein en particulier. La deuxième direction est plus étonnante. Cest celle qui conduit Valéry à postuler la nécessité pour tout mot dêtre relié à « une image parfaitement nette et constante » (cité p. 38), ce 493qui le conduit à conclure que certains mots comme univers, par exemple (p. 44), sont de nature imaginaire puisquils nont pas dimage pour sens. On voit bien la trace, dans cette seconde direction, qui conduirait, si elle était prise au sérieux, à une conception assez fixiste et aporétique du sens, proche dun classicisme et dun rationalisme français que Valéry a cherché à conjuguer – à titre de rêve ? – avec son ambition critique. Merleau-Ponty, dans La Prose du monde (cité p. 58), relevait que, derrière le nominalisme de Valéry, il y avait en réalité « une extrême confiance dans le savoir », puisquil jugeait quune histoire des mots bien menée devait conduire, selon lui, à éliminer comme faux problèmes les problèmes créés par leur ambiguïté. Cest là une direction de la « philosophie de la langue », pour ainsi dire, que Valéry na finalement pas empruntée, et qui laurait emmené du côté de Condillac, autre inspiration notable de son travail, et dune investigation authentiquement linguistique, voire lexicologique, alors quil est resté sur un plan somme toute assez « philosophique ». De là vient limpression que, parfois, Valéry procède à des tentatives dépuisement de mots abstraits (la fameuse idée du « Système »), alors même quil juge que le mot abstrait, de par sa nature, représente un détournement de la fonction du langage, toute philosophie ne pouvant vraiment sexprimer, selon lui, que de manière métaphorique si elle ne veut pas opacifier son discours. En reprochant à Pascal de « recouvrir le sensible par des termes abstraits », selon les mots de Michel Jarrety (p. 291), « puis lintelligible par un travail qui les fait échapper à la raison de son lecteur », de ce point de vue, Valéry semble nous donner une singulière clé de son propre travail, lequel, si lon sen tenait à ce premier aspect de la réflexion, susciterait souvent frustration.

Mais Michel Jarrety place en fin de ce premier chapitre une phrase qui nous paraît capitale pour articuler le cheminement profond qui a été celui de Valéry autour du langage, et qui explicite lun des aspects les plus stimulants, aujourdhui, de sa pensée. Pour sortir de lobsession de limage, qui conduit en loccurrence à ce quon pourrait appeler un « narcissisme de labstrait », il faut se réalimenter à la subjectivité. Comment ? « La subjectivité dans le langage ne se dessine vraiment, écrit Michel Jarrety, quen présence de celui qui suppose les formes dune adresse qui transforme les mots en actes, et les met à lœuvre » (p. 48). De là les décisifs chapitres suivants, qui abordent le pouvoir de fiction, daction, et de corporéité – par la voix – du langage. La phrase comme trajet, la langue comme parole, le sens comme valeur, le « matérialisme verbal » du poète (p. 69) : autant dintuitions – là aussi rejoignant certaines des propositions de son temps – qui permettent à Valéry de sortir de létouffement provoqué par lutopique idée quun langage pourrait et devrait représenter le réel tel quil est. Un obstacle, toutefois, dans cette nouvelle direction : la « Société », le « nous » (p. 63) – qui sinterposent, qui brouillent, qui gâchent. De là, nouvelle aporie ; mais aussi nouveau dépassement, par une poésie – ou poétique – que M. Jarrety nomme « la voix prise à la lettre », entrée décisive pour comprendre ce que Valéry envisageait réellement de faire, à rebours de ce qui lennuyait ou le désolait, par ses limites, comme « littérature ».

De fait, dans les années 70 et 80, ce quon retenait essentiellement des Cahiers, pour comprendre la « pensée » de Valéry, cétaient les passages abstraits, ceux qui sapparentaient le plus à de la « philosophie ». Mais les Cahiers contiennent aussi beaucoup de textes renonçant visiblement à toute ambition de « rigueur » – textes poétiques, figurés, fictionnels, au statut énonciatif incertain. Cest cette mine que Michel Jarrety a contribué à mettre au jour, déjà dans lédition du présent 494ouvrage en 1991 ; puis par cette publication frappante, qui a fait découvrir un nouveau Valéry, et qua été, en 2000, pour la collection « Poésie » de Gallimard, le recueil intitulé Poésie perdue. Les Poèmes en prose des « Cahiers » ; enfin, dans sa biographie parue chez Fayard en 2008, par le biais de lexhumation de maints petits textes – fragments de journal, lettres, petits poèmes jetés ici ou là, eux aussi éléments de « poésie perdue ». Il y a là un grand Valéry, qui nous parle singulièrement aujourdhui. Lun des regrets que formule lauteur à lheure de la réédition est celui de navoir pas assez, en 1991, convoqué ces poèmes en prose disséminés. Doù lajout, en chapitre annexe de la réédition, à titre non seulement « compensatoire », si lon veut, mais aussi de réel écho, invitant à poursuivre dans une autre direction, de la préface au recueil de 2000 pour Gallimard. Cette préface « éclaire » vraiment la trajectoire dessinée dans le livre de 1991 et la complète. Quand on lit les Cahiers, en effet, comment ne pas être frappé, à côté de maintes « analyses abstraites de toute nature », comme les décrit Jarrety, et qui (cest là un point de vue dont nous reconnaissons la subjectivité), déçoivent tout en stimulant par leur aspect de « faux commencement », par les « vrais commencements » dun poème en prose abdiquant clairement toute volonté d« idée ». Comment ne pas avoir limpression, en lisant par exemple le petit fragment intitulé « Tête de cristal », cité p. 75, qui joue sur des mots abstraits, mais sans recherche particulière, que Valéry y a plus dit quen des dizaines de tentatives analytiques de reprise du même motif ? « Petit poème abstrait » : cest le titre que, de façon significative, Valéry a donné à dassez nombreux textes. Et il envisageait dailleurs den faire, au pluriel, le titre dun recueil. Nul doute quil y avait là, comme le développe Michel Jarrety, une direction très féconde, quoique « sans tradition » (p. 316), car, dans cette écriture précaire hors de toute ambition, et hors de celle, dabord, dêtre « maître chez lui », comme il le reconnaissait dans une lettre à Gide de sa jeunesse (citée p. 315), il avait trouvé le moyen de faire entendre sa voix, sans laisser lobsession de la rigueur le cuirasser malgré lui.

Dans ces quelques lignes, nous nous sommes surtout concentré sur les parties du livre de Michel Jarrety qui touchent au langage et à ses rapports à la pensée et à la pratique. Question dintérêt personnel. Mais – ceux qui connaissent le livre le savent – on y trouve aussi de remarquables analyses du rapport à lidée de littérature, à lidée dœuvre, au roman, à lhistoire et à la philosophie qua eu cet inlassable et stimulant penseur qua été Valéry, ce qui fait de lensemble du livre une approche décisive et remarquablement organisée de ce qui, au fond, laura le plus taraudé sa vie durant. Pour autant, tout – cest lesprit du livre de le montrer – peut se ramener à un rapport au langage. Valéry devant la littérature, certes, mais Valéry dans le langage, toujours.

Gilles Siouffi

Richard Spiteri , Benjamin Péret. Travail en chantier . Paris, LHarmattan, 2017. Un vol. de 189 p.

Les études consacrées au plus fidèle des adeptes du surréalisme étant des plus rares, il convient de saluer cet ouvrage où sont réunis quinze articles que Richard Spiteri a écrits et publiés, pour la plupart, en revue. La réticence des critiques et 495des chercheurs, que lon impute souvent aux options radicales du poète et à son caractère tranché, tient aussi à la difficulté de laborder à laide des méthodes danalyse littéraire qui ont prévalu ces dernières décennies. Ses œuvres poétiques opposent, en effet, une résistance butée aux approches thématiques, structuralistes ou poéticiennes les plus pugnaces.

Celle pratiquée par Richard Spiteri, professeur de littérature française à luniversité de Malte, relève de lhistoire littéraire la plus classique et – estimera-t-on parfois – la plus anecdotique à voir les traverses inattendues quelle emprunte. Sil tente à loccasion de la placer sous le signe dune vague intertextualité, cest sans grande conviction. Son travail est celui dun chercheur curieux enquêtant sur les franges du surréalisme. Le point commun de ses articles est la recherche des influences discrètes qui, indépendamment ou au-delà de la grande histoire du mouvement surréaliste, ont pu sexercer sur Benjamin Péret, venant dartistes rencontrés (Wolfgang Paalen, Kurt Seligmann, Diégo Rivéra) ou de lectures layant marqué (James Frazer, Léon-Paul Fargue, Saint-John Perse). Autre particularité : ils portent majoritairement sur les œuvres tardives de Péret, écrites pendant la guerre, au cours de son exil au Mexique ou après son retour définitif en France.

Réminiscences, « ressemblances textuelles » ou influences reconnues, elles sont révélées au lecteur attentif par certaines ressemblances ou convergences qui, en se répétant, constituent un système déchos. Larticle « Péret et la silhouette de Baudelaire » est un bon exemple de cette forme dexégèse par dérivation : R. Spiteri tente de démontrer quil y a « un substrat baudelairien dans la pensée de Péret » (p. 152), qui sexplique par limportance que les deux poètes donnent à lamour sublime. Sil accorde au poète des Fleurs du mal une place centrale dans son Anthologie de lamour sublime, cest parce que, le relisant, il y observe linfluence de Pascal et du jansénisme. Parce quil nest évidemment pas possible que cette influence puisse corroborer les tentatives de récupération menées par certains critiques catholiques de Baudelaire, R. Spiteri montre comment la référence pascalienne se combine, chez les deux poètes, avec lassociation de trois thèmes majeurs : la déesse, le diable et le gouffre. Si elle peut paraître un peu simpliste, cette démarche lui permet de faire rejaillir sur lAnthologie de lamour sublime lautorité philosophique des Pensées. Toutefois, la reprise de thèmes aussi généraux ne nous semble pas permettre de parler dun lien intertextuel entre ces trois auteurs, sauf à vider la notion dintertextualité de son efficacité herméneutique. Tel est peut-être le reproche que lon peut adresser à ces études dans lesquelles le relevé des ressemblances, le rapprochement des textes permet des apparentements isolés qui ne dépassent pas le plan lexical et ne servent pas à faire émerger une structure sémantique insoupçonnée.

Péret na jamais voulu rompre avec une double fidélité : la pratique de lécriture automatique quil a toujours considérée comme le principe central de la poétique surréaliste, et ladhésion obstinée à laile oppositionnelle du mouvement communiste, trotskiste et anarchosyndicaliste. Son surréalisme pur jus et son anti-stalinisme viscéral ont envenimé ses rapports avec certains de ses anciens camarades surréalistes. Larticle dans lequel Spiteri retrace sa relation avec Aragon suggère que lanimosité de Péret à son égard sest mêlée sur le tard dune certaine indulgence ironique.

Cette série détudes permet de compléter limage habituellement donnée de Péret en mettant en valeur les curiosités multiples que son exil répété la amené à développer. On na pas encore pris toute la mesure de la contribution de Péret 496à la connaissance des cultures amérindiennes et latino-américaines et R. Spiteri insiste avec raison sur linfluence exercée par sa traduction du Livre de Chilam Balam de Chumayel, « un poème épique et ésotérique » essentiel pour comprendre la mentalité religieuse des Amérindiens. À cet égard, larticle qui clôt le volume, « Sources et structure dAir mexicain » est lun des plus riches et des plus intéressants de la série.

Michel Collomb

Jean-Claude Larrat, Sans oublier Malraux. Préface dHenri Godard. Paris, Classiques Garnier, 2016, « Études de littérature des xxe et xxie siècles », no 54, série « Recherches sur André Malraux », no 2. Un vol. de 419 p.

Composé de vingt-trois études publiées entre 1985 et 2015, ce recueil reflète trente ans de recherches sur André Malraux, dont Jean-Claude Larrat a édité le roman inachevé Le Règne du malin et à qui il a consacré sa thèse, deux importants ouvrages, une cinquantaine darticles et quelque quatre-vingts notices du Dictionnaire André Malraux quil a dirigé aux éditions Garnier.

Sinscrivant dans lhistoire des idées, le recueil est divisé en quatre parties, précédées dune préface dHenri Godard et dune présentation générale due à lauteur. Intitulée « (Auto)biographie et fiction », la première section aborde Antimémoires (confronté à LÂge dhomme de Michel Leiris), Le Démon de labsolu (lessai biographique consacré à Lawrence dArabie), ainsi que la « construction des personnages » (p. 90) dans les romans malruciens. La deuxième section concerne lattrait de Malraux pour lanarchisme et son refus du déterminisme historique, quil sagisse de lhistoire des peuples ou de lhistoire littéraire. En prenant appui à la fois sur les écrits esthétiques et sur les romans, les études réunies sous le titre « Le musée, lart et lartifice » mettent en lumière l« aversion » presque baudelairienne de Malraux « pour la Nature » (p. 281) et limportance du « farfelu » dans sa réflexion sur le temps. La dernière partie, « Quest-ce que la littérature ? », se propose danalyser lapport de Malraux aux débats qui ont animé les milieux littéraires de son temps ; on y trouve par ailleurs une étude fondée sur le dossier de presse de La Condition humaine, le texte le plus cité dans ce volume.

Contrairement à dautres spécialistes, Jean-Claude Larrat étudie lensemble de lœuvre de Malraux, indépendamment des genres à travers lesquels sa pensée sest exprimée, et en passant fréquemment des récits aux essais au sein dun même article. Les liens quil parvient ainsi à tisser aboutissent à une lecture remarquablement novatrice de lœuvre malrucienne. Présent dans le titre dun des grands textes sur lart (La Métamorphose des dieux), le concept de métamorphose a ainsi presque toujours été analysé en relation exclusive avec les écrits esthétiques, où il désigne le processus à travers lequel les œuvres issues des civilisations disparues perdent leur statut dorigine (et leur sens religieux) pour devenir des œuvres dart. Jean-Claude Larrat montre que la métamorphose, ou plutôt le « fantasme dune identification par métamorphose » (p. 21) joue aussi un rôle essentiel dans les récits de Malraux et en particulier dans Le Règne du malin et Le Démon de labsolu, où le mot « métamorphose » apparaît en relation avec la construction de lidentité personnelle. Mayrena et Lawrence dArabie rêvent en effet de se soustraire à leur ancien « moi » et daccéder à une nouvelle identité en sintégrant à une civilisation 497étrangère qui les fascine. Or, une telle métamorphose se situe hors de la portée des hommes. Si elle pouvait se réaliser, elle échapperait dailleurs à tout récit linéaire, ce qui explique, daprès Jean-Claude Larrat, linachèvement du Règne du malin. Lapplication du concept de métamorphose aux récits donne ainsi lieu à des considérations dordre littéraire (lopposition entre le roman traditionnel et « une sorte de roman poétique » (p. 35) qui ne serait plus fondé sur des personnages doués dune biographie) ; elle éclaire par ailleurs remarquablement ce que Jean-Claude Larrat appelle « les deux tentations » de Malraux : dune part lespoir dun « humanisme universel » (p. 35), quil a surtout tenté de réaliser à travers ses engagements politiques, dautre part une vision spenglerienne de lhomme et des civilisations, radicalement étrangères les unes aux autres. Cette tension méritait dautant plus dêtre soulignée quelle vient nuancer limage quelque peu stéréotypée de lécrivain, souvent décrit comme un représentant de « lhumanisme », alors que ses réflexions sur le caractère impénétrable des civilisations font aussi de lui « un précurseur dun certain anti-humanisme contemporain » (p. 26).

Jean-Claude Larrat souligne toutefois les limites de ce rapprochement avec la pensée contemporaine en insistant sur lambiguïté fondamentale du statut des œuvres dart dans les écrits esthétiques. La métamorphose telle que la conçoit Malraux sinscrit bien en faux contre toute vision linéaire ou déterministe de lhistoire et elle constitue en ce sens une « opération de discontinuité » (p. 160) éminemment moderne. Or, les écrits sur lart expriment aussi, et comme paradoxalement, le regret quaucun style universel ne soit né des œuvres arrachées à leur civilisation dorigine et rassemblées dans nos musées. Certaines passages traduisent même lespoir d« une sorte de retour à lÊtre » (p. 163), voire dune « apocalypse de la modernité » (p. 164). Cest cet espoir qui sépare Malraux de Peter Sloterdijk, avec qui il partage lintérêt pour les artefacts et langoisse de « ne pas pouvoir donner une identité à notre civilisation » (p. 164), mais pour qui la modernité se définit précisément par limpossibilité de toute « ère nouvelle » et donc par une sortie définitive de lhistoire.

Le philosophe allemand est loin dêtre le seul penseur à être convoqué dans Sans oublier Malraux. Quand lauteur se réfère à Oswald Spengler, Georges Sorel, Gide, Groethuysen ou Bergson, cest essentiellement pour étudier leur influence sur Malraux. Pour ce qui est des dialogues que, surtout dans des articles plus récents, Jean-Claude Larrat instaure avec Clément Rosset, Jean Baudrillard, Jean-Joseph Goux ou Samuel Beckett, ils montrent que lœuvre de Malraux ne doit pas seulement être située par rapport à quelques « grands courants didées qui ont marqué son époque » (par exemple le nietzschéisme ou plus tard lexistentialisme) mais quelle aborde aussi des thèmes quon ny associe pas a priori : « luniformisation du monde » (p. 154), la construction identitaire, le rapport entre nature et histoire, l« apparence » par opposition à lÊtre…

En soulignant « loriginalité » de ces rapprochements, Henri Godard exprime, dans sa préface, lespoir que cette « image renouvelée » de Malraux contribuera « à le réintégrer pleinement, de manière vivante, dans notre monde intellectuel. » (p. 12) Comme lont montré dautres études récentes, l« oubli » dans lequel semble être tombée lœuvre malrucienne sexplique en grande partie par la persistance dun certain nombre de lieux communs et de lectures réductrices que le livre de Jean-Claude Larrat vient déconstruire, sans se présenter de manière explicite comme un plaidoyer pour Malraux. Alors que les études malruciennes ont longtemps 498été dominées par des approches biographiques, Jean-Claude Larrat se concentre exclusivement sur lœuvre et la pensée de lécrivain. L« itinéraire anarchiste » quil nous invite à découvrir dans un article de 1998 ne nous mène pas en Espagne sur les traces de lescadrille « España », mais « de Tailhade à LEspoir », voire de Proudhon à Sorel, qui ont marqué la réflexion de lécrivain sur le mythe et sur un type de récit susceptible de communiquer des rêves et des espoirs collectifs. Pour Jean-Claude Larrat, il nest ainsi « pas interdit de percevoir » dans le gaullisme de Malraux « un lointain écho des thèses anarchistes et des tentatives décriture anarchistes » (p. 106) – une affirmation qui semble sadresser à tous ceux qui ont jugé lœuvre à laune des engagements successifs de lhomme et qui ne lui ont pas pardonné davoir été ministre sous de Gaulle. Sans oublier Malraux souligne par ailleurs que les romans dits « révolutionnaires » ne sont nullement réductibles aux thèses quy défendent certains personnages, ni au contexte politique dans lequel ils ont été écrits. Aux héros évoluant dans une « temporalité apocalyptique », Jean-Claude Larrat oppose le baron de Clappique et dautres personnages « farfelus », qui incarnent cette « temporalité moderne, ou absurde », voire « artificialiste » (p. 279) que Malraux associe à nos musées, et dans laquelle il ne peut y avoir d« ère nouvelle ». Dune manière générale, lauteurmontre admirablement que lintérêt principal des récits de Malraux ne réside pas dans des intrigues politiques mais dans le débat « dordre philosophique, voire spirituel » (p. 270).

Il faut donc espérer que ce recueil ne retiendra pas seulement lattention des spécialistes, qui apprécieront hautement lédition en volume de ces excellents articles parfois difficiles daccès, mais quil contribuera aussi, selon le vœu de lauteur et de son préfacier, à une redécouverte de lœuvre et de la pensée de Malraux.

Myriam Sunnen

Camille Bloomfield, Raconter lOulipo (1960-2000) : Histoire et sociologie dun groupe. Paris, Honoré Champion, 2017. Un vol. de 597 p.

Cest un livre ambitieux, et important, que publie Camille Bloomfield puisque Raconter lOulipo, issu dune thèse soutenue à luniversité de Paris VIII et considérablement réécrite, constitue la première véritable histoire de ce groupe littéraire créé en 1960.

Son assise théorique solidement établie par son premier chapitre (« Pour une sociologie comparée des groupes littéraires »), louvrage consiste pour lessentiel en une histoire de lOulipo, écrite au fil dune chronologie scandée par la distinction de trois périodes (1950-1960, 1960-1970, 1970-1992) – qui délimitent autant de chapitres. Ce récit factuel dune grande précision, fondé sur le dépouillement minutieux darchives totalement inédites, nabandonne pas cependant la perspective critique qui caractérise lensemble du propos, et confronte cette histoire aux « mythographies » oulipiennes, notamment centrées sur lélaboration dun récit des origines. Cest en particulier lobjet des « intermèdes » qui suivent les trois derniers chapitres du livre (« Roman 1. Les oulipiens mythographes et les “récits des origines” » ; « Roman 2. Personnages imaginaires et supercheries littéraires » ; « Roman 3. Des auteurs-personnages »). Avant la conclusion, un « épilogue » (« LOulipo, un groupe-monde ») ouvre enfin une perspective comparatiste convaincante, où la description de lancrage international de lOulipo sarticule à 499une analyse fine de sa fortune mondiale, soulignant à juste titre la singularité de la pratique de la traduction sagissant de littératures à contraintes. La réflexion sattarde notamment, de façon très éclairante, sur les deux exemples contrastés que constituent, de ce point de vue, lItalie et les États-Unis, dans la mesure où ils font jouer deux « filtres » culturels et littéraires bien différents : la tradition de lenigmistica dune part, et la poésie conceptuelle de lautre.

La démarche de louvrage repose ainsi sur un pari toujours difficile sagissant de corpus immédiatement contemporains, auquel on donnera ici sa formulation anthropologique : échapper au « point de vue de lindigène » – perspective évidemment dautant moins aisée à tenir que les « indigènes » en cause furent prolixes, à la façon précisément des Oulipiens, très attentifs à fixer demblée, comme le rappelle C. Bloomfield, les contours, et la teneur, de leur propre mythographie. De ce point de vue, Raconter lOulipo met notamment en évidence lexistence dun point aveugle du discours oulipien, lacune qui pourrait bien, à linstar des cases blanches des tableaux structuralistes, donner finalement son sens le plus exact à lensemble de lentreprise. Il sagit de la question du politique, dimension absente aussi bien des rapports du groupe à la vie civile – lOulipo échappe ainsi, en tant que tel, à la catégorie de lengagement, quelles quaient pu être, parailleurs, les positions prises à titre individuel par tels de ses membres (on pense en particulier à Jacques Jouet) – que de la manière quil a de se raconter, cest-à-dire de se rapporter à son histoire interne. C. Bloomfield y insiste à très juste titre : dans la mythographie oulipienne, lhistoire du groupe est dénuée de conflits, de dissensions – une histoire sans histoires, en somme.

Il faut voir, sans doute – la date même de la création de lOuvroir (1960) invite à le penser – dans cette absence un déni, redonnant donc a contrario toute sa place à l« Histoire avec sa grande hache » (comme le disait Georges Perec) dans la genèse et le développement ultérieur du groupe. Le livre de Camille Bloomfield le rappelle clairement : cette fondation ne peut être séparée de lhistoire – ou plutôt des histoires : personnelles, politique, littéraire – qui lont précédée. En loccurrence, de la déportation de François Le Lionnais à Dora, ou encore de lengagement de Jean Lescure et de Noël Arnaud dans la poésie de la Résistance. Cest pourquoi le rapport de lOulipo à la chose politique semble bien pouvoir être saisi par un mot baudelairien : « dépolitiqué », par lequel le poète sest lui-même désigné après le coup dÉtat de 1851, le néologisme, comme violence faite à la langue, représentant alors une violence dune autre nature pour dire, dans sa forme même, un arrachement du politique. Le rapport au Collège de Pataphysique (dailleurs fort bien exploré, et de façon très nouvelle, tout au long de louvrage) – inscrit quant à lui dans une autre histoire, que ses fictions temporelles tendent du reste à effacer comme telle – associé à un goût plus général pour la mystification, gagnerait probablement à être reconsidéré dans cette perspective.

Lhistoire du groupe apparaît alors, dans ses caractéristiques les plus saillantes, comme une sorte de négatif historique – de même quil existait naguère des négatifs photographiques – dans la mesure où la refondation mathématique de linvention littéraire ou la mise sous contrainte de lécriture (pour ne citer quelles), en proposant une conception de lécriture qui fasse, dune manière ou dune autre, léconomie du sujet, se présentent dans cette optique comme des empreintes négatives de lHistoire. On verra par conséquent dans le fantasme babélien de la langue parfaite – étudié par Umberto Eco (La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne[1993]), 500compagnon de route de lOulipo, et burlesquement illustré par les fictions oulipiennes de langages animaux – le fondement paradoxal dun tel dispositif, dont lantilyrisme fait puissamment écho aux réflexions contemporaines dAdorno sur la possibilité de la poésie après Auschwitz. En ce sens, la réflexion très nouvelle sur la place de lhistoire dans le discours oulipien, qui relève en effet dun véritable « goût pour cette discipline » (p. 209), aurait sans doute pu être davantage approfondie. Car il semble bien quun tel déni fonde négativement linvention mythographique, entièrement placée sous le signe de la continuité : relecture de la totalité accessible de lhistoire littéraire au prisme de la notion de « plagiat par anticipation » ; unité forte du groupe – dans la constitution de laquelle larchive intervient comme un « acte stratégique » (p. 14) – appelant dès lors les métaphores biologiques de lorganisme ou de la famille. Le goût de la (ou du) disparate (puisque François Le Lionnais employait délibérément ce mot au masculin, comme le rappelle C. Bloomfield dans un article antérieur [« De linforme à la forme : larchive, face cachée de lOulipo », Formules, no 13, 2009]) doit sans doute être compris dans ce cadre, où il constituerait, sous lapparence multiforme dun éloge du divers auquel ressortit en particulier la polygraphie qui caractérise nombre doulipiens (de F. Le Lionnais lui-même à J. Roubaud et J. Jouet – dont lœuvre et la démarche sont dailleurs remarquablement présentées par les pages 425-435), le revers de lhistoire sans coutures que construisent les ouvrages collectifs. Une différence également représentée par lentre-deux qui semble bien caractériser nombre de positions (ou de postures) oulipiennes : entre ésotérisme et exotérisme – on renverra notamment sur ce point aux pages 214-222, qui déconstruisent de façon parfaitement convaincante le mythe des « années secrètes », ainsi quà la page 218, qui souligne, de manière très nouvelle, limportance, outre Bourbaki et lantimodèle surréaliste, dun modèle maçonnique dans la genèse de lOuvroir – ; entre divulgation et occultation des contraintes. On songe aussi au positionnement paradoxal du groupe dans le champ littéraire contemporain, entre notoriété assumée – voire patrimonialisation – et provocation ludique (voir les excellentes pages sur la double réception, dissymétrique, des pratiques oulipiennes par les écrivains et les enseignants, p. 447 sq.).

Cest dailleurs lun des mérites de ce travail que de suggérer ainsi à son lecteur de telles pistes de réflexion. Il faut donc saluer la publication du livre de Camille Bloomfield : le plus souvent fondé sur une documentation de première main, Raconter lOulipo constitue par la richesse de ses apports un ouvrage important, appelé à faire désormais référence dans le champ actuellement très actif des études oulipiennes.

Christelle Reggiani

Dictionnaire de l autobiographie. Écritures de soi de langue française. Sous la direction de Françoise Simonet-Tenant, avec la collaboration de Michel Braud, Jean-Louis Jeannelle, Philippe Lejeune et Véronique Montémont. Paris, Honoré Champion, 2017. Un vol. de 844 p.

Pour entreprendre un Dictionnaire de lautobiographie, il faut le courage et le dynamisme de Françoise Simonet-Tenant, la collaboration dune équipe impressionnante (192 collaborateurs), et laccueil dun éditeur qui sest fait une spécialité 501de ces entreprises toujours difficiles à mener à bien mais dont le public est friand : dans cette ère du soupçon qui touche la littérature et plus généralement le livre, les dictionnaires rassurent par la solidité, labondance et lapparente impartialité des informations quils nous apportent : dictionnaires dun auteur, dune époque, dun thème, dune tendance, dun genre littéraire. Mais lautobiographie est particulièrement difficile à cerner, pendant longtemps considérée comme en marge de la grande littérature, puis devenue le genre-roi, dans la démocratisation de lécriture du xixe siècle : tout le monde peut raconter au moins une histoire, la sienne ; les personnages, le récit sont déjà fournis par la vie (voir « Ateliers décriture », « Blogs »). À la suite de la multiplication des autobiographies, se sont multipliées aussi les études de théorie littéraire. Doù un certain vertige.

Le sous-titre que propose ce dictionnaire : « Écritures de soi », – cétait le titre dun article que Michel Foucault avait donné pour la revue Corps écrit (no 5, LAutoportrait, Paris, Puf, 1983) – ce sous-titre loin de délimiter, élargit le champ, en intégrant par exemple, la correspondance (ainsi avec un intéressant article de B. Diaz), le journal intime dès quil devient rétrospectif. « De langue française » ? Donc la francophonie sera largement représentée et on sen réjouit. On regrettera peut-être quil ny ait pas un article « bilinguisme ». Le critère de la langue a lavantage dêtre relativement précis (malgré la tentation dintroduire des mots étrangers). Mais pour que le lecteur ne se sente pas frustré par lexclusion des autobiographies étrangères, dutiles articles : « Domaine anglais », « Domaine allemand », « Domaine italien », « Domaine espagnol » « Domaine russe », en évoquant leur influence sur les textes français, permettent délargir les perspectives. Les collaborateurs comme les lecteurs sont saisis dun désir contradictoire de définir des barrières, des limites, ou de faire sauter les frontières.

Devant cet embarras, la sagesse des dictionnaires propose des solutions grâce au caractère fragmentaire de ce genre douvrages ; il y aura donc des articles consacrés à un auteur par exemple le bon article de Sébastien Baudoin sur les Mémoires dOutre-tombe. (S. Baudoin fait partie dune équipe qui prépare un autre dictionnaire entièrement consacré à Chateaubriand, et à paraître chez Champion aussi). La question qua dû se poser Françoise Simonet-Tenant est celle de la longueur respective de chaque article. On a beau savoir quil ny a pas forcément un rapport entre la longueur de larticle et limportance de lœuvre, malgré tout la question se pose et parfois de façon aiguë, lorsque les collaborateurs sont tentés de dépasser le calibrage quon leur a alloué. Un dictionnaire doit-il se borner à réunir des connaissances déjà acquises, ou bien – ce qui est plus intéressant, à mon avis – doit-il permettre de faire des découvertes ? En fait les dictionnaires les plus riches sont ceux qui parviennent à équilibrer ces deux types darticles, et cest ce qui a été tenté ici. On ne chicanera donc pas sur le nombre de lignes consacrées à tel ou tel. Le calibrage, cest le casse-tête de tous ceux qui ont dirigé ce genre dentreprises. Dautant quil y a un intérêt évident à ne pas se contenter darticles sur un écrivain, mais à prévoir aussi des articles thématiques. Mais alors quels thèmes privilégier ? Le « deuil » certainement. « Rêves », certes. On trouvera aussi des articles consacrés à certains types dautobiographie qui ont leur spécificité : « récits denfance », « récits de guerre » : il ne sagit plus seulement dun thème, mais dune forme.

Où sarrêter ? « Lauto-fiction » genre si développé, si étudié depuis quelques années, pose un problème : on voudrait pouvoir lexclure, mais chassez la fiction, elle revient au galop. Alors on voudra essayer de distinguer la fiction qui 502comporte des aspects autobiographiques (ce qui est le cas de plupart des romans) de lautofiction proprement dite. Mais lautobiographie contient toujours une part de fiction, et Stendhal a beau simposer pour règle dans la Vie de Henry Brulard et dans les Souvenirs dégotisme, de « ne pas faire de roman », il nest pas sûr quil y soit toujours parvenu. On peut sétonner de voir figurer des noms décrivains qui nont pas laissé dautobiographies et pourtant larticle « Balzac » est plein dintérêt, ne fût-ce que par les questions quil pose.

On se réjouira aussi de voir que si ce volume de plus de huit cents pages est essentiellement consacré à la littérature et à lécrit, dautres arts ne sont pas exclus, ainsi le « cinéma » ou la « Photobiographie ». Mais pourquoi ne pas avoir prévu une entrée « Musique », « Peinture » qui aurait posé des problèmes théoriques difficiles mais passionnants, et comment ne pas avoir prévu un article « Berlioz » ? Cest impardonnable. Heureusement il y a un article « Delacroix » !

Ce qui est important, plus que la présence ou labsence de tel ou tel article, cest la réflexion qui, dans son extrême diversité, présente une cohérence et circule dune page à lautre : une interrogation sur lautobiographie dans sa théorie et dans sa pratique, dans son rapport au « moi » et à lHistoire, au Temps et à lidentité (on aurait aimé aussi un article « Pseudonyme »). Ce dictionnaire, comme lespèrent à juste titre ses auteurs, ne permet pas seulement de faire un « bilan » impressionnant, il voudrait susciter, et je crois quil y parviendra, un « élan », et finalement une foi, une espérance en les vertus de lécriture.

Béatrice Didier