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Classiques Garnier

Revue des livres

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REVUE DES LIVRES

SCIENCES BIBLIQUES

Philologie et traductologie

Rajmund Pietkiewicz, In Search of « the Genuine Word of God ». Reception of the West-European Christian Hebraism in the Polish-Lithuanian Commonwealth in the Renaissance. Translated by Monika and Jacek Szela, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, coll. « Refo500 Academic Studies » 73, 2020, 346 pages, ISBN 978-3-525-51707-9, 110 €.

Version anglaise dun ouvrage publié initialement en polonais, cette monographie traite de deux sujets : les débuts de lhébraïsme chrétien dans la République polono-lituanienne au xvie siècle ; la floraison des traductions de la Bible en polonais durant la même période. LA., professeur dAncien Testament à la Faculté pontificale de Théologie de Wrocław, met ainsi en évidence un fait important et souvent méconnu : la « révolution philologique » qui a lieu durant la Renaissance dans les cercles érudits change radicalement la manière dont on traduit la Bible. En effet, la façon dont la Bible est lue par lensemble de la société sera transformée, et cela durablement. On remarquera que cette « révolution » touche particulièrement à létude de lhébreu, une langue très peu connue jusqualors dans le monde chrétien, ainsi quà la manière dont on appréhendera dorénavant lAncien Testament.

La première partie de louvrage consiste en une synthèse portant sur lémergence et le développement de lhébraïsme chrétien en Europe de lOuest au xvie siècle. Il est question notamment des figures majeures et de leurs œuvres, des grands centres détude de lhébreu, de lusage des œuvres grammaticales et exégétiques juives et des contacts avec des hébraïsants juifs, ainsi que des débats majeurs au sujet de létude de lhébreu dans une perspective 526chrétienne. Il sagit dun résumé conséquent (75 pages) et utile, mais qui ne peut remplacer les ouvrages de référence sur cette période clé de lhébraïsme chrétien (notamment : Jerome Friedman, The Most Ancient Testimony. Sixteenth-Century Chrisitian-Hebraica in the Age of Renaissance Nostalgia, Athens, Ohio University Press, 1983 ; Stephen G. Burnett, Christian Hebraism in the Reformation Era [1500-1660]. Authors, Books, and the Transmission of Jewish Learning, Leiden, Brill, 2012).

La deuxième partie de louvrage est consacrée à lhébraïsme chrétien dans la République polono-lituanienne au xvie siècle. Lapproche est biographique : lA. passe en revue un grand nombre dhébraïsants et décrit leur formation, leur carrière et leurs œuvres. Lesdits hébraïsants sont regroupés autour de trois institutions académiques où lhébreu est enseigné – lAcadémie de Cracovie où une chaire dhébreu est établie en 1528, le Collegium Albertium de Königsberg fondé en 1544 suite à la conversion de la ville au protestantisme luthérien, le collège jésuite de Vilnius qui ouvre ses portes en 1570 – ainsi quautour de trois projets de traduction de la Bible en polonais menés par des membres de communautés dobédience réformée ou antitrinitaire (voir plus loin). Deux faits intéressants ressortent particulièrement de cette vue densemble. 1. Une grande interconnexion existe parmi les hébraïsants chrétiens à léchelle européenne. Ainsi, plusieurs hébraïsants actifs dans la République polono-lituanienne sont originaires des pays de lOuest : néerlandais, italiens, français, etc. Par ailleurs, plusieurs hébraïsants originaires de la République polono-lituanienne sont formés dans les grands centres occidentaux de lhébraïsme : Paris, Rome, Wittenberg, Heidelberg, etc. 2. Lhébraïsme chrétien se déploie dans le contexte du bouillonnement religieux du xvie siècle : plusieurs hébraïsants changent de confession au cours de leur vie et circulent entre les milieux catholique, luthérien, réformé et antitrinitaire. En outre, la polémique interconfessionnelle est très présente dans les différentes traductions de la Bible en polonais.

Dans la troisième partie de louvrage, quatre traductions intégrales de la Bible en polonais sont examinées, laccent étant mis sur la partie consacrée à lAncien Testament : la Bible de Brest/Pińczów (1563, réformée) ; la Bible de Nesvizh traduite par Szymon Budny (1572, les Frères polonais [courant antitrinitaire]) ; la Bible traduite par le jésuite Jakub Wujek (NT 1593, AT 1599, catholique) ; la Bible de Gdańsk (1632, réformée). LA. analyse dans un premier temps 527les introductions et les autres paratextes figurant dans ces éditions, avant de donner une série de 29 exemples de traduction – tous très intéressants. En effet, il démontre plusieurs caractéristiques des traductions étudiées. Dabord, les textes bibliques dans les langues originales occupent désormais une place centrale dans la démarche de traduction : les traducteurs protestants emploient les textes hébreu et grec comme textes sources ; bien que traduisant la Vulgate latine, le traducteur catholique, Wujek, fait figurer à côté du texte traduit une annotation très abondante portant notamment sur les textes hébreu et grec. Ensuite, hormis le texte source choisi, les traducteurs utilisent un grand nombre doutils : la Vulgate – consultée régulièrement par tous les traducteurs –, les traductions polonaises antérieures, dautres traductions de la Bible publiées durant le xvie siècle, notamment la traduction latine de Santes Pagnini (1528) et la traduction française de Genève (édition de 1559), ainsi que des dictionnaires, des grammaires et des commentaires juifs et chrétiens. Des exemples sont aussi donnés pour illustrer des choix théologiques faits par les traducteurs, ainsi que leur technique de traduction (littérale, plus libre, etc.).

Dans lensemble, louvrage se lit agréablement, bien que les coquilles et les fautes de langue soient relativement fréquentes. Il permet de connaître dune manière exhaustive et en détail les débuts de lhébraïsme chrétien et de la traduction biblique moderne dans laire polonophone, et, à travers ce prisme, jette une lumière sur les grands changements intellectuels et religieux que lEurope connaît au xvie siècle.

Eran Shuali

Judaïsme

Jacques Ehrenfreund, Simon Butticaz (dir.), Regards de savants juifs et chrétiens sur le judaïsme du Second Temple. Récit dune controverse allemande,Genève, Labor et Fides, 2022, 205 pages, ISBN 978-2-8309-1749-9, 19 €.

Fruit dune journée détude organisée à Lausanne en 2019, louvrage, dont le titre et même le sous-titre ne sont pas absolument explicites, sintéresse en fait à létude du judaïsme du Second Temple dans lAllemagne wilhelmienne, et plus précisément aux 528approches bien distinctes de lécole de lhistoire des religions (Religionsgeschichtliche Schule), qui prit forme à linitiative déminents auteurs protestants à lUniversité de Göttingen, et des tenants de la connaissance du judaïsme (Wissenschaft des Judentums), promue par les grands savants juifs que sont Leopold Zunz et Heinrich Graetz. Le terme « récit » retenu dans le sous-titre peut surprendre, dans la mesure où lon na pas affaire au récit, mais à une présentation de cette controverse, dont les tenants et les aboutissants sont décrits de manière claire dans la contribution de Ch. Chalamet qui ouvre le volume après une introduction qui pourra laisser le lecteur quelque peu sur sa faim.

Chalamet appuie son propos sur une monographie de Christian Wiese, consacrée à la question et parue en 1999. Il permet délaborer un récit, ce que nous nous emploierons à faire ici. Il rappelle que les deux figures les plus marquantes de la théologie protestante de la première moitié du xixe siècle, F. Schleiermacher et F. C. Baur, partageaient une approche dépréciative du judaïsme, le premier minimisant lenracinement de Jésus et de Paul dans le judaïsme de leur temps ainsi que la valeur normative de lAncien Testament, le second voyant en Paul « celui qui avait voulu faire sortir le christianisme du carcan juif, en libérant Jésus de la notion juive de “messie” » (p. 21), et cela pour luniversaliser. Linfluence de ces deux auteurs fut durable, mais le schéma théologique qui était le leur et qui reposait sur le présupposé de la supériorité du christianisme sur le judaïsme venait en fait gauchir la relecture effectuée de lhistoire. Dans le contexte de lAllemagne wilhelmienne, Albrecht Ritschl se fit fort daccorder toute sa place à lhistoire, mais, entre 1880 et 1890, certains de ses disciples lui reprochèrent, à juste titre, de faire prévaloir pourtant des convictions théologiques sur la rigueur historique dont il se prévalait. Ce fut lémergence de la Religionsgeschichtliche Schule. De jeunes savants, parmi lesquels Wilhelm Bousset et William Wrede – Johannes Weiss occupant sans doute ici une place à part –, prônèrent létude de lhistoire des religions pour parvenir à davantage dobjectivité, mais ils néchappèrent pas eux-mêmes au présupposé de leurs aînés, convaincus quils étaient ultimement que le décloisonnement (Entschränkung) était la marque même du christianisme. Le concept même de judaïsme tardif (Spätjudentum) quils utilisaient pour désigner le judaïsme du Second Temple laisse transparaître dailleurs quils tenaient ce dernier pour « une tradition religieuse en déliquescence » (p. 23). 529Ces théologiens protestants, libéraux et en butte à la critique des conservateurs, bénéficiaient par ailleurs du soutien et de la reconnaissance de lÉtat prussien, ce qui était loin dêtre cas des savants juifs, issus dune faible minorité de la population (1,25 %) dont la situation demeurait précaire, qui illustraient la Wissenschaft des Judentums et qui étaient eux-mêmes des libéraux faisant lobjet de critiques émanant de leurs coreligionnaires conservateurs. Il y eut certes des rapprochements entre les uns et les autres, mais on eut affaire finalement à une rencontre manquée « qui na certainement pas aidé à contrer les tendances antijuives et antisémites de lépoque et des décennies suivantes » (p. 22), les responsables de léchec étant les intellectuels protestants enferrés dans le présupposé susnommé. Et même des auteurs comme H. Strack et F. Delitzsch – dont le nom est mal orthographié à la p. 24 –, qui figuraient parmi les plus ouverts à une connaissance en profondeur du judaïsme, nétaient pas dépourvus dune perspective missionnaire vis-à-vis de la population juive.

Chalamet prend ensuite lexemple de W. Bousset et de son ouvrage Die Religion des Judentums im neutestamentlichen Zeitalter pour montrer combien il est ultimement marqué par la perspective selon laquelle, en dépit des percées universalistes que lon observe à loccasion de lexil, le Spätjudentum se serait réduit à une religion nationale et particulariste, rendant nécessaire un nouveau départ que vint impulser Jésus. Bousset sattira les foudres du rabbin Felix Perles, qui lui reprocha notamment de ne pas avoir consulté les sources rabbiniques et de demeurer hermétique à toute compréhension du judaïsme qui aille à lessence même des choses et fasse preuve de sympathie et de respect. Harnack lui-même sattira les foudres de rabbins et de penseurs juifs car, tout en étant conscient que lÉglise des païens a pu se montrer bien ingrate envers le judaïsme, il était convaincu que lapport du christianisme est précisément le décloisonnement du judaïsme qui se trouve mué en une religion universelle. Comme le souligne Chalamet, et sans doute est-ce là lessentiel, tout cela amène « à poser des graves questions sur la responsabilité des intellectuels protestants de langue allemande dans la montée [] de lantisémitisme dans ces années. » (P. 39.)

Dans sa contribution, J. Ehrenfreund illustre à son tour le débat et ses enjeux en sintéressant à J. Wellhausen et de H. Graetz, tous deux philologues et historiens, et à la façon dont ils conçoivent 530lhistoire du peuple juif. Pour le premier, figure emblématique de la critique historique protestante, le verus Israel est venu remplacer le vetus Israel, si bien quil existe une forme de logique historique – et non pas théologique – devant conduire à la disparition du judaïsme. Pour le second, représentant de la Wissenschaft des Judentums,lhistoire dIsraël se prolonge dans le présent. Si Wellhausen opère en fait une transposition, sur le mode historique, de la théologie de la substitution (du nouvel Israël à lancien), Graetz alerte – et les faits lui donneront tragiquement raison – sur les dangers dun mode de pensée qui intègre « lespoir dune dissolution du judaïsme, conçu comme un anachronisme » (p. 77), et écrit une histoire du judaïsme qui se déploie sur trois millénaires.

M. Thate se concentre sur la figure de Baur et sur son Paulus et montre comment sa compréhension de lhistoire au sein de laquelle le judaïsme, caractérisé selon lui par ses particularités nationales, fait office de repoussoir face à un christianisme paulinien universaliste placé sous le sceau de lEsprit. Cela étant, il fait valoir aussi que Baur développe son modèle à une époque où les États allemands sont divisés et quil appelle, plus largement, à une vie spirituelle et à une conscience universelle.

S. Butticaz sintéresse pour sa part à Johannes Weiss et à la place singulière quil occupe parmi les représentants de la Religionsgeschichtliche Schule. B. compare les deux éditions du maître ouvrage de Weiss, Die Predigt Jesu vom Reiche Gottes (1892 et 1900), et fait valoir que la seconde, rédigée après la publication par Bousset, dont il fut le collègue à Göttingen de 1890 à 1895, de sa Predigt Jesu in ihrem Gegensatz zum Judentum (1892), en prend en fait le contre-pied. De fait, Weiss inscrit désormais la proclamation de Jésus dans la continuité de lapocalyptique juive et du mouvement initié par Jean Baptiste, ce qui va à lencontre de la thèse dun étiolement du judaïsme et de son « providentiel » remplacement par le christianisme.

D. Jaffé se penche quant à lui, avec un regard résolument critique, sur lœuvre dAdolf von Harnack. Il dénonce les présupposés dogmatiques sous-jacents à lapproche prétendument historique quHarnack entend mener et le jauge, ce qui nest pas forcément bienvenu, à laune de ses propres thèses selon lesquelles Jésus serait à comprendre en continuité critique avec le judaïsme pharisien de son époque.

Enfin, K. Ehrensperger propose une contribution fort intéressante, mais qui a été sollicitée après la journée détude et sintéresse 531non pas à la controverse dont traite le volume mais aux nouveaux paradigmes qui prévalent désormais dans létude du judaïsme du Second Temple. Elle montre comment, sous limpulsion dun mouvement initié dès les années 1970 dans la sphère anglo-américaine, les études juives ont progressivement évolué en Allemagne jusquà louverture de la School of Jewish Theology à lUniversité de Potsdam en 2013, événement marquant dès lors que « la théologie juive fut reconnue pour la première fois en Europe en tant que discipline universitaire sur pied dégalité avec les facultés et les instituts de théologie protestants et catholiques » (p. 191).

Lensemble qui est ainsi proposé jette un regard sans concession sur lhistoire de la recherche et pose des questions essentielles, même si on peut légitimement sinterroger sur les raisons qui ont conduit à pourvoir louvrage dun titre et dun sous-titre qui ne laissent pas vraiment deviner quel en est le sujet.

Christian Grappe

Nouveau Testament

Camille Focant, Une passion, trois récits, Paris, Cerf, coll. « Lire la Bible » 201, 2022, 271 pages, ISBN 978-2-204-14233-5, 24 €.

Auteur notamment dun commentaire de référence sur lÉvangile de Marc, F. propose ici une étude comparée du récit de la Passion dans les évangiles synoptiques. Le commentaire se veut littéraire et narratif, et ainsi synchronique. Il sagit d« essayer de comprendre comment chaque récit est construit. » (P. 15.) Pour narratif quil soit, ce commentaire est toutefois à la fois précédé et suivi, dans lintroduction et la postface, de considérations dordre diachronique. Les premières viennent, dune part, asseoir lhistoricité globale du récit de la Passion, lA. sappuyant, pour ce faire, sur les témoignages de Tacite, de Flavius Josèphe et du Talmud, et, dautre part, rappeler lantériorité de lÉvangile selon Marc. Les remarques conclusives viennent, quant à elles, insister sur les précautions à prendre dès lors quil est question du récit de la Passion dans le dialogue judéo-chrétien, cela en veillant à éviter deux écueils qui consistent, lun, à accorder une confiance aveugle sur le plan historique aux récits évangéliques, et lautre, à tenir les récits de la Passion pour des produits de limagination des évangélistes. LA., suivant R. Brown, 532propose finalement de distinguer quatre étapes dans la manière dont les premiers chrétiens ont interprété la mort de Jésus et le rôle que les juifs y ont joué : 1. ce qui a pu effectivement se produire lors de la mise à mort de Jésus ; 2. une interprétation de la mort de Jésus à partir dun arrière-plan scripturaire ; 3. « le commencement de lutilisation de la formule “les Juifs” pour désigner un des deux groupes [les autorités religieuses juives et les Romains] qui ont joué un rôle dans la mort de Jésus » (p. 188) ; 4. « lutilisation du terme “les Juifs” pour décrire ceux qui ont été impliqués dans la mort de Jésus à une époque où les chrétiens nétaient plus des Juifs » (p. 193). Il voit là le meilleur moyen pour parvenir à une lecture des récits de la Passion dépouillée de tout antijudaïsme et de tout antisémitisme.

Le commentaire en lui-même renonce aux discussions techniques, mais est à la fois simple, clair et précis, et fait bien apparaître les enjeux.

Enfin, une synopse française, un index des textes bibliques et anciens et une bibliographie sélective complètent louvrage. La synopse se déploie sur plus de cinquante pages et présente le texte des trois évangiles en autant de micro-unités que nécessaire pour visualiser immédiatement les correspondances ou les variations entre eux.

Christian Grappe

Steven J. Friesen, Michalis Lychounas, Daniel N. Schowalter (éd.), Philippi, from Colonia Augusta to Communitas Christiana. Religion and Society in Transition, Leiden, Brill, coll. « Supplements to Novum Testamentum » 186), 2022, xxiv + 488 pages, ISBN 978-90-04-46932-7, 148,80 €.

Introduit par Daniel Schowalter, cet ouvrage collectif poursuit lheureuse entreprise des enquêtes interdisciplinaires consacrées aux différentes cités qui ont vu éclore et se développer des communautés pauliniennes. Il réunit dix-huit contributions à un colloque qui sest tenu à Kavala en 2015 et qui visait principalement à repérer les évolutions sociétales ou religieuses entre la fondation de la colonie romaine de Philippes et le début de lépoque byzantine, essentiellement grâce au précieux apport de larchéologie.

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Cest à Michel Sève quil revient de faire état des transformations majeures apportées au Forum romain entre sa construction au milieu du ier siècle et son abandon ; il nous invite ainsi à une belle visite guidée du cœur changeant de Philippes, photos et plans à lappui. Athanasios Rizakis se charge ensuite desquisser les grandes lignes du paysage religieux de lancienne ville macédonienne et de ses proches environs ; il sinterroge entre autres sur le sort des divinités gréco-thraces après larrivée des colons romains et sur lincidence qua eue le passé sur la construction de la nouvelle identité de la cité. Une question que reprend à sa manière Cédric Brélaz, convaincu lui aussi que lon peut parler non seulement dune interpretatio romana, mais encore dune interpretatio thracica, et que lon ne saurait donc penser à un strict cloisonnement des cultes ; et de plaider pour une prise en compte dun paysage religieux suffisamment diversifié à Philippes, ce qui interdit de conclure à des groupes dadeptes distincts, homogènes et exclusifs. La complexité de larrière-plan culturel et religieux de la ville est à nouveau soulignée par Ekaterini Tsalampouni, qui porte son attention aux inscriptions mentionnant des personnes dorigine thrace ; de son point de vue, celles-ci témoignent dune volonté dacculturation, dune identité hybride susceptible déclairer les débuts de la communauté chrétienne sise en la colonie romaine. Une approche globale de lhistoire de Philippes par la numismatique est alors proposée par Katerina Chryssanthaki-Nagle afin de rendre compte des dernières discussions en la matière et des difficultés posées par la datation, lattribution ou liconographie de certaines monnaies. Suit une étude consacrée par Chaido Koukouli-Chryssanthaki et Dimitra Malamidou au sanctuaire du Héros Aulonitèsqui atteste de la continuité dun culte ancien jusquau début du ive siècle de notre ère. Cette première série de textes sachève par celui de Sarah E. Bond qui relève limportance reconnue au travail des « invisibles » pour le maintien de la colonie romaine et de son commerce daprès quelques données épigraphiques, un sujet sur lequel les écrivains de lAntiquité gardaient grandement le silence.

Les sept contributions suivantes sont regroupées sous le titre « Paul et son influence sur la ville et ses habitants ». Cavan Concannon pose à nouveaux frais la question de la logistique, du coût, des réseaux sociaux et institutionnels nécessaires à lacheminement dune lettre, convaincu de son importance pour mieux cerner le christianisme naissant ; ce qui lamène à proposer une carte indicative des lieux 534accessibles depuis Philippes et notamment du temps estimé pour sy rendre, sur la base dinscriptions, de poteries et de matériaux de construction. Jennifer Quigley et Laura Nasrallah abordent ensuite la lettre aux Philippiens par le biais des notions de coût et dabondance dans la colonie romaine ; elles soutiennent que le langage financier de lépître est dordre « théo-économique ». Pour Michael Flexsenhar III, il ne fait pas de doute que le « prétoire » dont il est question en Ph 1,3 désigne un bâtiment administratif provincial, voire un logement pour les fonctionnaires romains en déplacement ou en séjour temporaire du type de celui identifié à Dion ; ce qui laisse à penser à un contact de Paul, non avec lélite sociale de Rome, mais avec des personnes ayant un lien administratif ou commercial. Peter Oakes sapplique pour sa part à comparer les affirmations concernant laprès-vie en Ph 1,13, 2,9, 3,11.14.21 avec certaines inscriptions trouvées sur les monuments funéraires de Philippes et leur concept dhéroïsation ; une étude de cas qui lui semble vitale pour affiner le contexte dans lequel les idées pauliniennes sur la vie après la mort ont été entendues. De manière originale, Steven J. Friesen tient Ac 16,12b-40 pour le récit dune révolution manquée ; sa lecture sappuie sur la méthode de Fredric Jameson qui préconise un examen de la relation entre la narration, lidéologie et léconomie politique. Létonnante concentration déglises à Philippes au vie siècle et leur architecture variée interrogent sur lobjectif et la fonction de ces bâtiments. Aristotelis Mentzos est davis que ceci sexplique par les pèlerinages où lon commémorerait les temps forts du séjour de Paul et de Silas dans la cité en chacun deux. Suit une intéressante confrontation entre les écrits chrétiens du iie au ive siècle et les plus anciens vestiges du christianisme à Philippes menée par Angelina Standhartinger.

Les quatre dernières contributions, richement illustrées, figurent sous lintitulé « Antiquité tardive et évolutions byzantines ». Sofia Doukata-Demertzi expose et interprète le résultat des fouilles effectuées en contre-bas du musée archéologique ; elles fournissent la preuve que la cité a continué dêtre habitée après le tremblement de terre de lan 620. Emmanuela Gounari et Melina Paissidou scrutent les îlots 4 et 5 à proximité de lOctogone ; ils apportent dautres indices de lévolution de la planification urbaine et de la réutilisation des espaces jusquà la période protobyzantine. En prenant en compte des îlots contigus encore, Natalia Poulou fait état de nouvelles hypothèses laissant supposer que la ville a même 535été durablement habitée jusquau ixe, voire au xe siècle. Enfin, cest dun type de poterie plus artisanale que Stavros Zachariadis tire des indications au sujet dultimes transformations de la cité jusquau viiie siècle au moins.

Ce bouquet de textes, qui retrace lhistoire de Philippes en se fondant avant tout sur les découvertes archéologiques, soffre ainsi comme un précieux guide à qui projette de visiter ce site ou comme une belle occasion de comprendre plus avant ce qui a été donné de voir à qui la déjà arpenté. Il sera dune aide indéniable notamment à qui cherche à reconstituer le cadre dans lequel la petite communauté fondée par Paul en cette colonie romaine a commencé à construite son identité ou à préciser larrière-plan de la lettre à elle envoyée. Sans compter que nombre des suggestions faites invitent à réfléchir de manière plus approfondie au contexte et aux implications de la mission paulinienne en général.

Daniel Gerber

VIENT DE PARAÎTRE

Albert Schweitzer, Un engagement pour la paix. Textes édités par Matthieu Arnold, Strasbourg, AFAAS, coll. « Études schweitzériennes » 14, 2023, ISSN 1155-2239, 159 pages, 17 €.

Il y a 70 ans, Albert Schweitzer se voyait décerner le prix Nobel de la Paix. Cette distinction, qui couronnait son œuvre humanitaire et médicale, puis le décès de son ami Albert Einstein en 1955, le poussèrent à sengager avec détermination pour labolition des essais et des armes nucléaires. Ses trois appels radiodiffusés des 28, 29 et 30 avril 1958, publiés sous le titre Paix ou guerre atomique, constituèrent le point culminant de cet engagement ; rapidement, cet opuscule, qui alertait sur les dangers des essais nucléaires et lhorreur dune guerre atomique, fut traduit en de nombreuses langues.

Or cet essai était épuisé de longue date. Il est réédité ici avec un appareil critique inédit, tout comme le discours de réception du prix Nobel de la Paix (4 novembre 1954 ; Schweitzer a reçu officiellement son prix un an après avoir été lauréat). Ces textes 536sont précédés par un article que Schweitzer donna en février-mars 1952 au Svenska Morgonbladet (Stockholm), « Ce dont lhumanité a le plus besoin aujourdhui » ; avec des accents spécifiquement chrétiens, il plaide pour lavènement dune paix véritable. Il est donné ici pour la première fois en français.

Cette série décrits des années 1950 est accompagnée par trois autres groupes de textes qui montrent que, dès avant la Première Guerre mondiale et jusquà la fin de sa vie, Schweitzer sest préoccupé de la paix : 1) cinq prédications, données intégralement ou sous forme dextraits, prononcées en Europe ou en Afrique entre 1907 et 1930 ; 2) trois textes autobiographiques ou philosophiques ; 3) une série de six lettres (à Albert Einstein, Frédéric Joliot-Curie, Theodor Heuss, John Fitzgerald Kennedy et Alfred Kastler) rédigées entre 1955 et 1964. Nous avons traduit nombre de ces écrits de lallemand, voire de langlais.

La présentation, par sa directrice Sophie Reeb, du Centre Schweitzer pour la paix de Kaysersberg-Vignoble, qui vient douvrir ses portes, complète cette anthologie. Lensemble est rehaussé par des illustrations en couleur et en noir et blanc.

Matthieu Arnold

Matthieu Arnold, Camille Claus, Un enfant nous est né. 25 pensées et regards sur Noël, Strasbourg, Le Verger – Éditions Le Messager, 2023, 88 pages (25 illustrations en couleur), ISBN 978-2-84574-431-8, 20 €.

Cette anthologie de textes théologiques sur Noël, illustrée par des aquarelles de Camille Claus (1920-2005), était épuisée depuis plusieurs années. Grâce à un partenariat avec les Éditions Le Messager et la Société luthérienne, Le Verger vient den assurer la réédition. Le format original (22cm × 22cm) a été conservé, mais louvrage est passé de 60 à 88 pages en raison de limpression, en caractères plus grands, des textes et de leurs introductions.

Ce livre se présente comme un calendrier de lAvent puisquil part des auteurs du xxe siècle (Martin Luther King, Dietrich Bonhoeffer…) pour remonter les siècles jusquau Protévangile de Jacques (iie siècle). Outre le soussigné, nombreux sont les collaborateurs de la RHPR et les enseignants de la Faculté de théologie protestante qui ont collaboré 537à cette anthologie par le choix, lintroduction voire la traduction de ces textes à la fois profonds et, le plus souvent, dune grande qualité littéraire : Ph. Aubert (Dietrich Bonhoeffer), A. Birmelé (Karl Barth), R. Gounelle (Romanos le Mélode et Nativité de Marie), J.-Cl. Larchet (Maxime le Confesseur), M. Lienhard (Philippe Jacques Spener), J. McDonald (John Wesley), P. Maraval (Grégoire de Nazianze), O. Millet (Marguerite de Navarre), A. Noblesse-Rocher (Bernard de Clairvaux, Guerric dIgny), J.-M. Prieur (Augustin) et F. Rognon (Søren Kierkegaard). On signalera encore lintroduction et la traduction dun sermon de Noël de Jean Geiler par le regretté Francis Rapp, membre de lInstitut, et du Noël à Greccio de François dAssise (Vita prima) par Sébastien Milazzo (Faculté de théologie catholique de lUniversité de Strasbourg).

Les croyants de lAntiquité et du Moyen Âge ont mis laccent sur lévénement extraordinaire et paradoxal de lIncarnation. Pour les Réformateurs du xvie siècle, lessentiel était de croire que cest pour moi que Dieu a pris corps en Jésus de Nazareth. Quant aux penseurs des xixe et xxe siècles, ils ont trouvé, dans labaissement volontaire de Dieu, une clé pour sa compréhension et un soutien face aux maux qui semblent nier sa présence. Chez les uns comme chez les autres, la contemplation de Noël débouche sur un engagement éthique, qui peut sexprimer par la « naissance du Christ en nous » ou par la marche à la suite du Christ.

À la variété des temps, des contenus et des formes (prédications, traités théologiques, cantiques, poèmes, lettre, pièce de théâtre…) des 25 textes répondent les 25 illustrations originales dun artiste unique, contemporain, connu pour sa profonde spiritualité : Camille Claus. Il a choisi de représenter « le visage dhommes et de femmes pour lesquels lêtre religieux reste une constante lueur ».

Matthieu Arnold

Christian Grappe, Élisabeth Clementz-Metz, Matthieu Arnold (dir.), Histoire et secrets de léglise et du chapitre de Saint-Thomas, Strasbourg, Éditions du Signe, 2023, 380 pages, ISBN 978-2-7468-4476-6, 39,90 €.

Louvrage aborde, en cinq parties, la riche et singulière histoire tant de léglise que du Chapitre. Deux parties sont plutôt consacrées 538à la première et trois essentiellement au second, même si la séparation nest pas hermétique.

Pour ce qui est de léglise, H. Cicutta et B. Dottori présentent les fouilles réalisées en 2013 dans le cadre du réaménagement de la place Saint-Thomas. M. Schurr aborde la place originale et pionnière qui lui revient au sein du Gothique européen, tandis que L. La Barbera propose une étude particulière du massif de la façade. D. Borlée et le signataire de ces lignes abordent tour à tour le tympan du doute de Thomas, avec leur regard respectif dhistorienne de lart et de théologien. F. Muller évoque la vue anachronique de lédifice que propose une œuvre du xve siècle conservée à Karlsruhe. M. Fuchs et O. Eller présentent la mystérieuse momie dune jeune fille du xviie siècle qui fut longtemps conservée dans léglise. Cl. Muller traite du mausolée du maréchal de Saxe au prisme de récits de voyageurs de la fin du xviiie siècle.

Mais léglise nest pas quun monument ; elle est aussi un lieu de vie. Dautres contributions abordent ainsi lhistoire et le rôle de la paroisse ainsi que sa vie liturgique, que lon suit au fil du temps. Des documents nécrologiques et le journal dun chanoine permettent respectivement davoir accès aux tentatives de réforme interne du Chapitre et à la liturgie à la veille de la Réformation (A. Rauner et B. Jordan). La figure emblématique de Martin Bucer est évoquée (M. Arnold), ainsi que le rôle essentiel joué par Saint-Thomas tant aux origines de lhymnodie protestante que lors du renouveau liturgique entrepris entre 1987 et 1918 (B. Föllmi). La place de léglise dans le contexte œcuménique international est étudiée (A. Birmelé), ainsi que la riche histoire des orgues (D. Leininger) et des cloches (O. Tarozzi).

Le Chapitre est abordé dabord à travers les sources qui permettent daccéder à sa très riche histoire. B. Metz débrouille lécheveau des « chartes de Saint-Thomas ». B. Tock étudie le document le plus ancien des archives en question, un acte solennel qui pourrait remonter avant lan mil. O. Jurbert-Heinrich présente des archives récemment découvertes. J. Ruch reconstitue limplantation du Chapitre à Strasbourg et dans les environs. Enfin, revenant à léglise, F. Siffer présente les sources iconographiques du xviie au xixe siècle.

Le Chapitre en lui-même est également étudié au sein de la cité et au cœur de la « nébuleuse » Saint-Thomas. Cest dabord linstitution capitulaire et son développement à Strasbourg jusquà la veille de la Réforme qui sont abordés (B. Xibaut). Ce sont ensuite les deux 539béguinages et le reclusoir dont le Chapitre avait la responsabilité au Moyen Âge (É. Clementz-Metz). Les fouilles récentes de la cour dîmière (Zehenthof) et du poêle du Constofel de Saint-Thomas sont présentées (M. Werlé). Enfin, le moment charnière du passage du Chapitre à la Réforme est abordé (H. Zettel).

Sont prises en considération, pour finir, les institutions liées au Chapitre. M. Urban montre le défi quil y a à gérer les 26 fondations dans le respect de la volonté des testateurs. M. Lienhard traite du Gymnase en se concentrant sur les conditions dans lesquelles fut créé, en 1538, létablissement. G. Koch retrace lhistoire du Stift depuis ses origines en 1544 jusquau tournant du xxe au xxie siècle. J. Kohler présente la médiathèque protestante ainsi que le fonds ancien quelle recèle. Enfin, Ch. Albecker sinterroge sur la façon dont le Chapitre peut être encore au service de lÉglise et de la société.

Ce livre, très richement illustré, vient combler un vide puisquaucun volume, depuis louvrage de Charles Schmidt consacré à lhistoire du chapitre de Saint-Thomas et paru en 1860, navait abordé en profondeur le sujet. Au-delà de léglise et du chapitre de Saint-Thomas, cest finalement toute lhistoire de Strasbourg qui est concernée.

Christian Grappe

Sacrés rois ! David et Salomon à travers les âges. Catalogue réalisé par Daniel Bornemann, Christian Grappe, Régine Hunziker-Rodewald, Catherine Soulé-Sandic, Marc Vial et Madeleine Zeller, [Strasbourg], Bnu éditions, 2023, 191 pages, ISBN 978-2-85923-099-9, 29 €.

David et Goliath, David et Bethsabée, le jugement de Salomon, Salomon et la Reine de Saba… Autant dhistoires dont tout le monde a peu ou prou entendu parler, tant elles imprègnent notre imaginaire collectif.

Cest que ces épisodes, et bien dautres que lon trouve dans la Bible hébraïque et, pour certains dentre eux, dans le Coran, ont durablement infusé dans la culture des temps et des lieux marqués par les trois grands monothéismes. Ils ont stimulé la réflexion et limagination des écrivains, des peintres, des musiciens, mais également des cinéastes, des auteurs de bande-dessinée, des chanteurs, des hommes politiques, des publicitaires…

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Lexposition Sacrés rois ! David et Salomon à travers les âges, qui a été présentée à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg du 14 septembre au 13 décembre 2023, donne à voir un vaste échantillon des réceptions multiples dont les deux rois ont fait et font encore lobjet, sans négliger pour autant les apports récents de lexégèse biblique, de lhistoire et de larchéologie.

Le présent catalogue, qui fait la part belle à liconographie avec plus de cent cinquante illustrations (manuscrits, ouvrages anciens, peintures, dessins, sculptures, photographies, affiches…), est enrichi par des contributions sefforçant de mettre au jour les mécanismes qui ont présidé à la présence, bien au-delà du seul champ religieux, de David et de Salomon à travers les âges.

Christian Grappe,
Régine Hunziker-Rodewald, Marc Vial