[In memoriam] Jean Mesnard (1921-2016)
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire littéraire de la France
1 – 2017, 117e année, n° 1. varia - Auteurs : Ferreyrolles (Gérard), Shiokawa (Tetsuya)
- Pages : 251 à 256
- Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
Article de revue : Précédent 15/15
JEAN MESNARD (1921-2016)
Jean Mesnard est décédé le 9 août 2016 à Bordeaux. Cette nouvelle a douloureusement frappé, au-delà des siens, tous ceux qui par les relations conjuguées du travail, de l’estime et de l’amitié étaient devenus aussi, en quelque façon, « les siens ». L’âge avancé auquel il était parvenu – il était né en 1921 – aurait dû nous faire craindre, de mois en mois, sa disparition et pourtant il semblait, malgré sa difficulté à marcher, égal physiquement à lui-même et il l’était à coup sûr intellectuellement, de sorte que l’annonce de son décès a touché et serré le cœur de ceux qui le connaissaient. Deux de ses élèves, devenus ses collègues, évoqueront ici le rapport de Jean Mesnard à la Sorbonne et son rayonnement international.
Jean Mesnard tisse le lien avec la Sorbonne dès la fin de la guerre : à sa sortie de l’École Normale supérieure, couronnée par l’agrégation de Lettres en 1946, il s’inscrit en thèse sous la direction, d’abord, de René Jasinski, puis, après le départ de ce dernier pour Harvard, sous celle de René Pintard. Assistant de littérature française à la Faculté des Lettres de Paris de 1947 à 1951, il occupera les postes successifs de professeur au lycée Michel-Montaigne de Bordeaux (1951-1952), professeur extraordinaire à l’université de la Sarre (1952-1956) et chargé d’enseignement à la Faculté des Lettres de Bordeaux (1956-1965). Sa thèse de doctorat d’État, soutenue à la Sorbonne en 1965, fait de lui un professeur à la Faculté des Lettres de Bordeaux (1965-1969) avant que, succédant à Antoine Adam en 1969, il ne retrouve, comme professeur, son université d’origine rebaptisée entre temps « Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris ». En 1970, lors du découpage consécutif à la loi Edgar Faure, il opte pour l’université Paris-Sorbonne (Paris-IV), devenant ainsi, selon l’expression de son actuel président, Barthélémy Jobert, « l’un de ses fondateurs ». Mais ce fondateur en sera aussi, pendant vingt et un ans, l’un des piliers par les responsabilités qu’il y a prises, par l’éclat de son enseignement et par l’exceptionnelle fécondité de sa recherche.
Dans un hommage posthume rendu à son maître René Pintard, Jean Mesnard observait que celui-ci, malgré toute l’autorité dont il jouissait, « écartait souvent 252les charges ou les distinctions qui s’offraient », de la direction de l’Institut de Français à l’Académie des Sciences morales et politiques. Il n’en fut pas de même pour Jean Mesnard, qui, dans son souci de servir, semblait avoir fait sienne la devise de François de Sales : « Ne rien demander, ne rien refuser ». Pour ne rien dire de son rôle marquant à l’Académie des Sciences morales et politiques, où il fut élu en 1997, qu’il présida en 2010 et dont il était le doyen, on relèvera qu’à la Sorbonne Jean Mesnard acceptera, entre autres, les charges de directeur de l’UER de littérature française (1980-1984), de membre (1980-1989) puis de vice-président (1989-1990) du Conseil scientifique et qu’au sein des plus hautes instances universitaires, il fut simultanément ou successivement membre élu du Comité national du CNRS (1971-1980), du Comité consultatif des Universités (1975-1981) et du Conseil supérieur des Universités (1984-1987). Dans l’enseignement de Jean Mesnard, ce qui frappait était non seulement la clarté, la solidité et l’appréhension simultanée des faits les plus concrets de l’histoire littéraire et des plus hautes perspectives philosophiques, esthétiques ou théologiques, mais la capacité de renouvellement et d’ouverture. « Je n’ai jamais fait deux fois le même cours », aimait-il à dire : témoignage de respect pour ses auditeurs, dont l’apprentissage devait être d’abord, selon lui, « occasion d’épanouissement ». Leur formation trouvait un lieu privilégié dans son séminaire, où étaient rendues possibles des relations vraiment personnelles entre le professeur et des étudiants devenus désormais ses élèves. Il n’eût sans doute pas aimé qu’on les appelât ses disciples, crainte d’empiéter sur leur liberté et leur originalité : « chacun d’eux est irremplaçable », a-t-il écrit dans sa préface au livre de l’un d’entre eux, et le maître était à ses yeux celui par qui l’élève apprend à devenir lui-même. Sa rigueur dans le jugement était connue, mais comme elle était inspirée par la bienveillance et s’accompagnait des conseils les plus appropriés, elle en a sauvé beaucoup que l’indulgence eût perdus. Le contenu du séminaire était marqué par la pluridisciplinarité : Pascal en lui-même est un objet pluridisciplinaire, mais il était loin d’occuper l’essentiel des programmes – seules quatre années sur vingt et une lui furent consacrées. Les autres montraient l’ouverture de Jean Mesnard aux rapports de la littérature avec la médecine (1984-1985), avec la musique (1987-1988), avec la philosophie (1988-1989), son attention aussi aux problématiques contemporaines, que ce soit celles de la recherche – avec des séminaires sur la symbolique (1979-1981), l’intertextualité (1983-1984), la narration (1985-1986) – ou celles de la société – ainsi les séminaires sur « littérature et politique » en 1973-1974 ou sur la culture féminine en 1981-1982. Et l’on retrouvait la double postulation vers l’érudition et vers la théorie, caractéristique de la démarche de Jean Mesnard, dans la coexistence de sujets exigeant une minutieuse précision historique, comme « la vie littéraire dans le quartier du Marais au xviie siècle » (1978-1979) et de thèmes de vaste ampleur, comme « la sensibilité au xviie siècle » (1974-1975) ou encore « l’irrationnel au xviie siècle » (1976-1978).
253L’enseignement chez Jean Mesnard était indissociable de la recherche. Il expliquait par exemple que son livre sur Les « Pensées » de Pascal, bible de tous les pascaliens, était « le fruit d’une longue expérience pédagogique » et avait d’abord été conçu pour les agrégatifs qui eurent cette œuvre au programme en 1976 (d’où la première édition) puis en 1993 (d’où la seconde, « revue et augmentée »). Les deux périodes de Jean Mesnard en Sorbonne furent d’une richesse considérable : le classique Pascal (1951) dans la collection « Connaissance des Lettres » a été écrit pendant qu’il y était assistant et ce sont ses recherches pour la thèse qu’il y soutint qui débouchèrent sur la publication non seulement de Pascal et les Roannez (1965) mais des Documents du Minutier central concernant l’histoire littéraire, 1650-1700 (1960, en collaboration) et du Pascal de la collection « Les Écrivains devant Dieu » en 1965. Son temps de professorat à Paris, malgré la charge de travail et les responsabilités qu’y ajoutèrent la présidence de la Société des Amis de Port-Royal (1977-1991) et celle de la Société d’étude du xviie siècle (1978-1984), a vu, après Les « Pensées » de Pascal à l’instant mentionnées, la direction du magistral Précis de littérature française du xviie siècle en 1990 et l’élaboration de l’essentiel des études qui furent rassemblées en 1992 dans le volumineux recueil de La Culture du xviie siècle : quarante-sept essais composant une dialectique de l’enquête, ponctuelle et érudite (« La culture d’un chanoine de Limoges au début du xviie siècle : Jean Decordes », « Un évêque de Bazas solitaire de Port-Royal : Henri Litolfi-Maroni »), et de la synthèse, véritable traité miniature (« Au-delà de la Renaissance, 1580-1630 : genèse d’une modernité », « Culture et religion au xviie siècle », « Jansénisme et littérature »). Il ne s’agit d’ailleurs ici que d’une sélection : si nous comptons bien, le nombre d’articles publiés par Jean Mesnard jusqu’à son accession à l’éméritat se monte à cent soixante et un. Et rien n’a été dit encore de son travail d’éditeur : Jean Mesnard a donné en 1980 à l’Imprimerie nationale l’édition de référence de La Princesse de Clèves et, comme nul ne l’ignore, à partir de 1964, chez Desclée de Brouwer, celle des Œuvres complètes de Pascal (précédées en 1962 de Textes inédits) dont quatre volumes sont parus : entreprise solitaire et monumentale, guidée par une exigence inflexible de rigueur critique et une ambition encyclopédique que double le souci de rendre l’accès à l’œuvre de Pascal « aisé, voire agréable ». Tout en ayant conscience de dépasser tous ses prédécesseurs, Jean Mesnard se refusait explicitement à considérer cette édition comme définitive, sollicitait à son égard la même attitude critique qui avait présidé à son élaboration et précisait dans la préface, avec la confiante modestie des authentiques savants, les limites de son projet : « Notre tâche prend fin à l’endroit où commence celle du biographe, de l’historien des idées, du philosophe, du critique littéraire. Nous n’avons pas voulu nous substituer à ceux-ci, mais seulement assurer à leur travail un fondement sûr » : c’est sur ce fondement que Jean Mesnard lui-même a bâti son œuvre de biographe, d’historien des idées, de philosophe 254et de critique littéraire. La mort nous a privés de l’édition des Provinciales et des Pensées, mais l’espoir est raisonnable de découvrir dans ses archives une version proche, voire très proche, de son achèvement.
Car Jean Mesnard a travaillé jusqu’au bout : l’éméritat n’a en rien signifié pour lui retraite oisive. On pourrait confectionner, avec les études qu’il a publiées depuis 1992, un second volume de La Culture du xviie siècle aussi imposant que le premier. Jean Mesnard n’a jamais cessé de participer aux réunions du Centre d’Étude de la Langue et de la Littérature Françaises des xviie et xviiie siècles de l’université Paris-Sorbonne, d’intervenir dans des jurys de thèse et d’habilitation, de présenter des communications dans les colloques, de recevoir de jeunes chercheurs en quête d’orientation et de conseils : c’est que « l’ouverture à l’autre, proche ou lointain, dans l’espace ou dans le temps, » faisait partie intégrante, au même titre que l’élaboration des concepts et la qualité du raisonnement, de son idée de l’Université. Il n’était pas aveugle, bien au contraire, devant les périls qui la menacent – « Tout pouvoir », prononçait-il lors de la réception de La Culture du xviie siècle, « et toute dignité se concentrent désormais dans une administration dont les actes traduisent en toute transparence les sentiments qu’elle nous porte, à nous littéraires et à nous gens de Paris-IV » –, mais ce constat lucide et amer était l’exacte contrepartie de son attachement à l’institution universitaire globalement et à son université en particulier. Cette dernière lui a d’ailleurs publiquement manifesté ses propres sentiments de gratitude lors de la cérémonie organisée en février 2011, à l’initiative de son successeur Philippe Sellier, dans le grand salon du rectorat de Paris à l’occasion de son quatre-vingt-dixième anniversaire. Nous ne pourrons malheureusement pas célébrer de la même façon le centenaire de la naissance de Jean Mesnard, mais le peu qui a été rappelé ici assure que l’œuvre du maître demeurera dans l’histoire de l’Université comme dans celle de la culture et que le souvenir de sa personne habitera tous ceux qui ont eu le privilège, désormais mélancolique, de l’approcher.
Jean Mesnard eut aussi une intense activité internationale. Il fut ambassadeur de la culture française dès ses années bordelaises. Invité ou chargé de mission, il effectua de nombreux voyages en Afrique francophone d’abord, puis en Amérique du Nord et en Europe, et finalement dans des régions plus lointaines, comme le Sud-Est asiatique, l’Océanie ou l’Extrême-Orient. Il fut aussi le délégué de la Sorbonne aux conférences triennales de l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF) de 1972 à 1987. Ces déplacements répondaient parfaitement à son goût pour les voyages en territoire étranger, au-delà de la France et de l’Europe. Loin de s’enfermer dans son rôle de missionnaire culturel, il se passionnait à chaque tournée pour la découverte des civilisations différentes et des formes insolites d’humanité qu’il rencontrait et qu’il s’efforçait de mieux connaître. Il savait aussi bien écouter que se faire écouter, en sorte qu’il a établi des relations 255scientifiques et humaines solides, voire amicales, dans plusieurs pays qu’il a visités. Ultime témoignage de l’admiration et de l’affection qu’il faisait naître : le colloque international tenu en mars 2016 à l’université de Catane, où Giuseppe Pezzino et Maria Vita Romeo avaient placé sous son égide la création du Centro Interdipartimentale di Studi su Pascal e il Seicento.
Jean Mesnard avait une prédilection particulière pour le Japon, ce pays apparemment si éloigné de la France, géographiquement et culturellement, où, pourtant, Pascal recevait depuis déjà longtemps un fervent accueil auprès du public cultivé, suscitant même des études de haut niveau. Ces recherches étaient animées en particulier par un pascalien hors pair, Yoichi Maeda (1911-1987), qui avait étudié à la Sorbonne sous la direction de Léon Brunschvicg à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il avait achevé en 1940 sa thèse de doctorat, consacrée aux « Arguments apologétiques chez Montaigne et chez Pascal », l’avait présentée à l’Université de Paris et avait obtenu le permis d’imprimer, mais les contraintes de l’époque avaient empêché son accession à la soutenance. L’ouvrage était donc resté longtemps ignoré par les spécialistes français. C’est seulement une quinzaine d’années après la fin de la guerre que l’auteur put en publier deux parties en France. Jean Mesnard, avec son ouverture d’esprit, en remarqua vite l’intérêt et en fit une mention élogieuse en 1962 dans l’« État présent des études pascaliennes » qu’il composa à l’occasion du tricentenaire de la mort de Pascal. Il ne connaissait pas encore personnellement Yoichi Maeda à ce moment-là. La première rencontre se fit à Paris en 1965, suivie, l’année suivante, d’un voyage du professeur japonais à Bordeaux et d’une excursion en commun au château de Montaigne. Dès lors, une solide amitié s’est nouée entre eux. Jean Mesnard fit sa première visite au Japon en 1969, qui fut suivie de cinq autres jusqu’en 1995, dont trois mois de séjour avec son épouse en 1971, en tant que chercheur invité de la Japan Society for the Promotion of Science.
Au fur et à mesure de ces contacts concrets avec le sol et les hommes du pays du soleil levant, il se sentit, par-delà les liens pascaliens, des affinités profondes avec la culture japonaise, qu’il disait « inexpliquées », mais qui répondaient, croyons-nous, à l’idéal classique de l’honnêteté qu’il assuma et incarna sa vie durant. Ces affinités n’abolissaient évidemment pas le sentiment de distance, de différence et d’étrangeté que tout Occidental éprouve d’abord devant un Orient, un Extrême-Orient même dans ce cas, qui continue à manifester son altérité vis-à-vis de la civilisation occidentale et des valeurs qu’elle représente. D’où la grande idée conçue par Jean Mesnard de tenir en terre japonaise un colloque annuel de la Société des Amis de Port-Royal pour confronter l’Orient et l’Occident autour de Pascal et Port-Royal. Il la réalisa en 1988 avec un double colloque qu’il organisa, l’un à Tokyo, l’autre dans le Kansai, en collaboration avec les pascaliens japonais et plus de cinquante participants occidentaux.
Dans sa communication de clôture du premier colloque, il traita le problème de l’absolu et du relatif dans la conception pascalienne des valeurs : pour un 256penseur aussi radical que Pascal, « quel peut être le statut de ce qui n’a pas valeur d’absolu » ? L’arrière-plan de ce questionnement n’est pas difficile à deviner. Comment juger et évaluer les civilisations radicalement différentes de la civilisation occidentale et française, mais qui ont accueilli l’œuvre de Pascal et lui ont fait honneur, comme l’a fait la civilisation japonaise ? Pour Pascal, et Jean Mesnard ne l’aurait certainement pas désavoué, « il n’y a de valeur que dans la “vérité” chrétienne, c’est-à-dire dans un absolu », mais l’être humain inscrit dans le temps et l’espace n’y a accès que sous la forme de désir d’infini, ne pouvant trouver de contentement dans le fini. Dans ces conditions, les valeurs de l’homme, dit Jean Mesnard, « ne font que signifier, confusément, et pourtant génialement, cette aspiration fondamentale ». De ce point de vue, continue-t-il, « les diverses civilisations [seraient] autant de traces concrètes laissées par l’humanité de son besoin d’absolu ». Il réhabilite ainsi le relatif et le partiel sans tomber dans le relativisme, en maintenant ouverte la voie au dialogue entre peuples, civilisations et croyances. La recherche de l’absolu, du parfait et de l’universel, loin de condamner à l’isolement solipsiste, peut donc permettre, selon lui, la communication entre les hommes, voire entre l’homme et Dieu, si elle est pratiquée selon l’esprit de Pascal : là réside l’« universalité de Pascal », pour reprendre le titre d’une conférence qu’il avait prononcée, en 1976, lors d’un autre grand colloque pascalien « Méthodes chez Pascal ». Et c’est finalement cette universalité, embrassée par Jean Mesnard à la suite de Pascal, qui a constitué le fondement du rayonnement international de notre maître.
Gérard Ferreyrolles et Tetsuya Shiokawa
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06701-6
- EAN : 9782406067016
- ISSN : 2105-2689
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06701-6.p.0251
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/01/2017
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français