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Classiques Garnier

Revue des livres

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REVUE DES LIVRES

HISTOIRE

antiquité et moyen âge

Karen Aydin, Christine van Hoof, Lukas Mathieu (éd.), ecclesia victrix ? Zum Verhältnis von Staat und Kirche in der Spätantike. Festschrift für Klaus Martin Girardet, Berlin, LIT Verlag, coll. « Kulturelle Grundlagen Europas » 9, 2021, 228 pages, ISBN 978-3-643-14950-3, 34,90 €.

Les sept premières contributions de ce volume hommage rendu à lœuvre de Klaus Martin Girardet tentent de montrer dans quelle mesure lÉglise, dans son rapport à lÉtat romain, peut réellement être considérée comme victorieuse à compter du début du ive siècle. Le christianisme persécuté est devenu religion officielle après 312 mais cest aussi le début dune longue période de conflits, car cest au sein même de lÉglise naissante que les controverses ont lieu : polémiques dordre dogmatique, rôle et pouvoir de lÉglise dans la société, organisation de la vie chrétienne, oppositions parfois conflictuelles entre lempereur et des représentants de lÉglise, etc. Dans cette Antiquité dite tardive, le christianisme sest répandu dans toutes les couches de la société ; il a pu senrichir aussi, et a même pu créer un premier art chrétien : mais peut-on pour autant parler dune ecclesia victrix ?

En introduction, L. Mathieu expose les hauts et les bas, politiques et religieux, de la liberté de culte pour la religion nouvelle – devenue certes religio licita – et les inscrit dans le cadre dune anthropologie culturelle européenne : une illustration de Col 2,15 pour un christianisme triomphant en dépit de conflits avec le pouvoir temporel. À partir de la fin du iiie siècle, il est trop tard pour extirper le christianisme. Ladministration, depuis Dioclétien, se 214voit adjoindre des vicarii placés à la tête des diocèses ; ces derniers regroupent parfois plusieurs provinces et doublent en quelque sorte les préfets du prétoire : lorganisation ecclésiastique, balbutiante, se coule dans le moule de lorganisation civile romaine.

Lépigraphie du temps de Dèce, selon H. Brandt, montre un empereur fidèle aux vieilles divinités romaines et qui de ce fait – pour persécuter les chrétiens – obligea tous les habitants de lEmpire à sacrifier aux dieux ; cependant, la persécution de lannée 250-251 ne peut être comparée à celles, systématiques, des premières années du ive siècle. Malgré cela, au iiie siècle, on ne peut, selon lA., parler decclesiavictrix.

A. Demandt examine dans la longue durée la persistance de certaines déformations historiques du règne de Constantin qui ont perduré jusquau Moyen Âge, où elles sont devenues fictions : les visites de Constantin à Memphis et à Babylone (Or. ad Sanctos 16,2) ; la mort « légendaire » de Maximien pendant lété 310 sur ordre de Constantin (Lactance, de mort. pers. 29,6-30,6), lennoblissement de larbre généalogique de Constantin (Pan. lat. 7/6,4,1), le « miracle » au pont Milvius, ou les variantes du drame familial de lannée 326, etc.

LiraCaesaris (Or. ad Sanctos 25,3) a permis à Constantin de simmiscer dans les controverses internes à lÉglise ; et ce sont précisément ces controverses qui ont également permis à des évêques de sopposer à des empereurs chrétiens, ainsi que le montre H. Schlange-Schöningen ; de nombreux témoignages se rapportent à des thèmes chrétiens et sont dune grande virulence (à linstar de CTh. 1,16,7 contre les fonctionnaires frauduleux menacés davoir les mains passées à lépée sils sobstinent dans leurs mauvais agissements). Létude traite avec pertinence de lémotion impériale. En tout état de cause, le caractère religieux du pouvoir impérial demeura entier, ce qui peut apparaître comme une contradiction dans lempire chrétien.

Pour W. Eck, Digesta 50,2,3,3 (de officio proconsulis), ce décret de lannée 321 a permis aux cités, en loccurrence à Cologne, de compter des Juifs parmi les décurions de la ville, mais ce droit nétait motivé que dun point de vue économique tout en supposant une forme de tolérance puisque le texte évoque la superstitio des Juifs ; le privilège de participer aux affaires de la cité sera levé en 383, tout au moins en Occident (comme le stipule CTh. 12,1,99) ; en somme, les Juifs avaient la possibilité – le privilège – de naccomplir que ceux de leurs devoirs civiques qui superstitionem eorum non laederent.

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Pour L. Mathieu, Athanase dAlexandrie, dans ses nombreuses polémiques face au pouvoir, use de la rhétorique classique pour critiquer Constantin et Constance II. Ce dernier, selon Athanase, ne possède pas la « vraie foi » et nadhère pas à lorthodoxie de lévêque alexandrin. Quant à Constantin, ses prises de position en faveur de lÉglise surpasseraient largement, aux yeux dAthanase, les agissements de lempereur vis-à-vis de sa famille ou même des prises de position ecclésiastiques contraires aux vues dAthanase. Deux attitudes opposées : peut-on parler decclesia victrix ?

Le Contra Iulianum de Cyrille dAlexandrie, rédigé probablement entre 423 et 428, après la mise à mort dHypatie en 415 et avant que néclate le conflit dogmatique sur le statut réel de Marie débattu au concile dÉphèse de 431, se compose en grande partie de citations dhistoriens grecs : S. Rebenich souligne que ce type de compilation était courant dans le cas de polémiques entre païens et chrétiens ainsi quau sein même de groupes chrétiens ; mais ici, largumentation de Cyrille repose sur un savoir païen pour démontrer la supériorité de la tradition chrétienne : chronographies, historiographies, philosophie et littérature païennes sont abondamment citées par Cyrille. En somme, il a délibérément tenté de transposer la tradition classique païenne dans un contexte historique chrétien.

La huitième et dernière contribution à ce volume, sous la plume de W. Müller, est une riche notice biographique, suivie dune conséquente liste bibliographique qui inscrit lhomme et lœuvre dans la longue durée et souligne limportance, pour Girardet, de la notion de démocratie et dengagement pour lhistoire de lEurope contemporaine, pour ses fondations, et pour lenseignement de lhistoire ancienne, particulièrement et dignement assuré à Saarbrücken par le jubilaire.

Lexposé des étapes du triomphe du christianisme – qui a dû saffirmer sans discontinuer tout au long du ive siècle de Constantin à Théodose Ier – pourrait laisser croire quil sest agi dune évolution relativement facile : des empereurs chrétiens ont favorisé leur religion, du fait de leur omnipotence ; les populations ont suivi. En réalité, cette mutation a représenté une véritable révolution mais a posé aussi nombre de problèmes, tant aux chrétiens quaux autorités impériales. Cest à ce long balancement dune ecclesia non encore véritablement victrix que sont consacrées les contributions du présent volume.

Michel Matter

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Michel Zink, Parler aux « simples gens ». Un art médiéval, Paris, Cerf, 2023, 232 pages, ISBN 978-2-204-14001-0, 20 €.

Il nest pas rare que lon associe la Réforme à la prédication en langue vernaculaire, comme sil sagissait là dune nouveauté. Or, si les Réformateurs se sont attachés à écrire pour les « simples gens » – et non plus simplement pour les « lettrés », qui lisaient le latin –, et si, dès les années 1520, ils créèrent à leur intention des liturgies en langue vernaculaire, ils ne furent pas les premiers à leur parler dans leur langue du haut de la chaire. Cest ce que démontre de manière à la fois accessible et brillante Michel Zink, membre de lAcadémie française et Secrétaire perpétuel honoraire de lAcadémie des Inscriptions et Belles-Lettres, dans son dernier ouvrage. Ce livre a été tiré, comme le rappelle son auteur, de lultime cours quil a donné en 2015 et 2016 au Collège de France, où il était titulaire de la chaire de littérature de la France médiévale. Mais son intérêt pour la prédication médiévale est plus ancien, puisque sa thèse de doctorat dÉtat portait sur La Prédication en langue romane avant 1300 (Paris, Champion, 1976).

Si, contrairement à la liturgie, la prédication fut donnée en langue vernaculaire, cest parce quil fallait que la Parole de Dieu fût comprise de tous, le christianisme exigeant, comme le rappelle Michel Zink, ladhésion personnelle. Les directives en ce sens sont anciennes puisque, dès 813, le concile de Tours invite à prêcher « en langue rustique gauloise ou teutonne », cest-à-dire dans la langue des paysans, quelle soit française ou allemande (p. 29). Pourtant, comme le mettent en évidence plusieurs écrits en langue vernaculaire du xiie et du xiiie siècle, leurs auteurs restent partagés entre le désir de « faire un sermon simple » qui soit accessible, dans « la langue dont ils ont lhabitude depuis lenfance », à ceux qui sont des « enfants illettrés », et la gêne décrire dans une langue indigne des « lettrés » (p. 38-39). Michel Zink sattache en outre, dans limportante introduction de son essai (p. 7-47), à définir qui sont les « simples » : il sagit certes tout dabord des hommes et des femmes dhumble condition et qui sont « illettrés », mais la simplicité « peut aussi désigner une attitude mentale et morale, celle de celui qui se livre tel quil est et qui est pur de toute duplicité » (p. 37). Et si la simplicité peut être employée en bonne part pour célébrer la candeur, et en mauvaise pour railler la stupidité, cest « la valorisation de la simplicité chrétienne qui fait la différence » (p. 38) puisquaux yeux de Dieu, les valeurs mondaines sont inversées. Il nempêche : au Moyen Âge, la simplicité reste ambivalente.

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Dans le prologue de ses Sermones vulgares vel ad status, sermons adaptés aux états divers de lauditoire, Jacques de Vitry (vers 1165-1240) développe des réflexions sur la nécessité de donner tout dabord « à boire aux faibles un enseignement simple », et, plus largement, dadapter aux « simples » la prédication car il ne faudrait pas quils fussent oubliés (p. 59-60). Il défend notamment lidée quil faut leur prêcher au moyen des exempla « au contenu édifiant » (p. 64-65). Michel Zink discerne chez Jacques de Vitry, qui plaide aussi pour un style simple et sans artifices, une véritable « obsession de toucher les simples » : il exprime sans cesse ce souci, y compris dans ses sermons aux « gens de savoir » (p. 70-72). Mais dun autre côté, son ouvrage latin, savant, ne met pas en pratique cette exigence ; il se contente de la proposer aux prédicateurs auxquels sadressent ses réflexions homilétiques.

Pour trouver une application pratique, il faut se tourner, avec Michel Zink, vers lhoméliaire de Maurice de Sully (vers 1120-1196), évêque de Paris : la version française de cet homéliaire fait de lui le premier sermonnaire en français couvrant toute lannée liturgique. Même si lon accepte la thèse que cette version française traduit la rédaction latine du sermonnaire, ses sermons, souligne Michel Zink, « font réellement entendre une prédication au peuple » (p. 80). En effet, pour délivrer une explication « simple », « élémentaire », « pédagogique », Maurice de Sully saffranchit de la méthode des quatre sens de lÉcriture pour se concentrer sur le sens moral ou tropologique après avoir donné les explications historiques nécessaires et traité avec concision le sens allégorique. Lanalyse de deux sermons, portant respectivement sur lexpulsion du démon muet (Lc 11,14) et sur la guérison du paralytique (Mt 9,3), illustre parfaitement sa méthode : le pécheur rendu muet par le démon, cest celui qui refuse de se confesser ; la maladie « quon appelle paralysie », cest « le péché, par quoi le diable sattaque aux membres et au corps entier de lhomme » (p. 83-92). Pour le siècle suivant, Michel Zink propose lexemple du « sermon dAmiens », prêché dans le cadre dune pastorale itinérante et qui, sadressant à « bele douce gens », alterne le ton bonhomme et lintimidation pour instruire les fidèles sur la confession et leur vendre des « pardons » (p. 101-129). Sa prédication détourne des chants populaires de danse et damour, et il en va de même dun autre sermon du xiiie siècle, en vers français celui-là (voir p. 149-156). Mais sadresse-t-il vraiment aux « simples » ? Michel Zink voit plutôt dans ses destinataires un public intermédiaire entre les simples et les savants : un lectorat 218qui, tout en maîtrisant « les raffinements de la poésie vulgaire », a besoin de ces derniers pour entendre le discours abstrait qui lui serait inaccessible dans le « latin des savants » (p. 157).

Quittant le terrain de la prédication, Michel Zink élargit son propos aux paraboles de Bernard de Clairvaux adaptées en français pour montrer que le français transforme en « véritable roman » les abstractions de loriginal latin (p. 159-168). Pareillement, La Montagne de contemplation de Jean Gerson (1363-1429) sadresse aux « simples gens » et commence même par justifier le choix de leur « escripre en françois [] de la matiere de contemplation » : nombreux sont les ouvrages qui parlent en latin de la « vie contemplative », et cette dernière nest nullement inaccessible aux simples (p. 171-172).

Louvrage de Michel Zink est important non seulement en raison de la documentation vaste et diverse sur laquelle il repose (avec des citations données à la fois en ancien français et dans leur traduction en français contemporain) et de la finesse avec laquelle il analyse ces textes, mais encore parce quil met en lumière les tensions et les paradoxes du Moyen Âge : ce dernier est écartelé entre la valorisation de la simplicité et son dédain pour les « simples » ; quant aux prédicateurs et aux auteurs, ils sont tiraillés entre deux modèles, celui de la grande rhétorique antique et celui de la simplicité biblique. Parler aux « simples gens » prolonge ainsi lenquête menée par Michel Zink il y a quelques années dans LHumiliation, le Moyen Âge et nous (2017) : elle montrait notamment combien la pastorale médiévale exaltait lhumilité tandis que les hommes du Moyen Âge redoutaient lhumiliation plus que tout.

Les réflexions du présent ouvrage pourraient, sans doute, être étendues à laire germanique : songeons, par exemple, aux sermons allemands concrets autant quimagés de Jean Geiler, à la veille de la Réforme à Strasbourg. Quant aux propos selon lesquels « la nécessité de parler aux “simples gens” a pu avoir sur lexpression littéraire au Moyen Âge un effet [… qui fut] aussi celui dune confiance dans la puissance de la simplicité » (p. 14), ils ne manquent pas de faire penser, pour le xvie siècle, aux écrits français dune efficace simplicité de Jean Calvin. On le voit, cet essai limpide est aussi un livre particulièrement stimulant, qui excelle à montrer combien sont intimement mêlées la littérature et la théologie digne de ce nom.

Matthieu Arnold

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xvie-xviiie siècle

Guillaume Farel, Letres certaines (1535). Recueil et conclusion (1535). Confession de la foy (1537). Farel réformateur de Genève. Édition critique par Olivier Labarthe, Genève, Droz, coll. « Travaux dHumanisme et Renaissance » 640, 2023, xi + 313 pages, ISBN 978-2-600-06429-3, 69 €.

Lédition, par Olivier Labarthe, de trois traités de Guillaume Farel vient enrichir notablement notre connaissance des débuts de la Réforme à Genève.

Les Letres certaines daucuns grandz troubles et tumultes aduenuz à Genevelan 1534… (1535) rapportent la prédication anti-réformatrice du dominicain Guy Furbiti durant lAvent 1533, ainsi que le procès et la dispute théologique qui sensuivirent en 1534. Lauteur de cet ouvrage « pseudo-catholique » se donne pour « ung Notaire demeurant à Geneve » (p. 21), mais lÉd. démontre quil sagit indubitablement de Farel. Le Recueil et conclusion faicte sur les articles disputez en la disputation publique faicte à Geneve…, resté manuscrit jusquà la présente édition, consiste en le résumé, rédigé par Farel en labsence dactes de ce débat, de la Dispute de Rive (30 mai-24 juin 1535), à la suite de laquelle Genève reconnut officiellement le culte réformé. Enfin, la Confession de la Foy laquelle tous Bourgeois et habitans de Geneue… doivent iurer de garder… (1537) est le texte sur lequel tous les foyers de Genève durent jurer (pour cette raison, il fut imprimé à plus de 2100 exemplaires) pour signifier quils acceptaient la Réforme. Pour ce texte anonyme aussi, en dépit du fait que le titre signale que la Confession est extraite de Linstruction dont on use en Leglise de ladicte ville, lÉd. juge que Farel est bien le « rédacteur final » ; certes, les formulations de la Confession se rapprochent autant voire davantage dexpressions utilisées dans les ouvrages de Calvin (35) que dans les écrits de Farel (32), mais 37 expressions spécifiques seraient, quant à elles, « très proches du vocabulaire de Farel » (p. 211).

Chacun de ces écrits développe des thèmes théologiques spécifiques, mais tous trois dessinent avec netteté les contours dune théologie et dune piété en rupture avec la foi traditionnelle. Ainsi, « la croix, que nous devons porter, nest de boys, ne dor, ne dargent, mais noz tribulations que patiemment devons porter », et « la parolle de Dieu ne contient point que nous devons prier ceulx qui sont hors de ce monde » (Recueil et conclusion, p. 159 et 195). Les Letres 220certaines traitent en particulier de lautorité du pape, de lobéissance qui lui est due et du pouvoir des clés, mais aussi du baptême. Le Recueil et conclusion proclame la justification en Christ seul (art. 1), ladoration de Dieu seul et la soumission de lÉglise à la Parole de Dieu, qui implique le rejet des préceptes ecclésiastiques opposés à cette Parole (art. 2) ; il repousse linvocation des saints et la vénération des images (art. 3), et affirme – plus brièvement – que le Christ seul a satisfait pour les péchés (art. 4) et quil est le seul médiateur entre Dieu et les hommes (art. 5). Conformément à son genre catéchétique (elle réduit au nombre de 21 les 33 chapitres de lInstruction et confession de foy dont on use en lEglise de Geneve), la Confession de la foy commente le Décalogue, le Symbole des Apôtres et le Notre Père – en suivant lordre de lInstitutio de 1536 et donc des catéchismes de Luther ; elle traite aussi des deux sacrements conservés par les évangéliques, de la nature corrompue de lêtre humain, du salut et de la régénération en Jésus, des « Ministres de la Parolle » ou encore des « Magistratz », auxquels résister serait résister « à Dieu mesmes » (p. 253).

Lédition est extrêmement soignée. Les introductions, de nature historique et théologique, placent clairement chacun des textes dans son contexte, en donnent un résumé voire une analyse, et discutent la question de lauteur et de limprimeur. Lintroduction de la Confession sattarde sur son plan, en le comparant avec précision avec ceux de lInstruction et confession de foy et de la Confessio helvetica de 1536 ; elle traite aussi de linfluence de la Confession et du refus durable de nombre de citoyens de la signer. Les descriptions bibliographiques des Letres certaines et de la Confession, mises en regard dune photographie de leurs pages de titre respectives, sont extrêmement complètes. Quant à lannotation, elle est de grande qualité et témoigne de lérudition – jamais pédante – de lÉd. Ainsi, il établit maints parallèles fort pertinents non seulement avec le reste de lœuvre de Farel, mais encore avec des écrits de Calvin, de Viret et de Marcourt, voire de Zwingli et de Luther.

Plusieurs pièces annexes, une importante bibliographie et un index des noms (« de personnes, de lieux, de groupes de personnes, des fêtes et des jours ») complètent ce très beau volume.

Matthieu Arnold

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Christian Grosse, Michèle Robert, Nicole Staremberg, Amélie Isoz et Salomon Rizzo, avec la coll. de Stefano R. Torres (éd.), Les registres des Consistoires des Églises réformées de Suisse romande (xvie-xviiie siècles). Un inventaire, Genève, Droz, coll. « Travaux dHumanisme et Renaissance » 626, 2021, 372 pages, ISBN 978-2-600-06285-5, 37 €.

Alors que la publication des registres du Consistoire de Genève se poursuit depuis plus dun quart de siècle, on sait désormais tout lintérêt de ces sources pour létude de la mise en œuvre de la discipline réformée. Le présent inventaire sétend quant à lui à lensemble de la Suisse romande et couvre une période de plus de deux siècles et demi.

Les trois fonds les plus importants (Vaud, Neuchâtel, Genève) sont présentés en premier (parties I à III), en suivant la chronologie de la création des consistoires en Suisse romande, soit 1537-1538 pour le Pays de Vaud (Lausanne), 1539 pour le Pays de Neuchâtel (Valangin) et 1541 pour Genève ; suivent les fonds plus modestes du Jura bernois et de Fribourg (parties IV et V). Chaque notice comprend au minimum la cote de chaque volume (ou recueil de pièces), son titre et ses dates limites, puis sa description matérielle et le nombre de pages ou de folios quil renferme, ainsi que – lorsque linformation existe – le nom du secrétaire qui est lauteur du registre ; lorsque la page de titre contient des informations utiles, ces dernières suivent en petits caractères. Les introductions aux différents fonds sont grosso modo proportionnelles à leur importance respective : cest ainsi que pour les registres des consistoires du Canton de Vaud, de loin les plus importants (p. 88-219), une longue introduction (p. 61-86) traite de la création des consistoires urbains, de la « lutte pastorale pour un droit dexcommunication », du lien entre les consistoires paroissiens et le « modèle zwinglien », du rôle prépondérant des laïcs ou encore des évolutions qui conduisent, au début du xviiie siècle, à lautonomisation des lois somptuaires ; en revanche, lintroduction aux registres des consistoires du Canton de Fribourg (il sagit principalement du consistoire de la ville de Morat) est longue de quelques pages seulement (p. 333-336) et, à la différence des autres introductions, elle ne traite ni de la procédure mise en œuvre par ces consistoires ni des cas quils ont eu à traiter. Ces différentes introductions mettent aussi en évidence la spécificité des cinq territoires : ainsi, les tribunaux de mœurs 222vaudois – notamment les ministres de Lausanne – tentèrent en vain dimiter Genève et dexclure de la Cène les pécheurs impénitents (voir p. 72) ; quant au Pays de Neuchâtel, il a la particularité – en raison de sa situation au carrefour des influences zwinglienne et calviniste – davoir eu quatre consistoires seigneuriaux qui ont précédé dune trentaine dannées la création des consistoires de paroisse ou « petits consistoires » (voir p. 223-226).

Lintérêt de cet inventaire réside aussi dans sa vaste introduction générale (p. 7-57), qui ne se borne pas à en présenter le contenu et la structure, en justifiant la délimitation chronologique (de la Réforme à la fin de lAncien Régime, même si, à Neuchâtel, le Consistoire fonctionne jusquen 1848, en conservant ses compétences disciplinaires). Elle traite également : de lhistoriographie de la discipline réformée ; de la question du processus de rédaction puis de conservation des registres consistoriaux – et plus largement, des archives consistoriales ; des secrétaires consistoriaux ; du passage de la prise de notes au cours des séances du Consistoire (les « brouillards », conservés assez fréquemment à partir de la seconde moitié du xviie siècle) à leur mise au net dans les registres ; de la fiabilité de ces registres.

Les conclusions qui se dégagent de la lecture de ce volume recouvrent celles tirées de lexamen des registres du seul consistoire de Genève : les Consistoires cherchent à imposer aux fidèles des mœurs rigoureuses, « conformes à lidéal dune société chrétienne pure » (p. 63) ; leur action est plus « correctrice que punitive », et, dans le cas des conflits conjugaux, qui constitue, souvent en lien avec la sexualité extraconjugale, la principale matière quils ont à traiter, ils œuvrent comme des « instances de médiation » plus que de répression (p. 71) ; les laïcs y prennent une part essentielle.

Une bibliographie (elle concerne les trois principaux fonds, Canton de Vaud, Canton de Neuchâtel et Canton de Genève – qui a été le plus étudié) et un index les lieux complètent cet important volume.

Matthieu Arnold

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John Calvin, Articuli a facultate sacrae theologiae Parisiensi determinati super materiis fidei nostrae hodie controversis. Cum antidoto (1544). Edited by Adriaan Bas, Genève, Droz, coll. « Cahiers dHumanisme et Renaissance » 191, 2023, xlvii + 207 pages, ISBN 978-2-600-06384-5, 29,99 €.

En 1544, Jean Calvin publia, de manière anonyme, les articles que la Faculté de théologie de Paris avait rédigés un an plus tôt afin de sopposer à la prédication « schismatique » et qui avaient été autorisés par François Ier le 12 mars 1543. Près dun tiers de ces articles (29 dans une première version, 25 dans la deuxième version et la première édition française) ont trait à lecclésiologie (la primauté du pape, lautorité des conciles…), les autres concernent les sacrements et la piété traditionnelle (linvocation et la vénération des saints, ladoration de la croix et des images, le purgatoire et les prières pour les âmes qui y sont détenues…). Certains historiens les tiennent pour une réponse à lInstitution de 1541. Ils furent connus de Calvin vers le début de 1544, et il rédigea sa réplique entre juin et août. Sa correspondance avec Conrad Gessner et le témoignage de Nicolas des Gallars attestent quil est bien lauteur de lAntidotum. Une traduction française parut également en 1544 : Les Articles de la Sacree Faculte de Theologie de Paris, concernans nostre foy et religion Chrestienne, et forme de prescher. Avec le remede contre[et non « dontre », p. xxvi]la poison.

Cet intitulé français aurait aussi dû figurer sur la page de titre du présent volume, puisquil donne en parallèle lédition française (page de gauche) et lédition latine, chacun des vingt-cinq articles étant suivi de son « antidote », i.e. de sa réfutation : « à lune des pages il y a articles, en lautre il y a remède », écrit Calvin dans lavertissement final (p. 184). Ainsi, tandis que les théologiens de Paris donnent de la pénitence une définition sacramentelle (« Laquelle consiste en contrition et confession sacramentale… », p. 24 et 26), la réplique pose quil sagit dun renouvellement de « noz cueurs » et associe la pénitence à la justification et à la sanctification (« les fruictz de la pénitence, assavoir les œuvres de charité et de bonne et saincte vie », p. 34).

Le texte est établi sur la base de lédition latine parue à Genève chez Jean Girard et de lédition française sans indication de lieu ni dimprimeur qui se trouve à la Bibliothèque de Genève (cote : Bc 848) ; les variantes avec les éditions ultérieures sont signalées. 224Lannotation identifie les citations ou allusions bibliques, tout comme celles des auteurs anciens et médiévaux, quelle cite parfois longuement ; elle relève les différences entre lédition latine et la française ; elle établit des parallèles avec lInstitution et discute quelques points théologiques.

Que cette édition ait été préparée à lUniversité de Kampen (Pays-Bas) et subventionnée par une fondation néerlandaise explique sans doute que son introduction (p. xiii-lxvii ; la question de savoir si Calvin est lauteur du texte français aurait mérité bien davantage quune dizaine de lignes, p. xx-xxi) comme le reste de lapparat critique sont en anglais. Mais en ce qui concerne le fort mince « Glossary » (p. 187), la moindre des choses eût été quil fût bilingue et rendît aussi en français contemporain les termes français de Calvin (ou de son traducteur) que lÉd. a jugé utile dexpliquer au lecteur.

Plusieurs index (noms de personnages historiques et dauteurs, réunis dans le même index ; citations dauteurs anciens, médiévaux ou contemporains de Calvin ; citations bibliques) aident à la consultation de cette édition.

Matthieu Arnold

Jeffrey R. Watt et Isabella R. Watt (éd.), Registres du Consistoire de Genève au temps de Calvin. Tome XVII :15 février 1560-20 février 1561, Genève, Droz, coll. « Travaux dHumanisme et Renaissance » 643, 2023, xlv + 511 pages, ISBN 978-2-600-06459-0, 125,55 €.

Année après année, les registres du Consistoire de Genève, publiés avec soin par Jeffrey R. et Isabella Watt, permettent au lecteur de pénétrer dans lintimité de la société de Genève et dexaminer par le menu les tentatives – non toujours couronnées de succès ! – menées par les pasteurs pour discipliner leurs ouailles. Chaque volume édité témoigne à la fois des permanences dans les comportements et les croyances des Genevois, ainsi que dans la pastorale de leurs ministres, et des évolutions des uns et de lautre.

Lannée 1560, qui voit, en France, léchec de la conjuration dAmboise (les Genevois qui y ont participé sont sévèrement admonestés), est une année dintense activité du Consistoire. Son pouvoir continue de saccroître puisquil convoque désormais 225des personnes accusées de vol et intervient dans le domaine de lassistance publique : comme la veuve Huguette Charrey, à qui laumône avait « esté faicte assez largement », la dénigre en la qualifiant de « belle aumosne de m[] », les membres du Consistoire font dire aux « gouverneurs de la Bourse quilz ne lui baillent rien de longtemps et la laissent ung peu jeuner » (p. 112, 9 avril). Que lon nen conclue point que Calvin et ses collègues étaient indifférents à la détresse des nécessiteux : au contraire, en cette année de pénurie alimentaire, le Consistoire prie les membres du Conseil de « mettre ordre » suite à l« exaction insupportable » du châtelain de Jussy et de ses compagnons dîmiers, tandis quil se contente dadmonester, pour ses « imprecations », Gonin Duchesne qui sest rebellé contre le châtelain et ses assistants (p. 381, 14 novembre). En 1560, les pasteurs intensifient par ailleurs les mesures punitives destinées à saper la résistance au catéchisme des jeunes gens qui préfèrent se rendre chez le maître descrime François Des Eaux, et ils sen prennent dautant plus aux danseurs que le nombre de ces derniers augmente : le 17 octobre, cest « une grande quantité de danceurs et dancesses [] jusques au nombre de trante » qui sont « ranvoyez à leur mesnage avecq admonitions et remonstrances » (p. 350). Signalons encore laffaire de Marie Ringard, veuve dun orfèvre, qui se targue de bénéficier des révélations de lEsprit. Or lune dentre elles lui a appris que Calvin « estoit son mary » ! Elle déclare aussi à une compagne « Vous estes une reprouvee », et, interrogée par le Consistoire sur ses propos, confesse « que ce sont assaultz de Sathan » (p. 417, 17 décembre). Or, après avoir été bannie durant quelques mois, elle est réadmise à la cène dès le 22 mai 1561 en raison de sa contrition ; il sagit là, de la part du Consistoire, dune mesure particulièrement indulgente.

Comme pour les années précédentes, le Consistoire sévit aussi dans les cas dabsence au sermon, de chansons illicites ou encore de critiques envers les pasteurs (mais elles sont désormais fort rares). Une bonne partie de son activité continue de concerner léthique sexuelle et conjugale. Ladultère et labandon du domicile conjugal sont les motifs que les conjoints allèguent le plus souvent pour se séparer (et pouvoir se remarier), mais le Consistoire sattache à les réconcilier, y compris dans les cas de violences conjugales ; ces dernières le heurtent moins que la sensibilité moderne, et il renvoie avec « bonnes admonitions » tant la victime que son agresseur (ainsi, p. 175, 23 mai). Il nest dailleurs pas rare que les 226époux soient convoqués pour sêtre tous deux « combatus plusieurs fois » (p. 137, 25 avril) ou « se combattre comme chiens et chatz » (p. 340, 3 octobre), ni même que le mari soit la seule victime des violences : ainsi, Andrée Paquet « a prins son mary par la barbe et la battu, pource quelle est plus forte que luy et est une enragee [sic !] » (p. 249, 11 juillet) ; et lorsque Pierre Garmaise allègue que les « marques quil porte » proviennent de ce quil sest blessé, Calvin rapporte au Consistoire que « le guet de Messieurs estant entré, trouva que la femme fut la plus forte et avoyt faict des marques au mary, qui saignoit comme ung bœuf » (p. 460, 23 janvier 1561). Dans ce dernier cas aussi, les deux époux furent privés de la cène et renvoyés au Conseil « pour en estre punys » (ibid.).

De même que pour les tomes précédents, lapparat critique est exemplaire ; les notes infrapaginales et le glossaire aident à mieux comprendre les centaines de cas mentionnés dans ce volume des registres. Quant aux volumineux index (sujets, lieux, noms de personnes, p. 481-510), ils facilitent la consultation de ce recueil qui témoigne de la complexité de lhistoire et de la pratique pastorale assez nuancée du Consistoire au temps de Calvin.

Matthieu Arnold

Clément Marot, Théodore de Bèze, Les Psaumes mis en rime française. Volume II. Transcription et adaptation en français moderne par Max Engammare. Musique transcrite par Alice Tacaille, Genève, Droz, coll. « Texte courant » 10, 2023, xv + 465 pages, ISBN 978-2-600-06434-7, 17,90 €.

Quatre ans après avoir donné la première édition critique du Psautier de 1562 (voir RHPR 2021/3, p. 413-414), Max Engammare en propose une transcription en français moderne, avec une musique à une voix (pour Calvin, la « musique rompue », i.e. la polyphonie, ne correspond pas à la majesté de Dieu) transcrite par Alice Tacaille, spécialiste de la musique de la Renaissance. Tout en modernisant lorthographe, la ponctuation et quelques expressions vieillies, les éditeurs entendent ainsi que lon puisse chanter à nouveau les textes de Marot et de Bèze tels quils résonnaient au xvie siècle dans les temples de Genève, de La Rochelle, de Londres ou de Francfort.

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De la sorte, « Ainsi quon oit le cerf bruire… » (Ps 42) devient « Comme on entend le cerf bruire ». Quant à la fin de la troisième strophe de « Que Dieu se montre seulement » (Ps 68), « Dieu fait avoir pleine maison / À ceux qui ont longue saison / Sans nuls enfans soufferte : / Delivre les siens enferrez, / Tient les rebelles enserrez / En leur terre deserte », elle est rendue par : « Dieu fait avoir pleine maison / À ceux qui ont longue saison / Sans nul enfant chétive ; / Délivre les siens enfermés, / Tiens les rebelles enserrés / En leur terre tardive ».

Les argumentaires des Psaumes ont été regroupés en fin de volume, après le cantique sur le Décalogue (« Les commandements de Dieu ») et le cantique de Siméon. Une liste dannotations explique les mots qui, bien que vieillis, ont été conservés dans leur orthographe ancienne en raison de la rime, et deux pages contiennent les errata – peu nombreux – au volume 1er. Il aurait été utile dy ajouter la liste des incipit des 150 psaumes.

Matthieu Arnold

Hugues Daussy, Un royaume en lambeaux. Une autre histoire des guerres de religion (1555-1598), Genève, Labor et Fides, coll. « Histoire », 2022, 260 pages, ISBN 978-2-8309-1793-2, 19 €.

Paul-Alexis Mellet, Les remontrances. Discours de paix et de justice en temps de guerre. Une autre histoire des guerres de religion (France, v. 1557-v. 1603), Genève, Droz, coll. « Cahiers dHumanisme et Renaissance » 186, 2022, 563 pages, ISBN 978-2-600-06336-4, 39 €.

Quatre-cent-soixante ans après le massacre de Wassy (1562), deux ouvrages importants sattachent à éclairer dun jour nouveau les guerres civiles qui ont déchiré la France pendant un demi-siècle : ainsi, lun et lautre proposent « une autre histoire des guerres de religions », seule leur chronologie respective divergeant légèrement. Certes, tous deux refusent le découpage traditionnel en huit guerres de religion. Mais Hugues Daussy choisit pour point de départ lannée 1555, qui voit apparaître au grand jour les premières communautés protestantes en même temps quun important mouvement de conversion nobiliaire au protestantisme, et comme point darrivée lÉdit de Nantes (il disjoint la politique et la religion), 228même sil na pas entièrement réconcilié les Français (p. 227 et 237-240). Quant à Paul-Alexis Mellet, sa « nouvelle chronologie des guerres civiles » lui est donnée par celle des remontrances imprimées, dont les 377 éditions étudiées se répartissent entre 1557 et 1603 ; les pics sont atteints en 1561 et en 1588-1589, lors des transitions dynastiques : le sacre de Charles IX et lassassinat de Henri III (p. 164-165).

Le genre respectif des deux ouvrages a pour conséquence quils se complètent bien plus quils ne se font concurrence. Un royaume en lambeaux veut être une présentation sélective et thématique des guerres de religion, et son érudition est discrète – y compris dans sa « bibliographie sélective » (p. 254-258) –, même si Hugues Daussy, auteur notamment des volumineux travaux Les huguenots et le roi. Le combat politique de Philippe Duplessis-Mornay (1572-1600) (Genève, 2002) et Le parti huguenot.Chronique dune désillusion (1557-1572) (Genève, 2014), connaît impeccablement les sources. Pour sa part, lépais ouvrage Les remontrances est le fruit dune thèse dhabilitation à diriger des recherches, et sa publication, même si elle se lit très agréablement, obéit aux lois du genre : lauteur allègue de nombreuses références théoriques, sa thèse comporte un état de la question, des notes infrapaginales nombreuses et une impressionnante bibliographie (p. 527-551), que précède la liste, plus étoffée encore, des sources manuscrites (p. 469-526).

Agencé en six chapitres, Un royaume en lambeaux entend « mettre en lumière un choix de traits caractéristiques de ce demi-siècle, afin de donner quelques clefs utiles à la compréhension des dynamiques à lœuvre au cours de ces guerres civiles » (p. 10).

La première étape de ce « cheminement thématique », « Un corps démembré » (chapitre i), met en évidence la désintégration rapide de lunité au cours de la décennie 1550, à commencer par la fracturation de la noblesse française due à ladhésion, pour une « infinité de raisons » (p. 24), dune grande partie dentre elle à la Réforme. Cette fracture, qui népargne pas même la branche des Bourbons, sétend à la noblesse provinciale et entraîne une « fragmentation géoconfessionnelle du royaume » (p. 29). Deux « partis » antagonistes se structurent à la fin de la décennie 1550, les « intransigeants », qui se radicaliseront dans les années 1580, et le « parti huguenot », qui se construit au fil des événements politiques et militaires. La Couronne se situe du côté catholique, tout 229en prônant la conciliation ; quant aux « hommes de lentre-deux », que lA. qualifie de « catholiques modérés », ils peinent à faire entendre leur voix avant la « dernière guerre civile », où ils font progresser lidée dune politique de tolérance indispensable à la paix (p. 51). Il va de soi, insiste lA., que les frontières entre les ligueurs, les huguenots et les modérés ne sont nullement étanches, chaque « bloc » connaissant par ailleurs des évolutions.

Une fois le contexte campé, le chapitre ii, « Une crise dampleur internationale », montre le rôle majeur joué dans le conflit par les puissances européennes, à commencer par lEspagne et lAngleterre, dont lintérêt pour la France nétait pas motivé par la seule question religieuse (voir p. 69-72). La mention, chiffres à lappui et en lien avec des batailles précises, dun certain nombre de contingents étrangers – venus de Hesse, dAngleterre, de la Suisse protestante, des Pays-Bas, mais aussi dEspagne, dItalie ou des Cantons catholiques – entrés en France illustre parfaitement combien le Royaume devient un « champ de bataille européen » (voir p. 85-97) : entre 1562 et 1598, 350 000 soldats – estimation basse – y sont entrés !

Délaissant le terrain militaire, le chapitre iii, « Un laboratoire politique », traite du combat de plume : les différentes formes quil revêt, limage – « exécrable » – de lennemi quil construit et le « radicalisme politique » quil engendre (voir ainsi les traités dits « monarchomaques », p. 133-137), mais aussi les conceptions nouvelles auxquelles il donne naissance ; le demi-siècle daffrontements sanglants a été aussi celui dune intense réflexion, notamment chez le « parti huguenot » et chez les « modérés », sur lexercice de la royauté et sur le lien entre sphère politique et sphère religieuse.

Le chapitre iv, « Une crise de croissance de la puissance monarchique », examine les stratégies adoptées par les souverains qui se sont succédé, de François II à Henri IV, en contestant demblée la « lecture superficielle » qui donnerait une « impression dimprovisation permanente et de perte de contrôle apparent » (p. 145). Hugues Daussy parle ainsi dun choix « contraint », mais aussi « assumé », du dialogue par la monarchie, tant en 1560-1562 que dans les années 1590. Mais la politique royale est faite aussi de manifestations dautorité, au nombre desquelles lA. compte lélimination « de manière préventive », par Charles IX qui « assume publiquement [cette] exécution », des chefs de la noblesse huguenote présents à Paris (Saint-Barthélemy, p. 164-165). Quant au parti des « politiques », il contribue, au début du règne de Henri IV (1589-1594), 230à « enraciner la conviction selon laquelle lusage absolu du pouvoir est désormais devenu une manifestation ordinaire de la souveraineté royale » (p. 184). Ainsi, lhistoire des guerres de religions nest pas seulement, loin sen faut, lhistoire de laffaiblissement du pouvoir monarchique.

Le chapitre v, « Une France désolée », redescend au niveau du peuple de France, et cest pourquoi cest dans ces pages que, disjoignant laction de Charles IX du « mouvement instinctif du peuple de Paris », lA. traite du massacre qui a suivi lexécution royale avant de sétendre à la province (p. 192-193). Hugues Daussy rejoint les thèses de Denis Crouzet pour inscrire la cruauté des « guerres de religion » dans une perspective dangoisse eschatologique (p. 189-192). Outre les « massacres populaires », les Français sont confrontés à la violence des opérations militaires évoquées en partie au chapitre ii. Les pertes sont considérables parmi les soldats, victimes aussi dépidémies et dune mauvaise alimentation, tandis que les civils sont les victimes des pillages voire des massacres des troupes de mercenaires, en particulier les Allemands. LA. ne tait pas les conséquences économiques « désastreuses » de la guerre, qui vide les caisses de lÉtat alors même que la population est accablée dimpôts et quen cinquante ans, les prix sont multipliés par trois au quatre (p. 211-216). Il traite, in fine et brièvement, du Refuge, sans exagérer son importance (« Il est bien difficile dévaluer lampleur de ces flux », p. 219).

Le chapitre vi est consacré à la chronologie, dont nous avons discuté plus haut.

La conclusion (p. 241-245) reprend les thèses du chapitre iv, inspirées par Arlette Jouanna, sur le passage dune puissance monarchique absolue à un prince absolu, tout en soulignant la restauration de lÉglise par lÉdit de Nantes et la postérité des doctrines « monarchomaques » chez les philosophes anglais. De précieux « repères chronologiques » (p. 247-251) complètent utilement cet ouvrage, qui excelle à montrer lenchevêtrement des facteurs qui ont créé les conditions dun « conflit interminable », mais également les évolutions auxquelles ce conflit a donné lieu. Un royaume en lambeaux ne prétend pas « tout dire » sur les guerres de religion, mais on ne pourra plus traiter de ces dernières sans lavoir lu.

Les 377 textes imprimés (700 avec leurs rééditions) étudiés par Paul-Alexis Mellet « dans leur production, leur matérialité et leur 231fonction » (p. 24) donnent nécessairement une image moins sombre de France de la seconde moitié du xvie siècle, puisquil sagit de « discours de paix et de justice ». Nombreux sont, néanmoins, les parallèles entre son ouvrage et celui de Hugues Daussy. Ainsi, ce que les remontrances donnent à entendre des « miseres » des différentes provinces (chap. vi, « La situation critique du royaume ») consonne avec le portrait de la « France désolée » dUn royaume en lambeaux, même si Paul-Alexis Mellet met en garde contre une confiance excessive dans leur « “rhétorique des misères” pleine dexagération » (p. 281) ; en effet, ce discours plaintif nen reste pas moins lucide (ibid.).

La première partie est consacrée aux remontrances, « genre de discours spécifique ? » Après une étude de létymologie et des originaires parlementaires des « remonstrances » (chap. ier), lA. met en évidence quil sagit dun genre de discours hybride, entre écriture et oralité (chap. ii), et il étudie le lien entre les remontrances manuscrites – qui nentrent pas dans le cadre de son étude – et les imprimés, avant de sintéresser aux éditeurs et aux imprimeurs (on les trouve principalement à Paris et à Lyon), ainsi quaux lecteurs de ces publications en français. La remontrance est un « phénomène éditorial dabord français », mais elle essaime très rapidement aux Pays-Bas, puis des décennies plus tard en Angleterre (p. 123-124). Ce nest quau chap. iii que lA. présente son corpus. Les rédacteurs identifiés des remontrances (plus de 50 % sont anonymes) sont en premier lieu des jurisconsultes, membres de lentourage royal ou représentants du roi dans les provinces, ou encore des représentants de la haute noblesse (ainsi, Louis de Condé). On trouve aussi des prélats (ils peuvent relever en même temps de la première catégorie), et, plus largement, des membres du clergé régulier ou séculier, et, du côté des protestants, des ministres tels quAntoine de Chandieu. Parmi les auteurs notoires, on signalera, outre Ronsard (sa fameuse Remonstrance au peuple de France connut maintes éditions), Jean de La Taille et François Hotman. Sagissant des constantes littéraires du genre, lA. démontre que lon ne saurait enfermer les textes de son corpus dans les « trois moments successifs » – la plainte, le reproche et lappel à laide – repérés en 2009 par Alexandre Tarrête sur la base dun corpus plus restreint : bien des remontrances battent ce schéma en brèche, dautant plus que les remontrances imprimées sont très sensibles à lactualité politique (p. 149-155). Elles nen constituent pas moins un genre 232de discours spécifique : elles « mettent par écrit, sur un registre argumentatif, une parole prétendument orale, faite dinjonction à laction, dattente et despoir » (p. 179).

Dans la deuxième partie, « Un moyen de gouverner, un moyen de contester », lA. traite successivement des remontrances adressées au roi (chap. iv), des remontrances « descendantes », expression de la volonté royale (chap. v) et du tableau de létat du royaume quelles brossent (chap. vi). Les adresses au roi confortent, questionnent ou contestent son action et son autorité, mais souvent, le monarque nen est pas le seul destinataire. Certaines remontrances sadressent « aux princes chrétiens » en général (ainsi, la Remonstrance sérieuse, 1588), et 17 % des remontrances visent, comme celle de Ronsard, le peuple français dans son ensemble (p. 197). LA. étudie aussi les différentes stratégies rhétoriques mises en œuvre pour que le roi prenne les remontrances « en bonne part » (p. 215-219), ainsi que les réponses royales quen bien des cas, Charles IX et Henri III sattachèrent à leur donner (p. 219-226). Quant aux remontrances « descendantes », elles constituent lun des moyens, pour le roi, dexprimer sa volonté et de gouverner. Il cherche notamment à imposer le retour à la paix, une « paix doubli » comme il apparaît aussi dans ses édits (p. 232-237). Avec laccession de Henri IV au trône, il importe également pour le roi dassurer sa légitimité politique, en tant que fruit de « la deuxiesme branche de sainct Loys » (p. 259). Concernant le discours des remontrances sur « la situation critique du royaume » (chap. VI), elles ne déplorent pas seulement les violences de la guerre, mais elles participent aussi, par leur violence verbale, de la violence de la France dans la seconde moitié du xvie siècle. Ainsi, pour nous borner à cet exemple, dans la Brieve remonstrance sur le mort de lAmiral (1572), les Réformateurs font couler le sang des catholiques par « lÉvangile sanguinaire » (p. 311).

La troisième partie, « Lémergence dune “société ouverte” ? », examine la volonté de réformation dont les remontrances sont porteuses et la nature de leurs projets politiques. Le chap. vii traite du lien entre les remontrances, dont les auteurs sont le plus souvent des représentants officiels, et les différents types de représentation au sein de la société française du xvie siècle, y compris les assemblées protestantes qui, de 1565 à 1595, sadressent régulièrement « au Roy » (voir p. 328-329 et 341-342). Visant à la « défense du pauvre peuple affligé », les remontrances concernent en fait lensemble de la société, et leurs doléances majeures ont trait aux impôts, à 233la justice et à la paix (chap. viii). Sur ce point aussi, la critique de la pression fiscale (ce qui « reste ruiné [] est chargé toutesfois de toutes et telles tailles quil fut onques », p. 383) rejoint le propos de Hugues Daussy sur le caractère excessif de cette pression. Pour le projet de « réforme » du royaume quexpriment les remontrances, le rejet de la violence et la parrhesia, le « discours de vérité », sont des conditions sine qua non, et les objectifs la « concorde », mais aussi l« amitié » voire la « dilection » (chap. ix) ; de manière plus concrète, les remontrances valorisent une « monarchie du conseil » qui sappuie, entre autres, sur un conseil du roi rénové et des États généraux efficaces.

La conclusion (p. 457-467) rappelle que les remontrances ressortissent à la « littérature de paix et de justice » qui se développe durant les guerres de religions. Les remontrances, insiste-t-elle, révèlent que les guerres civiles furent non seulement une période de violence, mais encore un temps riche en « processus de négociation, darrangement et de conciliation mis en œuvre pour parvenir à la justice et à la paix » (p. 461-462). Un « index nominum » (p. 553-559) facilite la consultation de cet ouvrage de référence.

Matthieu Arnold

Court de Gébelin, Les Toulousaines. Introduction et édition critique de Hubert Bost. Avec un dossier de correspondances relatives à la genèse, à lélaboration et à la réception de louvrage, Paris, Honoré Champion, coll. « Vie des Huguenots » 97, 2023, 663 pages, ISBN 978-2-7453-5974-2, 98 €.

Voltaire, on le sait, a été lavocat le plus célèbre de Jean Calas, mais il na pas été le seul. Parmi ceux qui ont pris la défense de Calas, on trouve Antoine Court de Gébelin (1728-1784), auteur des Toulousaines ou Lettres historiques et apologétiques. En faueur de la Religion Reformée, & de divers Protestans condamnés dans ces derniers tems par le Parlement de Toulouse, ou dans le Haut Languedoc (1763). Comme le suggère le titre de cet écrit, le fils du célèbre Antoine Court na pas écrit seulement en faveur de Calas, mais ce sont trois drames qui, intervenus au cours du premier trimestre 1762 à Toulouse ou dans les environs, lont poussé à prendre la plume. Le 19 février, le pasteur François Rochette est 234condamné à la pendaison, et les trois frères Grenier sont décapités pour avoir tenté de le libérer ; le 20 février, les membres de la famille Sirven sont soupçonnés davoir fait périr Élisabeth, leur fille et sœur, au motif quelle avait manifesté lintention dembrasser le catholicisme ; le 10 mars, Jean Calas est roué pour une affaire fort similaire à celle des Sirven : il aurait pendu son fils Marc-Antoine qui voulait se convertir.

Court de Gébelin est éloigné des lieux des trois drames, puisquil forme les futurs pasteurs français au Séminaire de Lausanne sous le contrôle des comités de Genève et de Lausanne. Peut-être en a-t-il été informé par Pierre-Paul Sirven, le frère dÉlisabeth, quil a aidé à trouver refuge et à sétablir en Suisse. Par ailleurs, Court de Gébelin était dautant plus sensible au sort de François Rochette que ce dernier avait étudié au Séminaire de Lausanne et quil lui avait donné des nouvelles des succès de sa prédication. Court de Gébelin commence à sintéresser à laffaire au mois de juin 1762, et il projette dès lors de rédiger un « Memoire » qui pourrait renfermer un « placet de Mr Sirven pour Mr le procureur général » (lettre du 6 juin 1762, p. 478). Au mois doctobre, il a trouvé le titre de cet ouvrage (Les Toulousaines), dont la matière sest étendue « par la multitude des choses intéressantes qui y entreront » : il y sera question, certes, du pasteur Rochette, des Calas et des Sirven, mais lapologie sétendra aux « ministres du Désert » et à la religion réformée ; louvrage mettra en lumière « le ridicule et labsurdité de la persécution et de lintolérance », en particulier la persécution des protestants par le Parlement de Toulouse, et il discutera des conceptions de Voltaire et de Montesquieu. Il paraîtra « en forme de lettres », son style en sera « aussi vif quil a été possible » (8 octobre 1762, p. 509). Les 25 lettres prévues initialement (19 et 27 septembre 1762, p. 527 et 537) passeront finalement à 30. Les plaidoyers en faveur de Calas et de sa famille (Lettres 1, 4, 9, 23, 24, 27 et 30), de Sirven (Lettres 21 et 25) et du pasteur Rochette et ses compagnons (Lettres 2 et 22) sont enchâssés dans des réflexions plus larges sur lintolérance (Lettres 1) et sur le fanatisme à Toulouse (Lettres 5 à 8), ainsi que dans des apologies des ministres du Désert (Lettres 14 et 15) et, plus largement, du protestantisme : Jean Calvin (Lettres 12 et 13), Martin Luther (Lettre 13) et surtout la religion réformée, qui est « sublime », « lumineuse » et « aimable » (Lettre 20). Louvrage se termine par les « éloges de Mr de Voltaire & des avocats de Paris qui travaillent en faveur [de Calas à Paris] » (Lettre 30) : « Je 235crois que ni Mr de Voltaire ni Mrs les avocats de Paris nauront à se plaindre de la maniere dont je parle deux dans cette lettre » (à Charles Manoël de Végobre, 24 octobre 1762, p. 557).

Toutefois, ces éloges ne suffirent pas à rassurer Voltaire, qui, au printemps de 1762, sétait efforcé de constituer un comité de soutien à Calas. Il nentendait pas que dautres écrits pussent faire concurrence à son Traité sur la tolérance, et sinquiétait que lon mêlât à laffaire Calas « laventure de Sirven et de sa fille », qui navait pas encore été jugée (à Paul Claude Moultou, [14 mars 1763], p. 586) : « Il est dune extrême importance que les Lettres toulousaines ne paraissent point en France. Les ouvrages que lon peut écrire sur cette matière délicate ne peuvent être confiés quà des personnes sûres. Cest le parti que prend lauteur du Traitté[sic !]sur la tolérance » (à Jacob Vernes, 14 mars 1763, p. 587-588). Si lon ajoute à cette opposition celle des comités de Lausanne et de Genève, auxquels Court de Gébelin navait pas demandé laval et qui considéraient que son ouvrage ferait courir de gros risques aux protestants de France, on comprend que cette apologie était vouée à léchec. Or dès octobre 1762, alors même quil navait pas encore achevé la 30e lettre, Court de Gébelin préparait une seconde édition, parallèle à la première, parce que faute de papier, il navait pu imprimer que mille exemplaires (lettre du 17 octobre, p. 553)… Le 21 mars 1763, le Conseil de Genève « port[a] le coup de grâce » aux Toulousaines en interdisant leur vente (« Introduction », p. 45). Dès le 28 mars 1763, Voltaire se réjouit de ce que Court, « bon parpaillot [] fils dun prédicant », supprime son livre « de bonne grâce », et, grand seigneur, il propose quelques semaines plus tard quon le dédommage : « Je pense quun présent de dix louis suffirait. Joffre den paier le quart » (p. 596 et 598). Des exemplaires des Toulousaines nen circulèrent pas moins en France, mais on était loin du succès attendu par lauteur. Par la suite, jamais louvrage ne fut réédité.

Cest donc tout lintérêt de lédition scientifique publiée par Hubert Bost que de redonner ce texte dans sa première version (458 pages), 260 ans après le « fiasco » de l« entreprise éditoriale des Toulousaines » (« Introduction », p. 48). Les variantes avec la seconde édition (444 pages) sont données dans un long tableau (« Variantes entre les deux éditions », p. 451-488). Même si Court de Gébelin se proposait décrire les Toulousaines dans un « style vif », force est de constater que ce style nest pas celui de Voltaire. 236Il nempêche : son apologie est soutenue par une vaste connaissance de lhistoire des Églises protestantes de France et même de la Réforme ; il connaît laffaire Sirven de première main ; il développe des réflexions théoriques et pratiques sur la tolérance civile nourries tant des travaux de son père que de la lecture des philosophes. Quant à son « portrait de la religion réformée » (Lettre 20), il est lumineux : « Faite pour lhomme, claire, pure, raionnante de lumiere, toute raisonnable, qui ne sattacheroit à elle ? & qui, laiant une fois connue, peut labandonner ? [] Aussi [] les prisons les plus rudes & les plus horribles, les chaines les plus pesantes, les supplices les plus cruels, sont incapables de nous faire quitter cette religion pour une autre : depuis deux siécles & demi, nous la soutenons malgré tant de rigueurs. Quel puissant préjugé en sa faveur ! » (P. 275.)

Lédition établie par Hubert Bost est exemplaire. Elle est précédée par une ample introduction (p. 7-51) et suivie par un dossier de pas moins de 146 lettres (ou extraits de lettres, p. 391-621) dont plusieurs ont été citées dans le présent compte rendu. Cette correspondance reprend non seulement des lettres éditées (ainsi, celles de Voltaire ou de Rousseau, lequel ne sillustre guère par son soutien à ses coreligionnaires), mais encore un nombre important de textes manuscrits, puisés notamment dans les riches fonds Bibliothèque du Protestantisme français. Cette correspondance, dont la liste détaillée est donnée dans la table des matières, est indexée (p. 643-651), et il en va de même pour lédition des Toulousaines (p. 627-642). La bibliographie, placée après lintroduction (p. 53-57), contribue, elle aussi, à faire de cette édition un ouvrage de référence, qui nous plonge dans la littérature clandestine huguenote du xviiie siècle.

Matthieu Arnold

xixe-xxie siècle (à suivre)

Lauriane Savoy, Pionnières. Comment les femmes sont devenues pasteures. Avec une préface dAnne Soupa et une postface dÉlisabeth Parmentier, Genève, Labor et Fides, 2023, 376 pages, ISBN 978-2-8309-1806-9, 24 €.

Contrairement à ce que pourrait laisser entendre son titre, cet ouvrage ne propose pas une histoire globale de laccès des femmes 237au pastorat, mais il se concentre sur les Églises de Genève et de Vaud. Par ailleurs, comme le reconnaît demblée lA., les Églises des deux cantons « ont connu des processus différents dans louverture des responsabilités aux femmes » (p. 15). Il nen demeure pas moins pertinent de traiter ensemble ces deux Églises de Suisse romande.

La présente enquête se veut « à la croisée entre histoire, théologie et études genre [sic !] » (p. 15). Elle repose sur de la documentation écrite, publiée (il est dommage que limportante bibliographie, p. 349-368, ne distingue pas entre les études et les imprimés qui relèvent des sources) ou inédite ; elle se fonde aussi sur des entretiens (la liste nen est pas donnée) réalisés avec des femmes qui ont effectué des études de théologie, quelles soient devenues ensuite pasteurs ou non, « et même [sic !][avec] quelques hommes pasteurs… » (p. 16). Elle est agencée en quatre longs chapitres : « Les prémices » (1900-1960) ; « Débats théologiques » ; « Les pionnières et linstitution » (1920-1971) ; « Mutations du ministère pastoral » (1970-2020).

Le chap. 1 commence par rappeler que, dans les cantons de Genève et de Vaud, il y eut des « femmes de pasteurs » bien avant les « femmes pasteures » (p. 18), les premières se regroupant en associations à partir des années 1920. Mais auparavant, dès les années 1860, des femmes protestantes de Suisse romande conjuguent engagements philanthropiques et féministes. Ces féministes du tournant du siècle, qui militent aussi pour légalité dans lÉglise, ont pour point commun, souligne lA., de navoir pas denfant, à une époque ou charge de famille et carrière professionnelle durable paraissent « complètement incompatible[s] » (p. 31). LA. met également en évidence le fait que plusieurs hommes, qui ont généralement un lien étroit avec le pastorat, les soutiennent dans leurs revendications de droits sociaux, politiques et économiques (voir p. 36-43) ; ce fut le cas de Henri Roehrich (1837-1913), qui exerça notamment son ministère réformé à Strasbourg (1873-1879). La question de laccès des femmes au suffrage ecclésiastique apparaît aussi à la fin du xixe siècle, et ce sont tout dabord les Églises libres qui y répondent positivement (voir p. 45). Sil faut, à Genève, attendre 1910 pour que le Consistoire leur accorde ce suffrage, il est à noter que, dans le domaine politique, il leur faudra patienter encore un demi-siècle (p. 47). La proportion des femmes dans les Conseils de paroisse croît rapidement, puisquelle se monte à 23 % en 1935 (p. 50). Laccès des femmes aux études théologiques à 238Genève na lieu quà partir de 1923, mais il est vrai que la « maturité gymnasiale » (le baccalauréat) leur a été ouverte quelques années auparavant seulement. À Lausanne, alors que lUniversité accueille des femmes à partir de 1890, ce nest quen 1928, faute de débouchés après leurs études, quy apparaissent les premières jeunes filles (p. 54-57). Si des « ministères féminins » sont proposés à Genève (dès 1917) puis à Lausanne (à partir des années 1930), en lien avec une formation distincte des études universitaires, il ne sagit en théorie que de fonctions dauxiliaire de pasteur ou dassistante de paroisse, lesquelles sont médiocrement rémunérées. Or, dans les faits, plusieurs de ces « dames visitantes » (p. 67) suppléent à labsence de pasteur dès les années 1930. À la génération suivante, certaines dentre elles, comme Marie-Madeleine Necker (1916-2015) et Véronique Laufer (1922-2017), finiront par devenir « pleinement pasteures » (p. 72). Mais les Genevois ont loccasion dentendre prêcher des femmes venues de Grande-Bretagne dès 1920, à loccasion du VIIIe Congrès de lAlliance internationale pour le suffrage des femmes ; les comptes rendus de la prédication de Maud Royden, rédigés par des femmes, soulignent la simplicité et la modestie de la prédicatrice, ainsi que lémouvante sobriété de son costume noir avec rabat blanc (p. 80-82).

Le chap. 2, qui souvre sur une présentation bien trop sommaire de la question du pastorat féminin chez les Réformateurs (p. 85-86 ; il en va de même, p. 246, à propos du diaconat chez Calvin), présente les arguments en sa défaveur puis en sa faveur. Dans le camp des opposants, dont la « posture » se retrouverait aujourdhui chez les adversaires des unions homosexuelles (p. 117) – ce jugement nest guère étayé –, on trouve surtout le mouvement Église et Liturgie. LA. souligne demblée la proximité de ce dernier avec le mouvement nationaliste La Ligue vaudoise, ainsi que les positions antisémites de plusieurs de ses membres fondateurs (p. 89) ; plus loin, elle rapporte que ses détracteurs le surnommaient « Église et léthargie » (p. 219). À partir des années 1950, ses deux principaux représentants sont le pasteur Roger Barilier et le professeur de théologie de Neuchâtel Jean-Jacques von Allmen, dont les propos sur le pasteur « représentant du Christ » sont très proches du catholicisme. À laide de nombreuses citations, lA. expose de manière critique leurs arguments bibliques, ecclésiologiques puis « essentialistes » (p. 90-117). Dans le camp des partisans du pastorat féminin, que plusieurs notes infrapaginales associent de manière 239plus ou moins précise à la Résistance, on trouve en particulier le néotestamentaire genevois Franz J. Leenhardt : dans un article de 1948 publié par Études théologiques et religieuses (EThR), il souligne la différence de contexte entre son époque et celle où les textes du Nouveau Testament furent rédigés. Des arguments pro viennent surtout de théologiens qui ne sont pas Suisses. Par sa Découverte de la femme (1951, traduction de Die wirkliche Frau), Charlotte von Kirschbaum contribue à nourrir la réflexion sur « la vocation de la femme dans lÉglise » (p. 122). En 1963, Georges Casalis, toujours dans EThR, réplique à létude de J.-J. von Allmen parue quelques mois plus tôt, « Est-il légitime de consacrer des femmes au ministère pastoral ? ». Casalis souligne que cest sa « qualification professionnelle [] dordre théologique » qui fait la spécificité du pasteur, et que la venue du Christ abolit les rapports de « domination et de dépendance » que lon trouve dans certains textes bibliques (p. 132-133). En 1964, les pasteurs – et futurs professeurs de théologie – Éric Fuchs et Jean-Marc Chappuis emboîtent le pas à Casalis. En 1967, dans un ouvrage commandé par le Conseil Œcuménique des Églises, Francine Dumas plaide pour laccès des femmes à toutes les responsabilités dans lÉglise. En 1972, quatre ans après le Consistoire de Genève, le Synode de lÉglise évangélique réformée vaudoise vote louverture du pastorat aux femmes, en conséquence de quoi, selon lA., « le débat théologique na plus lieu dêtre » en Suisse romande (p. 141). Dans les pages synthétiques qui closent ce chapitre théologique (p. 142-144), lA. réduit ce qui fut souvent un « dialogue de sourds » à une confrontation entre « lécole historico-critique » et « une tendance à la lecture littérale » (p. 142).

Le chap. 3 mérite un intérêt tout particulier car il donne la parole à quelques « pionnières » et met en évidence les stratégies quil leur a fallu mettre en œuvre pour exercer durablement leur ministère, à une époque où le pastorat féminin nétait pas encore reconnu par leurs Églises respectives. Toutes furent acceptées bien plus aisément par leurs fidèles que par leurs collègues et leur direction dÉglise. Marcelle Bard (p. 146-186), fille de pasteur, fut la première étudiante genevoise à sinscrire en 1926 comme « proposante », i.e. comme remplaçante occasionnelle de pasteurs titulaires. Consacrée en 1929 alors quelle est déjà fiancée, elle divorce deux ans plus tard sans que – à la différence de ce qui se passait pour ses collègues masculins, poussés à la démission 240pour ce motif jusque dans les années 1970 – cela ne semble poser de problème pour son Église. Son ministère reste officiellement, durant plus de 40 ans, un ministère daumônier hospitalier, même si elle se voit attribuer conjointement un mi-temps paroissial (en tant que « pasteur-adjoint ») dans un quartier populaire de Genève. Lucie Monod (1907-1999) et Jeanne Ertel (1910-2002) furent à lœuvre dans lÉglise du canton de Vaud (p. 196-206). Fille dun employé de banque et première femme licenciée en théologie de la Faculté de Lausanne, Lucie Monod fut installée comme « suffragante pastorale » – donc pas même pasteur auxiliaire – de la paroisse Saint-Paul de Lausanne en mai 1933 ; son ministère, qui lui interdisait les cultes « principaux », les sacrements et les mariages, durera vingt-trois, après quoi elle partira au Liban au service de lAction chrétienne en Orient. Revenue en Suisse en 1960, elle sétablit à Genève où elle devient… assistante de paroisse avec « délégation pastorale ». Durant des décennies, elle accomplit ainsi « un travail pastoral, sans la rémunération et la reconnaissance de ce ministère » (p. 200). Camarade détudes de Lucie Monod à la Faculté de Lausanne, Jeanne Ertel, dont le père était électricien, est engagée également en 1933, dans la paroisse dOuchy, « pour aider les pasteurs, en attendant la nomination dun pasteur » (p. 201). Après un engagement dun an, elle peine à retrouver du travail, puis est embauchée, en novembre 1935, à titre bénévole (!) à lhôpital dOrbe. Sans doute est-elle rémunérée dès lannée suivante, car son ministère se poursuit jusquen 1972 ; elle travaille conjointement durant vingt-huit ans en tant quaumônier à la prison pour femmes de Rolle où, à la différence de lhôpital, elle bénéficie dune délégation pastorale pour la Sainte-Cène. Contrairement à Marcelle Bard, qui en imposait par sa forte personnalité, cest en faisant « profil bas » que Jeanne Ertel put accomplir son « ministère rayonnant » (p. 206), selon les termes du Conseil synodal. Le 15 décembre 1972, quelques mois après la fin de ce ministère, le Synode de lÉglise vaudoise vote la possibilité pour les femmes daccéder à tous les ministères (voir p. 213-218). Le chapitre se conclut sur le parcours de Lydia von Auw (1897-1994), théologienne et historienne qui figure en couverture de louvrage, au milieu de ses camarades (exclusivement masculins) et de ses professeurs de la Faculté de théologie libre de Lausanne en 1920. Elle exerça, dès 1925, son ministère dans lÉglise évangélique libre du canton de Vaud. Cest lexpérience positive 241de son ministère pastoral intérimaire qui motiva la Commission synodale à proposer avec succès, en 1930, ladmission officielle du pastorat féminin. Lydia von Auw nen exerce pas moins des ministères intérimaires jusquen 1934, avant dœuvrer, de 1934 à 1948, en aumônerie dhôpital. Elle est certes pasteur de paroisse de 1949 à 1960, mais sans être titularisée puisque son ministère est renouvelé dannée en année. Elle nest titulaire que dans son dernier ministère, à Chavannes-le-Chêne (1960-1966), qui sachève lannée de la fusion entre lÉglise libre et lÉglise nationale du canton de Vaud. On relèvera, dans ce chapitre, que certaines des « pionnières » défendaient, comme leurs homologues masculins, une conception « essentialiste » de lhomme et de la femme : lune dentre elles estime ainsi être, « en sa qualité de femme », plus proche de lhumanité et pouvoir ainsi « participer plus directement quun homme à ses peines et à ses joies » (p. 165). Par contre, nulle trace dune quelconque rhétorique victimaire chez les « pionnières ».

Le chap. 4 évoque aussi des parcours de femmes, en lien avec les mutations du ministère pastoral entre 1970 et 2020. Au préalable, il campe le « tournant des années 1960-1970 », avec le « Manifeste des 22 » théologiens de Genève et de Lausanne (21 hommes, une femme) du 15 avril 1967 ; ce texte « rejette toute hiérarchisation au sein du ministère de lÉglise » (p. 241). Les « parcours de femmes pasteures du dernier tiers du xxe siècle » mêlent des ministres bien identifiées (ainsi, la théologienne et diacre Yolande Boinnard) et de nombreuses femmes dont les témoignages ont été anonymisés, sans que lon sache, par conséquent, où et quand elles ont exercé leur ministère. Parmi celles qui ont étudié dans les années 1960 ou 1970, certaines font état de réactions défavorables de quelques professeurs, tandis que dautres mettent en avant une expérience très positive, marquée par l« ouverture » de leurs enseignants. Dans lÉglise du canton de Vaud, des candidates font lobjet, jusque dans les années 1980, du « mépris » de membres de la Commission de consécration hostiles au ministère féminin (voir p. 273-274). Il est à noter que le ministère spécialisé ou le diaconat ne relèvent désormais plus dun choix par défaut, comme au temps des « pionnières » ; maintes femmes ne tiennent plus le ministère paroissial pour la voie royale, et telle interviewée – anonyme – estime avoir été attirée « beaucoup plus par la formation dadultes », tandis que la préparation de ses premières prédications lui avait laissé « des souvenirs épouvantables » (p. 278). Il est dommage que lA. ne 242commente pas ces propos. Il est à noter aussi qualors que les « pionnières » avaient effectué une carrière complète même sans avoir été estimées et rémunérées à leur valeur, bien des femmes qui leur ont succédé (lA. nen donne précisément ni le nombre ni la proportion) ont quitté le pastorat (voir p. 302-304). Si, aujourdhui, la mixité dans les ministères est « perçue comme normale », il existe, selon lA., « une peur que la majorité devienne féminine » (p. 323 ; voir aussi p. 335). Le chap. 4 examine aussi les choix relatifs à lhabit pastoral. Celui de la robe noire semble dominer, entre autres parce que la robe blanche est celle des diacres, avec lesquels on craint dêtre confondu (voir le témoignage cité p. 295). Enfin, lentrée des femmes en nombre toujours plus grand dans le pastorat soulève la question de la féminisation du nom de la profession ; dans les années 2000, lusage de « la pasteure » se généralise en Suisse romande, au détriment de « pastoresse » – pourtant recommandé en 2001 par le Guide roman daide à la rédaction épicène –, « pasteuse » ou « pastourelle », dénominations qui sont apparues sans simposer au cours des décennies antérieures.

Il est dommage que cette enquête fouillée nait pas reçu la conclusion quelle méritait. En effet, on a quelque peine à assigner les deux pages de conclusion (p. 337-338) à lune des disciplines de la théologie protestante, et il est manifeste quelles ne relèvent nullement de lhistoire. Loin de lier la gerbe, la conclusion juge tout dabord quil « serait illusoire de vouloir compter sur les femmes pour sauver lÉglise » (et pourquoi pas, puisque lA. a souligné plus haut, p. 326-331, tout ce que leur arrivée a apporté au ministère pastoral ?), dans un contexte de « baisse drastique » des fidèles dans les Églises protestantes de Suisse romande. Tout en se réjouissant de la nomination de femmes à la tête dÉglises protestantes comme en Suisse, en France et en Allemagne, lA. se demande dans la foulée, avec un brin de soupçon, « si elles lauraient été si les Églises étaient en pleine santé ». Bien plus, elle redoute que lon ne fasse de ces femmes des « chèvres émissaires » (sic !) auxquelles on imputerait le déclin du christianisme occidental (p. 338)… Les lignes finales laissent encore plus perplexe. Après avoir relativisé la crise des institutions occidentales en Occident (que pèse-t-elle face à la « crise climatique » ?), elles entonnent un hymne assez convenu à la diversité tous azimuts du corps pastoral : « personnes… hétérosexuelles, queer, de droite ou de gauche, centristes, avec un handicap ou valides, blanches ou racisées, dans les normes, hors 243normes… ». Ces personnes sont censées apporter toutes ses couleurs aux « Églises-cabanes », « fragiles et discrètes, clairsemées », qui ont succédé aux Églises « forteresses », « symboles de puissance et de moralité » (ibid.).

Cette conclusion naurait-elle pas pu constituer loccasion dune comparaison avec le protestantisme suisse germanophone ? Il est question en effet à plusieurs reprises, dans le corps de louvrage, de Rosa Gutknecht, qui fut consacrée à Zurich dès 1918 et qui, dix ans plus tard, vint à Genève et à Lausanne pour partager publiquement son expérience pastorale (p. 161-168 et 186-188). Quelles raisons peuvent expliquer lavance prise par Zurich ? De même, cette brève comparaison aurait pu porter sur la France, et notamment sur lAlsace-Moselle redevenue française : on y trouve, comme la montré Anne-Marie Heitz-Muller (RHPR 83, 2003, p. 301-323), une « ouverture du ministère pastoral aux femmes » à partir des années 1920, en lien notamment avec la pénurie de pasteurs consécutive au changement de nationalité. Et sur le plan ecclésiologique, larrivée des femmes (et elle seule ?) a-t-elle vraiment changé, dans les Églises protestantes de Suisse romande, le ministère pastoral en profondeur ? Mais dans les dernières pages de cet ouvrage suggestif, sa dimension militante semble avoir pris le pas sur lenquête historique et théologique ; elle se manifeste aussi par lusage massif du « point médian », qui nen facilite guère la lecture.

Matthieu Arnold

VIENT DE PARAÎTRE

Matthieu Arnold, Prier 15 jours avec Dietrich Bonhoeffer. 4e édition mise à jour, Paris, Nouvelle Cité, coll. « Prier 15 jours » 106, 2024, 128 pages, ISBN 978-3-37582-618-8, 12 €.

Lédition des œuvres de Dietrich Bonhoeffer en français progresse à un rythme régulier. Cest ainsi quen 2019 a paru une nouvelle édition de lÉthique (Genève, Labor et Fides). Le présent ouvrage, publié pour la première fois en 2006 et dont la troisième 244édition remonte précisément à 2019, tient compte de cette évolution. Il prend aussi en compte celles de la recherche relative à Dietrich Bonhoeffer et, plus largement, aux Églises protestantes sous le « IIIe Reich » : ainsi, louvrage de référence de Christoph Strohm, Les Églises allemandes sous le Troisième Reich (Genève, Labor et Fides, 2022).

Quant aux prières et aux textes méditatifs de Bonhoeffer qui sont expliqués dans chacun des quinze chapitres de ce petit livre de vulgarisation, ils nont rien perdu de leur force et de leur profondeur théologique. Ils sont tirés de la correspondance de Bonhoeffer – les recueils posthumes Résistance et soumission et Lettres de fiançailles –, mais aussi des ouvrages Qui est et qui était Jésus-Christ (1933) ou encore La vie communautaire (1938). Leur commentaire se fonde encore sur maints autres écrits du théologien de lÉglise confessante.

Matthieu Arnold

Daniel Frey, Isabelle Grellier-Bonnal, Marc Vial (éd.), Lombre dun doute. Vivre et penser la précarité de la foi, Genève, Labor et Fides, 2024, 221 pages, ISBN 978-2-8309-1839-7, 19 €.

Théologiens, philosophes et sociologues des religions se rassemblent pour interroger la notion de doute en partant de lexpérience intime qui en est faite et dont on trouve trace dans la littérature comme dans des témoignages de vie (comment le doute se raconte). Si lexpérience du doute déstabilise des vies jusquà langoisse et le sentiment de perte de sens, voire de perte de soi, elle peut aussi permettre de sortir dun rapport aliénant à une religion prescrite, être une manière de vivre différemment une foi qui na pas été complètement quittée (dans certaines déconversions bien assumées), mais également (dans dautres cas) constituer la forme même que revêt la relation à Dieu.

Ce nest quaprès avoir abordé un doute incarné que les auteurs se demandent comment le doute se pense, dans sa pluralité comme dans ses effets, lesquels peuvent inclure la sortie du régime de la foi. Cest là lune des originalités de louvrage car « si la théologie est à laise pour parler de la foi, elle lest beaucoup moins pour penser sa perte ».

245

Le doute se vit de manière singulière à chaque fois, dans la solitude le plus souvent, et il convient de sinterroger sur la manière dont des communautés ecclésiales, et spécialement leurs ministres, sont susceptibles de mettre un terme, sinon à lépreuve de la déréliction, du moins à son caractère insupportable : de la porter, en Église. Tel est le propos de la dernière partie du livre (comment le doute saccompagne).

À la lecture de cet ouvrage collectif qui explore de façon pluridisciplinaire et complémentaire le fil rouge du doute et de son ambivalence, on comprend que « foi et doute ne sopposent plus lune à lautre, mais sopposent ensemble à cette attitude si commune aujourdhui quest lindifférence en matière de religion ».

Daniel Frey,
Isabelle Grellier-Bonnal
et Marc Vial

Frédéric Rognon, Jacob Marques Rollison (dir.), Face aux défis écologiques et technologiques. Léthique de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, La Murette, R&N Éditions, 2024, 364 pages, ISBN 979-10-96562-56-5, 23 €.

Cet ouvrage collectif rassemble les actes dun colloque, tenu à Strasbourg en janvier 2022, après avoir été reporté à deux reprises pour cause de crise sanitaire. Cet événement scientifique a malgré tout eu lieu au cours de la cinquième vague de la pandémie, ce qui a provoqué le désistement de la moitié des intervenants, notamment états-uniens, canadiens et coréens. Le volume est néanmoins riche de seize contributions, certaines consacrées à Jacques Ellul, dautres à Bernard Charbonneau, mais la plupart aux deux amis, dans leurs mutuelles fécondations intellectuelles comme dans leurs confrontations. Il sagissait en effet du premier colloque à associer Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, indice révélateur du fait que les études elluliennes et les études charbonniennes ne peuvent plus négliger lincidence de ce regard croisé. Le choix de limiter les contributions à la dimension éthique des deux œuvres, face aux défis écologiques et technologiques, tend à souligner ce point avec le plus déclat.

Jean-Sébastien Ingrand montre tout dabord les profondes affinités entre les deux auteurs, « unis par une pensée commune ». 246Sylvain Dujancourt traite des fondements scripturaires de léthique ellulienne. Frédéric Rognon analyse la référence kierkegaardienne que partagent les deux penseurs, et sa recomposition par lun et par lautre. Pour entamer la déclinaison des différentes dimensions de léthique dans la société technicienne, Adrien Boniteau indique le statut décisif du concept de « loi » dans la pensée ellulienne. Patrick Chastenet étudie pour sa part la notion de « limite » dans la dialectique mise en œuvre par Jacques Ellul entre théologie et critique sociale. Alain Cazenave-Piarrot examine le rôle décisif de l« interdit » dans lœuvre de Bernard Charbonneau comme dans celle de Jacques Ellul. Daniel Cérézuelle sattelle à explorer le champ de la liberté, privilégié par les deux auteurs dans la totalité de leurs écrits ; aussi offre-t-il une seconde contribution, consacrée à la lecture différenciée des Frères Karamazov par Jacques Ellul et Bernard Charbonneau. Après Dostoïevski, Mark A. Honnegger se propose de confronter les positions éthiques elluliennes avec une autre figure dinspiration, lanthropologue américain Edward Hall. Jacob Marques Rollison cherche à ressaisir léthique ellulo-charbonnienne en la comprenant comme une profonde méditation sur le temps, lespace et la mort. Chris Doude van Troostwijk rend compte de la déconstruction des lieux communs chez Jacques Ellul, lorsquelle sapplique aux discours technophiles. Elisabetta Ribet relate laventure éditoriale commune aux deux amis, parvenus au soir de leur vie et à lheure des bilans, dans la revue écologiste Combat Nature. Sébastien Morillon décrypte les acceptions des termes d« engagement » et d« action » chez les deux penseurs. Guillaume Joseph sinterroge sur le type de sociologie instruite par Jacques Ellul, indissociable de léthique et même de préoccupations spirituelles. Enfin, le volume se termine par deux témoignages : celui de Jérôme Ellul, qui évoque les divers engagements de son grand-père, et celle de Jean Herz, qui raconte comment Jacques Ellul a sauvé la vie de sa famille, Juifs de Strasbourg réfugiés dans le Sud-Ouest de la France sous lOccupation.

Le volume se termine avec la bibliographie exhaustive des ouvrages de Jacques Ellul et de Bernard Charbonneau.

Frédéric Rognon

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Gérard Siegwalt, Petite sagesse élémentaire. Le réalisme de la foi, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines », 2024, ISBN 978-2-204-16462-7, 176 pages, 24 €.

Ce livre porte une conviction : la théologie chrétienne peut (et doit même sans doute) être, dans la société plurireligieuse et sécularisée, un repère de sagesse.

Il sadresse deux types de destinataires :

des chrétiens de toutes Églises. La question critique est : atteignent-ils, du moins aspirent-ils à atteindre, une sagesse élémentaire ? Quel peut être leur témoignage chrétien spécifique – et sa crédibilité – si, le cas échéant, ils ny aspirent pas ; si, peut-être, ils ignorent voire bafouent même telles données élémentaires de sagesse ?

et les autres, qui regardent des chrétiens de toutes Églises : que voient-ils chez eux ?

Car il arrive que les chrétiens soient regardés. Est-ce que ce regard donne une impulsion constructive à ces autres ? Tout comme à linverse, le regard des chrétiens sur ces autres leur donne-t-il une impulsion constructive à eux-mêmes ?

Gérard Siegwalt