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Classiques Garnier

[In memoriam] Jean Mesnard (1921-2016)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’Histoire littéraire de la France
    1 – 2017, 117e année, n° 1
    . varia
  • Auteurs : Ferreyrolles (Gérard), Shiokawa (Tetsuya)
  • Pages : 251 à 256
  • Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406067016
  • ISBN : 978-2-406-06701-6
  • ISSN : 2105-2689
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06701-6.p.0251
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/01/2017
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
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JEAN MESNARD (1921-2016)

Jean Mesnard est décédé le 9 août 2016 à Bordeaux. Cette nouvelle a douloureusement frappé, au-delà des siens, tous ceux qui par les relations conjuguées du travail, de lestime et de lamitié étaient devenus aussi, en quelque façon, « les siens ». Lâge avancé auquel il était parvenu – il était né en 1921 – aurait dû nous faire craindre, de mois en mois, sa disparition et pourtant il semblait, malgré sa difficulté à marcher, égal physiquement à lui-même et il létait à coup sûr intellectuellement, de sorte que lannonce de son décès a touché et serré le cœur de ceux qui le connaissaient. Deux de ses élèves, devenus ses collègues, évoqueront ici le rapport de Jean Mesnard à la Sorbonne et son rayonnement international.

Jean Mesnard tisse le lien avec la Sorbonne dès la fin de la guerre : à sa sortie de lÉcole Normale supérieure, couronnée par lagrégation de Lettres en 1946, il sinscrit en thèse sous la direction, dabord, de René Jasinski, puis, après le départ de ce dernier pour Harvard, sous celle de René Pintard. Assistant de littérature française à la Faculté des Lettres de Paris de 1947 à 1951, il occupera les postes successifs de professeur au lycée Michel-Montaigne de Bordeaux (1951-1952), professeur extraordinaire à luniversité de la Sarre (1952-1956) et chargé denseignement à la Faculté des Lettres de Bordeaux (1956-1965). Sa thèse de doctorat dÉtat, soutenue à la Sorbonne en 1965, fait de lui un professeur à la Faculté des Lettres de Bordeaux (1965-1969) avant que, succédant à Antoine Adam en 1969, il ne retrouve, comme professeur, son université dorigine rebaptisée entre temps « Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris ». En 1970, lors du découpage consécutif à la loi Edgar Faure, il opte pour luniversité Paris-Sorbonne (Paris-IV), devenant ainsi, selon lexpression de son actuel président, Barthélémy Jobert, « lun de ses fondateurs ». Mais ce fondateur en sera aussi, pendant vingt et un ans, lun des piliers par les responsabilités quil y a prises, par léclat de son enseignement et par lexceptionnelle fécondité de sa recherche.

Dans un hommage posthume rendu à son maître René Pintard, Jean Mesnard observait que celui-ci, malgré toute lautorité dont il jouissait, « écartait souvent 252les charges ou les distinctions qui soffraient », de la direction de lInstitut de Français à lAcadémie des Sciences morales et politiques. Il nen fut pas de même pour Jean Mesnard, qui, dans son souci de servir, semblait avoir fait sienne la devise de François de Sales : « Ne rien demander, ne rien refuser ». Pour ne rien dire de son rôle marquant à lAcadémie des Sciences morales et politiques, où il fut élu en 1997, quil présida en 2010 et dont il était le doyen, on relèvera quà la Sorbonne Jean Mesnard acceptera, entre autres, les charges de directeur de lUER de littérature française (1980-1984), de membre (1980-1989) puis de vice-président (1989-1990) du Conseil scientifique et quau sein des plus hautes instances universitaires, il fut simultanément ou successivement membre élu du Comité national du CNRS (1971-1980), du Comité consultatif des Universités (1975-1981) et du Conseil supérieur des Universités (1984-1987). Dans lenseignement de Jean Mesnard, ce qui frappait était non seulement la clarté, la solidité et lappréhension simultanée des faits les plus concrets de lhistoire littéraire et des plus hautes perspectives philosophiques, esthétiques ou théologiques, mais la capacité de renouvellement et douverture. « Je nai jamais fait deux fois le même cours », aimait-il à dire : témoignage de respect pour ses auditeurs, dont lapprentissage devait être dabord, selon lui, « occasion dépanouissement ». Leur formation trouvait un lieu privilégié dans son séminaire, où étaient rendues possibles des relations vraiment personnelles entre le professeur et des étudiants devenus désormais ses élèves. Il neût sans doute pas aimé quon les appelât ses disciples, crainte dempiéter sur leur liberté et leur originalité : « chacun deux est irremplaçable », a-t-il écrit dans sa préface au livre de lun dentre eux, et le maître était à ses yeux celui par qui lélève apprend à devenir lui-même. Sa rigueur dans le jugement était connue, mais comme elle était inspirée par la bienveillance et saccompagnait des conseils les plus appropriés, elle en a sauvé beaucoup que lindulgence eût perdus. Le contenu du séminaire était marqué par la pluridisciplinarité : Pascal en lui-même est un objet pluridisciplinaire, mais il était loin doccuper lessentiel des programmes – seules quatre années sur vingt et une lui furent consacrées. Les autres montraient louverture de Jean Mesnard aux rapports de la littérature avec la médecine (1984-1985), avec la musique (1987-1988), avec la philosophie (1988-1989), son attention aussi aux problématiques contemporaines, que ce soit celles de la recherche – avec des séminaires sur la symbolique (1979-1981), lintertextualité (1983-1984), la narration (1985-1986) – ou celles de la société – ainsi les séminaires sur « littérature et politique » en 1973-1974 ou sur la culture féminine en 1981-1982. Et lon retrouvait la double postulation vers lérudition et vers la théorie, caractéristique de la démarche de Jean Mesnard, dans la coexistence de sujets exigeant une minutieuse précision historique, comme « la vie littéraire dans le quartier du Marais au xviie siècle » (1978-1979) et de thèmes de vaste ampleur, comme « la sensibilité au xviie siècle » (1974-1975) ou encore « lirrationnel au xviie siècle » (1976-1978).

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Lenseignement chez Jean Mesnard était indissociable de la recherche. Il expliquait par exemple que son livre sur Les « Pensées » de Pascal, bible de tous les pascaliens, était « le fruit dune longue expérience pédagogique » et avait dabord été conçu pour les agrégatifs qui eurent cette œuvre au programme en 1976 (doù la première édition) puis en 1993 (doù la seconde, « revue et augmentée »). Les deux périodes de Jean Mesnard en Sorbonne furent dune richesse considérable : le classique Pascal (1951) dans la collection « Connaissance des Lettres » a été écrit pendant quil y était assistant et ce sont ses recherches pour la thèse quil y soutint qui débouchèrent sur la publication non seulement de Pascal et les Roannez (1965) mais des Documents du Minutier central concernant lhistoire littéraire, 1650-1700 (1960, en collaboration) et du Pascal de la collection « Les Écrivains devant Dieu » en 1965. Son temps de professorat à Paris, malgré la charge de travail et les responsabilités quy ajoutèrent la présidence de la Société des Amis de Port-Royal (1977-1991) et celle de la Société détude du xviie siècle (1978-1984), a vu, après Les « Pensées » de Pascal à linstant mentionnées, la direction du magistral Précis de littérature française du xviie siècle en 1990 et lélaboration de lessentiel des études qui furent rassemblées en 1992 dans le volumineux recueil de La Culture du xviie siècle : quarante-sept essais composant une dialectique de lenquête, ponctuelle et érudite (« La culture dun chanoine de Limoges au début du xviie siècle : Jean Decordes », « Un évêque de Bazas solitaire de Port-Royal : Henri Litolfi-Maroni »), et de la synthèse, véritable traité miniature (« Au-delà de la Renaissance, 1580-1630 : genèse dune modernité », « Culture et religion au xviie siècle », « Jansénisme et littérature »). Il ne sagit dailleurs ici que dune sélection : si nous comptons bien, le nombre darticles publiés par Jean Mesnard jusquà son accession à léméritat se monte à cent soixante et un. Et rien na été dit encore de son travail déditeur : Jean Mesnard a donné en 1980 à lImprimerie nationale lédition de référence de La Princesse de Clèves et, comme nul ne lignore, à partir de 1964, chez Desclée de Brouwer, celle des Œuvres complètes de Pascal (précédées en 1962 de Textes inédits) dont quatre volumes sont parus : entreprise solitaire et monumentale, guidée par une exigence inflexible de rigueur critique et une ambition encyclopédique que double le souci de rendre laccès à lœuvre de Pascal « aisé, voire agréable ». Tout en ayant conscience de dépasser tous ses prédécesseurs, Jean Mesnard se refusait explicitement à considérer cette édition comme définitive, sollicitait à son égard la même attitude critique qui avait présidé à son élaboration et précisait dans la préface, avec la confiante modestie des authentiques savants, les limites de son projet : « Notre tâche prend fin à lendroit où commence celle du biographe, de lhistorien des idées, du philosophe, du critique littéraire. Nous navons pas voulu nous substituer à ceux-ci, mais seulement assurer à leur travail un fondement sûr » : cest sur ce fondement que Jean Mesnard lui-même a bâti son œuvre de biographe, dhistorien des idées, de philosophe 254et de critique littéraire. La mort nous a privés de lédition des Provinciales et des Pensées, mais lespoir est raisonnable de découvrir dans ses archives une version proche, voire très proche, de son achèvement.

Car Jean Mesnard a travaillé jusquau bout : léméritat na en rien signifié pour lui retraite oisive. On pourrait confectionner, avec les études quil a publiées depuis 1992, un second volume de La Culture du xviie siècle aussi imposant que le premier. Jean Mesnard na jamais cessé de participer aux réunions du Centre dÉtude de la Langue et de la Littérature Françaises des xviie et xviiie siècles de luniversité Paris-Sorbonne, dintervenir dans des jurys de thèse et dhabilitation, de présenter des communications dans les colloques, de recevoir de jeunes chercheurs en quête dorientation et de conseils : cest que « louverture à lautre, proche ou lointain, dans lespace ou dans le temps, » faisait partie intégrante, au même titre que lélaboration des concepts et la qualité du raisonnement, de son idée de lUniversité. Il nétait pas aveugle, bien au contraire, devant les périls qui la menacent – « Tout pouvoir », prononçait-il lors de la réception de La Culture du xviie siècle, « et toute dignité se concentrent désormais dans une administration dont les actes traduisent en toute transparence les sentiments quelle nous porte, à nous littéraires et à nous gens de Paris-IV » –, mais ce constat lucide et amer était lexacte contrepartie de son attachement à linstitution universitaire globalement et à son université en particulier. Cette dernière lui a dailleurs publiquement manifesté ses propres sentiments de gratitude lors de la cérémonie organisée en février 2011, à linitiative de son successeur Philippe Sellier, dans le grand salon du rectorat de Paris à loccasion de son quatre-vingt-dixième anniversaire. Nous ne pourrons malheureusement pas célébrer de la même façon le centenaire de la naissance de Jean Mesnard, mais le peu qui a été rappelé ici assure que lœuvre du maître demeurera dans lhistoire de lUniversité comme dans celle de la culture et que le souvenir de sa personne habitera tous ceux qui ont eu le privilège, désormais mélancolique, de lapprocher.

Jean Mesnard eut aussi une intense activité internationale. Il fut ambassadeur de la culture française dès ses années bordelaises. Invité ou chargé de mission, il effectua de nombreux voyages en Afrique francophone dabord, puis en Amérique du Nord et en Europe, et finalement dans des régions plus lointaines, comme le Sud-Est asiatique, lOcéanie ou lExtrême-Orient. Il fut aussi le délégué de la Sorbonne aux conférences triennales de lAssociation des universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF) de 1972 à 1987. Ces déplacements répondaient parfaitement à son goût pour les voyages en territoire étranger, au-delà de la France et de lEurope. Loin de senfermer dans son rôle de missionnaire culturel, il se passionnait à chaque tournée pour la découverte des civilisations différentes et des formes insolites dhumanité quil rencontrait et quil sefforçait de mieux connaître. Il savait aussi bien écouter que se faire écouter, en sorte quil a établi des relations 255scientifiques et humaines solides, voire amicales, dans plusieurs pays quil a visités. Ultime témoignage de ladmiration et de laffection quil faisait naître : le colloque international tenu en mars 2016 à luniversité de Catane, où Giuseppe Pezzino et Maria Vita Romeo avaient placé sous son égide la création du Centro Interdipartimentale di Studi su Pascal e il Seicento.

Jean Mesnard avait une prédilection particulière pour le Japon, ce pays apparemment si éloigné de la France, géographiquement et culturellement, où, pourtant, Pascal recevait depuis déjà longtemps un fervent accueil auprès du public cultivé, suscitant même des études de haut niveau. Ces recherches étaient animées en particulier par un pascalien hors pair, Yoichi Maeda (1911-1987), qui avait étudié à la Sorbonne sous la direction de Léon Brunschvicg à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il avait achevé en 1940 sa thèse de doctorat, consacrée aux « Arguments apologétiques chez Montaigne et chez Pascal », lavait présentée à lUniversité de Paris et avait obtenu le permis dimprimer, mais les contraintes de lépoque avaient empêché son accession à la soutenance. Louvrage était donc resté longtemps ignoré par les spécialistes français. Cest seulement une quinzaine dannées après la fin de la guerre que lauteur put en publier deux parties en France. Jean Mesnard, avec son ouverture desprit, en remarqua vite lintérêt et en fit une mention élogieuse en 1962 dans l« État présent des études pascaliennes » quil composa à loccasion du tricentenaire de la mort de Pascal. Il ne connaissait pas encore personnellement Yoichi Maeda à ce moment-là. La première rencontre se fit à Paris en 1965, suivie, lannée suivante, dun voyage du professeur japonais à Bordeaux et dune excursion en commun au château de Montaigne. Dès lors, une solide amitié sest nouée entre eux. Jean Mesnard fit sa première visite au Japon en 1969, qui fut suivie de cinq autres jusquen 1995, dont trois mois de séjour avec son épouse en 1971, en tant que chercheur invité de la Japan Society for the Promotion of Science.

Au fur et à mesure de ces contacts concrets avec le sol et les hommes du pays du soleil levant, il se sentit, par-delà les liens pascaliens, des affinités profondes avec la culture japonaise, quil disait « inexpliquées », mais qui répondaient, croyons-nous, à lidéal classique de lhonnêteté quil assuma et incarna sa vie durant. Ces affinités nabolissaient évidemment pas le sentiment de distance, de différence et détrangeté que tout Occidental éprouve dabord devant un Orient, un Extrême-Orient même dans ce cas, qui continue à manifester son altérité vis-à-vis de la civilisation occidentale et des valeurs quelle représente. Doù la grande idée conçue par Jean Mesnard de tenir en terre japonaise un colloque annuel de la Société des Amis de Port-Royal pour confronter lOrient et lOccident autour de Pascal et Port-Royal. Il la réalisa en 1988 avec un double colloque quil organisa, lun à Tokyo, lautre dans le Kansai, en collaboration avec les pascaliens japonais et plus de cinquante participants occidentaux.

Dans sa communication de clôture du premier colloque, il traita le problème de labsolu et du relatif dans la conception pascalienne des valeurs : pour un 256penseur aussi radical que Pascal, « quel peut être le statut de ce qui na pas valeur dabsolu » ? Larrière-plan de ce questionnement nest pas difficile à deviner. Comment juger et évaluer les civilisations radicalement différentes de la civilisation occidentale et française, mais qui ont accueilli lœuvre de Pascal et lui ont fait honneur, comme la fait la civilisation japonaise ? Pour Pascal, et Jean Mesnard ne laurait certainement pas désavoué, « il ny a de valeur que dans la “vérité” chrétienne, cest-à-dire dans un absolu », mais lêtre humain inscrit dans le temps et lespace ny a accès que sous la forme de désir dinfini, ne pouvant trouver de contentement dans le fini. Dans ces conditions, les valeurs de lhomme, dit Jean Mesnard, « ne font que signifier, confusément, et pourtant génialement, cette aspiration fondamentale ». De ce point de vue, continue-t-il, « les diverses civilisations [seraient] autant de traces concrètes laissées par lhumanité de son besoin dabsolu ». Il réhabilite ainsi le relatif et le partiel sans tomber dans le relativisme, en maintenant ouverte la voie au dialogue entre peuples, civilisations et croyances. La recherche de labsolu, du parfait et de luniversel, loin de condamner à lisolement solipsiste, peut donc permettre, selon lui, la communication entre les hommes, voire entre lhomme et Dieu, si elle est pratiquée selon lesprit de Pascal : là réside l« universalité de Pascal », pour reprendre le titre dune conférence quil avait prononcée, en 1976, lors dun autre grand colloque pascalien « Méthodes chez Pascal ». Et cest finalement cette universalité, embrassée par Jean Mesnard à la suite de Pascal, qui a constitué le fondement du rayonnement international de notre maître.

Gérard Ferreyrolles et Tetsuya Shiokawa