Roger Mehl (1912-1997) Christian Ethics between Distance and Engagement
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2020 – 1, 100e année, n° 1. varia - Author: Collange (Jean-François)
- Pages: 41 to 54
- Journal: Journal of Religious History and Philosophy
Roger Mehl (1912-1997)
L’éthique chrétienne entre distance et engagement
Jean-François Collange
Doyen honoraire
Université de Strasbourg – Faculté de Théologie Protestante (UR 4378)
Le doyen Roger Mehl (1912-1997), rédacteur en chef (1946-1971) puis directeur de la RHPR (1971-1986), enseigna l’éthique au sein de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg pendant près de quarante ans. Agrégé de philosophie et docteur en théologie, auteur de nombreux ouvrages, il fut particulièrement attentif aux faits et aux évolutions sociales, notamment au sein du protestantisme en général, français en particulier. C’est ainsi qu’il fut longtemps (à une époque où ces questions pouvaient encore intéresser un vaste lectorat) correspondant du journal Le Monde pour ce qui concernait cette confession chrétienne. Dans la même optique, il rédigea un remarquable Traité de sociologie du protestantisme, traduit en anglais et en espagnol1 et fonda en 1969 un des premiers centres universitaires de sociologie du protestantisme2. Cet intérêt croisé pour l’éthique et la sociologie ne va pas, évidemment, sans un profond engagement, tant ecclésial que sociopolitique. Celui-ci marque le cadre même des neuf contributions de R.M. touchant à la morale offertes à la RHPR3 : réflexions relatives au fondement même de l’éthique chrétienne d’une part, aux problèmes sociopolitiques au cœur desquels l’action chrétienne se trouve engagée d’autre part.
42Des fondements de l’éthique chrétienne
Pour ce qui est des fondements de l’éthique chrétienne, l’auteur n’hésite pas à y revenir une dernière fois à l’occasion de la leçon publique donnée lors de son départ de la Faculté (le 3 février 1983), publiée dans la RHPR un an plus tard, sous le titre « Une éthique chrétienne est-elle possible aujourd’hui4 ? »
La question interpelle à plus d’un titre. Elle laisse d’abord entendre que la morale, volontiers comprise comme consubstantielle à toute religion ou confession religieuse, devient incertaine. Et cela, non tant en fonction du principe théologique bien assuré – notamment en régime protestant – d’un salut délivré par la seule grâce divine, mais du fait de la situation socioculturelle (« aujourd’hui » !). Que la question soit posée par un universitaire ayant consacré toute sa carrière à l’enseignement de l’éthique relève ensuite tant du paradoxe (relevé d’entrée – p. 1) que d’une inquiétude réelle sur la situation actuelle, qu’il s’agisse du christianisme ou de la société en général.
En effet, les progrès considérables de la technique ces dernières décennies conduisent à faire reculer des limites (quand elle ne les fait pas disparaître) qu’instauraient la nature et l’organisation de la société. Le mot d’ordre implicite à l’univers technique tient en effet dans l’axiome fondamental : « tout ce qui est techniquement possible doit être réalisé » (p. 2). D’où d’évidents désordres, dont un des slogans de mai 1968 exprime particulièrement la visée lorsqu’il proclame qu’il « est interdit d’interdire ». Une telle situation ne condamne-t-elle pas toute tentative morale, qu’elle soit chrétienne ou non ?
Il n’y a toutefois pas lieu de désespérer de trouver dans la culture moderne des points d’ancrage pour une réflexion éthique, notamment dans les valeurs de liberté et d’authenticité. Encore que ces deux valeurs comportent, elles aussi, de réels dangers. La liberté peut se présenter comme dépourvue de toute finalité et ne connaître jamais de limite. Quant à l’authenticité, elle tend à faire de l’instant présent le comble d’une vie sans racines, désengagée de tout ancrage historique et social.
C’est alors que l’éthique chrétienne peut trouver quelque utilité, sinon quelque légitimité, en mettant en avant le concept d’interdit. 43Certes, elle n’y a eu que trop recours jusqu’ici, au point de s’y trouver assimilée, présentée comme un légalisme opposé justement à la liberté, à laquelle appelle pourtant l’Évangile. D’où la question : comment concilier interdit et liberté ?
Curieusement, R.M. n’insiste pas sur le lien intrinsèque unissant ces deux réalités. L’interdit (notamment exprimé à travers le sens même du mot, « ce qui est dit entre » les membres d’un groupe ou d’une société) n’est-il pas condition même de la liberté ? Hors une interdiction fondamentale (voire un obstacle), l’action elle-même ne devient-elle pas douteuse ? L’auteur n’emprunte toutefois pas cette voie. Il remarque bien que l’interdit constitue un des centres du récit de la création selon la Genèse, mais insiste surtout sur son caractère unique et sur la différenciation qu’il permet d’établir entre la créature et son créateur. Cette signification fondamentale sera certes concrétisée à travers les divers commandements du Décalogue, mais ceux-ci – formulés de façon négative – ne font que circonscrire un champ ouvert à la liberté : « [les commandements] nous font quitter l’éthique de la contrainte et de l’interdit pour nous faire pénétrer joyeusement dans l’éthique de la liberté » (p. 6). Un des signes les plus manifestes en est offert par le commandement du respect du sabbat, mémoire sans cesse reprise de la libération de l’esclavage égyptien et « fête de la Liberté » (p. 7). Le Nouveau Testament témoigne encore de cette libération et place au cœur de son message le pardon des péchés et les commandements de l’amour. Ceux-ci – présentés par l’apôtre Paul comme « fruits de l’Esprit » – se développent (comme tout fruit) spontanément. Vérité mise en valeur comme nulle autre par Luther, « insistant sur la spontanéité qui doit caractériser la vie morale ».
D’où la conclusion relative à la place de la liberté dans la vie chrétienne : « au lieu de commencer par l’interdit, l’éthique chrétienne commence dans la spontanéité de la liberté … Très certainement la morale chrétienne connaît les commandements … Mais – et c’est là le point décisif, elle ne les retrouve, transformés, qu’après une libération qui les prive de leur venin » (p. 7). Une éthique chrétienne se révèle donc possible aujourd’hui, « à une époque qui bien sûr commet tous les contresens possibles sur la liberté, mais qui néanmoins vit dans une attente, ou pour le moins, dans une nostalgie de la liberté » (p. 7s).
À l’insistance sur la liberté s’ajoute le recours à la valeur d’authenticité. Or ce recours s’avère encore plus délicat. Il ne vaut 44que pour autant qu’il prend la mesure de la complexité des situations au sein desquelles se déroule la vie, comme du caractère relationnel fondamental qui la caractérise. Aussi demande-t-il un discernement tout particulier. C’est avec discernement en effet qu’il appartient à l’éthique chrétienne de permettre de distinguer le bien du mal « que les grandes idéologies de notre époque ignorent ou dont elles font volontairement fi » (p. 8). C’est que le mal n’est pas simple absence de bien. Il a une positivité réelle sur laquelle Ricœur et Kant ont bien insisté. De cette positivité, l’être humain se révèle totalement (« des pieds à la tête ») participant, non seulement dans ses passions, mais encore dans sa raison. De la sorte, « le discernement éthique demeure suspect et son action est toujours risque » (p. 9). Se référant à Dietrich Bonhoeffer (à ses écrits comme à sa vie), R.M. conclut que « l’acte moral, si réfléchi soit-il, n’est jamais justificateur ». En témoigne encore le geste de Jacques Monod, jeune français, profondément chrétien et non-violent, prenant le risque de rejoindre le maquis en 1944, avant de tomber sous les balles ennemies. Annonçant sa décision, le jeune homme s’adresse à Dieu en demandant de lui pardonner « [ses] fautes et cette décision qu’[il] prend librement aujourd’hui ». Et d’ajouter « je le sais, le recours délibéré à la violence a besoin d’être pardonné5 ». C’est donc dans « l’espérance du pardon que réside sans doute la seule authenticité de l’homme » (p. 9). De ce fait, l’éthique chrétienne ne sera aujourd’hui et demain possible que dans la mesure où, « loin de se présenter comme donneuse de leçons, elle participera humblement aux tâtonnements éthiques de ses contemporains, soutenue tout simplement par l’espérance du pardon » (p. 10).
Revenant une dernière fois sur la liberté, l’auteur précise in fine que si celle-ci s’affirme bien par le refus et la capacité à dire non, elle le fait plus encore par un pouvoir d’attestation qui transcende la négation. D’où la conclusion : « les conditions d’une contestation sont toujours réunies. Le moment de l’attestation est plus difficile à repérer. Mais c’est parce que ce moment existe, qu’il existe depuis que Dieu s’est fait homme et est devenu notre compagnon de route, qu’une éthique chrétienne est possible aujourd’hui, comme elle le sera encore demain » (p. 11).
On le voit, le projet éthique et théologique de Roger Mehl allie existentialisme6 et théologie biblique. S’affirme ainsi la conviction, 45selon laquelle le message biblique – d’ordre fondamentalement existentiel – appelle à une liberté dont il donne les clefs. Celle-ci ne peut se déployer, dans un monde marqué par un Mal dont la responsabilité humaine ne peut s’abstraire (le péché), que grâce à l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ (le pardon), permettant d’agir pour un bien assumé et fragile.
La liberté se trouve à nouveau placée au cœur de l’éthique lorsqu’elle se trouve confrontée à la question de la mort7. La vie, lieu même de l’agir libre, semble en effet se situer à l’opposé de la mort, elle est en fait « habitée » par elle. Essentiellement risquée, la vie n’existe que par sa proximité avec la mort. Aussi ne sommes-nous réellement libres qu’en « affrontant la mort, archétype de toute nécessité » (p. 257). En témoignent tout particulièrement le Christ et, avec lui, son Père « acceptant de courir un risque mortel pour sa déité elle-même » (p. 258). La mort « ordinaire » agit de la même façon, « en me détachant de ma vanité, de mes succès, de mes ambitions […] en un mot de tout ce par quoi j’ai essayé d’éviter le risque » (ibidem). Ainsi, dépouillement total, la mort « suggère-t-elle les dépouillements sans lesquels la vie reste engluée dans tous les conditionnements tant naturels qu’artificiels » (p. 259). C’est pourquoi encore une société de consommation et de jouissance, refusant de la reconnaître, a beau se proclamer libre, elle n’a aucune chance d’accéder à la véritable liberté.
Mais la mort a partie liée avec la liberté de façon plus essentielle encore. Elle brise l’enchaînement fatal des actes qui nous entraîne dans des répétitions sans fin. Jugement de Dieu selon la Bible, elle nous libère de toute autosuffisance et de toute vanité pour nous apprendre à nous remettre à Autre que nous. Nous apprenant à « mourir à nous-mêmes », elle « éclaire [la vie], elle nous révèle à nous-mêmes en tant que sujet libre » (p. 259). Or cette liberté, loin de s’absolutiser, conduit à une forme d’austérité qui libère de toutes les idoles et des faux dieux que les mirages de la liberté n’hésitent pas à faire miroiter. Aussi le chrétien8 sait-il que ce n’est pas lui 46qui l’emportera lors du dernier combat. Un autre se substituera à lui le moment venu. Tout en nous soumettant à la mort en effet, « le Dieu qui vient n’est jamais juge sans être rédempteur, [lui qui] nous a donné la chance de vivre le combat pour la liberté » (p. 260).
Aussi la mort ne saurait-elle être ni la seule, ni la principale source de la liberté. Elle ne l’est, pourrait-on dire, que de façon négative. Positivement, il convient à l’espérance – à une parole d’espérance – de susciter encore la vie éthique9. Celle-ci n’est en effet que décision. Agir et agir librement, c’est se décider. Or la décision demande certes bien des analyses et des évaluations, elle ne saurait s’y résumer. Elle demande à être fondamentalement portée par une parole d’espérance qui lui ouvre une perspective d’avenir. Or ce renouvellement revient d’abord et essentiellement à être renouvelé soi-même, c’est-à-dire à être pardonné de ce que, toujours, nous retombons dans les mêmes erreurs et les mêmes fautes. Ce pardon ne touche pas d’abord telle ou telle action, tel ou tel péché, mais bien le pécheur lui-même, « pardonné pour le fait d’être ce qu’il est » (p. 459).
Aussi « le pardon est-il le contenu premier de l’espérance…, condition même de la vie morale ». La conclusion coule dès lors de source :
À la question que seul peut se poser un sujet éthique, ayant fait dans la lucidité et le désarroi l’expérience de la faute et soupçonné l’existence du mal radical : que m’est-il permis d’espérer ?, la révélation de Dieu en Jésus-Christ répond : le pardon de ce que tu es. Alors, mais alors seulement, celui qui dans la foi a reçu ce pardon, peut entreprendre avec courage et malgré les démentis de l’expérience de vivre une vie éthique. (P. 459.)
Des lieux de l’éthique chrétienne
Le fondement étant ainsi posé, six contributions, viennent en préciser les modalités plus particulières.
Dans l’article le plus développé confié à la RHPR10 (27 pages !), R.M., s’attachant au sens du travail11, esquisse la façon dont la foi 47chrétienne marque la vie quotidienne, prise entre ces grands axes structurant la modernité que sont la technique (ou technologie) et le marxisme. Au cœur désormais de la vie de tout un chacun12, le travail – loin de constituer seulement une nécessité pénible – constitue la vocation même de l’être humain. Cette vocation toutefois (affirmée dès le récit de la Genèse) ne saurait être comprise ni comme le lieu exclusif de « progrès » technologiques (au niveau des outils mis à disposition comme de la rationalisation organisationnelle), ni comme celui de la seule exploitation du capital. Sans négliger l’importance de ces deux réalités, on ne découvre en effet la pleine signification du travail qu’à travers les collaborations et les rencontres qu’il induit, comme à travers les multiples formes de parole(s) qui l’accompagnent. Aussi le seul labeur ne saurait-il être sacralisé. Il n’a de sens possible qu’à trouver sa limite dans le non-travail, dans un loisir trouvant son épanouissement dans les rencontres et la culture tissée par la parole. En effet, « avant le travail, il y a, selon la Genèse, un pouvoir de nommer et aussi un pouvoir de rencontrer un être semblable à soi et différent de soi, un être à qui on peut adresser la parole, et dont on attend la réponse » (p. 299). Or ces pouvoirs ne sont jamais tirés que de l’interpellation par la Parole de Dieu, attendant la réponse de l’homme « créé à son image et à sa ressemblance ». De la sorte « le lieu de l’humanité, ce n’est pas l’univers des choses, même transformées par le travail de l’homme ; c’est l’univers où l’Autre et les autres nous appellent [et] nous interpellent […] » (ibidem). De la sorte, tout en prenant au sérieux la vocation qui le constitue, nous « devons nous garder de cette religion du travail qui prive le travail de tout sens ». La Bible nous enseigne en effet « la limite absolue de tout travail, mais en même temps nous révèle l’espérance offerte à l’homme travailleur, l’espérance sans laquelle le travailleur serait vraiment un damné de la terre et sans laquelle le travail n’aurait pas de sens : le repos de l’Éternel notre Dieu, son repos qui est aussi notre repos » (p. 300).
Pour ce qui est de l’éthique sexuelle, la note datant de 1968 se résume à une étude critique de quelques pages de trois ouvrages relatifs à la question13. Auteur lui-même d’un Société et amour paru en 1961, R.M. ne fait pas ici œuvre singulière. L’étude se caractérise 48surtout par le choix des auteurs que l’on pourrait qualifier – à une époque où naissait la « révolution sexuelle » – de progressistes « sages ». On mesure toutefois le gouffre séparant l’époque de la nôtre en la matière, en constatant que, parmi les problèmes retenant l’attention des auteurs, on trouve essentiellement la possibilité du divorce (de Pury), le contrôle des naissances ou « parenté responsable » (Francine Dumas) ou encore la question des relations sexuelles avant le mariage (Églises britanniques).
L’époque suivant mai 68 en France fut particulièrement agitée et l’on vit même paraître en 1971, sous l’égide de la Fédération Protestante de France, un document censé préciser la position de l’Église face aux pouvoirs14. Commandée par l’Assemblée générale de Grenoble (1969), la parution du document suscita réactions et polémiques vives15. De facture plutôt radicale, celui-ci ne laissait en effet aux chrétiens prenant au sérieux leur vocation que deux voies possibles pour s’engager politiquement et socialement : un réformisme hardi ou la révolution. Il laissait par ailleurs entendre que la conformité à l’Évangile engageait plutôt à la seconde branche de l’alternative. Contestant cette orientation, R.M. reprend point par point l’argumentation présentée et en démonte le bien-fondé16. Se référant notamment à la théorie luthérienne des « deux Règnes », comme à Bonhoeffer et à sa distinction entre « réalités dernières » et « avant-dernières », il assure que, sans les distinguer absolument, l’on ne saurait confondre le plan « dernier » du message libérateur de l’Évangile et celui – toujours ambigu et mouvant – des réalités sociales et politiques. « Ce que nous refusons – écrit-il –, c’est d’établir un signe d’égalité entre action significative et critique ou contestation » (p. 348). Et d’ajouter : « on n’exprime pas correctement l’être de l’Église en mettant au premier plan sa fonction critique. Cette fonction ne trouve sa justification que dans le message positif de l’Église qui est, toujours d’une façon ou d’une autre, le message de la réconciliation en Christ » (p. 348s).
49La « tourmente » théologico-ecclésiale qui s’empare alors du protestantisme français17 conduit encore R.M. à approfondir la réflexion et à consacrer une étude à la violence révolutionnaire18. Le problème éthique que pose celle-ci n’est pas, note-t-il, sans analogie avec celui posé à la théologie, de longue date, en matière de « guerre juste » (justum bellum). Or, si celle-ci peut se concevoir, dans des circonstances bien définies, comme dernier recours, ce recours ne peut jamais apparaître comme allant de soi. Les exemples déjà mentionnés de Bonhoeffer et de Jacques Monod indiquent par ailleurs que l’éthique, se situant à l’intérieur même de l’économie du péché, ne peut échapper à la violence. Mais, elle le fait comme ultima ratio, « cette ratio-là devant savoir qu’elle n’est pas le Logos évangélique » (p. 49). Il est vrai que, contrairement à la « guerre juste », la violence révolutionnaire tient dans le fait qu’elle répond à une violence qui la précède – celle de structures socio-économico-politiques injustes – qu’elle s’efforce d’abolir pour conduire à une situation de pleine justice19. Peut-on considérer alors que la fin justifie les moyens ? La question, selon l’auteur, est délicate, car tout moyen reflue sur la fin et finit par la corrompre. D’autre part, s’agissant de situations complexes, où s’enchevêtrent des paramètres interagissant les uns sur les autres, l’analyse des causes et des effets, le discernement et la prise de risques s’avèrent indispensables. Aussi, « le recours à la violence révolutionnaire ne peut-il être relativement justifié que lorsqu’une situation politico-sociale a atteint un point critique […] lorsque le trouble certain qui peut résulter du recours à la violence révolutionnaire apparaît moins grave dans ses conséquences humaines que la prolongation indéfinie d’un état d’injustice » (p. 51). La détermination de ce point critique est toutefois toujours un jugement ambigu et risqué. Pour ce qui concerne l’Europe industrialisée, certes marquée par le capitalisme, mais aussi par des formes de démocratie et de planification, où la part de techniques imbriquées se révèle prépondérante, l’idée même 50d’un « grand soir » paraît périmée. Seuls des actes mûrement ciblés sont envisageables, demandant par ailleurs une claire distinction entre lutte et haine. Lutter, soit ! Haïr, non ! La non-violence par ailleurs (comme les grèves) peut jouer un rôle important dans cette lutte. Toute forme d’angélisme se doit toutefois d’être évitée, car la violence peut certes être limitée et humanisée, elle ne peut jamais pourtant « être exclue du monde du péché » (p. 55). Le mouvement révolutionnaire enfin ne doit en aucun cas « perdre de vue sa propre finalité qui est la justice » (ibidem). Aussi la tâche qui s’offre à l’éthique chrétienne se révèle-t-elle en la matière modeste et située « dans le relatif » (ibidem). D’ailleurs, le message chrétien ne vise-t-il pas la réconciliation ? Or de réconciliation, il ne peut guère être question dans la révolution, tout entière portée par la lutte. Devant cette lutte, ce sont à nouveau les vertus de la doctrine luthérienne des deux règnes qu’il convient de redécouvrir. « La connaissance du mystère de la réconciliation peut et doit être l’aiguillon qui pousse le chrétien à rechercher sur le plan politique et social, non pas la totale absence de violence … mais des analogies imparfaites, provisoires et toujours ambiguës » (p. 56).
Promesse avant toute chose, l’Évangile annonce aux pacifiques l’héritage de la terre. Cette promesse, nous ne pouvons la recevoir que dans la foi, étant donnée l’économie du péché qui est la nôtre, « jugement prononcé, non seulement sur nos fautes, mais sur tout ce que nous tenons de meilleur, par exemple, humaniser la violence révolutionnaire. Demeurer fermement dans la promesse et courageusement sous le jugement, voilà en définitive la condition éthique du chrétien » (p. 56).
Deux études suggestives relatives aux Droits de l’homme complètent enfin la présentation de la morale ainsi esquissée. La première20 montre de façon novatrice que le lien entre protestantisme et Droits de l’homme n’est pas à chercher dans la doctrine (les Réformateurs se sont montrés en la matière particulièrement conservateurs, appelant à la soumission aux autorités en place et leurs successeurs n’ont guère été plus audacieux), mais dans le fait lui-même de la dissidence provoquée par leur(s) mouvement(s). Fracturant le monde socioculturel et politique et appelant à reconnaître une certaine liberté de conscience, la Réformation, sans le vouloir, a ouvert la porte à l’acceptation de la diversité et à un certain nombre de droits fondamentaux reconnus à chacun.
51Cette appréciation, essentiellement historique, trouve quelques années plus tard, son prolongement systématique dans « Dissidence et droits de l’homme21 ». Le dissident en effet est celui qui pense et agit autrement que la majorité. Il est différent. « Or le droit à la différence est sans doute historiquement la matrice de tous les droits de l’homme », respectant l’altérité de chacun et « expression de la vocation singulière de la personne » (p. 189). Dès lors, « le dissident doit être considéré comme le héraut ou le messager des droits de l’homme » (ibidem). Reprenant la démonstration précédente, R.M. insiste alors sur le fait que la Réformation, du fait même de la dissidence qu’elle a constituée, a pu créer une situation nouvelle, propice à la naissance et à la maturation des droits de l’homme. D’une manière générale d’ailleurs, la contestation de ces droits se révèle essentiellement dans des régimes au parti unique, extrêmement centralisés, hiérarchisés, bureaucratiques et policiers, n’acceptant aucune liberté de pensée et d’expression22. C’est ainsi que « alors que le dissident devrait être considéré comme prophète d’une nouvelle humanité […], on la traque [la dissidence] partout où elle apparaît […], on la dénonce sous les termes de déviationnisme et de fractionnisme » (p. 190).
Il est vrai que toute société ne peut subsister que sur le fondement d’une « vaste plate-forme de consensus social ». Et cela même pour nos sociétés « occidentales » marquées par la pluralité. Cette pluralité s’y trouve néanmoins encadrée et institutionnalisée par un cadre démocratique affirmé. Or ce consensus déborde même le domaine politique ; il atteint les couches plus profondes de la vie morale, des formes de consensus morales pouvant notamment (R.M. donne ici l’exemple de la famille) être dessinées. L’auteur n’a évidemment pas l’occasion d’évoquer alors le mariage pour tous et les questions qui en découlent, il présente toutefois deux cas où la dissidence « morale » conduit à faire évoluer la société et à établir de nouveaux droits. Le premier de ces cas concerne l’objection de conscience et le refus de porter les armes. Pleinement d’actualité à l’époque de l’article – 198523 –, R.M. en évoque finement les tenants 52et les aboutissants. Il en conclut que, malgré bien des « objections », l’objection de conscience « garde une valeur d’utopie » (p. 193). « Or le système des droits de l’homme se cristalliserait dangereusement, s’il ne trouvait pas dans l’utopie le moyen de s’ouvrir à l’avenir » (ibidem).
Le second exemple « beaucoup plus complexe et ambigu » concerne les divers mouvements plus ou moins révolutionnaires, regroupés sous le terme générique de « mai 1968 » (p. 193s). On ne reprendra pas ici l’argumentation développée précédemment. R.M. hésite entre l’acquiescement à la contestation d’une société n’ayant d’autre finalité que la production et la consommation et les actes de « terrorisme insensé » qui ne peuvent appeler autre chose que la répression. Il trouve toutefois – de façon relativement anticipatrice – dans le mouvement écologique une postérité à « mai 1968 ». Certes, il s’agit là encore d’utopie, « mais on ne peut s’arrêter à cette seule considération : il faut se demander si l’écologisme ne porte pas dans ses flancs un droit de l’homme dont on s’est fort peu soucié jusqu’ici : le droit de vivre dans un univers habitable, dans une oikuméné (sic) ». L’heure, en effet, « n’est sans doute pas éloignée où [les droits de l’homme] intégreront certains aspects de la dissidence écologique » (p. 194).
L’article se termine par l’évocation d’une dernière forme de dissidence, « régionaliste », susceptible même de revendications d’autonomie (p. 194-196). Constatant que la notion de peuple est difficile à maintenir et que les nations constituent – au moins pour l’Europe – des unités extrêmement fortes, l’auteur plaide pour « un droit social nouveau : le droit de préserver et de promouvoir un héritage culturel particulier », permettant de dépasser le caractère individualiste et atomiste des déclarations des droits de l’homme du passé (p. 196).
La conclusion de l’article tient dans une nouvelle promotion de la dissidence qui, jusque dans ses excès, « soit rappelle le caractère imprescriptible de droits bafoués […], soit fait apparaître des droits nouveaux, soit enfin permet d’affiner des droits déjà reconnus ». C’est que la dissidence est fille de la capacité à dire non, elle-même racine de toute liberté. Or,
Là où cette capacité de dire non – c’est-à-dire d’être dissident – est refusée il est vain d’espérer la manifestation d’une forme plus haute et plus épanouie de la liberté : la capacité de dire oui, d’adhérer, de consentir et de se donner (p. 196).
53Ainsi, les contributions évoquées de Roger Mehl à la RHPR (à la vie de laquelle il a largement participé) présentent-elles une remarquable palette des champs ouverts à l’éthique chrétienne. Puisant dans une Parole qui la fonde tout en la subvertissant, touchant au plus profond de l’intimité humaine comme à l’épaisseur des conditions socio-économiques et politiques dans lesquelles elle se forge et qu’elle est appelée à transformer, c’est entre distance et engagement que l’éthique chrétienne, tâtonnante, cherche sa voie.
54Bibliographie
Bertrand, Michel, L’Église dans l’espace public. De quel droit prend-elle part à ses débats ?, Genève – Lyon, Labor et Fides – Olivétan, 2011.
Dumas, Francine, L’Autre semblable. Hommes et femmes, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1967.
Église et pouvoirs. Document d’étude préparé par un groupe de travail composé de MM. Claude Gruson, Pierre Bruneton, Georges Casalis, Albert Frey, Jacques Lochard, Georges Velten à la suite des recommandations de l’Assemblée de Grenoble [de la Fédération Protestante de France], tiré à part du Bulletin du Centre protestant d’Études et de Documentation, Paris, décembre 1971, no 165.
Mehl, Roger, « De la signification du Travail », RHPR 35, 1955/3, p. 274-300.
Mehl, Roger, Société et amour. Problèmes éthiques de la vie familiale, Genève, Labor et Fides, 1961. (Traduction anglaise, hollandaise et japonnaise.)
Mehl, Roger, Le vieillissement et la mort, Paris, PUF, coll. « Initiation philosophique » 19, 2e éd., 1962.
Mehl, Roger, Traité de sociologie du protestantisme, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, coll. « Bibliothèque théologique », 1966. (Traduction anglaise et espagnole.)
Mehl, Roger, « Sexe et moralité », RHPR 48, 1968/3, p. 279-281.
Mehl, Roger, « Remarques sur la théologie implicite du document “Église et pouvoirs” », RHPR 52, 1972/3, p. 341-351.
Mehl, Roger, « La violence révolutionnaire comme problème éthique », RHPR 53, 1973/1, p. 47-56.
Mehl, Roger, « La signification éthique de la mort », RHPR 54, 1974/2, p. 249-260.
Mehl, Roger, « La tradition protestante et les droits de l’homme », RHPR 58, 1978/4, p. 367-378.
Mehl, Roger, « La fonction de l’espérance dans la réflexion éthique », RHPR 61, 1981/4, p. 453-459.
Mehl, Roger, « Une éthique chrétienne est-elle possible aujourd’hui ? », RHPR 64, 1984/1, p. 1-11.
Mehl, Roger, « Dissidence et droits de l’homme », RHPR 65, 1985/2, p. 189-196.
Pury, Roland (de), Liberté à deux. Le couple et l’Évangile, Genève, Labor et Fides, 1967.
Sexe et moralité. Rapport présenté au Conseil Britannique des Églises en octobre 1966. Traduit par Jean-Paul de Montmollin, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1967.
1 Mehl, 1966.
2 Aujourd’hui Groupe de Recherches et d’Études en Sociologie, Philosophie et Psychologie de la religion (GRESOPP) de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg.
3 R.M. n’y distingue pas éthique et morale.
4 Mehl, 1984.
5 L’article ne donne pas la référence de ce propos.
6 Les thématiques « liberté » et « authenticité » relèvent évidemment du champ existentiel. Dans l’article en question, le philosophe le plus sollicité est certes Kant (essentiellement pour son essai sur le Mal radical et sa perception de la religion comme répondant à la question « Que m’est-il permis d’espérer ? »), mais les deux articles de 1974 et 1981 (approfondissant le propos) se réfèrent explicitement à Kierkegaard, Sartre et Heidegger.
7 Mehl, 1974. L’auteur renvoie aussi à un ouvrage écrit quelques années plus tôt (Mehl, 1962) et avoue conjuguer désormais la conception heideggerienne (affirmant l’homme comme « être pour la mort ») et la perception sartrienne d’une mort conçue comme « non sens absolu ».
8 On notera le caractère très « protestant », voire « individualiste » ou du moins « congrégationaliste » de l’éthique ainsi présentée : là où la morale catholique a tendance à se référer à l’Église, sa tradition, ses dogmes et son Magistère, l’éthicien protestant parle le plus souvent du « chrétien », parfois – de façon plus vague – « de l’église » ou « des églises ».
9 Mehl, 1981.
10 Mehl, 1955.
11 Le mot se trouve gratifié, dans le titre, d’une majuscule : le Travail !
12 À la différence de l’antiquité et du monde aristocratique magnifiant la liberté oisive, l’époque moderne tend à ne donner sens qu’à l’activité laborieuse.
13 Mehl, 1968. Les ouvrages présentés sont ceux de Roland de Pury (1967), de Francine Dumas (1967) et du Conseil britannique des Églises (Sexe et moralité, 1967).
14 Église et pouvoirs, 1971, reproduit in Bertrand, 2011, p. 398-419. On note par ailleurs le singulier attribué au mot Église, attestant tant d’une époque que d’une prétention intellectuelle et théologique étonnante.
15 Lors d’un colloque organisé quarante et un ans plus tard – le 25 mai 2012 – sur le même thème (« Églises et pouvoirs » – les Églises étant présentées cette fois-ci au pluriel), le président de la FPF, Claude Baty, évoque la parution du document de 1971 comme ayant provoqué une « déflagration ».
16 Mehl, 1972.
17 Le mouvement est, de fait, bien plus large. En témoignent certaines positions d’alors du Conseil Œcuménique des Églises et les théologies de la libération, notamment latino-américaines, qui trouvent bien des échos en Europe. L’un des principaux rédacteurs d’Église et pouvoirs, le pasteur et professeur Georges Casalis, établit ainsi des liens forts avec le Nicaragua, dans la capitale duquel – Managua – il est enterré et où est réservé un musée à sa mémoire.
18 Mehl, 1973.
19 Telle quelle, l’assertion paraît bien fragile : mutatis mutandis, le justum bellum répond lui aussi à un ordre jugé inacceptable.
20 Mehl, 1978.
21 Mehl, 1985.
22 Le terme même de « dissident » fleure bon son époque, voyant se désagréger l’empire soviétique.
23 L’objection de conscience est, de fait, liée à la situation géopolitique d’un État donné et à l’existence d’un devoir de porter les armes. Elle perd de sa signification dans des pays où l’armée se trouve essentiellement « de métier » et où la conscription a disparu.
- CLIL theme: 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN: 978-2-406-10372-1
- EAN: 9782406103721
- ISSN: 2269-479X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10372-1.p.0041
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-01-2020
- Periodicity: Quarterly
- Language: French
- Keyword: Roger Mehl, Christian ethics, freedom, authenticity, Protestantism, revolution, hope, forgiveness, human rights