Étude critique L’histoire de la théologie
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire et de philosophie religieuses
2020 – 4, 100e année, n° 4. varia - Auteur : Lienhard (Marc)
- Pages : 513 à 532
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
Étude critique
L’histoire de la théologie
Marc Lienhard
Université de Strasbourg – Faculté de Théologie Protestante (EA 4378)
Pierre Olivier Léchot (dir.), Introduction à l’histoire de la théologie, Genève, Labor et Fides, 2018, 631 p., ISBN 978-2-8309-1617-1.
Le volume impressionnant qui nous est proposé offre, en onze chapitres, une présentation de l’histoire de la théologie depuis les premiers siècles jusqu’à l’époque contemporaine. Certes, il s’agit avant tout de l’histoire de la théologie protestante. Mais les trois premiers chapitres sont consacrés à la formation des théologies chrétiennes dans l’Antiquité tardive, à la théologie en Occident de 500 à 1200 et au Moyen Âge (v. 1200-v. 1500). Saluons cette option, présentée dans l’Avant-propos (p. 8-9). En effet, les théologies protestantes ne s’enracinent pas seulement dans la Bible, mais aussi dans la tradition des Pères de l’Église et dans les théologies médiévales.
D’autres chapitres évoquent « les réactions catholiques à la pensée de la Réforme » (p. 217-226) et « la théologie catholique entre néoscolastique thomiste et ressourcement » (p. 530-533). Selon l’Avant-propos, le chapitre consacré au temps des Réformes devait « aborder la théologie des deux blocs en train de se former (catholique et protestant) de manière conjointe, en les concevant comme des émanations d’un même contexte » (p. 8). En fait, dans ce chapitre, l’attention se porte presque entièrement sur le bloc protestant. Sur les 85 pages, seules 19 sont consacrées au catholicisme.
514Les trois chapitres consacrés
à l’Église ancienne et au Moyen âge
Ils n’exposent pas seulement l’histoire des idées ou des dogmes comme tels, mais prêtent attention aussi au cadre conceptuel et institutionnel, en particulier pour l’Église ancienne (Anna Van den Kerchove), au statut de la théologie, aux institutions et à la géographie de l’élaboration théologique, aux fondements des théologies chrétiennes et aux principes herméneutiques. Des pages éclairantes sont consacrées ensuite aux divers sujets théologiques qui vont de Dieu et du Christ aux sacrements, à la foi et à l’Église.
Dans le deuxième chapitre, Gilbert Dahan présente successivement les grandes lignes de la pensée religieuse entre 500 et 1200 et « la naissance de la théologie » avant d’aborder les diverses sources. D’autres pages traitent de l’enseignement, des genres littéraires et de quelques thèmes de discussion.
Le troisième chapitre, dû à Marc Vial, expose d’abord de manière éclairante les conditions de la théologie, c’est-à-dire l’Université, en évoquant aussi bien les diverses facultés que le corpus aristotelum, les techniques d’enseignement et le cursus. L’auteur traite ensuite du statut de la théologie puis des types de théologie, en se concentrant sur le problème de la théologie mystique qu’il connaît remarquablement. Maître Eckhart y occupe une place de choix à côté de Gerson. Tauler, autre représentant de la mystique rhénane, est absent, mais le lecteur le trouvera dans le chapitre suivant consacré au temps des Réformes.
Chapitre IV : Le temps des Réformes
(Lothar Vogel)
Dans ce bel exposé, il est question successivement des conditions préalables, de l’école de Wittenberg, de la Réforme urbaine (Zwingli, Bullinger, Bucer, Calvin), de la Réforme radicale et des réactions catholiques à la pensée de la Réforme.
Les pages sur les conditions préalables (p. 150-161) sont les bienvenues. Elles évoquent l’appel du xve siècle à la reformatio, la 515théologie de la piété, la devotio moderna et les débats sotériologiques du même siècle, des théologiens tels que Nicolas de Cues et Wyclif, ainsi que l’humanisme. Elles montrent comment les Réformes protestantes s’insèrent dans des problématiques antérieures, et en même temps comment elles les dépassent. On aurait peut-être pu ajouter quelques considérations sur l’imprimerie, inventée au xve siècle, dont l’importance pour la diffusion des Réformes du xvie siècle est souvent soulignée aujourd’hui.
La présentation de « l’école de Wittenberg » (p. 162-185) commence par un exposé fouillé sur la justification par la foi seule selon Luther, en se concentrant sur les premières années. Saluons la place donnée à ce thème central, alors que d’autres spécialistes focalisent l’attention sur l’ecclésiologie, en particulier le combat contre la papauté, ou sur la théologie de la Parole. L’auteur porte un autre regard sur les premiers écrits de Luther qu’Ernst Bizer ou Martin Brecht, en revenant à l’interprétation de Karl Holl. Selon Bizer, l’insistance de Luther sur l’humilité prouverait qu’il n’avait pas encore affirmé dans ses écrits la justification par la foi, point de vue que nous avons récusé de notre côté en 1962. Il eût peut-être été utile de mentionner a contrario le point de vue de ces auteurs. M. Vogel n’évoque pas non plus le débat, en partie biographique, suscité par la préface de Luther de 1545 à ses écrits latins, évoquant sa percée réformatrice.
Les sous-chapitres suivants traitent successivement de l’herméneutique scripturaire wittenbergeoise, de la justification et des bonnes œuvres, de la prédestination, de l’ecclésiologie et de la doctrine des sacrements. Là encore, on relèvera la prééminence de la sotériologie par rapport à l’ecclésiologie et aux sacrements, traités sur à peine plus de trois pages !
Le sous-chapitre intitulé « l’école de Wittenberg » est plutôt original en soulignant ce qui est commun à Luther et à Melanchthon, en particulier dans la conception de la justification. Pour autant, l’auteur est aussi attentif aux différences. En effet, là où Luther parle de la justification de tout l’homme, Melanchthon distingue un processus à deux niveaux : l’attribution par Dieu de la justice dans un acte quasi juridique et le changement effectif de l’homme. On aurait sans doute pu évoquer d’autres différences, dont certaines n’émergent qu’avec le temps, comme par exemple un traditionalisme plus fort et une plus grande proximité avec l’humanisme chez Melanchthon que chez Luther. Mais l’auteur veut minimiser les 516différences entre Luther et Melanchthon (p. 181), y compris dans le passage souvent cité de l’édition des Loci de 1535, dans lequel ce dernier parle des trois « causes » de la justification : la Parole, l’Esprit et la volonté.
Le sous-chapitre sur l’ecclésiologie et la doctrine des sacrements traite quelques thèmes essentiels de Luther et de Melanchthon, mais, trop concis, il délaisse des sujets importants. L’auteur se contente de relever l’attention portée par Luther à « la bataille entre la Parole et une force antichrétienne qui voulait le faire taire » (p. 181). N’aurait-il pas fallu préciser ? Il s’agit en l’occurrence de la papauté comprise comme Antichrist. De manière générale, Luther a perçu toute l’histoire comme un combat entre Dieu et Satan. Cette dimension apocalyptique fondamentale est absente de l’exposé. L’auteur souligne la distinction opérée par Luther entre l’Église visible et l’Église cachée, mais aussi les signes visibles de cette Église que sont la Parole et les deux sacrements ainsi que la place du ministère. Parlant de l’Église cachée, Luther souligne que « les saints sont invisibles » (WA 18,652,23, MLO V, p. 68), « nul ne sait qui est saint et croyant » (WA 6,300,38 – 301,2 ; Œuvres I, p. 557).
Il est question de « l’abolition de la distinction entre clercs et laïcs » (p. 183) et du baptême comme fondement du sacerdoce universel (ibid.). N’aurait-il pas fallu être un peu plus explicite au sujet de ce « sacerdoce universel » cher à Luther et à la tradition protestante, mais absent de la Confession d’Augsbourg élaborée par Melanchthon ? En ce qui concerne le ministère, est-il seulement une nécessité de la pratique de la vie communautaire, comme certains le pensaient au xixe siècle, ou bien une institution par le Christ ? À propos de la papauté, une différence entre Luther et Melanchthon aurait pu être relevée dans la mesure où ce dernier a admis une papauté de droit humain.
Selon l’auteur, Luther aurait défendu le baptême des enfants « sur la base d’une foi infantile pleinement valable du point de vue de la sotériologie » (p. 183). En fait, il y a eu trois approches de Luther. En 1520, il parle encore de la foi communiquée et de la foi de l’enfant. Mais, quelques années plus tard, il évoque l’ancienneté de ce baptême dans l’histoire de la chrétienté. Dans le Grand Catéchisme de 1530, il souligne que ce n’est pas sur la base de la foi que nous baptisons mais parce que Dieu l’a ordonné (WA 30,I,219,22 ; MLO VII, p. 131).
517En ce qui concerne la cène, seule la communion sous les deux espèces et le rejet de la conception de la transsubstantiation sont mentionnés (p. 182). La problématique est exposée plus longuement après la présentation de Zwingli (p. 189-194).
Ce dernier ainsi que Heinrich Bullinger, Martin Bucer et Jean Calvin font l’objet du sous-chapitre 3. L’exposé sur Zwingli (p. 185) se fonde principalement sur les 67 Conclusions (Schlussreden) de 1523, sur son Commentaire de la vraie et fausse religion de 1525 et sur le traité Sur la clarté et certitude de la Parole de Dieu. En quelques pages (p. 185-189), complétées par celles consacrées au débat sur la cène, l’auteur exprime l’essentiel de la démarche de Zwingli. Peut-être aurait-il fallu souligner encore davantage le dualisme de sa pensée selon lequel il faut bien distinguer le corps et l’esprit, l’intérieur et l’extérieur, l’Esprit de Dieu qui fait naître la foi et la parole humaine, les deux natures du Christ. Soucieux de respecter la déité de Dieu, seule source du bien et seul Seigneur, Zwingli ne cesse de s’élever contre toute divinisation de la créature ou d’éléments comme les deux espèces de la cène. Selon des spécialistes tels que Wilhelm Neuser, deux lignes se rejoignent dans l’anthropologie de Zwingli : la ligne biblique soulignant que l’homme est « chair » par nature et doit naître de nouveau ; la ligne humaniste plaçant l’âme et l’esprit plus haut que le corps, et voyant dans l’esprit humain un réceptacle prédisposé pour l’esprit de Dieu. L’auteur ne développe guère cette thématique, pas plus qu’il n’évoque ce que Zwingli dit dans certains textes au sujet du péché originel qu’il peut qualifier de simple maladie (Prästen). Comme les autres réformateurs, il définit la foi avant tout comme confiance. Elle n’a pas besoin d’éléments extérieurs. La certitude du croyant n’est pas traversée de tentations, comme c’est plus nettement le cas chez Luther.
En abordant le débat sur la cène, l’auteur présente d’abord l’approche de Zwingli, sa compréhension strictement spirituelle du sacrement, en référence à Jean 6. « L’accent est mis plus sur l’aspect du témoignage que sur la réception salvifique » (p. 189). Le Hollandais Hoen renforce cette approche en rejetant l’idée d’une localisation matérielle du Christ dans les éléments, en interprétant les paroles d’institution de manière métaphorique et en soulignant la signification de la cène comme commemoratio. Luther, au contraire, veut s’en tenir au sens littéral des paroles d’institution, en affirmant que le Christ Dieu et homme se donne vraiment à tous les humains 518dans la cène, même si les croyants sont seuls à le recevoir pour leur salut. L’auteur souligne à juste titre les différences christologiques entre Zwingli et Luther. Le premier veut distinguer les deux natures au point que seul Dieu est présent dans la cène, le Christ en son humanité se trouvant à la droite de Dieu, comprise comme un lieu céleste. Luther au contraire souligne l’union entre les deux natures. Le terme de fusion employé par l’auteur à ce propos (p. 191) nous paraît impropre. Mais il est vrai que, sur la base de la communication des idiomes, le Christ homme est associé à l’ubiquité divine, Dieu a participé à la souffrance du Christ incarné. L’auteur évoque à juste titre le processus du rapprochement des positions dont Bucer fut l’un des artisans principaux.
À ce propos, il faut sans doute accorder plus d’importance à l’écrit de Luther de 1528, De la cène du Christ, dans lequel Bucer trouve le thème de l’union sacramentelle entre les éléments et le corps et le sang du Christ. Cela l’éloignera quelque peu de Zwingli et le conduira à la Concorde de Wittenberg de 1536 évoquée par l’auteur (p. 193), suivie en 1540 par l’édition révisée de la Confession d’Augsbourg, signée par Calvin.
Un bref exposé présente des aspects essentiels de la démarche de Bucer. Il évoque en particulier l’affirmation de la double prédestination et la portée existentielle de la prédestination avec « l’exigence d’une foi ferme en la propre prédestination, qui en doute “ne peut pas être un chrétien” » (p. 195). Selon la logique du syllogismus practicus, on peut conclure que celui qui fait de bonnes œuvres est élu par Dieu. On peut aussi souligner que, au-delà d’un fidéisme réduisant la foi à la confiance, Bucer peut aussi la qualifier dans certains textes de « scientia Dei » et lui attribuer ainsi une connaissance. Par ailleurs, dès son premier traité De l’amour du prochain, Bucer souligne que le croyant trouve un nouveau type de relation avec l’ensemble de la création. Comme celle-ci est décrite en termes de relations, il est appelé à servir les autres par l’amour. Les quelques lignes consacrées à l’ecclésiologie de Bucer sont trop sommaires. Il n’y a rien sur les collegia pietatis et sur la place fondamentale de la discipline ecclésiastique, ou encore sur la diversité des ministères. Quant à la confirmation, elle n’est pas seulement un rappel du baptême et un moment de confession personnelle de la foi, mais elle comporte aussi une bénédiction.
Après un bref exposé sur la théologie fédérale (p. 198-197) que l’on trouve en particulier chez Bullinger, le successeur de Zwingli, 519l’auteur consacre des pages éclairantes à Jean Calvin (p. 198-205). Tout en soulignant qu’il ne faut pas le limiter à l’Institution de la religion chrétienne, c’est néanmoins sur elle qu’il se fonde pour « développer organiquement les caractéristiques les plus marquantes de sa pensée ». Il en relève aussi les changements au fil des diverses éditions. « Comme Luther, Calvin présuppose une connaissance naturelle de Dieu » (p. 199). Ses affirmations sur la Trinité et la christologie sont pleinement orthodoxes. En christologie, « il souligne la nécessaire distinction entre les deux natures » (ibid.). Comme Melanchthon et Bucer, il développe « un modèle qui distingue les deux étapes de la justification et de la sanctification » (p. 200). De belles pages sont consacrées à l’homme chrétien, à la vie chrétienne et à la justification par la foi, ce qui exclut tout mérite humain.
L’auteur est évidemment amené à parler de la prédestination (p. 203-204). D’après lui, Calvin aurait admis que l’Église ne devient pas seulement visible par la prédication de la Parole et l’administration des sacrements, « mais aussi à travers l’identification individuelle des membres élus en Christ » (p. 203). D’autres spécialistes de Calvin ne vont pas aussi loin. Ils soulignent que seul Dieu connaît les siens (cf. 1 Tm 2,19) et que l’individu ne peut fonder son assurance que sur la foi qui s’attache au Christ, « miroir » de l’élection.
Curieusement, l’auteur n’évoque guère l’ecclésiologie de Calvin, alors qu’il a traité du pouvoir séculier (p. 204-205). Des pages éclairantes sont consacrées à la formation de la confession réformée. Il y est question du Consensus Tigurinus, de la Réforme anglicane, du Catéchisme de Heidelberg et des débats zwingliens et strasbourgeois au sujet de la prédestination.
Il eût été logique de présenter un exposé analogue sur la formation de la confession luthérienne. Cela est relégué au chapitre suivant consacré à la théologie protestante à l’âge des confessions. Par contre – et c’est bienvenu –, la présentation de la confession réformée est suivie par six pages sur la « Réforme radicale ». L’essentiel est dit au sujet de Carlstadt, de Thomas Müntzer (mais fut-il vraiment un disciple de Carlstadt ?), de la naissance du mouvement anabaptiste à Zurich, de Sébastien Franck et de Schwenckfeld. L’espace prévu empêche évidemment d’apporter toutes les précisions souhaitables. On aurait pu souligner par exemple que Schwenckfeld lui-même n’était guère favorable à la constitution de communautés se réclamant de ses idées. Rappelons aussi la démarche des Huttérites, une branche des anabaptistes adeptes de la communauté de biens. 520Des personnages importants sont passés sous silence : Balthasar Hubmaier, l’un des meilleurs théologiens anabaptistes ; les mystiques protestants Weigel et Böhme, et Melchior Hoffman méritaient peut-être plus que trois lignes !
À juste titre, un dernier sous-chapitre est consacré aux réactions catholiques à la pensée de la Réforme (p. 217-226). Luther est traité de hussite, il est accusé d’indifférentisme moral (à cause du sola fide) et de manichéen. Mais Érasme est aussi qualifié d’hérétique par certains. L’auteur évoque également l’École de Salamanque et son retour à Thomas d’Aquin. Mais des voix plus sensibles au message luthérien relatif à la justification par la foi se font entendre en la personne notamment de Jean Gropper. On aurait pu citer aussi le franciscain Jean Schatzgeyer et ses réflexions sur la messe. Il est question des colloques religieux de 1540-1541. Hors d’Allemagne, c’est en particulier Juan de Valdès qui est cité, influencé par la mystique des alumbrados. L’exposé débouche tout normalement sur l’œuvre du Concile de Trente qui ne se limite pas à une condamnation d’affirmations hérétiques, mais explique positivement une doctrine. Le texte le plus important est celui sur la justification (p. 223-225). Si, au xvie siècle, il n’a pas réussi à mettre fin à la division religieuse, à l’époque moderne, bien des jugements protestants sont devenus plus positifs. Mais l’auteur se contente d’affirmer que, par certains aspects, la doctrine de Trente au sujet de la grâce est « un indéniable effet de la Réforme sur le dogme catholique » (p. 225).
Le chapitre sur le temps des Réformes se termine par une ample bibliographie, la plus développée comparée aux autres chapitres : un peu plus de dix pages. On pourrait certes discuter de certains choix ou signaler l’une ou l’autre absence. Nous nous limiterons à deux remarques concernant les titres relatifs à la Réforme radicale.
Nous regrettons l’absence de l’ouvrage fondamental de George Williams The Radical Reformation (1962, 1992), et celle de la Bibliotheca Dissidentium, créée par André Séguenny, dans laquelle sont présentes beaucoup de figures de la Réforme radicale. Trente volumes ont paru entre 1980 et 2016, qui constituent une base bibliographique et théologique fondamentale pour l’étude de la Réforme radicale.
Par ailleurs, une rectification s’impose au sujet de l’anthologie Renaissance et Réformes : elle a été publiée par Nicole Lemaitre et Marc Lienhard dans le cadre d’une collection dirigée par Bernard Lauret.
521Chapitre V : La théologie protestante
à l’âge des confessions
(Olivier Léchot)
D’entrée de jeu, l’auteur relève, selon nous à juste titre, que « la théologie protestante n’est pas entrée dans un temps de sclérose avec le passage de la génération des Réformateurs à celle de leurs successeurs » (p. 237). Tout le chapitre étaye ce jugement, même s’il est question de « durcissements » (p. 238). L’exposé traite d’abord du bloc luthérien (6 pages), de l’univers réformé (15 pages), du puritanisme et de l’Église d’Angleterre (11 pages). Les dissensions intra-luthériennes sont résumées très sommairement. Suivent quatre pages sur la Formule de Concorde. Pourquoi le silence sur la querelle adiaphoriste et ses enjeux ? Il n’y a rien non plus sur le conflit intra-luthérien au sujet de la cène et sur ce que l’on a appelé le crypto-calvinisme. On cherchera aussi en vain des informations sur l’orthodoxie luthérienne, en particulier sur la fameuse formule qu’elle a fait sienne à la suite de Brenz (mentionné p. 190) et dans la logique de Thomas d’Aquin : « finitum capax infiniti ». Alors que l’exposé, beaucoup plus étoffé, sur l’orthodoxie réformée aborde aussi le xviie siècle, celui sur l’orthodoxie luthérienne s’arrête à la Formule de Concorde (1577). Il y aurait pourtant eu beaucoup à dire sur la manière dont l’orthodoxie luthérienne parle de l’Écriture sainte ou encore sur les disputes au sujet de la christologie. Il y avait accord chez les théologiens luthériens pour affirmer que les deux natures, unies comme le fer et le feu, se communiquaient réciproquement leurs « propriétés » sans pour autant se confondre et qu’il y avait aussi communication de la majesté divine à la nature humaine. Mais un conflit intra-luthérien entre les théologiens de Giessen et ceux de Tübingen porte sur la question de savoir si, par le « dépouillement » évoqué dans Ph 2,9, le Christ incarné s’est « vidé » de ses attributs divins ou s’il a simplement caché sa condition divine.
En ce qui concerne l’orthodoxie réformée, l’auteur expose successivement l’Harmonia confessionum fidei réalisée à Genève puis les controverses au sujet de la double prédestination et de la grâce, en faisant place évidemment aux positions d’Arminius et au synode de Dordrecht. L’exposé est agrémenté de deux tableaux très éclairants et il participe bien à l’effort récent de prendre davantage 522en considération ce synode. Il est question aussi, à juste titre, de l’Académie de Saumur et des conceptions de Moïse Amyraut et de sa théorie de la grâce universelle destinée à tous, mais de fait reçue seulement par les élus. De son côté, Josué de la Place atténue la doctrine calvinienne du péché originel.
Des pages éclairantes sont consacrées ensuite au puritanisme et à l’Église d’Angleterre. Un second sous-chapitre traite de la théologie académique durant l’ère confessionnelle. Les approches historiographiques sur ce sujet (p. 269-275) sont les bienvenues, mais, là encore, il n’est question que des travaux consacrés à l’orthodoxie réformée ! C’est aussi le cas dans les pages suivantes qui cherchent à définir les termes d’« orthodoxie » et de « scolastique » et à préciser le contexte polémique et académique de la scolastique protestante, le recours à Aristote et la nature et la méthode de la théologie, la place de l’éthique. C’est seulement avec Flacius et son œuvre herméneutique qu’une petite place est faite à la théologie luthérienne (p. 279-281).
Un dernier sous-chapitre de bonne facture, intitulé « Déplacements et contestations », évoque l’émergence de l’histoire en théologie, la mise en question de l’autorité de l’Écriture par la critique biblique, les apports (et les risques) du recours à la raison en théologie. La théologie (ou spiritualité) luthérienne y fait une timide apparition avec quelques pages consacrées au piétisme. L’auteur y décrit la démarche de Jean Arndt, en quelque sorte l’ancêtre du piétisme, qui influença la figure centrale du piétisme allemand qu’est Philippe Jacques Spener. Il énumère les six points clefs du programme de réforme présenté par ce dernier dans les Pia Desideria de 1675. On aurait pu y ajouter un thème jugé spécifique par des spécialistes tels que Wallmann, à savoir l’attente de temps meilleurs pour l’Église, qui tranchait avec la conviction de Luther que la fin des temps était proche.
Chapitre VI : La théologie protestante
durant les Lumières
(Jennifer Powell McNutt)
Le premier sous-chapitre traite du protestantisme dans l’Encyclopédie, où il est le plus souvent dénigré. Selon l’auteur, « les grandes figures des Lumières, autrefois réduites à leur philosophie, 523sont à présent réévaluées au regard de leur foi personnelle et de leur contribution à la fois à la théologie chrétienne et au développement du mouvement des Lumières » (p. 323). Mais ce jugement s’applique-t-il aussi à des Français tels que Voltaire ? L’auteur souligne que bien des religieux chrétiens protestants étaient impliqués dans des recherches scientifiques. Explorer comment le monde fonctionne signifiait explorer l’œuvre du Dieu créateur.
Trois sous-chapitres décrivent ensuite successivement comment les théologiens luthériens, l’Église d’Angleterre et les théologiens réformés se sont situés par rapport aux Lumières. En ce qui concerne les luthériens, après une page consacrée à l’orthodoxie, le mouvement piétiste occupe davantage de place. Déjà présenté dans le chapitre précédent, il est qualifié d’« effort parallèle qui visait à diminuer l’importance et la primauté de la théologie dogmatique en faveur d’une mise en valeur de la vie pieuse du croyant » (p. 330). À côté du piétisme, l’exposé fait place aux philosophes luthériens Leibnitz et Christian Wolff. L’auteur signale l’influence croissante du piétisme à travers les missions, mais aussi son impact sur de nombreux théologiens de la tradition protestante, en particulier Schleiermacher.
On aurait pu montrer aussi comment le piétisme a contribué à l’avènement des Lumières en mettant l’accent sur la subjectivité religieuse, en se détournant d’une conception aristotélicienne de la science au profit d’une transmission de la foi fondée sur l’expérience religieuse, en privilégiant une approche philologique de la Bible par rapport à une dogmatique confessionnelle et en préférant l’irénisme à l’intolérance des orthodoxies.
Le sous-chapitre consacré à l’Église d’Angleterre traite en particulier du méthodisme (p. 337-340), des quakers et du latitudinarisme, qui se situe « au croisement de la philosophie et de la théologie afin d’extraire des affirmations universelles autour desquelles tous les chrétiens pouvaient se réunir » (p. 342). Il est question ensuite du rationalisme de John Locke, George Berkeley et David Hume. Un dernier sous-chapitre très étoffé (p. 348-363) traite des Lumières et des réformés. Des problématiques concernant la question de l’élection et de la prédestination, déjà évoquées dans le chapitre précédent, réapparaissent (p. 349-352). L’influence de Descartes à travers des théologiens de Genève tels que Jean-Robert Chouet, Jean Le Clerc et Jean Alphonse Turrettini est perceptible. Le successeur de ce dernier, Jacob Vernet, correspond avec Voltaire, jusqu’à ce 524que ce dernier s’en prenne à « l’âme atroce de Calvin » (p. 354). Il a plus de succès avec Rousseau. L’auteur évoque ensuite des théologiens tels que Gisbert Voetius, critique du cartésianisme, ainsi que Johannes Cocceius et William Ames. Il est question aussi des débats dans l’Église d’Écosse, des Églises de France après la Révocation de l’Édit de Nantes, des puritains et du mouvement de Réveil du xviiie siècle en Amérique.
Évoquant « le questionnement concernant les miracles bibliques, la trinité, l’authenticité des livres bibliques et bien d’autres thèmes », la conclusion souligne que « chaque tradition protestante fut bousculée pendant les Lumières par ceux qui valorisaient la raison humaine en lien à la nouvelle philosophie ou ceux qui affirmaient au contraire une révélation directe par le Saint-Esprit » (p. 362).
Chapitre VII : Des Lumières au néo-protestantisme.
La transformation de la théologie protestante
à l’époque moderne
(Jean-Marc Tétaz)
Comme l’attestent la bibliographie et la majorité des notes de bas de page, l’auteur de cette volumineuse étude se fonde surtout sur des travaux de langue allemande pour présenter un panorama impressionnant. Il souligne d’ailleurs (p. 374) le rôle essentiel joué par les théologiens de langue allemande dans le processus de transformation de la théologie protestante. Il relève d’abord les changements socioculturels qui marquent l’époque où commencent à surgir les Lumières : l’appartenance à une confession donnée ne va plus de soi. La foi religieuse est maintenant une option parmi d’autres. De nouvelles conceptions du droit et de l’État émergent, ainsi qu’une nouvelle compréhension de la science, empirique plutôt que contemplative de la nature. Les antagonismes religieux hérités de la Réforme suscitent le déisme et sa quête d’une religion naturelle unificatrice. Dans la ligne de Troeltsch, cité au moins une vingtaine de fois dans cette étude, c’est le concept de néo-protestantisme qui retient l’attention. Ce concept « désigne l’ensemble des formes prises par le protestantisme à partir de l’époque des Lumières » (p. 369). Selon l’auteur, l’emploi de ce concept concerne à la fois ceux qui récusent la légitimité théologique des transformations suscitées 525par les Lumières et ceux qui adoptent une attitude positive face aux Lumières qu’ils considèrent comme « l’accomplissement de la Réforme du xvie siècle » (p. 369).
Le Kulturprotestantismus et le libéralisme s’inscrivent dans cette perspective. Mais, estime l’auteur, même les « orthodoxes » qui contestent les transformations apportées par les Lumières, tels que les théologiens d’Erlangen, n’échappent pas à la nécessité d’utiliser « des ressources intellectuelles et institutionnelles typiquement modernes ou d’adopter des catégories proches de leurs adversaires “libéraux” ».
La théologie est maintenant confrontée aux transformations dont le moteur se trouve, selon l’auteur, dans « l’idée de la subjectivité autonome qui, depuis Descartes, fonde la modernité philosophique et théologique » (p. 372). Le protestantisme ancien distinguait une connaissance rationnelle de Dieu (la théologie naturelle) et une théologie révélée qui concernait les contenus théologiques spécifiques du christianisme (trinité, christologie et sotériologie). On trouve cela encore dans le supranaturalisme de la fin du xviiie siècle, non mentionné par l’auteur. Mais le changement essentiel consiste à attribuer la capacité à la raison humaine de saisir par ses propres moyens les contenus théologiques, sans se soumettre à l’autorité de l’Écriture dont l’inspiration garantirait le statut de révélation (p. 373).
Après ce prélude, l’auteur expose la théologie des Lumières allemande. Il en souligne la diversité et le fait que les diverses théologies ne sont pas toutes opposées à la religion, alors que c’est souvent le cas en France. Dans des pays comme l’Angleterre et l’Allemagne, il s’agit plutôt de moderniser la religion, en la libérant du caractère dogmatique ou du moule ecclésiastique « hérités de la confessionnalisation consécutive à la Réforme » (p. 377). Le prix à payer dans la démarche des philosophes et théologiens allemands, c’est « une critique rationnelle des représentations religieuses [qui] va de pair avec une critique historique » (p. 378).
Dans le deuxième sous-chapitre, l’auteur souligne d’abord la symbiose entre religion et culture, en Allemagne surtout. Schleiermacher y voyait l’héritage de la Réforme. S’opposant à toute forme de restauration ecclésiastique de type revivaliste ou autre, Richard Rothe défend l’idée que le christianisme allait passer à un âge non ecclésial. Mais le passage, dans la seconde moitié du xixe siècle, à « une culture de l’ici-bas et de l’immanent » (p. 389) révèle l’antagonisme entre le christianisme et la culture. Jean-Marc Tétaz met bien en 526évidence les diverses réactions de la théologie protestante à cette culture : « le sauvetage de la personnalité » par rapport à la culture ambiante chez Ritschl ; une vision de l’histoire attentive à d’autres sources de la modernité que la Réforme ; un développement de l’éthique sociale.
De Schleiermacher et Hegel à Harnack et à Troeltsch, les conceptions de la religion du néo-protestantisme « articulent une approche individualiste de la religion personnelle, trouvant son lieu dans une théorie de la conscience de soi, avec une analyse sociologique ou historique de la religion institutionnelle » (p. 397). L’auteur évoque l’effort de Schleiermacher pour « restituer au discours théologique sa pertinence universelle » (p. 399), en mettant en avant la conscience religieuse et le sentiment de dépendance absolue. Dans la seconde moitié du siècle, la psychologie et l’histoire de la religion seront davantage prises en compte, en particulier par Troeltsch (p. 403-406).
Après un quatrième sous-chapitre consacré au statut épistémologique de la théologie et aux impulsions émanant de Schleiermacher, l’auteur évoque « le pacte entre la foi chrétienne et la recherche historique », qui sera battu en brèche par la révolution anti-historiciste de Barth et de Gogarten. Les recherches historiques ont porté en particulier sur la littérature et la religion de l’Israël ancien, sur le judaïsme du Second Temple et sur le premier christianisme, sur l’histoire des dogmes et sur le Jésus de l’histoire. Les fruits et les figures de la recherche menée en particulier par Baur et Harnack sont évoqués, avec une attention particulière portée aux Vies de Jésus.
Dans un dernier sous-chapitre, l’auteur évoque les reformulations doctrinales opérées par le néo-protestantisme, concernant la doctrine de Dieu et la christologie. Pour Dieu, il est question successivement de Kant, de Fichte, de Hegel et de Schleiermacher. Pour ce dernier, « Dieu est le présupposé nécessaire de la conscience religieuse en tant que sentiment de dépendance absolue » (p. 437). Il n’est pas question, dans l’exposé, d’approches plus récentes, sans même parler de la réaction barthienne. Pour la christologie, le panorama va de Schleiermacher et de sa compréhension de Jésus, compris comme « réalisation archétypique de la conscience croyante », à Troeltsch qui voit en Jésus un « “symbole cultuel” indispensable du christianisme » (p. 445). En passant, l’auteur évoque la distinction opérée par Martin Kähler entre le « soi-disant Jésus historique » et le « Christ “historial” [geschichtlich] de la foi », distinction reprise 527plus tard par Bultmann. La conclusion lucide de l’auteur ne surprend guère : « les débats christologiques au sein du néo-protestantisme du xixe siècle n’ont pas donné naissance à une solution durable dans le champ christologique » (p. 445).
Chapitre VIII : La théologie protestante
au xixe siècle
(André Encrevé)
L’auteur rappelle d’abord le développement du mouvement scientifique, perçu comme un instrument quasi universel, et les conséquences de l’épistémologie kantienne. L’exposé présente ensuite l’approche de Schleiermacher, en particulier sa concentration sur la conscience de Dieu. Est-il adéquat de parler à ce propos d’« expérience éthico-religieuse » (p. 452) et de rapprocher cette expérience du témoignage intérieur du Saint-Esprit (ibid.) ? Ce dernier n’est-il pas présent chez les réformateurs à la lecture de l’Écriture ? L’exposé fait place ensuite à l’étude historique de la Bible, fidèle, selon l’auteur, au sola scriptura de la Réformation. La Bible fait maintenant l’objet d’une étude historico-critique, illustrée en particulier par les Vies de Jésus (en particulier celle de Strauss) et par les travaux de Ferdinand Christian Baur, initiateur, selon l’auteur, de cette méthode. Il en a déjà été question dans le chapitre précédent.
En reculant un peu dans le xixe siècle, l’auteur présente de manière claire l’approche de Schleiermacher (p. 457-461) en se fondant en particulier sur les Discours de 1799. Il montre que, chez ce dernier, la religion n’est ni un savoir ni une morale. Elle est intuition de l’Univers et sentiment. Elle est conscience de l’immédiateté de l’Univers. Plus tard, Schleiermacher remplacera le terme d’« Univers » par « Dieu ».
Il est question ensuite assez longuement (p. 464-468) de Baur et de sa méthode historico-critique, mais aussi de Strauss et de son utilisation du mot « mythe » pour parler de Jésus et du Nouveau Testament. L’attention porte surtout sur Baur. Marqué par l’hégélianisme, ce dernier discerne dans l’histoire de l’Église une évolution dialectique. Pour lui, le Nouveau Testament n’est pas un ensemble de mythes, mais « le résultat de tendances logiques et parfaitement identifiables » (p. 466).
528En abordant la seconde moitié du siècle, moins innovatrice d’après lui que la première, l’auteur évoque la postérité de Schleiermacher, en particulier le théologien français le plus connu, Auguste Sabatier (p. 470-476), qualifié par François Laplanche de « Schleiermacher français », absent de l’étude de Tétaz. Sabatier souligne l’expérience religieuse du Christ lui-même, en s’intéressant davantage à sa personne qu’à son message. Il part d’une démarche qui déduit la résurrection du Christ de la transformation religieuse et morale qui s’est opérée dans la conscience des apôtres. Sabatier n’a pas contesté la dogmatique classique, fondamentale à ses yeux, mais qu’il convient d’interpréter de manière symbolique. « Dans la ligne de Schleiermacher, il explique que ce ne sont pas les dogmes qui font la religion, au contraire, c’est le sentiment religieux qui est à l’origine des dogmes » (p. 479).
L’exposé évoque ensuite l’histoire et l’exégèse avec des théologiens qui, tout en se réclamant de Baur, se démarquent de lui. Ils n’étaient pas mentionnés par Tétaz. Parmi eux figure le Strasbourgeois Édouard Reuss qui affirme l’antériorité des prophètes par rapport au Pentateuque et l’antériorité de l’évangile de Marc. Il considère les évangiles comme des témoignages historiques sur la vie de Jésus. Plus de trois pages sont consacrées à Harnack, en particulier à sa conception des dogmes considérés comme « œuvre de l’esprit grec sur le terrain de l’Évangile » (p. 479).
Comme Tétaz, l’auteur évoque aussi le contenu et l’importance de l’ouvrage de Harnack L’Essence du christianisme. D’autres pages traitent de Ritschl et de Wilhelm Hermann, eux aussi déjà abordés par Tétaz. L’exposé d’Encrevé se termine par une présentation des nouvelles voies de la recherche historique, en particulier par des informations sur les acteurs de l’histoire des religions. Comme Tétaz, l’auteur débouche sur l’inévitable Troeltsch (p. 487-492), en évoquant sa méthode historique, sa conception d’un a priori religieux et son recours à des critères éthiques pour évaluer les principales religions, l’analyse historique n’étant pas en état de le faire.
On peut regretter les doublons entre cette présentation et celle de Tétaz. Des particularités positives caractérisent la démarche d’Encrevé. Il a davantage fait place à des théologiens francophones. Aux noms déjà cités, on peut ajouter ceux de Vinet et d’Albert Matter. Pour autant, il ne s’est pas limité à l’espace francophone et a fait place à des théologiens allemands presque totalement ignorés par Tétaz, en particulier l’école d’Erlangen (p. 463 et 473). 529Nous avons apprécié également l’exposé fouillé sur la démarche de Schleiermacher. En ce qui concerne la bibliographie, elle se limite presque entièrement à des auteurs de langue française.
Chapitre IX : La théologie protestante
du xxe siècle
(Christophe Chalamet)
L’auteur commence par se focaliser sur un sujet déjà traité dans les deux chapitres précédents : L’essence du christianisme de Harnack (p. 495-499). Il aborde ensuite le contentieux entre Wilhelm Hermann et Troeltsch, sujet déjà traité. Les sous-chapitres suivants sont plus originaux. Il est question d’abord des théologiens de la Parole (p. 504-521) qui mettent en cause radicalement les apports de la théologie protestante moderne centrée sur l’expérience et le « chemin vers la religion ». La présentation de la démarche de Barth et des débuts de la théologie dialectique (Bultmann, Brunner) est excellente. Les autres sous-chapitres sont consacrés à Paul Tillich et à la théologie de la culture, à la théologie catholique entre néo-scolastique thomiste et ressourcement, à la théologie germanophone sous le nazisme. Dommage pourtant que l’auteur réduise Althaus et Elert à leurs conceptions concernant les « ordres de la création » et à la distinction entre la loi et l’Évangile. Une excellente page est consacrée à Bonhoeffer dont la démarche théologique aurait pu cependant être explicitée un peu plus largement.
Le sous-chapitre consacré à la théologie chrétienne de 1941 à nos jours fait place à Bultmann et au programme de la démythologisation, puis de nouveau à Karl Barth et à l’œuvre de la maturité (p. 539-542). Il est question ensuite de la théologie du Process puis de « l’annonce de l’ère post-dialectique » avec Wolfhart Pannenberg, Jürgen Moltmann et Eberhard Jüngel (p. 547-554). Des parties plus brèves présentent les théologies de la mort de Dieu et de la croix, les théologies de la libération et les théologies contextuelles, la Black theology, la théologie chrétienne des religions, les théologies libérales, la théologie trinitaire, le tournant théologique en philosophie, le post-libéralisme, la théologie verte, le dialogue entre la théologie chrétienne et les sciences de la nature. Un bref bilan, sensible à « la vitalité de la théologie dans de nombreux endroits 530du monde » (p. 573) clôt le chapitre. Bien que très concis, il s’agit d’un ensemble bien charpenté et bien documenté qui informe de manière satisfaisante sur les divers courants de la théologie, surtout protestante, au xxe siècle. Quelques regrets : on aurait pu faire place au néo-calvinisme incarné par Auguste Lecerf (1872-1943) et au néo-luthéranisme qui n’était pas seulement représenté par Elert et Althaus.
Les deux derniers chapitres
Dus respectivement à Élisabeth Parmentier et à André Birmelé, ces chapitres constituent des pages éclairantes sur la (les) théologie(s) féministe(s), « une autre manière de concevoir la théologie », et sur l’œcuménisme aux xxe et xxie siècles, qui a toute sa place dans le paysage religieux et théologique.
Conclusion
Soulignons pour conclure la richesse de l’information transmise par ce volume, malgré les répétitions ou doublons que nous avons signalés. La pensée théologique des protestants à travers les siècles, ses grandes lignes et ses représentants les plus remarquables sont bien mis en évidence. Formulons toutefois quelques regrets. Le premier concerne l’attention, insuffisante à nos yeux, accordée à Kierkegaard. Il est certes, mentionné une dizaine de fois, mais surtout comme inspirateur de Karl Barth. On cite à ce propos le jugement de Troeltsch qualifiant, en 1921, la théologie dialectique de « pomme tombée de l’arbre de Kierkegaard » (p. 417). Peut-on vraiment en rester là ? Même si on peut critiquer son individualisme et d’autres aspects de sa théologie, sa christologie, sa conception de la doctrine comme communication existentielle de l’Évangile, son insistance sur la foi comme décision personnelle et comme paradoxe, sa conception des trois stades, esthétique, éthique et religieux comme différentes attitudes vis-à-vis de la vie, ainsi que son 531influence sur l’existentialisme du xxe siècle et bien d’autres thèmes auraient mérité plus d’attention dans une histoire de la théologie protestante. Peut-on d’ailleurs réduire la théologie de Kierkegaard à ce qu’en a fait la théologie dialectique ?
Un autre regret concerne l’absence totale de la théologie suédoise du xxe siècle. Ainsi Söderblom est-il cité seulement dans le chapitre consacré à l’œcuménisme. Or la manière dont il faut parler de la révélation, de l’histoire et de la philosophie, l’attention portée à l’expérience religieuse, la mise en évidence des « motifs » dans l’histoire de la théologie, tout cela aurait dû être évoqué au moins de manière succincte. Des théologiens tels que Billing, Söderblom, Nygren, Aulen et bien d’autres, luthériens, certes, devraient figurer dans une histoire de la théologie protestante, comme c’est le cas de la théologie protestante en France au xixe siècle.
Enfin qu’en est-il de Troeltsch, omniprésent dans l’ouvrage ? Nul doute que ce philosophe de la religion, historien et théologien, est une figure fascinante. Ce qu’il écrit donne toujours à penser, même s’il faut poser des questions critiques, absentes dans le livre. Il a distingué le néo-protestantisme du « vieux » protestantisme pour souligner l’impact des Lumières et de la critique historique sur la théologie moderne. Ce faisant, il s’oppose d’ailleurs à bien des théologiens des Lumières tels que Mosheim, Semler, Lessing et Spalding, qui évoquèrent l’héritage de la Réformation dans les Lumières, malgré les transformations que ces dernières avaient apportées.
À juste titre, Tétaz souligne (p. 390) que, confronté à une culture de l’immanence, Troeltsch a mis en évidence l’opposition de la religion à cette culture. Selon Troeltsch, l’évolution doctrinale dans le christianisme peut se comprendre seulement en prenant en compte l’interaction entre l’histoire des idées et l’histoire sociale, sans qu’il affirme pour autant, comme le fait l’approche marxiste, que les dogmes ne seraient qu’une superstructure des réalités sociales. La distinction de type sociologique opérée par Troeltsch entre l’Église, la secte et le mysticisme individualiste est bien connue et souvent utilisée encore aujourd’hui dans les typologies relatives à ces diverses expressions du vécu chrétien. Mais faut-il aller jusqu’à dire que les trois types en question ont déterminé aussi la conception que l’on se faisait du Christ : le Christ rédempteur dans l’Église, Jésus l’annonciateur du Royaume de Dieu dans la secte et le Christ présent sous la forme de l’esprit dans le cœur 532des fidèles unis à Dieu ? Ces figures christologiques ne sont-elles déjà présentes dans le Nouveau Testament et n’ont-elles pas suscité divers types de christianismes ?
Il faut évoquer aussi la critique des dogmes opérée par Troeltsch et par la plupart des représentants du néo-protestantisme, comme une exigence inéluctable de l’historicisation de la culture et de la théologie. L’effet bénéfique d’une telle approche a pu mettre fin à une soumission non critique aux dogmes et aux doctrines des Églises établies. Rejetant l’idée d’une révélation exclusive de la vérité religieuse dans le christianisme et doutant de son absoluité, Troeltsch a poussé très loin la critique des doctrines, en particulier les affirmations concernant la divinité du Christ, le péché originel et la justification par la foi, qu’il considère comme incompatibles avec la modernité. Mais n’a-t-il pas été, en l’occurrence, trop tributaire de la culture de l’immanence à laquelle, d’après lui, la religion et, d’une certaine manière, la théologie devaient s’opposer plutôt que s’y inféoder ?
La plupart des théologiens du xxe siècle ne l’ont d’ailleurs pas suivi. Une critique légitime des positions du néo-protestantisme concernant Dieu, l’anthropologie théologique, la spiritualisation et l’individualisation unilatérale de la religion, la foi dans le progrès est aujourd’hui nécessaire à l’encontre d’un anti-dogmatisme excessif. On fera valoir aussi que le dogme et les confessions de foi, issus d’expériences de la foi, jouent un rôle conservateur légitime pour préserver les affirmations centrales de la foi.
- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-11279-2
- EAN : 9782406112792
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11279-2.p.0051
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/12/2020
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : théologie, Réformation, histoire, Église, sacrements, Jésus-Christ, protestantisme, Lumières, écriture, religion