![Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses. 2024 – 2, 104e année, n° 2. varia - Revue des livres](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/RhpMS414b.png)
Revue des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
2024 – 2, 104e année, n° 2. varia - Auteurs : Matter (Michel), Arnold (Matthieu), Frey (Daniel), Grellier-Bonnal (Isabelle), Vial (Marc), Rognon (Frédéric), Siegwalt (Gérard)
- Pages : 213 à 247
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
REVUE DES LIVRES
HISTOIRE
antiquité et moyen âge
Karen Aydin, Christine van Hoof, Lukas Mathieu (éd.), ecclesia victrix ? Zum Verhältnis von Staat und Kirche in der Spätantike. Festschrift für Klaus Martin Girardet, Berlin, LIT Verlag, coll. « Kulturelle Grundlagen Europas » 9, 2021, 228 pages, ISBN 978-3-643-14950-3, 34,90 €.
Les sept premières contributions de ce volume hommage rendu à l’œuvre de Klaus Martin Girardet tentent de montrer dans quelle mesure l’Église, dans son rapport à l’État romain, peut réellement être considérée comme victorieuse à compter du début du ive siècle. Le christianisme persécuté est devenu religion officielle après 312 mais c’est aussi le début d’une longue période de conflits, car c’est au sein même de l’Église naissante que les controverses ont lieu : polémiques d’ordre dogmatique, rôle et pouvoir de l’Église dans la société, organisation de la vie chrétienne, oppositions parfois conflictuelles entre l’empereur et des représentants de l’Église, etc. Dans cette Antiquité dite tardive, le christianisme s’est répandu dans toutes les couches de la société ; il a pu s’enrichir aussi, et a même pu créer un premier art chrétien : mais peut-on pour autant parler d’une ecclesia victrix ?
En introduction, L. Mathieu expose les hauts et les bas, politiques et religieux, de la liberté de culte pour la religion nouvelle – devenue certes religio licita – et les inscrit dans le cadre d’une anthropologie culturelle européenne : une illustration de Col 2,15 pour un christianisme triomphant en dépit de conflits avec le pouvoir temporel. À partir de la fin du iiie siècle, il est trop tard pour extirper le christianisme. L’administration, depuis Dioclétien, se 214voit adjoindre des vicarii placés à la tête des diocèses ; ces derniers regroupent parfois plusieurs provinces et doublent en quelque sorte les préfets du prétoire : l’organisation ecclésiastique, balbutiante, se coule dans le moule de l’organisation civile romaine.
L’épigraphie du temps de Dèce, selon H. Brandt, montre un empereur fidèle aux vieilles divinités romaines et qui de ce fait – pour persécuter les chrétiens – obligea tous les habitants de l’Empire à sacrifier aux dieux ; cependant, la persécution de l’année 250-251 ne peut être comparée à celles, systématiques, des premières années du ive siècle. Malgré cela, au iiie siècle, on ne peut, selon l’A., parler d’ecclesiavictrix.
A. Demandt examine dans la longue durée la persistance de certaines déformations historiques du règne de Constantin qui ont perduré jusqu’au Moyen Âge, où elles sont devenues fictions : les visites de Constantin à Memphis et à Babylone (Or. ad Sanctos 16,2) ; la mort « légendaire » de Maximien pendant l’été 310 sur ordre de Constantin (Lactance, de mort. pers. 29,6-30,6), l’ennoblissement de l’arbre généalogique de Constantin (Pan. lat. 7/6,4,1), le « miracle » au pont Milvius, ou les variantes du drame familial de l’année 326, etc.
L’iraCaesaris (Or. ad Sanctos 25,3) a permis à Constantin de s’immiscer dans les controverses internes à l’Église ; et ce sont précisément ces controverses qui ont également permis à des évêques de s’opposer à des empereurs chrétiens, ainsi que le montre H. Schlange-Schöningen ; de nombreux témoignages se rapportent à des thèmes chrétiens et sont d’une grande virulence (à l’instar de CTh. 1,16,7 contre les fonctionnaires frauduleux menacés d’avoir les mains passées à l’épée s’ils s’obstinent dans leurs mauvais agissements). L’étude traite avec pertinence de l’émotion impériale. En tout état de cause, le caractère religieux du pouvoir impérial demeura entier, ce qui peut apparaître comme une contradiction dans l’empire chrétien.
Pour W. Eck, Digesta 50,2,3,3 (de officio proconsulis), ce décret de l’année 321 a permis aux cités, en l’occurrence à Cologne, de compter des Juifs parmi les décurions de la ville, mais ce droit n’était motivé que d’un point de vue économique tout en supposant une forme de tolérance puisque le texte évoque la superstitio des Juifs ; le privilège de participer aux affaires de la cité sera levé en 383, tout au moins en Occident (comme le stipule CTh. 12,1,99) ; en somme, les Juifs avaient la possibilité – le privilège – de n’accomplir que ceux de leurs devoirs civiques qui superstitionem eorum non laederent.
215Pour L. Mathieu, Athanase d’Alexandrie, dans ses nombreuses polémiques face au pouvoir, use de la rhétorique classique pour critiquer Constantin et Constance II. Ce dernier, selon Athanase, ne possède pas la « vraie foi » et n’adhère pas à l’orthodoxie de l’évêque alexandrin. Quant à Constantin, ses prises de position en faveur de l’Église surpasseraient largement, aux yeux d’Athanase, les agissements de l’empereur vis-à-vis de sa famille ou même des prises de position ecclésiastiques contraires aux vues d’Athanase. Deux attitudes opposées : peut-on parler d’ecclesia victrix ?
Le Contra Iulianum de Cyrille d’Alexandrie, rédigé probablement entre 423 et 428, après la mise à mort d’Hypatie en 415 et avant que n’éclate le conflit dogmatique sur le statut réel de Marie débattu au concile d’Éphèse de 431, se compose en grande partie de citations d’historiens grecs : S. Rebenich souligne que ce type de compilation était courant dans le cas de polémiques entre païens et chrétiens ainsi qu’au sein même de groupes chrétiens ; mais ici, l’argumentation de Cyrille repose sur un savoir païen pour démontrer la supériorité de la tradition chrétienne : chronographies, historiographies, philosophie et littérature païennes sont abondamment citées par Cyrille. En somme, il a délibérément tenté de transposer la tradition classique païenne dans un contexte historique chrétien.
La huitième et dernière contribution à ce volume, sous la plume de W. Müller, est une riche notice biographique, suivie d’une conséquente liste bibliographique qui inscrit l’homme et l’œuvre dans la longue durée et souligne l’importance, pour Girardet, de la notion de démocratie et d’engagement pour l’histoire de l’Europe contemporaine, pour ses fondations, et pour l’enseignement de l’histoire ancienne, particulièrement et dignement assuré à Saarbrücken par le jubilaire.
L’exposé des étapes du triomphe du christianisme – qui a dû s’affirmer sans discontinuer tout au long du ive siècle de Constantin à Théodose Ier – pourrait laisser croire qu’il s’est agi d’une évolution relativement facile : des empereurs chrétiens ont favorisé leur religion, du fait de leur omnipotence ; les populations ont suivi. En réalité, cette mutation a représenté une véritable révolution mais a posé aussi nombre de problèmes, tant aux chrétiens qu’aux autorités impériales. C’est à ce long balancement d’une ecclesia non encore véritablement victrix que sont consacrées les contributions du présent volume.
Michel Matter
216Michel Zink, Parler aux « simples gens ». Un art médiéval, Paris, Cerf, 2023, 232 pages, ISBN 978-2-204-14001-0, 20 €.
Il n’est pas rare que l’on associe la Réforme à la prédication en langue vernaculaire, comme s’il s’agissait là d’une nouveauté. Or, si les Réformateurs se sont attachés à écrire pour les « simples gens » – et non plus simplement pour les « lettrés », qui lisaient le latin –, et si, dès les années 1520, ils créèrent à leur intention des liturgies en langue vernaculaire, ils ne furent pas les premiers à leur parler dans leur langue du haut de la chaire. C’est ce que démontre de manière à la fois accessible et brillante Michel Zink, membre de l’Académie française et Secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dans son dernier ouvrage. Ce livre a été tiré, comme le rappelle son auteur, de l’ultime cours qu’il a donné en 2015 et 2016 au Collège de France, où il était titulaire de la chaire de littérature de la France médiévale. Mais son intérêt pour la prédication médiévale est plus ancien, puisque sa thèse de doctorat d’État portait sur La Prédication en langue romane avant 1300 (Paris, Champion, 1976).
Si, contrairement à la liturgie, la prédication fut donnée en langue vernaculaire, c’est parce qu’il fallait que la Parole de Dieu fût comprise de tous, le christianisme exigeant, comme le rappelle Michel Zink, l’adhésion personnelle. Les directives en ce sens sont anciennes puisque, dès 813, le concile de Tours invite à prêcher « en langue rustique gauloise ou teutonne », c’est-à-dire dans la langue des paysans, qu’elle soit française ou allemande (p. 29). Pourtant, comme le mettent en évidence plusieurs écrits en langue vernaculaire du xiie et du xiiie siècle, leurs auteurs restent partagés entre le désir de « faire un sermon simple » qui soit accessible, dans « la langue dont ils ont l’habitude depuis l’enfance », à ceux qui sont des « enfants illettrés », et la gêne d’écrire dans une langue indigne des « lettrés » (p. 38-39). Michel Zink s’attache en outre, dans l’importante introduction de son essai (p. 7-47), à définir qui sont les « simples » : il s’agit certes tout d’abord des hommes et des femmes d’humble condition et qui sont « illettrés », mais la simplicité « peut aussi désigner une attitude mentale et morale, celle de celui qui se livre tel qu’il est et qui est pur de toute duplicité » (p. 37). Et si la simplicité peut être employée en bonne part pour célébrer la candeur, et en mauvaise pour railler la stupidité, c’est « la valorisation de la simplicité chrétienne qui fait la différence » (p. 38) puisqu’aux yeux de Dieu, les valeurs mondaines sont inversées. Il n’empêche : au Moyen Âge, la simplicité reste ambivalente.
217Dans le prologue de ses Sermones vulgares vel ad status, sermons adaptés aux états divers de l’auditoire, Jacques de Vitry (vers 1165-1240) développe des réflexions sur la nécessité de donner tout d’abord « à boire aux faibles un enseignement simple », et, plus largement, d’adapter aux « simples » la prédication car il ne faudrait pas qu’ils fussent oubliés (p. 59-60). Il défend notamment l’idée qu’il faut leur prêcher au moyen des exempla « au contenu édifiant » (p. 64-65). Michel Zink discerne chez Jacques de Vitry, qui plaide aussi pour un style simple et sans artifices, une véritable « obsession de toucher les simples » : il exprime sans cesse ce souci, y compris dans ses sermons aux « gens de savoir » (p. 70-72). Mais d’un autre côté, son ouvrage latin, savant, ne met pas en pratique cette exigence ; il se contente de la proposer aux prédicateurs auxquels s’adressent ses réflexions homilétiques.
Pour trouver une application pratique, il faut se tourner, avec Michel Zink, vers l’homéliaire de Maurice de Sully (vers 1120-1196), évêque de Paris : la version française de cet homéliaire fait de lui le premier sermonnaire en français couvrant toute l’année liturgique. Même si l’on accepte la thèse que cette version française traduit la rédaction latine du sermonnaire, ses sermons, souligne Michel Zink, « font réellement entendre une prédication au peuple » (p. 80). En effet, pour délivrer une explication « simple », « élémentaire », « pédagogique », Maurice de Sully s’affranchit de la méthode des quatre sens de l’Écriture pour se concentrer sur le sens moral ou tropologique après avoir donné les explications historiques nécessaires et traité avec concision le sens allégorique. L’analyse de deux sermons, portant respectivement sur l’expulsion du démon muet (Lc 11,14) et sur la guérison du paralytique (Mt 9,3), illustre parfaitement sa méthode : le pécheur rendu muet par le démon, c’est celui qui refuse de se confesser ; la maladie « qu’on appelle paralysie », c’est « le péché, par quoi le diable s’attaque aux membres et au corps entier de l’homme » (p. 83-92). Pour le siècle suivant, Michel Zink propose l’exemple du « sermon d’Amiens », prêché dans le cadre d’une pastorale itinérante et qui, s’adressant à « bele douce gens », alterne le ton bonhomme et l’intimidation pour instruire les fidèles sur la confession et leur vendre des « pardons » (p. 101-129). Sa prédication détourne des chants populaires de danse et d’amour, et il en va de même d’un autre sermon du xiiie siècle, en vers français celui-là (voir p. 149-156). Mais s’adresse-t-il vraiment aux « simples » ? Michel Zink voit plutôt dans ses destinataires un public intermédiaire entre les simples et les savants : un lectorat 218qui, tout en maîtrisant « les raffinements de la poésie vulgaire », a besoin de ces derniers pour entendre le discours abstrait qui lui serait inaccessible dans le « latin des savants » (p. 157).
Quittant le terrain de la prédication, Michel Zink élargit son propos aux paraboles de Bernard de Clairvaux adaptées en français pour montrer que le français transforme en « véritable roman » les abstractions de l’original latin (p. 159-168). Pareillement, La Montagne de contemplation de Jean Gerson (1363-1429) s’adresse aux « simples gens » et commence même par justifier le choix de leur « escripre en françois […] de la matiere de contemplation » : nombreux sont les ouvrages qui parlent en latin de la « vie contemplative », et cette dernière n’est nullement inaccessible aux simples (p. 171-172).
L’ouvrage de Michel Zink est important non seulement en raison de la documentation vaste et diverse sur laquelle il repose (avec des citations données à la fois en ancien français et dans leur traduction en français contemporain) et de la finesse avec laquelle il analyse ces textes, mais encore parce qu’il met en lumière les tensions et les paradoxes du Moyen Âge : ce dernier est écartelé entre la valorisation de la simplicité et son dédain pour les « simples » ; quant aux prédicateurs et aux auteurs, ils sont tiraillés entre deux modèles, celui de la grande rhétorique antique et celui de la simplicité biblique. Parler aux « simples gens » prolonge ainsi l’enquête menée par Michel Zink il y a quelques années dans L’Humiliation, le Moyen Âge et nous (2017) : elle montrait notamment combien la pastorale médiévale exaltait l’humilité tandis que les hommes du Moyen Âge redoutaient l’humiliation plus que tout.
Les réflexions du présent ouvrage pourraient, sans doute, être étendues à l’aire germanique : songeons, par exemple, aux sermons allemands concrets autant qu’imagés de Jean Geiler, à la veille de la Réforme à Strasbourg. Quant aux propos selon lesquels « la nécessité de parler aux “simples gens” a pu avoir sur l’expression littéraire au Moyen Âge un effet [… qui fut] aussi celui d’une confiance dans la puissance de la simplicité » (p. 14), ils ne manquent pas de faire penser, pour le xvie siècle, aux écrits français d’une efficace simplicité de Jean Calvin. On le voit, cet essai limpide est aussi un livre particulièrement stimulant, qui excelle à montrer combien sont intimement mêlées la littérature et la théologie digne de ce nom.
Matthieu Arnold
219xvie-xviiie siècle
Guillaume Farel, Letres certaines (1535). Recueil et conclusion (1535). Confession de la foy (1537). Farel réformateur de Genève. Édition critique par Olivier Labarthe, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance » 640, 2023, xi + 313 pages, ISBN 978-2-600-06429-3, 69 €.
L’édition, par Olivier Labarthe, de trois traités de Guillaume Farel vient enrichir notablement notre connaissance des débuts de la Réforme à Genève.
Les Letres certaines d’aucuns grandz troubles et tumultes aduenuz à Geneve… l’an 1534… (1535) rapportent la prédication anti-réformatrice du dominicain Guy Furbiti durant l’Avent 1533, ainsi que le procès et la dispute théologique qui s’ensuivirent en 1534. L’auteur de cet ouvrage « pseudo-catholique » se donne pour « ung Notaire demeurant à Geneve » (p. 21), mais l’Éd. démontre qu’il s’agit indubitablement de Farel. Le Recueil et conclusion faicte sur les articles disputez en la disputation publique faicte à Geneve…, resté manuscrit jusqu’à la présente édition, consiste en le résumé, rédigé par Farel en l’absence d’actes de ce débat, de la Dispute de Rive (30 mai-24 juin 1535), à la suite de laquelle Genève reconnut officiellement le culte réformé. Enfin, la Confession de la Foy laquelle tous Bourgeois et habitans de Geneue… doivent iurer de garder… (1537) est le texte sur lequel tous les foyers de Genève durent jurer (pour cette raison, il fut imprimé à plus de 2100 exemplaires) pour signifier qu’ils acceptaient la Réforme. Pour ce texte anonyme aussi, en dépit du fait que le titre signale que la Confession est extraite de L’instruction dont on use en L’eglise de ladicte ville, l’Éd. juge que Farel est bien le « rédacteur final » ; certes, les formulations de la Confession se rapprochent autant voire davantage d’expressions utilisées dans les ouvrages de Calvin (35) que dans les écrits de Farel (32), mais 37 expressions spécifiques seraient, quant à elles, « très proches du vocabulaire de Farel » (p. 211).
Chacun de ces écrits développe des thèmes théologiques spécifiques, mais tous trois dessinent avec netteté les contours d’une théologie et d’une piété en rupture avec la foi traditionnelle. Ainsi, « la croix, que nous devons porter, n’est de boys, ne d’or, ne d’argent, mais noz tribulations que patiemment devons porter », et « la parolle de Dieu ne contient point que nous devons prier ceulx qui sont hors de ce monde » (Recueil et conclusion, p. 159 et 195). Les Letres 220certaines traitent en particulier de l’autorité du pape, de l’obéissance qui lui est due et du pouvoir des clés, mais aussi du baptême. Le Recueil et conclusion proclame la justification en Christ seul (art. 1), l’adoration de Dieu seul et la soumission de l’Église à la Parole de Dieu, qui implique le rejet des préceptes ecclésiastiques opposés à cette Parole (art. 2) ; il repousse l’invocation des saints et la vénération des images (art. 3), et affirme – plus brièvement – que le Christ seul a satisfait pour les péchés (art. 4) et qu’il est le seul médiateur entre Dieu et les hommes (art. 5). Conformément à son genre catéchétique (elle réduit au nombre de 21 les 33 chapitres de l’Instruction et confession de foy dont on use en l’Eglise de Geneve), la Confession de la foy commente le Décalogue, le Symbole des Apôtres et le Notre Père – en suivant l’ordre de l’Institutio de 1536 et donc des catéchismes de Luther ; elle traite aussi des deux sacrements conservés par les évangéliques, de la nature corrompue de l’être humain, du salut et de la régénération en Jésus, des « Ministres de la Parolle » ou encore des « Magistratz », auxquels résister serait résister « à Dieu mesmes » (p. 253).
L’édition est extrêmement soignée. Les introductions, de nature historique et théologique, placent clairement chacun des textes dans son contexte, en donnent un résumé voire une analyse, et discutent la question de l’auteur et de l’imprimeur. L’introduction de la Confession s’attarde sur son plan, en le comparant avec précision avec ceux de l’Instruction et confession de foy et de la Confessio helvetica de 1536 ; elle traite aussi de l’influence de la Confession et du refus durable de nombre de citoyens de la signer. Les descriptions bibliographiques des Letres certaines et de la Confession, mises en regard d’une photographie de leurs pages de titre respectives, sont extrêmement complètes. Quant à l’annotation, elle est de grande qualité et témoigne de l’érudition – jamais pédante – de l’Éd. Ainsi, il établit maints parallèles fort pertinents non seulement avec le reste de l’œuvre de Farel, mais encore avec des écrits de Calvin, de Viret et de Marcourt, voire de Zwingli et de Luther.
Plusieurs pièces annexes, une importante bibliographie et un index des noms (« de personnes, de lieux, de groupes de personnes, des fêtes et des jours ») complètent ce très beau volume.
Matthieu Arnold
221Christian Grosse, Michèle Robert, Nicole Staremberg, Amélie Isoz et Salomon Rizzo, avec la coll. de Stefano R. Torres (éd.), Les registres des Consistoires des Églises réformées de Suisse romande (xvie-xviiie siècles). Un inventaire, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance » 626, 2021, 372 pages, ISBN 978-2-600-06285-5, 37 €.
Alors que la publication des registres du Consistoire de Genève se poursuit depuis plus d’un quart de siècle, on sait désormais tout l’intérêt de ces sources pour l’étude de la mise en œuvre de la discipline réformée. Le présent inventaire s’étend quant à lui à l’ensemble de la Suisse romande et couvre une période de plus de deux siècles et demi.
Les trois fonds les plus importants (Vaud, Neuchâtel, Genève) sont présentés en premier (parties I à III), en suivant la chronologie de la création des consistoires en Suisse romande, soit 1537-1538 pour le Pays de Vaud (Lausanne), 1539 pour le Pays de Neuchâtel (Valangin) et 1541 pour Genève ; suivent les fonds plus modestes du Jura bernois et de Fribourg (parties IV et V). Chaque notice comprend au minimum la cote de chaque volume (ou recueil de pièces), son titre et ses dates limites, puis sa description matérielle et le nombre de pages ou de folios qu’il renferme, ainsi que – lorsque l’information existe – le nom du secrétaire qui est l’auteur du registre ; lorsque la page de titre contient des informations utiles, ces dernières suivent en petits caractères. Les introductions aux différents fonds sont grosso modo proportionnelles à leur importance respective : c’est ainsi que pour les registres des consistoires du Canton de Vaud, de loin les plus importants (p. 88-219), une longue introduction (p. 61-86) traite de la création des consistoires urbains, de la « lutte pastorale pour un droit d’excommunication », du lien entre les consistoires paroissiens et le « modèle zwinglien », du rôle prépondérant des laïcs ou encore des évolutions qui conduisent, au début du xviiie siècle, à l’autonomisation des lois somptuaires ; en revanche, l’introduction aux registres des consistoires du Canton de Fribourg (il s’agit principalement du consistoire de la ville de Morat) est longue de quelques pages seulement (p. 333-336) et, à la différence des autres introductions, elle ne traite ni de la procédure mise en œuvre par ces consistoires ni des cas qu’ils ont eu à traiter. Ces différentes introductions mettent aussi en évidence la spécificité des cinq territoires : ainsi, les tribunaux de mœurs 222vaudois – notamment les ministres de Lausanne – tentèrent en vain d’imiter Genève et d’exclure de la Cène les pécheurs impénitents (voir p. 72) ; quant au Pays de Neuchâtel, il a la particularité – en raison de sa situation au carrefour des influences zwinglienne et calviniste – d’avoir eu quatre consistoires seigneuriaux qui ont précédé d’une trentaine d’années la création des consistoires de paroisse ou « petits consistoires » (voir p. 223-226).
L’intérêt de cet inventaire réside aussi dans sa vaste introduction générale (p. 7-57), qui ne se borne pas à en présenter le contenu et la structure, en justifiant la délimitation chronologique (de la Réforme à la fin de l’Ancien Régime, même si, à Neuchâtel, le Consistoire fonctionne jusqu’en 1848, en conservant ses compétences disciplinaires). Elle traite également : de l’historiographie de la discipline réformée ; de la question du processus de rédaction puis de conservation des registres consistoriaux – et plus largement, des archives consistoriales ; des secrétaires consistoriaux ; du passage de la prise de notes au cours des séances du Consistoire (les « brouillards », conservés assez fréquemment à partir de la seconde moitié du xviie siècle) à leur mise au net dans les registres ; de la fiabilité de ces registres.
Les conclusions qui se dégagent de la lecture de ce volume recouvrent celles tirées de l’examen des registres du seul consistoire de Genève : les Consistoires cherchent à imposer aux fidèles des mœurs rigoureuses, « conformes à l’idéal d’une société chrétienne pure » (p. 63) ; leur action est plus « correctrice que punitive », et, dans le cas des conflits conjugaux, qui constitue, souvent en lien avec la sexualité extraconjugale, la principale matière qu’ils ont à traiter, ils œuvrent comme des « instances de médiation » plus que de répression (p. 71) ; les laïcs y prennent une part essentielle.
Une bibliographie (elle concerne les trois principaux fonds, Canton de Vaud, Canton de Neuchâtel et Canton de Genève – qui a été le plus étudié) et un index les lieux complètent cet important volume.
Matthieu Arnold
223John Calvin, Articuli a facultate sacrae theologiae Parisiensi determinati super materiis fidei nostrae hodie controversis. Cum antidoto (1544). Edited by Adriaan Bas, Genève, Droz, coll. « Cahiers d’Humanisme et Renaissance » 191, 2023, xlvii + 207 pages, ISBN 978-2-600-06384-5, 29,99 €.
En 1544, Jean Calvin publia, de manière anonyme, les articles que la Faculté de théologie de Paris avait rédigés un an plus tôt afin de s’opposer à la prédication « schismatique » et qui avaient été autorisés par François Ier le 12 mars 1543. Près d’un tiers de ces articles (29 dans une première version, 25 dans la deuxième version et la première édition française) ont trait à l’ecclésiologie (la primauté du pape, l’autorité des conciles…), les autres concernent les sacrements et la piété traditionnelle (l’invocation et la vénération des saints, l’adoration de la croix et des images, le purgatoire et les prières pour les âmes qui y sont détenues…). Certains historiens les tiennent pour une réponse à l’Institution de 1541. Ils furent connus de Calvin vers le début de 1544, et il rédigea sa réplique entre juin et août. Sa correspondance avec Conrad Gessner et le témoignage de Nicolas des Gallars attestent qu’il est bien l’auteur de l’Antidotum. Une traduction française parut également en 1544 : Les Articles de la Sacree Faculte de Theologie de Paris, concernans nostre foy et religion Chrestienne, et forme de prescher. Avec le remede contre[et non « dontre », p. xxvi]la poison.
Cet intitulé français aurait aussi dû figurer sur la page de titre du présent volume, puisqu’il donne en parallèle l’édition française (page de gauche) et l’édition latine, chacun des vingt-cinq articles étant suivi de son « antidote », i.e. de sa réfutation : « à l’une des pages il y a articles, en l’autre il y a remède », écrit Calvin dans l’avertissement final (p. 184). Ainsi, tandis que les théologiens de Paris donnent de la pénitence une définition sacramentelle (« Laquelle consiste en contrition et confession sacramentale… », p. 24 et 26), la réplique pose qu’il s’agit d’un renouvellement de « noz cueurs » et associe la pénitence à la justification et à la sanctification (« les fruictz de la pénitence, assavoir les œuvres de charité et de bonne et saincte vie », p. 34).
Le texte est établi sur la base de l’édition latine parue à Genève chez Jean Girard et de l’édition française sans indication de lieu ni d’imprimeur qui se trouve à la Bibliothèque de Genève (cote : Bc 848) ; les variantes avec les éditions ultérieures sont signalées. 224L’annotation identifie les citations ou allusions bibliques, tout comme celles des auteurs anciens et médiévaux, qu’elle cite parfois longuement ; elle relève les différences entre l’édition latine et la française ; elle établit des parallèles avec l’Institution et discute quelques points théologiques.
Que cette édition ait été préparée à l’Université de Kampen (Pays-Bas) et subventionnée par une fondation néerlandaise explique sans doute que son introduction (p. xiii-lxvii ; la question de savoir si Calvin est l’auteur du texte français aurait mérité bien davantage qu’une dizaine de lignes, p. xx-xxi) comme le reste de l’apparat critique sont en anglais. Mais en ce qui concerne le fort mince « Glossary » (p. 187), la moindre des choses eût été qu’il fût bilingue et rendît aussi en français contemporain les termes français de Calvin (ou de son traducteur) que l’Éd. a jugé utile d’expliquer au lecteur.
Plusieurs index (noms de personnages historiques et d’auteurs, réunis dans le même index ; citations d’auteurs anciens, médiévaux ou contemporains de Calvin ; citations bibliques) aident à la consultation de cette édition.
Matthieu Arnold
Jeffrey R. Watt et Isabella R. Watt (éd.), Registres du Consistoire de Genève au temps de Calvin. Tome XVII :15 février 1560-20 février 1561, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance » 643, 2023, xlv + 511 pages, ISBN 978-2-600-06459-0, 125,55 €.
Année après année, les registres du Consistoire de Genève, publiés avec soin par Jeffrey R. et Isabella Watt, permettent au lecteur de pénétrer dans l’intimité de la société de Genève et d’examiner par le menu les tentatives – non toujours couronnées de succès ! – menées par les pasteurs pour discipliner leurs ouailles. Chaque volume édité témoigne à la fois des permanences dans les comportements et les croyances des Genevois, ainsi que dans la pastorale de leurs ministres, et des évolutions des uns et de l’autre.
L’année 1560, qui voit, en France, l’échec de la conjuration d’Amboise (les Genevois qui y ont participé sont sévèrement admonestés), est une année d’intense activité du Consistoire. Son pouvoir continue de s’accroître puisqu’il convoque désormais 225des personnes accusées de vol et intervient dans le domaine de l’assistance publique : comme la veuve Huguette Charrey, à qui l’aumône avait « esté faicte assez largement », la dénigre en la qualifiant de « belle aumosne de m[…] », les membres du Consistoire font dire aux « gouverneurs de la Bourse qu’ilz ne lui baillent rien de longtemps et la laissent ung peu jeuner » (p. 112, 9 avril). Que l’on n’en conclue point que Calvin et ses collègues étaient indifférents à la détresse des nécessiteux : au contraire, en cette année de pénurie alimentaire, le Consistoire prie les membres du Conseil de « mettre ordre » suite à l’« exaction insupportable » du châtelain de Jussy et de ses compagnons dîmiers, tandis qu’il se contente d’admonester, pour ses « imprecations », Gonin Duchesne qui s’est rebellé contre le châtelain et ses assistants (p. 381, 14 novembre). En 1560, les pasteurs intensifient par ailleurs les mesures punitives destinées à saper la résistance au catéchisme des jeunes gens qui préfèrent se rendre chez le maître d’escrime François Des Eaux, et ils s’en prennent d’autant plus aux danseurs que le nombre de ces derniers augmente : le 17 octobre, c’est « une grande quantité de danceurs et dancesses […] jusques au nombre de trante » qui sont « ranvoyez à leur mesnage avecq admonitions et remonstrances » (p. 350). Signalons encore l’affaire de Marie Ringard, veuve d’un orfèvre, qui se targue de bénéficier des révélations de l’Esprit. Or l’une d’entre elles lui a appris que Calvin « estoit son mary » ! Elle déclare aussi à une compagne « Vous estes une reprouvee », et, interrogée par le Consistoire sur ses propos, confesse « que ce sont assaultz de Sathan » (p. 417, 17 décembre). Or, après avoir été bannie durant quelques mois, elle est réadmise à la cène dès le 22 mai 1561 en raison de sa contrition ; il s’agit là, de la part du Consistoire, d’une mesure particulièrement indulgente.
Comme pour les années précédentes, le Consistoire sévit aussi dans les cas d’absence au sermon, de chansons illicites ou encore de critiques envers les pasteurs (mais elles sont désormais fort rares). Une bonne partie de son activité continue de concerner l’éthique sexuelle et conjugale. L’adultère et l’abandon du domicile conjugal sont les motifs que les conjoints allèguent le plus souvent pour se séparer (et pouvoir se remarier), mais le Consistoire s’attache à les réconcilier, y compris dans les cas de violences conjugales ; ces dernières le heurtent moins que la sensibilité moderne, et il renvoie avec « bonnes admonitions » tant la victime que son agresseur (ainsi, p. 175, 23 mai). Il n’est d’ailleurs pas rare que les 226époux soient convoqués pour s’être tous deux « combatus plusieurs fois » (p. 137, 25 avril) ou « se combattre comme chiens et chatz » (p. 340, 3 octobre), ni même que le mari soit la seule victime des violences : ainsi, Andrée Paquet « a prins son mary par la barbe et l’a battu, pource qu’elle est plus forte que luy et est une enragee [sic !] » (p. 249, 11 juillet) ; et lorsque Pierre Garmaise allègue que les « marques qu’il porte » proviennent de ce qu’il s’est blessé, Calvin rapporte au Consistoire que « le guet de Messieurs estant entré, trouva que la femme fut la plus forte et avoyt faict des marques au mary, qui saignoit comme ung bœuf » (p. 460, 23 janvier 1561). Dans ce dernier cas aussi, les deux époux furent privés de la cène et renvoyés au Conseil « pour en estre punys » (ibid.).
De même que pour les tomes précédents, l’apparat critique est exemplaire ; les notes infrapaginales et le glossaire aident à mieux comprendre les centaines de cas mentionnés dans ce volume des registres. Quant aux volumineux index (sujets, lieux, noms de personnes, p. 481-510), ils facilitent la consultation de ce recueil qui témoigne de la complexité de l’histoire et de la pratique pastorale assez nuancée du Consistoire au temps de Calvin.
Matthieu Arnold
Clément Marot, Théodore de Bèze, Les Psaumes mis en rime française. Volume II. Transcription et adaptation en français moderne par Max Engammare. Musique transcrite par Alice Tacaille, Genève, Droz, coll. « Texte courant » 10, 2023, xv + 465 pages, ISBN 978-2-600-06434-7, 17,90 €.
Quatre ans après avoir donné la première édition critique du Psautier de 1562 (voir RHPR 2021/3, p. 413-414), Max Engammare en propose une transcription en français moderne, avec une musique à une voix (pour Calvin, la « musique rompue », i.e. la polyphonie, ne correspond pas à la majesté de Dieu) transcrite par Alice Tacaille, spécialiste de la musique de la Renaissance. Tout en modernisant l’orthographe, la ponctuation et quelques expressions vieillies, les éditeurs entendent ainsi que l’on puisse chanter à nouveau les textes de Marot et de Bèze tels qu’ils résonnaient au xvie siècle dans les temples de Genève, de La Rochelle, de Londres ou de Francfort.
227De la sorte, « Ainsi qu’on oit le cerf bruire… » (Ps 42) devient « Comme on entend le cerf bruire ». Quant à la fin de la troisième strophe de « Que Dieu se montre seulement » (Ps 68), « Dieu fait avoir pleine maison / À ceux qui ont longue saison / Sans nuls enfans soufferte : / Delivre les siens enferrez, / Tient les rebelles enserrez / En leur terre deserte », elle est rendue par : « Dieu fait avoir pleine maison / À ceux qui ont longue saison / Sans nul enfant chétive ; / Délivre les siens enfermés, / Tiens les rebelles enserrés / En leur terre tardive ».
Les argumentaires des Psaumes ont été regroupés en fin de volume, après le cantique sur le Décalogue (« Les commandements de Dieu ») et le cantique de Siméon. Une liste d’annotations explique les mots qui, bien que vieillis, ont été conservés dans leur orthographe ancienne en raison de la rime, et deux pages contiennent les errata – peu nombreux – au volume 1er. Il aurait été utile d’y ajouter la liste des incipit des 150 psaumes.
Matthieu Arnold
Hugues Daussy, Un royaume en lambeaux. Une autre histoire des guerres de religion (1555-1598), Genève, Labor et Fides, coll. « Histoire », 2022, 260 pages, ISBN 978-2-8309-1793-2, 19 €.
Paul-Alexis Mellet, Les remontrances. Discours de paix et de justice en temps de guerre. Une autre histoire des guerres de religion (France, v. 1557-v. 1603), Genève, Droz, coll. « Cahiers d’Humanisme et Renaissance » 186, 2022, 563 pages, ISBN 978-2-600-06336-4, 39 €.
Quatre-cent-soixante ans après le massacre de Wassy (1562), deux ouvrages importants s’attachent à éclairer d’un jour nouveau les guerres civiles qui ont déchiré la France pendant un demi-siècle : ainsi, l’un et l’autre proposent « une autre histoire des guerres de religions », seule leur chronologie respective divergeant légèrement. Certes, tous deux refusent le découpage traditionnel en huit guerres de religion. Mais Hugues Daussy choisit pour point de départ l’année 1555, qui voit apparaître au grand jour les premières communautés protestantes en même temps qu’un important mouvement de conversion nobiliaire au protestantisme, et comme point d’arrivée l’Édit de Nantes (il disjoint la politique et la religion), 228même s’il n’a pas entièrement réconcilié les Français (p. 227 et 237-240). Quant à Paul-Alexis Mellet, sa « nouvelle chronologie des guerres civiles » lui est donnée par celle des remontrances imprimées, dont les 377 éditions étudiées se répartissent entre 1557 et 1603 ; les pics sont atteints en 1561 et en 1588-1589, lors des transitions dynastiques : le sacre de Charles IX et l’assassinat de Henri III (p. 164-165).
Le genre respectif des deux ouvrages a pour conséquence qu’ils se complètent bien plus qu’ils ne se font concurrence. Un royaume en lambeaux veut être une présentation sélective et thématique des guerres de religion, et son érudition est discrète – y compris dans sa « bibliographie sélective » (p. 254-258) –, même si Hugues Daussy, auteur notamment des volumineux travaux Les huguenots et le roi. Le combat politique de Philippe Duplessis-Mornay (1572-1600) (Genève, 2002) et Le parti huguenot.Chronique d’une désillusion (1557-1572) (Genève, 2014), connaît impeccablement les sources. Pour sa part, l’épais ouvrage Les remontrances est le fruit d’une thèse d’habilitation à diriger des recherches, et sa publication, même si elle se lit très agréablement, obéit aux lois du genre : l’auteur allègue de nombreuses références théoriques, sa thèse comporte un état de la question, des notes infrapaginales nombreuses et une impressionnante bibliographie (p. 527-551), que précède la liste, plus étoffée encore, des sources manuscrites (p. 469-526).
Agencé en six chapitres, Un royaume en lambeaux entend « mettre en lumière un choix de traits caractéristiques de ce demi-siècle, afin de donner quelques clefs utiles à la compréhension des dynamiques à l’œuvre au cours de ces guerres civiles » (p. 10).
La première étape de ce « cheminement thématique », « Un corps démembré » (chapitre i), met en évidence la désintégration rapide de l’unité au cours de la décennie 1550, à commencer par la fracturation de la noblesse française due à l’adhésion, pour une « infinité de raisons » (p. 24), d’une grande partie d’entre elle à la Réforme. Cette fracture, qui n’épargne pas même la branche des Bourbons, s’étend à la noblesse provinciale et entraîne une « fragmentation géoconfessionnelle du royaume » (p. 29). Deux « partis » antagonistes se structurent à la fin de la décennie 1550, les « intransigeants », qui se radicaliseront dans les années 1580, et le « parti huguenot », qui se construit au fil des événements politiques et militaires. La Couronne se situe du côté catholique, tout 229en prônant la conciliation ; quant aux « hommes de l’entre-deux », que l’A. qualifie de « catholiques modérés », ils peinent à faire entendre leur voix avant la « dernière guerre civile », où ils font progresser l’idée d’une politique de tolérance indispensable à la paix (p. 51). Il va de soi, insiste l’A., que les frontières entre les ligueurs, les huguenots et les modérés ne sont nullement étanches, chaque « bloc » connaissant par ailleurs des évolutions.
Une fois le contexte campé, le chapitre ii, « Une crise d’ampleur internationale », montre le rôle majeur joué dans le conflit par les puissances européennes, à commencer par l’Espagne et l’Angleterre, dont l’intérêt pour la France n’était pas motivé par la seule question religieuse (voir p. 69-72). La mention, chiffres à l’appui et en lien avec des batailles précises, d’un certain nombre de contingents étrangers – venus de Hesse, d’Angleterre, de la Suisse protestante, des Pays-Bas, mais aussi d’Espagne, d’Italie ou des Cantons catholiques – entrés en France illustre parfaitement combien le Royaume devient un « champ de bataille européen » (voir p. 85-97) : entre 1562 et 1598, 350 000 soldats – estimation basse – y sont entrés !
Délaissant le terrain militaire, le chapitre iii, « Un laboratoire politique », traite du combat de plume : les différentes formes qu’il revêt, l’image – « exécrable » – de l’ennemi qu’il construit et le « radicalisme politique » qu’il engendre (voir ainsi les traités dits « monarchomaques », p. 133-137), mais aussi les conceptions nouvelles auxquelles il donne naissance ; le demi-siècle d’affrontements sanglants a été aussi celui d’une intense réflexion, notamment chez le « parti huguenot » et chez les « modérés », sur l’exercice de la royauté et sur le lien entre sphère politique et sphère religieuse.
Le chapitre iv, « Une crise de croissance de la puissance monarchique », examine les stratégies adoptées par les souverains qui se sont succédé, de François II à Henri IV, en contestant d’emblée la « lecture superficielle » qui donnerait une « impression d’improvisation permanente et de perte de contrôle apparent » (p. 145). Hugues Daussy parle ainsi d’un choix « contraint », mais aussi « assumé », du dialogue par la monarchie, tant en 1560-1562 que dans les années 1590. Mais la politique royale est faite aussi de manifestations d’autorité, au nombre desquelles l’A. compte l’élimination « de manière préventive », par Charles IX qui « assume publiquement [cette] exécution », des chefs de la noblesse huguenote présents à Paris (Saint-Barthélemy, p. 164-165). Quant au parti des « politiques », il contribue, au début du règne de Henri IV (1589-1594), 230à « enraciner la conviction selon laquelle l’usage absolu du pouvoir est désormais devenu une manifestation ordinaire de la souveraineté royale » (p. 184). Ainsi, l’histoire des guerres de religions n’est pas seulement, loin s’en faut, l’histoire de l’affaiblissement du pouvoir monarchique.
Le chapitre v, « Une France désolée », redescend au niveau du peuple de France, et c’est pourquoi c’est dans ces pages que, disjoignant l’action de Charles IX du « mouvement instinctif du peuple de Paris », l’A. traite du massacre qui a suivi l’exécution royale avant de s’étendre à la province (p. 192-193). Hugues Daussy rejoint les thèses de Denis Crouzet pour inscrire la cruauté des « guerres de religion » dans une perspective d’angoisse eschatologique (p. 189-192). Outre les « massacres populaires », les Français sont confrontés à la violence des opérations militaires évoquées en partie au chapitre ii. Les pertes sont considérables parmi les soldats, victimes aussi d’épidémies et d’une mauvaise alimentation, tandis que les civils sont les victimes des pillages voire des massacres des troupes de mercenaires, en particulier les Allemands. L’A. ne tait pas les conséquences économiques « désastreuses » de la guerre, qui vide les caisses de l’État alors même que la population est accablée d’impôts et qu’en cinquante ans, les prix sont multipliés par trois au quatre (p. 211-216). Il traite, in fine et brièvement, du Refuge, sans exagérer son importance (« Il est bien difficile d’évaluer l’ampleur de ces flux », p. 219).
Le chapitre vi est consacré à la chronologie, dont nous avons discuté plus haut.
La conclusion (p. 241-245) reprend les thèses du chapitre iv, inspirées par Arlette Jouanna, sur le passage d’une puissance monarchique absolue à un prince absolu, tout en soulignant la restauration de l’Église par l’Édit de Nantes et la postérité des doctrines « monarchomaques » chez les philosophes anglais. De précieux « repères chronologiques » (p. 247-251) complètent utilement cet ouvrage, qui excelle à montrer l’enchevêtrement des facteurs qui ont créé les conditions d’un « conflit interminable », mais également les évolutions auxquelles ce conflit a donné lieu. Un royaume en lambeaux ne prétend pas « tout dire » sur les guerres de religion, mais on ne pourra plus traiter de ces dernières sans l’avoir lu.
Les 377 textes imprimés (700 avec leurs rééditions) étudiés par Paul-Alexis Mellet « dans leur production, leur matérialité et leur 231fonction » (p. 24) donnent nécessairement une image moins sombre de France de la seconde moitié du xvie siècle, puisqu’il s’agit de « discours de paix et de justice ». Nombreux sont, néanmoins, les parallèles entre son ouvrage et celui de Hugues Daussy. Ainsi, ce que les remontrances donnent à entendre des « miseres » des différentes provinces (chap. vi, « La situation critique du royaume ») consonne avec le portrait de la « France désolée » d’Un royaume en lambeaux, même si Paul-Alexis Mellet met en garde contre une confiance excessive dans leur « “rhétorique des misères” pleine d’exagération » (p. 281) ; en effet, ce discours plaintif n’en reste pas moins lucide (ibid.).
La première partie est consacrée aux remontrances, « genre de discours spécifique ? » Après une étude de l’étymologie et des originaires parlementaires des « remonstrances » (chap. ier), l’A. met en évidence qu’il s’agit d’un genre de discours hybride, entre écriture et oralité (chap. ii), et il étudie le lien entre les remontrances manuscrites – qui n’entrent pas dans le cadre de son étude – et les imprimés, avant de s’intéresser aux éditeurs et aux imprimeurs (on les trouve principalement à Paris et à Lyon), ainsi qu’aux lecteurs de ces publications en français. La remontrance est un « phénomène éditorial d’abord français », mais elle essaime très rapidement aux Pays-Bas, puis des décennies plus tard en Angleterre (p. 123-124). Ce n’est qu’au chap. iii que l’A. présente son corpus. Les rédacteurs identifiés des remontrances (plus de 50 % sont anonymes) sont en premier lieu des jurisconsultes, membres de l’entourage royal ou représentants du roi dans les provinces, ou encore des représentants de la haute noblesse (ainsi, Louis de Condé). On trouve aussi des prélats (ils peuvent relever en même temps de la première catégorie), et, plus largement, des membres du clergé régulier ou séculier, et, du côté des protestants, des ministres tels qu’Antoine de Chandieu. Parmi les auteurs notoires, on signalera, outre Ronsard (sa fameuse Remonstrance au peuple de France connut maintes éditions), Jean de La Taille et François Hotman. S’agissant des constantes littéraires du genre, l’A. démontre que l’on ne saurait enfermer les textes de son corpus dans les « trois moments successifs » – la plainte, le reproche et l’appel à l’aide – repérés en 2009 par Alexandre Tarrête sur la base d’un corpus plus restreint : bien des remontrances battent ce schéma en brèche, d’autant plus que les remontrances imprimées sont très sensibles à l’actualité politique (p. 149-155). Elles n’en constituent pas moins un genre 232de discours spécifique : elles « mettent par écrit, sur un registre argumentatif, une parole prétendument orale, faite d’injonction à l’action, d’attente et d’espoir » (p. 179).
Dans la deuxième partie, « Un moyen de gouverner, un moyen de contester », l’A. traite successivement des remontrances adressées au roi (chap. iv), des remontrances « descendantes », expression de la volonté royale (chap. v) et du tableau de l’état du royaume qu’elles brossent (chap. vi). Les adresses au roi confortent, questionnent ou contestent son action et son autorité, mais souvent, le monarque n’en est pas le seul destinataire. Certaines remontrances s’adressent « aux princes chrétiens » en général (ainsi, la Remonstrance sérieuse, 1588), et 17 % des remontrances visent, comme celle de Ronsard, le peuple français dans son ensemble (p. 197). L’A. étudie aussi les différentes stratégies rhétoriques mises en œuvre pour que le roi prenne les remontrances « en bonne part » (p. 215-219), ainsi que les réponses royales qu’en bien des cas, Charles IX et Henri III s’attachèrent à leur donner (p. 219-226). Quant aux remontrances « descendantes », elles constituent l’un des moyens, pour le roi, d’exprimer sa volonté et de gouverner. Il cherche notamment à imposer le retour à la paix, une « paix d’oubli » comme il apparaît aussi dans ses édits (p. 232-237). Avec l’accession de Henri IV au trône, il importe également pour le roi d’assurer sa légitimité politique, en tant que fruit de « la deuxiesme branche de sainct Loys » (p. 259). Concernant le discours des remontrances sur « la situation critique du royaume » (chap. VI), elles ne déplorent pas seulement les violences de la guerre, mais elles participent aussi, par leur violence verbale, de la violence de la France dans la seconde moitié du xvie siècle. Ainsi, pour nous borner à cet exemple, dans la Brieve remonstrance sur le mort de l’Amiral (1572), les Réformateurs font couler le sang des catholiques par « l’Évangile sanguinaire » (p. 311).
La troisième partie, « L’émergence d’une “société ouverte” ? », examine la volonté de réformation dont les remontrances sont porteuses et la nature de leurs projets politiques. Le chap. vii traite du lien entre les remontrances, dont les auteurs sont le plus souvent des représentants officiels, et les différents types de représentation au sein de la société française du xvie siècle, y compris les assemblées protestantes qui, de 1565 à 1595, s’adressent régulièrement « au Roy » (voir p. 328-329 et 341-342). Visant à la « défense du pauvre peuple affligé », les remontrances concernent en fait l’ensemble de la société, et leurs doléances majeures ont trait aux impôts, à 233la justice et à la paix (chap. viii). Sur ce point aussi, la critique de la pression fiscale (ce qui « reste ruiné […] est chargé toutesfois de toutes et telles tailles qu’il fut onques », p. 383) rejoint le propos de Hugues Daussy sur le caractère excessif de cette pression. Pour le projet de « réforme » du royaume qu’expriment les remontrances, le rejet de la violence et la parrhesia, le « discours de vérité », sont des conditions sine qua non, et les objectifs la « concorde », mais aussi l’« amitié » voire la « dilection » (chap. ix) ; de manière plus concrète, les remontrances valorisent une « monarchie du conseil » qui s’appuie, entre autres, sur un conseil du roi rénové et des États généraux efficaces.
La conclusion (p. 457-467) rappelle que les remontrances ressortissent à la « littérature de paix et de justice » qui se développe durant les guerres de religions. Les remontrances, insiste-t-elle, révèlent que les guerres civiles furent non seulement une période de violence, mais encore un temps riche en « processus de négociation, d’arrangement et de conciliation mis en œuvre pour parvenir à la justice et à la paix » (p. 461-462). Un « index nominum » (p. 553-559) facilite la consultation de cet ouvrage de référence.
Matthieu Arnold
Court de Gébelin, Les Toulousaines. Introduction et édition critique de Hubert Bost. Avec un dossier de correspondances relatives à la genèse, à l’élaboration et à la réception de l’ouvrage, Paris, Honoré Champion, coll. « Vie des Huguenots » 97, 2023, 663 pages, ISBN 978-2-7453-5974-2, 98 €.
Voltaire, on le sait, a été l’avocat le plus célèbre de Jean Calas, mais il n’a pas été le seul. Parmi ceux qui ont pris la défense de Calas, on trouve Antoine Court de Gébelin (1728-1784), auteur des Toulousaines ou Lettres historiques et apologétiques. En faueur de la Religion Reformée, & de divers Protestans condamnés dans ces derniers tems par le Parlement de Toulouse, ou dans le Haut Languedoc (1763). Comme le suggère le titre de cet écrit, le fils du célèbre Antoine Court n’a pas écrit seulement en faveur de Calas, mais ce sont trois drames qui, intervenus au cours du premier trimestre 1762 à Toulouse ou dans les environs, l’ont poussé à prendre la plume. Le 19 février, le pasteur François Rochette est 234condamné à la pendaison, et les trois frères Grenier sont décapités pour avoir tenté de le libérer ; le 20 février, les membres de la famille Sirven sont soupçonnés d’avoir fait périr Élisabeth, leur fille et sœur, au motif qu’elle avait manifesté l’intention d’embrasser le catholicisme ; le 10 mars, Jean Calas est roué pour une affaire fort similaire à celle des Sirven : il aurait pendu son fils Marc-Antoine qui voulait se convertir.
Court de Gébelin est éloigné des lieux des trois drames, puisqu’il forme les futurs pasteurs français au Séminaire de Lausanne sous le contrôle des comités de Genève et de Lausanne. Peut-être en a-t-il été informé par Pierre-Paul Sirven, le frère d’Élisabeth, qu’il a aidé à trouver refuge et à s’établir en Suisse. Par ailleurs, Court de Gébelin était d’autant plus sensible au sort de François Rochette que ce dernier avait étudié au Séminaire de Lausanne et qu’il lui avait donné des nouvelles des succès de sa prédication. Court de Gébelin commence à s’intéresser à l’affaire au mois de juin 1762, et il projette dès lors de rédiger un « Memoire » qui pourrait renfermer un « placet de Mr Sirven pour Mr le procureur général » (lettre du 6 juin 1762, p. 478). Au mois d’octobre, il a trouvé le titre de cet ouvrage (Les Toulousaines), dont la matière s’est étendue « par la multitude des choses intéressantes qui y entreront » : il y sera question, certes, du pasteur Rochette, des Calas et des Sirven, mais l’apologie s’étendra aux « ministres du Désert » et à la religion réformée ; l’ouvrage mettra en lumière « le ridicule et l’absurdité de la persécution et de l’intolérance », en particulier la persécution des protestants par le Parlement de Toulouse, et il discutera des conceptions de Voltaire et de Montesquieu. Il paraîtra « en forme de lettres », son style en sera « aussi vif qu’il a été possible » (8 octobre 1762, p. 509). Les 25 lettres prévues initialement (19 et 27 septembre 1762, p. 527 et 537) passeront finalement à 30. Les plaidoyers en faveur de Calas et de sa famille (Lettres 1, 4, 9, 23, 24, 27 et 30), de Sirven (Lettres 21 et 25) et du pasteur Rochette et ses compagnons (Lettres 2 et 22) sont enchâssés dans des réflexions plus larges sur l’intolérance (Lettres 1) et sur le fanatisme à Toulouse (Lettres 5 à 8), ainsi que dans des apologies des ministres du Désert (Lettres 14 et 15) et, plus largement, du protestantisme : Jean Calvin (Lettres 12 et 13), Martin Luther (Lettre 13) et surtout la religion réformée, qui est « sublime », « lumineuse » et « aimable » (Lettre 20). L’ouvrage se termine par les « éloges de Mr de Voltaire & des avocats de Paris qui travaillent en faveur [de Calas à Paris] » (Lettre 30) : « Je 235crois que ni Mr de Voltaire ni Mrs les avocats de Paris n’auront à se plaindre de la maniere dont je parle d’eux dans cette lettre » (à Charles Manoël de Végobre, 24 octobre 1762, p. 557).
Toutefois, ces éloges ne suffirent pas à rassurer Voltaire, qui, au printemps de 1762, s’était efforcé de constituer un comité de soutien à Calas. Il n’entendait pas que d’autres écrits pussent faire concurrence à son Traité sur la tolérance, et s’inquiétait que l’on mêlât à l’affaire Calas « l’aventure de Sirven et de sa fille », qui n’avait pas encore été jugée (à Paul Claude Moultou, [14 mars 1763], p. 586) : « Il est d’une extrême importance que les Lettres toulousaines ne paraissent point en France. Les ouvrages que l’on peut écrire sur cette matière délicate ne peuvent être confiés qu’à des personnes sûres. C’est le parti que prend l’auteur du Traitté[sic !]sur la tolérance » (à Jacob Vernes, 14 mars 1763, p. 587-588). Si l’on ajoute à cette opposition celle des comités de Lausanne et de Genève, auxquels Court de Gébelin n’avait pas demandé l’aval et qui considéraient que son ouvrage ferait courir de gros risques aux protestants de France, on comprend que cette apologie était vouée à l’échec. Or dès octobre 1762, alors même qu’il n’avait pas encore achevé la 30e lettre, Court de Gébelin préparait une seconde édition, parallèle à la première, parce que faute de papier, il n’avait pu imprimer que mille exemplaires (lettre du 17 octobre, p. 553)… Le 21 mars 1763, le Conseil de Genève « port[a] le coup de grâce » aux Toulousaines en interdisant leur vente (« Introduction », p. 45). Dès le 28 mars 1763, Voltaire se réjouit de ce que Court, « bon parpaillot […] fils d’un prédicant », supprime son livre « de bonne grâce », et, grand seigneur, il propose quelques semaines plus tard qu’on le dédommage : « Je pense qu’un présent de dix louis suffirait. J’offre d’en paier le quart » (p. 596 et 598). Des exemplaires des Toulousaines n’en circulèrent pas moins en France, mais on était loin du succès attendu par l’auteur. Par la suite, jamais l’ouvrage ne fut réédité.
C’est donc tout l’intérêt de l’édition scientifique publiée par Hubert Bost que de redonner ce texte dans sa première version (458 pages), 260 ans après le « fiasco » de l’« entreprise éditoriale des Toulousaines » (« Introduction », p. 48). Les variantes avec la seconde édition (444 pages) sont données dans un long tableau (« Variantes entre les deux éditions », p. 451-488). Même si Court de Gébelin se proposait d’écrire les Toulousaines dans un « style vif », force est de constater que ce style n’est pas celui de Voltaire. 236Il n’empêche : son apologie est soutenue par une vaste connaissance de l’histoire des Églises protestantes de France et même de la Réforme ; il connaît l’affaire Sirven de première main ; il développe des réflexions théoriques et pratiques sur la tolérance civile nourries tant des travaux de son père que de la lecture des philosophes. Quant à son « portrait de la religion réformée » (Lettre 20), il est lumineux : « Faite pour l’homme, claire, pure, raionnante de lumiere, toute raisonnable, qui ne s’attacheroit à elle ? & qui, l’aiant une fois connue, peut l’abandonner ? […] Aussi […] les prisons les plus rudes & les plus horribles, les chaines les plus pesantes, les supplices les plus cruels, sont incapables de nous faire quitter cette religion pour une autre : depuis deux siécles & demi, nous la soutenons malgré tant de rigueurs. Quel puissant préjugé en sa faveur ! » (P. 275.)
L’édition établie par Hubert Bost est exemplaire. Elle est précédée par une ample introduction (p. 7-51) et suivie par un dossier de pas moins de 146 lettres (ou extraits de lettres, p. 391-621) dont plusieurs ont été citées dans le présent compte rendu. Cette correspondance reprend non seulement des lettres éditées (ainsi, celles de Voltaire ou de Rousseau, lequel ne s’illustre guère par son soutien à ses coreligionnaires), mais encore un nombre important de textes manuscrits, puisés notamment dans les riches fonds Bibliothèque du Protestantisme français. Cette correspondance, dont la liste détaillée est donnée dans la table des matières, est indexée (p. 643-651), et il en va de même pour l’édition des Toulousaines (p. 627-642). La bibliographie, placée après l’introduction (p. 53-57), contribue, elle aussi, à faire de cette édition un ouvrage de référence, qui nous plonge dans la littérature clandestine huguenote du xviiie siècle.
Matthieu Arnold
xixe-xxie siècle (à suivre)
Lauriane Savoy, Pionnières. Comment les femmes sont devenues pasteures. Avec une préface d’Anne Soupa et une postface d’Élisabeth Parmentier, Genève, Labor et Fides, 2023, 376 pages, ISBN 978-2-8309-1806-9, 24 €.
Contrairement à ce que pourrait laisser entendre son titre, cet ouvrage ne propose pas une histoire globale de l’accès des femmes 237au pastorat, mais il se concentre sur les Églises de Genève et de Vaud. Par ailleurs, comme le reconnaît d’emblée l’A., les Églises des deux cantons « ont connu des processus différents dans l’ouverture des responsabilités aux femmes » (p. 15). Il n’en demeure pas moins pertinent de traiter ensemble ces deux Églises de Suisse romande.
La présente enquête se veut « à la croisée entre histoire, théologie et études genre [sic !] » (p. 15). Elle repose sur de la documentation écrite, publiée (il est dommage que l’importante bibliographie, p. 349-368, ne distingue pas entre les études et les imprimés qui relèvent des sources) ou inédite ; elle se fonde aussi sur des entretiens (la liste n’en est pas donnée) réalisés avec des femmes qui ont effectué des études de théologie, qu’elles soient devenues ensuite pasteurs ou non, « et même [sic !][avec] quelques hommes pasteurs… » (p. 16). Elle est agencée en quatre longs chapitres : « Les prémices » (1900-1960) ; « Débats théologiques » ; « Les pionnières et l’institution » (1920-1971) ; « Mutations du ministère pastoral » (1970-2020).
Le chap. 1 commence par rappeler que, dans les cantons de Genève et de Vaud, il y eut des « femmes de pasteurs » bien avant les « femmes pasteures » (p. 18), les premières se regroupant en associations à partir des années 1920. Mais auparavant, dès les années 1860, des femmes protestantes de Suisse romande conjuguent engagements philanthropiques et féministes. Ces féministes du tournant du siècle, qui militent aussi pour l’égalité dans l’Église, ont pour point commun, souligne l’A., de n’avoir pas d’enfant, à une époque ou charge de famille et carrière professionnelle durable paraissent « complètement incompatible[s] » (p. 31). L’A. met également en évidence le fait que plusieurs hommes, qui ont généralement un lien étroit avec le pastorat, les soutiennent dans leurs revendications de droits sociaux, politiques et économiques (voir p. 36-43) ; ce fut le cas de Henri Roehrich (1837-1913), qui exerça notamment son ministère réformé à Strasbourg (1873-1879). La question de l’accès des femmes au suffrage ecclésiastique apparaît aussi à la fin du xixe siècle, et ce sont tout d’abord les Églises libres qui y répondent positivement (voir p. 45). S’il faut, à Genève, attendre 1910 pour que le Consistoire leur accorde ce suffrage, il est à noter que, dans le domaine politique, il leur faudra patienter encore un demi-siècle (p. 47). La proportion des femmes dans les Conseils de paroisse croît rapidement, puisqu’elle se monte à 23 % en 1935 (p. 50). L’accès des femmes aux études théologiques à 238Genève n’a lieu qu’à partir de 1923, mais il est vrai que la « maturité gymnasiale » (le baccalauréat) leur a été ouverte quelques années auparavant seulement. À Lausanne, alors que l’Université accueille des femmes à partir de 1890, ce n’est qu’en 1928, faute de débouchés après leurs études, qu’y apparaissent les premières jeunes filles (p. 54-57). Si des « ministères féminins » sont proposés à Genève (dès 1917) puis à Lausanne (à partir des années 1930), en lien avec une formation distincte des études universitaires, il ne s’agit en théorie que de fonctions d’auxiliaire de pasteur ou d’assistante de paroisse, lesquelles sont médiocrement rémunérées. Or, dans les faits, plusieurs de ces « dames visitantes » (p. 67) suppléent à l’absence de pasteur dès les années 1930. À la génération suivante, certaines d’entre elles, comme Marie-Madeleine Necker (1916-2015) et Véronique Laufer (1922-2017), finiront par devenir « pleinement pasteures » (p. 72). Mais les Genevois ont l’occasion d’entendre prêcher des femmes venues de Grande-Bretagne dès 1920, à l’occasion du VIIIe Congrès de l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes ; les comptes rendus de la prédication de Maud Royden, rédigés par des femmes, soulignent la simplicité et la modestie de la prédicatrice, ainsi que l’émouvante sobriété de son costume noir avec rabat blanc (p. 80-82).
Le chap. 2, qui s’ouvre sur une présentation bien trop sommaire de la question du pastorat féminin chez les Réformateurs (p. 85-86 ; il en va de même, p. 246, à propos du diaconat chez Calvin), présente les arguments en sa défaveur puis en sa faveur. Dans le camp des opposants, dont la « posture » se retrouverait aujourd’hui chez les adversaires des unions homosexuelles (p. 117) – ce jugement n’est guère étayé –, on trouve surtout le mouvement Église et Liturgie. L’A. souligne d’emblée la proximité de ce dernier avec le mouvement nationaliste La Ligue vaudoise, ainsi que les positions antisémites de plusieurs de ses membres fondateurs (p. 89) ; plus loin, elle rapporte que ses détracteurs le surnommaient « Église et léthargie » (p. 219). À partir des années 1950, ses deux principaux représentants sont le pasteur Roger Barilier et le professeur de théologie de Neuchâtel Jean-Jacques von Allmen, dont les propos sur le pasteur « représentant du Christ » sont très proches du catholicisme. À l’aide de nombreuses citations, l’A. expose de manière critique leurs arguments bibliques, ecclésiologiques puis « essentialistes » (p. 90-117). Dans le camp des partisans du pastorat féminin, que plusieurs notes infrapaginales associent de manière 239plus ou moins précise à la Résistance, on trouve en particulier le néotestamentaire genevois Franz J. Leenhardt : dans un article de 1948 publié par Études théologiques et religieuses (EThR), il souligne la différence de contexte entre son époque et celle où les textes du Nouveau Testament furent rédigés. Des arguments pro viennent surtout de théologiens qui ne sont pas Suisses. Par sa Découverte de la femme (1951, traduction de Die wirkliche Frau), Charlotte von Kirschbaum contribue à nourrir la réflexion sur « la vocation de la femme dans l’Église » (p. 122). En 1963, Georges Casalis, toujours dans EThR, réplique à l’étude de J.-J. von Allmen parue quelques mois plus tôt, « Est-il légitime de consacrer des femmes au ministère pastoral ? ». Casalis souligne que c’est sa « qualification professionnelle […] d’ordre théologique » qui fait la spécificité du pasteur, et que la venue du Christ abolit les rapports de « domination et de dépendance » que l’on trouve dans certains textes bibliques (p. 132-133). En 1964, les pasteurs – et futurs professeurs de théologie – Éric Fuchs et Jean-Marc Chappuis emboîtent le pas à Casalis. En 1967, dans un ouvrage commandé par le Conseil Œcuménique des Églises, Francine Dumas plaide pour l’accès des femmes à toutes les responsabilités dans l’Église. En 1972, quatre ans après le Consistoire de Genève, le Synode de l’Église évangélique réformée vaudoise vote l’ouverture du pastorat aux femmes, en conséquence de quoi, selon l’A., « le débat théologique n’a plus lieu d’être » en Suisse romande (p. 141). Dans les pages synthétiques qui closent ce chapitre théologique (p. 142-144), l’A. réduit ce qui fut souvent un « dialogue de sourds » à une confrontation entre « l’école historico-critique » et « une tendance à la lecture littérale » (p. 142).
Le chap. 3 mérite un intérêt tout particulier car il donne la parole à quelques « pionnières » et met en évidence les stratégies qu’il leur a fallu mettre en œuvre pour exercer durablement leur ministère, à une époque où le pastorat féminin n’était pas encore reconnu par leurs Églises respectives. Toutes furent acceptées bien plus aisément par leurs fidèles que par leurs collègues et leur direction d’Église. Marcelle Bard (p. 146-186), fille de pasteur, fut la première étudiante genevoise à s’inscrire en 1926 comme « proposante », i.e. comme remplaçante occasionnelle de pasteurs titulaires. Consacrée en 1929 alors qu’elle est déjà fiancée, elle divorce deux ans plus tard sans que – à la différence de ce qui se passait pour ses collègues masculins, poussés à la démission 240pour ce motif jusque dans les années 1970 – cela ne semble poser de problème pour son Église. Son ministère reste officiellement, durant plus de 40 ans, un ministère d’aumônier hospitalier, même si elle se voit attribuer conjointement un mi-temps paroissial (en tant que « pasteur-adjoint ») dans un quartier populaire de Genève. Lucie Monod (1907-1999) et Jeanne Ertel (1910-2002) furent à l’œuvre dans l’Église du canton de Vaud (p. 196-206). Fille d’un employé de banque et première femme licenciée en théologie de la Faculté de Lausanne, Lucie Monod fut installée comme « suffragante pastorale » – donc pas même pasteur auxiliaire – de la paroisse Saint-Paul de Lausanne en mai 1933 ; son ministère, qui lui interdisait les cultes « principaux », les sacrements et les mariages, durera vingt-trois, après quoi elle partira au Liban au service de l’Action chrétienne en Orient. Revenue en Suisse en 1960, elle s’établit à Genève où elle devient… assistante de paroisse avec « délégation pastorale ». Durant des décennies, elle accomplit ainsi « un travail pastoral, sans la rémunération et la reconnaissance de ce ministère » (p. 200). Camarade d’études de Lucie Monod à la Faculté de Lausanne, Jeanne Ertel, dont le père était électricien, est engagée également en 1933, dans la paroisse d’Ouchy, « pour aider les pasteurs, en attendant la nomination d’un pasteur » (p. 201). Après un engagement d’un an, elle peine à retrouver du travail, puis est embauchée, en novembre 1935, à titre bénévole (!) à l’hôpital d’Orbe. Sans doute est-elle rémunérée dès l’année suivante, car son ministère se poursuit jusqu’en 1972 ; elle travaille conjointement durant vingt-huit ans en tant qu’aumônier à la prison pour femmes de Rolle où, à la différence de l’hôpital, elle bénéficie d’une délégation pastorale pour la Sainte-Cène. Contrairement à Marcelle Bard, qui en imposait par sa forte personnalité, c’est en faisant « profil bas » que Jeanne Ertel put accomplir son « ministère rayonnant » (p. 206), selon les termes du Conseil synodal. Le 15 décembre 1972, quelques mois après la fin de ce ministère, le Synode de l’Église vaudoise vote la possibilité pour les femmes d’accéder à tous les ministères (voir p. 213-218). Le chapitre se conclut sur le parcours de Lydia von Auw (1897-1994), théologienne et historienne qui figure en couverture de l’ouvrage, au milieu de ses camarades (exclusivement masculins) et de ses professeurs de la Faculté de théologie libre de Lausanne en 1920. Elle exerça, dès 1925, son ministère dans l’Église évangélique libre du canton de Vaud. C’est l’expérience positive 241de son ministère pastoral intérimaire qui motiva la Commission synodale à proposer avec succès, en 1930, l’admission officielle du pastorat féminin. Lydia von Auw n’en exerce pas moins des ministères intérimaires jusqu’en 1934, avant d’œuvrer, de 1934 à 1948, en aumônerie d’hôpital. Elle est certes pasteur de paroisse de 1949 à 1960, mais sans être titularisée puisque son ministère est renouvelé d’année en année. Elle n’est titulaire que dans son dernier ministère, à Chavannes-le-Chêne (1960-1966), qui s’achève l’année de la fusion entre l’Église libre et l’Église nationale du canton de Vaud. On relèvera, dans ce chapitre, que certaines des « pionnières » défendaient, comme leurs homologues masculins, une conception « essentialiste » de l’homme et de la femme : l’une d’entre elles estime ainsi être, « en sa qualité de femme », plus proche de l’humanité et pouvoir ainsi « participer plus directement qu’un homme à ses peines et à ses joies » (p. 165). Par contre, nulle trace d’une quelconque rhétorique victimaire chez les « pionnières ».
Le chap. 4 évoque aussi des parcours de femmes, en lien avec les mutations du ministère pastoral entre 1970 et 2020. Au préalable, il campe le « tournant des années 1960-1970 », avec le « Manifeste des 22 » théologiens de Genève et de Lausanne (21 hommes, une femme) du 15 avril 1967 ; ce texte « rejette toute hiérarchisation au sein du ministère de l’Église » (p. 241). Les « parcours de femmes pasteures du dernier tiers du xxe siècle » mêlent des ministres bien identifiées (ainsi, la théologienne et diacre Yolande Boinnard) et de nombreuses femmes dont les témoignages ont été anonymisés, sans que l’on sache, par conséquent, où et quand elles ont exercé leur ministère. Parmi celles qui ont étudié dans les années 1960 ou 1970, certaines font état de réactions défavorables de quelques professeurs, tandis que d’autres mettent en avant une expérience très positive, marquée par l’« ouverture » de leurs enseignants. Dans l’Église du canton de Vaud, des candidates font l’objet, jusque dans les années 1980, du « mépris » de membres de la Commission de consécration hostiles au ministère féminin (voir p. 273-274). Il est à noter que le ministère spécialisé ou le diaconat ne relèvent désormais plus d’un choix par défaut, comme au temps des « pionnières » ; maintes femmes ne tiennent plus le ministère paroissial pour la voie royale, et telle interviewée – anonyme – estime avoir été attirée « beaucoup plus par la formation d’adultes », tandis que la préparation de ses premières prédications lui avait laissé « des souvenirs épouvantables » (p. 278). Il est dommage que l’A. ne 242commente pas ces propos. Il est à noter aussi qu’alors que les « pionnières » avaient effectué une carrière complète même sans avoir été estimées et rémunérées à leur valeur, bien des femmes qui leur ont succédé (l’A. n’en donne précisément ni le nombre ni la proportion) ont quitté le pastorat (voir p. 302-304). Si, aujourd’hui, la mixité dans les ministères est « perçue comme normale », il existe, selon l’A., « une peur que la majorité devienne féminine » (p. 323 ; voir aussi p. 335). Le chap. 4 examine aussi les choix relatifs à l’habit pastoral. Celui de la robe noire semble dominer, entre autres parce que la robe blanche est celle des diacres, avec lesquels on craint d’être confondu (voir le témoignage cité p. 295). Enfin, l’entrée des femmes en nombre toujours plus grand dans le pastorat soulève la question de la féminisation du nom de la profession ; dans les années 2000, l’usage de « la pasteure » se généralise en Suisse romande, au détriment de « pastoresse » – pourtant recommandé en 2001 par le Guide roman d’aide à la rédaction épicène –, « pasteuse » ou « pastourelle », dénominations qui sont apparues sans s’imposer au cours des décennies antérieures.
Il est dommage que cette enquête fouillée n’ait pas reçu la conclusion qu’elle méritait. En effet, on a quelque peine à assigner les deux pages de conclusion (p. 337-338) à l’une des disciplines de la théologie protestante, et il est manifeste qu’elles ne relèvent nullement de l’histoire. Loin de lier la gerbe, la conclusion juge tout d’abord qu’il « serait illusoire de vouloir compter sur les femmes pour sauver l’Église » (et pourquoi pas, puisque l’A. a souligné plus haut, p. 326-331, tout ce que leur arrivée a apporté au ministère pastoral ?), dans un contexte de « baisse drastique » des fidèles dans les Églises protestantes de Suisse romande. Tout en se réjouissant de la nomination de femmes à la tête d’Églises protestantes comme en Suisse, en France et en Allemagne, l’A. se demande dans la foulée, avec un brin de soupçon, « si elles l’auraient été si les Églises étaient en pleine santé ». Bien plus, elle redoute que l’on ne fasse de ces femmes des « chèvres émissaires » (sic !) auxquelles on imputerait le déclin du christianisme occidental (p. 338)… Les lignes finales laissent encore plus perplexe. Après avoir relativisé la crise des institutions occidentales en Occident (que pèse-t-elle face à la « crise climatique » ?), elles entonnent un hymne assez convenu à la diversité tous azimuts du corps pastoral : « personnes… hétérosexuelles, queer, de droite ou de gauche, centristes, avec un handicap ou valides, blanches ou racisées, dans les normes, hors 243normes… ». Ces personnes sont censées apporter toutes ses couleurs aux « Églises-cabanes », « fragiles et discrètes, clairsemées », qui ont succédé aux Églises « forteresses », « symboles de puissance et de moralité » (ibid.).
Cette conclusion n’aurait-elle pas pu constituer l’occasion d’une comparaison avec le protestantisme suisse germanophone ? Il est question en effet à plusieurs reprises, dans le corps de l’ouvrage, de Rosa Gutknecht, qui fut consacrée à Zurich dès 1918 et qui, dix ans plus tard, vint à Genève et à Lausanne pour partager publiquement son expérience pastorale (p. 161-168 et 186-188). Quelles raisons peuvent expliquer l’avance prise par Zurich ? De même, cette brève comparaison aurait pu porter sur la France, et notamment sur l’Alsace-Moselle redevenue française : on y trouve, comme l’a montré Anne-Marie Heitz-Muller (RHPR 83, 2003, p. 301-323), une « ouverture du ministère pastoral aux femmes » à partir des années 1920, en lien notamment avec la pénurie de pasteurs consécutive au changement de nationalité. Et sur le plan ecclésiologique, l’arrivée des femmes (et elle seule ?) a-t-elle vraiment changé, dans les Églises protestantes de Suisse romande, le ministère pastoral en profondeur ? Mais dans les dernières pages de cet ouvrage suggestif, sa dimension militante semble avoir pris le pas sur l’enquête historique et théologique ; elle se manifeste aussi par l’usage massif du « point médian », qui n’en facilite guère la lecture.
Matthieu Arnold
VIENT DE PARAÎTRE
Matthieu Arnold, Prier 15 jours avec Dietrich Bonhoeffer. 4e édition mise à jour, Paris, Nouvelle Cité, coll. « Prier 15 jours » 106, 2024, 128 pages, ISBN 978-3-37582-618-8, 12 €.
L’édition des œuvres de Dietrich Bonhoeffer en français progresse à un rythme régulier. C’est ainsi qu’en 2019 a paru une nouvelle édition de l’Éthique (Genève, Labor et Fides). Le présent ouvrage, publié pour la première fois en 2006 et dont la troisième 244édition remonte précisément à 2019, tient compte de cette évolution. Il prend aussi en compte celles de la recherche relative à Dietrich Bonhoeffer et, plus largement, aux Églises protestantes sous le « IIIe Reich » : ainsi, l’ouvrage de référence de Christoph Strohm, Les Églises allemandes sous le Troisième Reich (Genève, Labor et Fides, 2022).
Quant aux prières et aux textes méditatifs de Bonhoeffer qui sont expliqués dans chacun des quinze chapitres de ce petit livre de vulgarisation, ils n’ont rien perdu de leur force et de leur profondeur théologique. Ils sont tirés de la correspondance de Bonhoeffer – les recueils posthumes Résistance et soumission et Lettres de fiançailles –, mais aussi des ouvrages Qui est et qui était Jésus-Christ (1933) ou encore La vie communautaire (1938). Leur commentaire se fonde encore sur maints autres écrits du théologien de l’Église confessante.
Matthieu Arnold
Daniel Frey, Isabelle Grellier-Bonnal, Marc Vial (éd.), L’ombre d’un doute. Vivre et penser la précarité de la foi, Genève, Labor et Fides, 2024, 221 pages, ISBN 978-2-8309-1839-7, 19 €.
Théologiens, philosophes et sociologues des religions se rassemblent pour interroger la notion de doute en partant de l’expérience intime qui en est faite et dont on trouve trace dans la littérature comme dans des témoignages de vie (comment le doute se raconte). Si l’expérience du doute déstabilise des vies jusqu’à l’angoisse et le sentiment de perte de sens, voire de perte de soi, elle peut aussi permettre de sortir d’un rapport aliénant à une religion prescrite, être une manière de vivre différemment une foi qui n’a pas été complètement quittée (dans certaines déconversions bien assumées), mais également (dans d’autres cas) constituer la forme même que revêt la relation à Dieu.
Ce n’est qu’après avoir abordé un doute incarné que les auteurs se demandent comment le doute se pense, dans sa pluralité comme dans ses effets, lesquels peuvent inclure la sortie du régime de la foi. C’est là l’une des originalités de l’ouvrage car « si la théologie est à l’aise pour parler de la foi, elle l’est beaucoup moins pour penser sa perte ».
245Le doute se vit de manière singulière à chaque fois, dans la solitude le plus souvent, et il convient de s’interroger sur la manière dont des communautés ecclésiales, et spécialement leurs ministres, sont susceptibles de mettre un terme, sinon à l’épreuve de la déréliction, du moins à son caractère insupportable : de la porter, en Église. Tel est le propos de la dernière partie du livre (comment le doute s’accompagne).
À la lecture de cet ouvrage collectif qui explore de façon pluridisciplinaire et complémentaire le fil rouge du doute et de son ambivalence, on comprend que « foi et doute ne s’opposent plus l’une à l’autre, mais s’opposent ensemble à cette attitude si commune aujourd’hui qu’est l’indifférence en matière de religion ».
Daniel Frey,
Isabelle Grellier-Bonnal
et Marc Vial
Frédéric Rognon, Jacob Marques Rollison (dir.), Face aux défis écologiques et technologiques. L’éthique de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, La Murette, R&N Éditions, 2024, 364 pages, ISBN 979-10-96562-56-5, 23 €.
Cet ouvrage collectif rassemble les actes d’un colloque, tenu à Strasbourg en janvier 2022, après avoir été reporté à deux reprises pour cause de crise sanitaire. Cet événement scientifique a malgré tout eu lieu au cours de la cinquième vague de la pandémie, ce qui a provoqué le désistement de la moitié des intervenants, notamment états-uniens, canadiens et coréens. Le volume est néanmoins riche de seize contributions, certaines consacrées à Jacques Ellul, d’autres à Bernard Charbonneau, mais la plupart aux deux amis, dans leurs mutuelles fécondations intellectuelles comme dans leurs confrontations. Il s’agissait en effet du premier colloque à associer Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, indice révélateur du fait que les études elluliennes et les études charbonniennes ne peuvent plus négliger l’incidence de ce regard croisé. Le choix de limiter les contributions à la dimension éthique des deux œuvres, face aux défis écologiques et technologiques, tend à souligner ce point avec le plus d’éclat.
Jean-Sébastien Ingrand montre tout d’abord les profondes affinités entre les deux auteurs, « unis par une pensée commune ». 246Sylvain Dujancourt traite des fondements scripturaires de l’éthique ellulienne. Frédéric Rognon analyse la référence kierkegaardienne que partagent les deux penseurs, et sa recomposition par l’un et par l’autre. Pour entamer la déclinaison des différentes dimensions de l’éthique dans la société technicienne, Adrien Boniteau indique le statut décisif du concept de « loi » dans la pensée ellulienne. Patrick Chastenet étudie pour sa part la notion de « limite » dans la dialectique mise en œuvre par Jacques Ellul entre théologie et critique sociale. Alain Cazenave-Piarrot examine le rôle décisif de l’« interdit » dans l’œuvre de Bernard Charbonneau comme dans celle de Jacques Ellul. Daniel Cérézuelle s’attelle à explorer le champ de la liberté, privilégié par les deux auteurs dans la totalité de leurs écrits ; aussi offre-t-il une seconde contribution, consacrée à la lecture différenciée des Frères Karamazov par Jacques Ellul et Bernard Charbonneau. Après Dostoïevski, Mark A. Honnegger se propose de confronter les positions éthiques elluliennes avec une autre figure d’inspiration, l’anthropologue américain Edward Hall. Jacob Marques Rollison cherche à ressaisir l’éthique ellulo-charbonnienne en la comprenant comme une profonde méditation sur le temps, l’espace et la mort. Chris Doude van Troostwijk rend compte de la déconstruction des lieux communs chez Jacques Ellul, lorsqu’elle s’applique aux discours technophiles. Elisabetta Ribet relate l’aventure éditoriale commune aux deux amis, parvenus au soir de leur vie et à l’heure des bilans, dans la revue écologiste Combat Nature. Sébastien Morillon décrypte les acceptions des termes d’« engagement » et d’« action » chez les deux penseurs. Guillaume Joseph s’interroge sur le type de sociologie instruite par Jacques Ellul, indissociable de l’éthique et même de préoccupations spirituelles. Enfin, le volume se termine par deux témoignages : celui de Jérôme Ellul, qui évoque les divers engagements de son grand-père, et celle de Jean Herz, qui raconte comment Jacques Ellul a sauvé la vie de sa famille, Juifs de Strasbourg réfugiés dans le Sud-Ouest de la France sous l’Occupation.
Le volume se termine avec la bibliographie exhaustive des ouvrages de Jacques Ellul et de Bernard Charbonneau.
Frédéric Rognon
247Gérard Siegwalt, Petite sagesse élémentaire. Le réalisme de la foi, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines », 2024, ISBN 978-2-204-16462-7, 176 pages, 24 €.
Ce livre porte une conviction : la théologie chrétienne peut (et doit même sans doute) être, dans la société plurireligieuse et sécularisée, un repère de sagesse.
Il s’adresse deux types de destinataires :
–des chrétiens de toutes Églises. La question critique est : atteignent-ils, du moins aspirent-ils à atteindre, une sagesse élémentaire ? Quel peut être leur témoignage chrétien spécifique – et sa crédibilité – si, le cas échéant, ils n’y aspirent pas ; si, peut-être, ils ignorent voire bafouent même telles données élémentaires de sagesse ?
–et les autres, qui regardent des chrétiens de toutes Églises : que voient-ils chez eux ?
Car il arrive que les chrétiens soient regardés. Est-ce que ce regard donne une impulsion constructive à ces autres ? Tout comme à l’inverse, le regard des chrétiens sur ces autres leur donne-t-il une impulsion constructive à eux-mêmes ?
Gérard Siegwalt
- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-17247-5
- EAN : 9782406172475
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-17247-5.p.0091
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/07/2024
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français