Revue des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses
2023 – 4, 103e année, n° 4. varia - Auteurs : Shuali (Eran), Grappe (Christian), Gerber (Daniel), Arnold (Matthieu), Hunziker-Rodewald (Régine), Vial (Marc)
- Pages : 525 à 540
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
REVUE DES LIVRES
SCIENCES BIBLIQUES
Philologie et traductologie
Rajmund Pietkiewicz, In Search of « the Genuine Word of God ». Reception of the West-European Christian Hebraism in the Polish-Lithuanian Commonwealth in the Renaissance. Translated by Monika and Jacek Szela, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, coll. « Refo500 Academic Studies » 73, 2020, 346 pages, ISBN 978-3-525-51707-9, 110 €.
Version anglaise d’un ouvrage publié initialement en polonais, cette monographie traite de deux sujets : les débuts de l’hébraïsme chrétien dans la République polono-lituanienne au xvie siècle ; la floraison des traductions de la Bible en polonais durant la même période. L’A., professeur d’Ancien Testament à la Faculté pontificale de Théologie de Wrocław, met ainsi en évidence un fait important et souvent méconnu : la « révolution philologique » qui a lieu durant la Renaissance dans les cercles érudits change radicalement la manière dont on traduit la Bible. En effet, la façon dont la Bible est lue par l’ensemble de la société sera transformée, et cela durablement. On remarquera que cette « révolution » touche particulièrement à l’étude de l’hébreu, une langue très peu connue jusqu’alors dans le monde chrétien, ainsi qu’à la manière dont on appréhendera dorénavant l’Ancien Testament.
La première partie de l’ouvrage consiste en une synthèse portant sur l’émergence et le développement de l’hébraïsme chrétien en Europe de l’Ouest au xvie siècle. Il est question notamment des figures majeures et de leurs œuvres, des grands centres d’étude de l’hébreu, de l’usage des œuvres grammaticales et exégétiques juives et des contacts avec des hébraïsants juifs, ainsi que des débats majeurs au sujet de l’étude de l’hébreu dans une perspective 526chrétienne. Il s’agit d’un résumé conséquent (75 pages) et utile, mais qui ne peut remplacer les ouvrages de référence sur cette période clé de l’hébraïsme chrétien (notamment : Jerome Friedman, The Most Ancient Testimony. Sixteenth-Century Chrisitian-Hebraica in the Age of Renaissance Nostalgia, Athens, Ohio University Press, 1983 ; Stephen G. Burnett, Christian Hebraism in the Reformation Era [1500-1660]. Authors, Books, and the Transmission of Jewish Learning, Leiden, Brill, 2012).
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’hébraïsme chrétien dans la République polono-lituanienne au xvie siècle. L’approche est biographique : l’A. passe en revue un grand nombre d’hébraïsants et décrit leur formation, leur carrière et leurs œuvres. Lesdits hébraïsants sont regroupés autour de trois institutions académiques où l’hébreu est enseigné – l’Académie de Cracovie où une chaire d’hébreu est établie en 1528, le Collegium Albertium de Königsberg fondé en 1544 suite à la conversion de la ville au protestantisme luthérien, le collège jésuite de Vilnius qui ouvre ses portes en 1570 – ainsi qu’autour de trois projets de traduction de la Bible en polonais menés par des membres de communautés d’obédience réformée ou antitrinitaire (voir plus loin). Deux faits intéressants ressortent particulièrement de cette vue d’ensemble. 1. Une grande interconnexion existe parmi les hébraïsants chrétiens à l’échelle européenne. Ainsi, plusieurs hébraïsants actifs dans la République polono-lituanienne sont originaires des pays de l’Ouest : néerlandais, italiens, français, etc. Par ailleurs, plusieurs hébraïsants originaires de la République polono-lituanienne sont formés dans les grands centres occidentaux de l’hébraïsme : Paris, Rome, Wittenberg, Heidelberg, etc. 2. L’hébraïsme chrétien se déploie dans le contexte du bouillonnement religieux du xvie siècle : plusieurs hébraïsants changent de confession au cours de leur vie et circulent entre les milieux catholique, luthérien, réformé et antitrinitaire. En outre, la polémique interconfessionnelle est très présente dans les différentes traductions de la Bible en polonais.
Dans la troisième partie de l’ouvrage, quatre traductions intégrales de la Bible en polonais sont examinées, l’accent étant mis sur la partie consacrée à l’Ancien Testament : la Bible de Brest/Pińczów (1563, réformée) ; la Bible de Nesvizh traduite par Szymon Budny (1572, les Frères polonais [courant antitrinitaire]) ; la Bible traduite par le jésuite Jakub Wujek (NT 1593, AT 1599, catholique) ; la Bible de Gdańsk (1632, réformée). L’A. analyse dans un premier temps 527les introductions et les autres paratextes figurant dans ces éditions, avant de donner une série de 29 exemples de traduction – tous très intéressants. En effet, il démontre plusieurs caractéristiques des traductions étudiées. D’abord, les textes bibliques dans les langues originales occupent désormais une place centrale dans la démarche de traduction : les traducteurs protestants emploient les textes hébreu et grec comme textes sources ; bien que traduisant la Vulgate latine, le traducteur catholique, Wujek, fait figurer à côté du texte traduit une annotation très abondante portant notamment sur les textes hébreu et grec. Ensuite, hormis le texte source choisi, les traducteurs utilisent un grand nombre d’outils : la Vulgate – consultée régulièrement par tous les traducteurs –, les traductions polonaises antérieures, d’autres traductions de la Bible publiées durant le xvie siècle, notamment la traduction latine de Santes Pagnini (1528) et la traduction française de Genève (édition de 1559), ainsi que des dictionnaires, des grammaires et des commentaires juifs et chrétiens. Des exemples sont aussi donnés pour illustrer des choix théologiques faits par les traducteurs, ainsi que leur technique de traduction (littérale, plus libre, etc.).
Dans l’ensemble, l’ouvrage se lit agréablement, bien que les coquilles et les fautes de langue soient relativement fréquentes. Il permet de connaître d’une manière exhaustive et en détail les débuts de l’hébraïsme chrétien et de la traduction biblique moderne dans l’aire polonophone, et, à travers ce prisme, jette une lumière sur les grands changements intellectuels et religieux que l’Europe connaît au xvie siècle.
Eran Shuali
Judaïsme
Jacques Ehrenfreund, Simon Butticaz (dir.), Regards de savants juifs et chrétiens sur le judaïsme du Second Temple. Récit d’une controverse allemande,Genève, Labor et Fides, 2022, 205 pages, ISBN 978-2-8309-1749-9, 19 €.
Fruit d’une journée d’étude organisée à Lausanne en 2019, l’ouvrage, dont le titre et même le sous-titre ne sont pas absolument explicites, s’intéresse en fait à l’étude du judaïsme du Second Temple dans l’Allemagne wilhelmienne, et plus précisément aux 528approches bien distinctes de l’école de l’histoire des religions (Religionsgeschichtliche Schule), qui prit forme à l’initiative d’éminents auteurs protestants à l’Université de Göttingen, et des tenants de la connaissance du judaïsme (Wissenschaft des Judentums), promue par les grands savants juifs que sont Leopold Zunz et Heinrich Graetz. Le terme « récit » retenu dans le sous-titre peut surprendre, dans la mesure où l’on n’a pas affaire au récit, mais à une présentation de cette controverse, dont les tenants et les aboutissants sont décrits de manière claire dans la contribution de Ch. Chalamet qui ouvre le volume après une introduction qui pourra laisser le lecteur quelque peu sur sa faim.
Chalamet appuie son propos sur une monographie de Christian Wiese, consacrée à la question et parue en 1999. Il permet d’élaborer un récit, ce que nous nous emploierons à faire ici. Il rappelle que les deux figures les plus marquantes de la théologie protestante de la première moitié du xixe siècle, F. Schleiermacher et F. C. Baur, partageaient une approche dépréciative du judaïsme, le premier minimisant l’enracinement de Jésus et de Paul dans le judaïsme de leur temps ainsi que la valeur normative de l’Ancien Testament, le second voyant en Paul « celui qui avait voulu faire sortir le christianisme du carcan juif, en libérant Jésus de la notion juive de “messie” » (p. 21), et cela pour l’universaliser. L’influence de ces deux auteurs fut durable, mais le schéma théologique qui était le leur et qui reposait sur le présupposé de la supériorité du christianisme sur le judaïsme venait en fait gauchir la relecture effectuée de l’histoire. Dans le contexte de l’Allemagne wilhelmienne, Albrecht Ritschl se fit fort d’accorder toute sa place à l’histoire, mais, entre 1880 et 1890, certains de ses disciples lui reprochèrent, à juste titre, de faire prévaloir pourtant des convictions théologiques sur la rigueur historique dont il se prévalait. Ce fut l’émergence de la Religionsgeschichtliche Schule. De jeunes savants, parmi lesquels Wilhelm Bousset et William Wrede – Johannes Weiss occupant sans doute ici une place à part –, prônèrent l’étude de l’histoire des religions pour parvenir à davantage d’objectivité, mais ils n’échappèrent pas eux-mêmes au présupposé de leurs aînés, convaincus qu’ils étaient ultimement que le décloisonnement (Entschränkung) était la marque même du christianisme. Le concept même de judaïsme tardif (Spätjudentum) qu’ils utilisaient pour désigner le judaïsme du Second Temple laisse transparaître d’ailleurs qu’ils tenaient ce dernier pour « une tradition religieuse en déliquescence » (p. 23). 529Ces théologiens protestants, libéraux et en butte à la critique des conservateurs, bénéficiaient par ailleurs du soutien et de la reconnaissance de l’État prussien, ce qui était loin d’être cas des savants juifs, issus d’une faible minorité de la population (1,25 %) dont la situation demeurait précaire, qui illustraient la Wissenschaft des Judentums et qui étaient eux-mêmes des libéraux faisant l’objet de critiques émanant de leurs coreligionnaires conservateurs. Il y eut certes des rapprochements entre les uns et les autres, mais on eut affaire finalement à une rencontre manquée « qui n’a certainement pas aidé à contrer les tendances antijuives et antisémites de l’époque et des décennies suivantes » (p. 22), les responsables de l’échec étant les intellectuels protestants enferrés dans le présupposé susnommé. Et même des auteurs comme H. Strack et F. Delitzsch – dont le nom est mal orthographié à la p. 24 –, qui figuraient parmi les plus ouverts à une connaissance en profondeur du judaïsme, n’étaient pas dépourvus d’une perspective missionnaire vis-à-vis de la population juive.
Chalamet prend ensuite l’exemple de W. Bousset et de son ouvrage Die Religion des Judentums im neutestamentlichen Zeitalter pour montrer combien il est ultimement marqué par la perspective selon laquelle, en dépit des percées universalistes que l’on observe à l’occasion de l’exil, le Spätjudentum se serait réduit à une religion nationale et particulariste, rendant nécessaire un nouveau départ que vint impulser Jésus. Bousset s’attira les foudres du rabbin Felix Perles, qui lui reprocha notamment de ne pas avoir consulté les sources rabbiniques et de demeurer hermétique à toute compréhension du judaïsme qui aille à l’essence même des choses et fasse preuve de sympathie et de respect. Harnack lui-même s’attira les foudres de rabbins et de penseurs juifs car, tout en étant conscient que l’Église des païens a pu se montrer bien ingrate envers le judaïsme, il était convaincu que l’apport du christianisme est précisément le décloisonnement du judaïsme qui se trouve mué en une religion universelle. Comme le souligne Chalamet, et sans doute est-ce là l’essentiel, tout cela amène « à poser des graves questions sur la responsabilité des intellectuels protestants de langue allemande dans la montée […] de l’antisémitisme dans ces années. » (P. 39.)
Dans sa contribution, J. Ehrenfreund illustre à son tour le débat et ses enjeux en s’intéressant à J. Wellhausen et de H. Graetz, tous deux philologues et historiens, et à la façon dont ils conçoivent 530l’histoire du peuple juif. Pour le premier, figure emblématique de la critique historique protestante, le verus Israel est venu remplacer le vetus Israel, si bien qu’il existe une forme de logique historique – et non pas théologique – devant conduire à la disparition du judaïsme. Pour le second, représentant de la Wissenschaft des Judentums,l’histoire d’Israël se prolonge dans le présent. Si Wellhausen opère en fait une transposition, sur le mode historique, de la théologie de la substitution (du nouvel Israël à l’ancien), Graetz alerte – et les faits lui donneront tragiquement raison – sur les dangers d’un mode de pensée qui intègre « l’espoir d’une dissolution du judaïsme, conçu comme un anachronisme » (p. 77), et écrit une histoire du judaïsme qui se déploie sur trois millénaires.
M. Thate se concentre sur la figure de Baur et sur son Paulus et montre comment sa compréhension de l’histoire au sein de laquelle le judaïsme, caractérisé selon lui par ses particularités nationales, fait office de repoussoir face à un christianisme paulinien universaliste placé sous le sceau de l’Esprit. Cela étant, il fait valoir aussi que Baur développe son modèle à une époque où les États allemands sont divisés et qu’il appelle, plus largement, à une vie spirituelle et à une conscience universelle.
S. Butticaz s’intéresse pour sa part à Johannes Weiss et à la place singulière qu’il occupe parmi les représentants de la Religionsgeschichtliche Schule. B. compare les deux éditions du maître ouvrage de Weiss, Die Predigt Jesu vom Reiche Gottes (1892 et 1900), et fait valoir que la seconde, rédigée après la publication par Bousset, dont il fut le collègue à Göttingen de 1890 à 1895, de sa Predigt Jesu in ihrem Gegensatz zum Judentum (1892), en prend en fait le contre-pied. De fait, Weiss inscrit désormais la proclamation de Jésus dans la continuité de l’apocalyptique juive et du mouvement initié par Jean Baptiste, ce qui va à l’encontre de la thèse d’un étiolement du judaïsme et de son « providentiel » remplacement par le christianisme.
D. Jaffé se penche quant à lui, avec un regard résolument critique, sur l’œuvre d’Adolf von Harnack. Il dénonce les présupposés dogmatiques sous-jacents à l’approche prétendument historique qu’Harnack entend mener et le jauge, ce qui n’est pas forcément bienvenu, à l’aune de ses propres thèses selon lesquelles Jésus serait à comprendre en continuité critique avec le judaïsme pharisien de son époque.
Enfin, K. Ehrensperger propose une contribution fort intéressante, mais qui a été sollicitée après la journée d’étude et s’intéresse 531non pas à la controverse dont traite le volume mais aux nouveaux paradigmes qui prévalent désormais dans l’étude du judaïsme du Second Temple. Elle montre comment, sous l’impulsion d’un mouvement initié dès les années 1970 dans la sphère anglo-américaine, les études juives ont progressivement évolué en Allemagne jusqu’à l’ouverture de la School of Jewish Theology à l’Université de Potsdam en 2013, événement marquant dès lors que « la théologie juive fut reconnue pour la première fois en Europe en tant que discipline universitaire sur pied d’égalité avec les facultés et les instituts de théologie protestants et catholiques » (p. 191).
L’ensemble qui est ainsi proposé jette un regard sans concession sur l’histoire de la recherche et pose des questions essentielles, même si on peut légitimement s’interroger sur les raisons qui ont conduit à pourvoir l’ouvrage d’un titre et d’un sous-titre qui ne laissent pas vraiment deviner quel en est le sujet.
Christian Grappe
Nouveau Testament
Camille Focant, Une passion, trois récits, Paris, Cerf, coll. « Lire la Bible » 201, 2022, 271 pages, ISBN 978-2-204-14233-5, 24 €.
Auteur notamment d’un commentaire de référence sur l’Évangile de Marc, F. propose ici une étude comparée du récit de la Passion dans les évangiles synoptiques. Le commentaire se veut littéraire et narratif, et ainsi synchronique. Il s’agit d’« essayer de comprendre comment chaque récit est construit. » (P. 15.) Pour narratif qu’il soit, ce commentaire est toutefois à la fois précédé et suivi, dans l’introduction et la postface, de considérations d’ordre diachronique. Les premières viennent, d’une part, asseoir l’historicité globale du récit de la Passion, l’A. s’appuyant, pour ce faire, sur les témoignages de Tacite, de Flavius Josèphe et du Talmud, et, d’autre part, rappeler l’antériorité de l’Évangile selon Marc. Les remarques conclusives viennent, quant à elles, insister sur les précautions à prendre dès lors qu’il est question du récit de la Passion dans le dialogue judéo-chrétien, cela en veillant à éviter deux écueils qui consistent, l’un, à accorder une confiance aveugle sur le plan historique aux récits évangéliques, et l’autre, à tenir les récits de la Passion pour des produits de l’imagination des évangélistes. L’A., suivant R. Brown, 532propose finalement de distinguer quatre étapes dans la manière dont les premiers chrétiens ont interprété la mort de Jésus et le rôle que les juifs y ont joué : 1. ce qui a pu effectivement se produire lors de la mise à mort de Jésus ; 2. une interprétation de la mort de Jésus à partir d’un arrière-plan scripturaire ; 3. « le commencement de l’utilisation de la formule “les Juifs” pour désigner un des deux groupes [les autorités religieuses juives et les Romains] qui ont joué un rôle dans la mort de Jésus » (p. 188) ; 4. « l’utilisation du terme “les Juifs” pour décrire ceux qui ont été impliqués dans la mort de Jésus à une époque où les chrétiens n’étaient plus des Juifs » (p. 193). Il voit là le meilleur moyen pour parvenir à une lecture des récits de la Passion dépouillée de tout antijudaïsme et de tout antisémitisme.
Le commentaire en lui-même renonce aux discussions techniques, mais est à la fois simple, clair et précis, et fait bien apparaître les enjeux.
Enfin, une synopse française, un index des textes bibliques et anciens et une bibliographie sélective complètent l’ouvrage. La synopse se déploie sur plus de cinquante pages et présente le texte des trois évangiles en autant de micro-unités que nécessaire pour visualiser immédiatement les correspondances ou les variations entre eux.
Christian Grappe
Steven J. Friesen, Michalis Lychounas, Daniel N. Schowalter (éd.), Philippi, from Colonia Augusta to Communitas Christiana. Religion and Society in Transition, Leiden, Brill, coll. « Supplements to Novum Testamentum » 186), 2022, xxiv + 488 pages, ISBN 978-90-04-46932-7, 148,80 €.
Introduit par Daniel Schowalter, cet ouvrage collectif poursuit l’heureuse entreprise des enquêtes interdisciplinaires consacrées aux différentes cités qui ont vu éclore et se développer des communautés pauliniennes. Il réunit dix-huit contributions à un colloque qui s’est tenu à Kavala en 2015 et qui visait principalement à repérer les évolutions sociétales ou religieuses entre la fondation de la colonie romaine de Philippes et le début de l’époque byzantine, essentiellement grâce au précieux apport de l’archéologie.
533C’est à Michel Sève qu’il revient de faire état des transformations majeures apportées au Forum romain entre sa construction au milieu du ier siècle et son abandon ; il nous invite ainsi à une belle visite guidée du cœur changeant de Philippes, photos et plans à l’appui. Athanasios Rizakis se charge ensuite d’esquisser les grandes lignes du paysage religieux de l’ancienne ville macédonienne et de ses proches environs ; il s’interroge entre autres sur le sort des divinités gréco-thraces après l’arrivée des colons romains et sur l’incidence qu’a eue le passé sur la construction de la nouvelle identité de la cité. Une question que reprend à sa manière Cédric Brélaz, convaincu lui aussi que l’on peut parler non seulement d’une interpretatio romana, mais encore d’une interpretatio thracica, et que l’on ne saurait donc penser à un strict cloisonnement des cultes ; et de plaider pour une prise en compte d’un paysage religieux suffisamment diversifié à Philippes, ce qui interdit de conclure à des groupes d’adeptes distincts, homogènes et exclusifs. La complexité de l’arrière-plan culturel et religieux de la ville est à nouveau soulignée par Ekaterini Tsalampouni, qui porte son attention aux inscriptions mentionnant des personnes d’origine thrace ; de son point de vue, celles-ci témoignent d’une volonté d’acculturation, d’une identité hybride susceptible d’éclairer les débuts de la communauté chrétienne sise en la colonie romaine. Une approche globale de l’histoire de Philippes par la numismatique est alors proposée par Katerina Chryssanthaki-Nagle afin de rendre compte des dernières discussions en la matière et des difficultés posées par la datation, l’attribution ou l’iconographie de certaines monnaies. Suit une étude consacrée par Chaido Koukouli-Chryssanthaki et Dimitra Malamidou au sanctuaire du Héros Aulonitèsqui atteste de la continuité d’un culte ancien jusqu’au début du ive siècle de notre ère. Cette première série de textes s’achève par celui de Sarah E. Bond qui relève l’importance reconnue au travail des « invisibles » pour le maintien de la colonie romaine et de son commerce d’après quelques données épigraphiques, un sujet sur lequel les écrivains de l’Antiquité gardaient grandement le silence.
Les sept contributions suivantes sont regroupées sous le titre « Paul et son influence sur la ville et ses habitants ». Cavan Concannon pose à nouveaux frais la question de la logistique, du coût, des réseaux sociaux et institutionnels nécessaires à l’acheminement d’une lettre, convaincu de son importance pour mieux cerner le christianisme naissant ; ce qui l’amène à proposer une carte indicative des lieux 534accessibles depuis Philippes et notamment du temps estimé pour s’y rendre, sur la base d’inscriptions, de poteries et de matériaux de construction. Jennifer Quigley et Laura Nasrallah abordent ensuite la lettre aux Philippiens par le biais des notions de coût et d’abondance dans la colonie romaine ; elles soutiennent que le langage financier de l’épître est d’ordre « théo-économique ». Pour Michael Flexsenhar III, il ne fait pas de doute que le « prétoire » dont il est question en Ph 1,3 désigne un bâtiment administratif provincial, voire un logement pour les fonctionnaires romains en déplacement ou en séjour temporaire du type de celui identifié à Dion ; ce qui laisse à penser à un contact de Paul, non avec l’élite sociale de Rome, mais avec des personnes ayant un lien administratif ou commercial. Peter Oakes s’applique pour sa part à comparer les affirmations concernant l’après-vie en Ph 1,13, 2,9, 3,11.14.21 avec certaines inscriptions trouvées sur les monuments funéraires de Philippes et leur concept d’héroïsation ; une étude de cas qui lui semble vitale pour affiner le contexte dans lequel les idées pauliniennes sur la vie après la mort ont été entendues. De manière originale, Steven J. Friesen tient Ac 16,12b-40 pour le récit d’une révolution manquée ; sa lecture s’appuie sur la méthode de Fredric Jameson qui préconise un examen de la relation entre la narration, l’idéologie et l’économie politique. L’étonnante concentration d’églises à Philippes au vie siècle et leur architecture variée interrogent sur l’objectif et la fonction de ces bâtiments. Aristotelis Mentzos est d’avis que ceci s’explique par les pèlerinages où l’on commémorerait les temps forts du séjour de Paul et de Silas dans la cité en chacun d’eux. Suit une intéressante confrontation entre les écrits chrétiens du iie au ive siècle et les plus anciens vestiges du christianisme à Philippes menée par Angelina Standhartinger.
Les quatre dernières contributions, richement illustrées, figurent sous l’intitulé « Antiquité tardive et évolutions byzantines ». Sofia Doukata-Demertzi expose et interprète le résultat des fouilles effectuées en contre-bas du musée archéologique ; elles fournissent la preuve que la cité a continué d’être habitée après le tremblement de terre de l’an 620. Emmanuela Gounari et Melina Paissidou scrutent les îlots 4 et 5 à proximité de l’Octogone ; ils apportent d’autres indices de l’évolution de la planification urbaine et de la réutilisation des espaces jusqu’à la période protobyzantine. En prenant en compte des îlots contigus encore, Natalia Poulou fait état de nouvelles hypothèses laissant supposer que la ville a même 535été durablement habitée jusqu’au ixe, voire au xe siècle. Enfin, c’est d’un type de poterie plus artisanale que Stavros Zachariadis tire des indications au sujet d’ultimes transformations de la cité jusqu’au viiie siècle au moins.
Ce bouquet de textes, qui retrace l’histoire de Philippes en se fondant avant tout sur les découvertes archéologiques, s’offre ainsi comme un précieux guide à qui projette de visiter ce site ou comme une belle occasion de comprendre plus avant ce qui a été donné de voir à qui l’a déjà arpenté. Il sera d’une aide indéniable notamment à qui cherche à reconstituer le cadre dans lequel la petite communauté fondée par Paul en cette colonie romaine a commencé à construite son identité ou à préciser l’arrière-plan de la lettre à elle envoyée. Sans compter que nombre des suggestions faites invitent à réfléchir de manière plus approfondie au contexte et aux implications de la mission paulinienne en général.
Daniel Gerber
VIENT DE PARAÎTRE
Albert Schweitzer, Un engagement pour la paix. Textes édités par Matthieu Arnold, Strasbourg, AFAAS, coll. « Études schweitzériennes » 14, 2023, ISSN 1155-2239, 159 pages, 17 €.
Il y a 70 ans, Albert Schweitzer se voyait décerner le prix Nobel de la Paix. Cette distinction, qui couronnait son œuvre humanitaire et médicale, puis le décès de son ami Albert Einstein en 1955, le poussèrent à s’engager avec détermination pour l’abolition des essais et des armes nucléaires. Ses trois appels radiodiffusés des 28, 29 et 30 avril 1958, publiés sous le titre Paix ou guerre atomique, constituèrent le point culminant de cet engagement ; rapidement, cet opuscule, qui alertait sur les dangers des essais nucléaires et l’horreur d’une guerre atomique, fut traduit en de nombreuses langues.
Or cet essai était épuisé de longue date. Il est réédité ici avec un appareil critique inédit, tout comme le discours de réception du prix Nobel de la Paix (4 novembre 1954 ; Schweitzer a reçu officiellement son prix un an après avoir été lauréat). Ces textes 536sont précédés par un article que Schweitzer donna en février-mars 1952 au Svenska Morgonbladet (Stockholm), « Ce dont l’humanité a le plus besoin aujourd’hui » ; avec des accents spécifiquement chrétiens, il plaide pour l’avènement d’une paix véritable. Il est donné ici pour la première fois en français.
Cette série d’écrits des années 1950 est accompagnée par trois autres groupes de textes qui montrent que, dès avant la Première Guerre mondiale et jusqu’à la fin de sa vie, Schweitzer s’est préoccupé de la paix : 1) cinq prédications, données intégralement ou sous forme d’extraits, prononcées en Europe ou en Afrique entre 1907 et 1930 ; 2) trois textes autobiographiques ou philosophiques ; 3) une série de six lettres (à Albert Einstein, Frédéric Joliot-Curie, Theodor Heuss, John Fitzgerald Kennedy et Alfred Kastler) rédigées entre 1955 et 1964. Nous avons traduit nombre de ces écrits de l’allemand, voire de l’anglais.
La présentation, par sa directrice Sophie Reeb, du Centre Schweitzer pour la paix de Kaysersberg-Vignoble, qui vient d’ouvrir ses portes, complète cette anthologie. L’ensemble est rehaussé par des illustrations en couleur et en noir et blanc.
Matthieu Arnold
Matthieu Arnold, Camille Claus, Un enfant nous est né. 25 pensées et regards sur Noël, Strasbourg, Le Verger – Éditions Le Messager, 2023, 88 pages (25 illustrations en couleur), ISBN 978-2-84574-431-8, 20 €.
Cette anthologie de textes théologiques sur Noël, illustrée par des aquarelles de Camille Claus (1920-2005), était épuisée depuis plusieurs années. Grâce à un partenariat avec les Éditions Le Messager et la Société luthérienne, Le Verger vient d’en assurer la réédition. Le format original (22cm × 22cm) a été conservé, mais l’ouvrage est passé de 60 à 88 pages en raison de l’impression, en caractères plus grands, des textes et de leurs introductions.
Ce livre se présente comme un calendrier de l’Avent puisqu’il part des auteurs du xxe siècle (Martin Luther King, Dietrich Bonhoeffer…) pour remonter les siècles jusqu’au Protévangile de Jacques (iie siècle). Outre le soussigné, nombreux sont les collaborateurs de la RHPR et les enseignants de la Faculté de théologie protestante qui ont collaboré 537à cette anthologie par le choix, l’introduction voire la traduction de ces textes à la fois profonds et, le plus souvent, d’une grande qualité littéraire : Ph. Aubert (Dietrich Bonhoeffer), A. Birmelé (Karl Barth), R. Gounelle (Romanos le Mélode et Nativité de Marie), J.-Cl. Larchet (Maxime le Confesseur), M. Lienhard (Philippe Jacques Spener), J. McDonald (John Wesley), P. Maraval (Grégoire de Nazianze), O. Millet (Marguerite de Navarre), A. Noblesse-Rocher (Bernard de Clairvaux, Guerric d’Igny), J.-M. Prieur (Augustin) et F. Rognon (Søren Kierkegaard). On signalera encore l’introduction et la traduction d’un sermon de Noël de Jean Geiler par le regretté Francis Rapp, membre de l’Institut, et du Noël à Greccio de François d’Assise (Vita prima) par Sébastien Milazzo (Faculté de théologie catholique de l’Université de Strasbourg).
Les croyants de l’Antiquité et du Moyen Âge ont mis l’accent sur l’événement extraordinaire et paradoxal de l’Incarnation. Pour les Réformateurs du xvie siècle, l’essentiel était de croire que c’est pour moi que Dieu a pris corps en Jésus de Nazareth. Quant aux penseurs des xixe et xxe siècles, ils ont trouvé, dans l’abaissement volontaire de Dieu, une clé pour sa compréhension et un soutien face aux maux qui semblent nier sa présence. Chez les uns comme chez les autres, la contemplation de Noël débouche sur un engagement éthique, qui peut s’exprimer par la « naissance du Christ en nous » ou par la marche à la suite du Christ.
À la variété des temps, des contenus et des formes (prédications, traités théologiques, cantiques, poèmes, lettre, pièce de théâtre…) des 25 textes répondent les 25 illustrations originales d’un artiste unique, contemporain, connu pour sa profonde spiritualité : Camille Claus. Il a choisi de représenter « le visage d’hommes et de femmes pour lesquels l’être religieux reste une constante lueur ».
Matthieu Arnold
Christian Grappe, Élisabeth Clementz-Metz, Matthieu Arnold (dir.), Histoire et secrets de l’église et du chapitre de Saint-Thomas, Strasbourg, Éditions du Signe, 2023, 380 pages, ISBN 978-2-7468-4476-6, 39,90 €.
L’ouvrage aborde, en cinq parties, la riche et singulière histoire tant de l’église que du Chapitre. Deux parties sont plutôt consacrées 538à la première et trois essentiellement au second, même si la séparation n’est pas hermétique.
Pour ce qui est de l’église, H. Cicutta et B. Dottori présentent les fouilles réalisées en 2013 dans le cadre du réaménagement de la place Saint-Thomas. M. Schurr aborde la place originale et pionnière qui lui revient au sein du Gothique européen, tandis que L. La Barbera propose une étude particulière du massif de la façade. D. Borlée et le signataire de ces lignes abordent tour à tour le tympan du doute de Thomas, avec leur regard respectif d’historienne de l’art et de théologien. F. Muller évoque la vue anachronique de l’édifice que propose une œuvre du xve siècle conservée à Karlsruhe. M. Fuchs et O. Eller présentent la mystérieuse momie d’une jeune fille du xviie siècle qui fut longtemps conservée dans l’église. Cl. Muller traite du mausolée du maréchal de Saxe au prisme de récits de voyageurs de la fin du xviiie siècle.
Mais l’église n’est pas qu’un monument ; elle est aussi un lieu de vie. D’autres contributions abordent ainsi l’histoire et le rôle de la paroisse ainsi que sa vie liturgique, que l’on suit au fil du temps. Des documents nécrologiques et le journal d’un chanoine permettent respectivement d’avoir accès aux tentatives de réforme interne du Chapitre et à la liturgie à la veille de la Réformation (A. Rauner et B. Jordan). La figure emblématique de Martin Bucer est évoquée (M. Arnold), ainsi que le rôle essentiel joué par Saint-Thomas tant aux origines de l’hymnodie protestante que lors du renouveau liturgique entrepris entre 1987 et 1918 (B. Föllmi). La place de l’église dans le contexte œcuménique international est étudiée (A. Birmelé), ainsi que la riche histoire des orgues (D. Leininger) et des cloches (O. Tarozzi).
Le Chapitre est abordé d’abord à travers les sources qui permettent d’accéder à sa très riche histoire. B. Metz débrouille l’écheveau des « chartes de Saint-Thomas ». B. Tock étudie le document le plus ancien des archives en question, un acte solennel qui pourrait remonter avant l’an mil. O. Jurbert-Heinrich présente des archives récemment découvertes. J. Ruch reconstitue l’implantation du Chapitre à Strasbourg et dans les environs. Enfin, revenant à l’église, F. Siffer présente les sources iconographiques du xviie au xixe siècle.
Le Chapitre en lui-même est également étudié au sein de la cité et au cœur de la « nébuleuse » Saint-Thomas. C’est d’abord l’institution capitulaire et son développement à Strasbourg jusqu’à la veille de la Réforme qui sont abordés (B. Xibaut). Ce sont ensuite les deux 539béguinages et le reclusoir dont le Chapitre avait la responsabilité au Moyen Âge (É. Clementz-Metz). Les fouilles récentes de la cour dîmière (Zehenthof) et du poêle du Constofel de Saint-Thomas sont présentées (M. Werlé). Enfin, le moment charnière du passage du Chapitre à la Réforme est abordé (H. Zettel).
Sont prises en considération, pour finir, les institutions liées au Chapitre. M. Urban montre le défi qu’il y a à gérer les 26 fondations dans le respect de la volonté des testateurs. M. Lienhard traite du Gymnase en se concentrant sur les conditions dans lesquelles fut créé, en 1538, l’établissement. G. Koch retrace l’histoire du Stift depuis ses origines en 1544 jusqu’au tournant du xxe au xxie siècle. J. Kohler présente la médiathèque protestante ainsi que le fonds ancien qu’elle recèle. Enfin, Ch. Albecker s’interroge sur la façon dont le Chapitre peut être encore au service de l’Église et de la société.
Ce livre, très richement illustré, vient combler un vide puisqu’aucun volume, depuis l’ouvrage de Charles Schmidt consacré à l’histoire du chapitre de Saint-Thomas et paru en 1860, n’avait abordé en profondeur le sujet. Au-delà de l’église et du chapitre de Saint-Thomas, c’est finalement toute l’histoire de Strasbourg qui est concernée.
Christian Grappe
Sacrés rois ! David et Salomon à travers les âges. Catalogue réalisé par Daniel Bornemann, Christian Grappe, Régine Hunziker-Rodewald, Catherine Soulé-Sandic, Marc Vial et Madeleine Zeller, [Strasbourg], Bnu éditions, 2023, 191 pages, ISBN 978-2-85923-099-9, 29 €.
David et Goliath, David et Bethsabée, le jugement de Salomon, Salomon et la Reine de Saba… Autant d’histoires dont tout le monde a peu ou prou entendu parler, tant elles imprègnent notre imaginaire collectif.
C’est que ces épisodes, et bien d’autres que l’on trouve dans la Bible hébraïque et, pour certains d’entre eux, dans le Coran, ont durablement infusé dans la culture des temps et des lieux marqués par les trois grands monothéismes. Ils ont stimulé la réflexion et l’imagination des écrivains, des peintres, des musiciens, mais également des cinéastes, des auteurs de bande-dessinée, des chanteurs, des hommes politiques, des publicitaires…
540L’exposition Sacrés rois ! David et Salomon à travers les âges, qui a été présentée à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg du 14 septembre au 13 décembre 2023, donne à voir un vaste échantillon des réceptions multiples dont les deux rois ont fait et font encore l’objet, sans négliger pour autant les apports récents de l’exégèse biblique, de l’histoire et de l’archéologie.
Le présent catalogue, qui fait la part belle à l’iconographie avec plus de cent cinquante illustrations (manuscrits, ouvrages anciens, peintures, dessins, sculptures, photographies, affiches…), est enrichi par des contributions s’efforçant de mettre au jour les mécanismes qui ont présidé à la présence, bien au-delà du seul champ religieux, de David et de Salomon à travers les âges.
Christian Grappe,
Régine Hunziker-Rodewald, Marc Vial
- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-16072-4
- EAN : 9782406160724
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16072-4.p.0117
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/12/2023
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français