Revue des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2019 – 3, 99e année, n° 3. varia - Auteurs : Frey (Daniel), Rognon (Frédéric), Vial (Marc), Grellier-Bonnal (Isabelle), Cottin (Jérôme), Lienhard (Marc)
- Pages : 413 à 457
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
REVUE DES LIVRES
PHILOSOPHIE
Luc Brisson, Platon. L’écrivain qui inventa la philosophie, Paris, Cerf, coll. « Qui es-tu ? », 2017, 293 pages, ISBN 978-2-20410636-8, 15 €.
Pour établir le bilan des connaissances sur Platon dans un volume inaugurant une nouvelle collection du Cerf intitulée « Qui es-tu ? », nul n’était mieux placé que Luc Brisson, chercheur au CNRS (Centre Jean Pépin, UMR 8230), éditeur des œuvres complètes de Platon (Garnier-Flammarion) et l’un des meilleurs spécialistes mondiaux du philosophe.
Dès l’avant-propos, l’A. signale que son livre est différent de ceux aujourd’hui consacrés à Platon, « qui lisent les dialogues à travers les lunettes d’Aristote, dont les positions théoriques s’accordent mieux avec le contexte philosophique actuel, fortement influencé par le positivisme logique » (p. 10). Derrière la pique adressée à la tendance actuelle à fonder la philosophie sur des données empiriques (cf. encore p. 136), on discerne le vœu de dire aujourd’hui la force de la philosophie de Platon malgré toutes les critiques qui lui ont été adressées, à commencer par celles d’Aristote.
L’ouvrage est structuré en 19 questions, dont on peut dire globalement qu’elles portent sur l’écrivain (ses origines, le rôle de la défaite d’Athènes contre Sparte et celui de la mort de Socrate dans sa vocation philosophique, mais également les accusations de plagiat portées contre Pythagore du vivant de Platon), sur ses positions (contre l’influence des poètes dans l’éducation, contre la démocratie accusée d’avoir condamné Socrate, pour une forme de société fermée) et enfin sur ses grandes inventions philosophiques. L’A. consacre ainsi des chapitres très éclairants à sa théorie des idées (« L’éthique, le réalisme moral et les formes intelligibles »), sa conception de l’âme en lien avec les mythes créés par lui à titre 414de fiction vraisemblable (« L’âme chez Platon ») et son explication mythico-mathématique de l’origine de l’univers créé par un démiurge (invention platonicienne dans le Timée, cf. le chapitre « La physique »). À cela s’ajoute encore la critique platonicienne de la « religion traditionnelle », laquelle présente le tort de représenter des dieux trop humains (la faute d’Homère est patente aux yeux de Platon) qui prennent parti dans le monde des hommes et se laissent infléchir par les sacrifices (sacrifices que, de toute façon, le végétarisme de Platon lui fait refuser). Les analyses des motifs anciens (sa naissance miraculeuse, virginale ; sa vente comme esclave) sont très utiles pour situer une œuvre dans l’histoire de la philosophie, à quoi concourent encore les schémas mathématiques et les spéculations numérologiques reproduites dans les annexes, en plus des habituelles chronologies et cartes.
Tout juste regrette-t-on la présence de certaines répétitions : ainsi, le même extrait de la Lettre VII est reproduit p. 43 et p. 46 ; le récit de l’oracle de Delphes sur la sagesse de Socrate apparaît trois fois (p. 24, p. 30 et p. 105) ; le même florilège de définitions des Idéa figure à deux reprises (p. 133 et p. 142).
Parmi les nombreuses questions qui naissent à sa lecture, on notera celle-ci : l’écrivain Platon est le premier qui se soit proclamé « philosophe » (p. 9) ; s’ensuit-il qu’il a inventé la « philosophie » comme le prétend le sous-titre (cf. encore p. 115, p. 265) ? N’est-ce pas surestimer le fait, indéniable, qu’il s’agit de la première œuvre d’un philosophe que l’Antiquité nous ait léguée presque intégralement (cf. « L’Académie et la tradition manuscrite ») et minorer, de fait, l’importance des présocratiques ?
Les terrains de questionnement nombreux sont autant d’occasions pour l’A. de restituer la pensée de Platon et de défendre une vision haute de la philosophie, occupée à saisir l’intelligibilité de l’univers, l’universalité des valeurs et la spécificité de la philosophie face aux autres savoirs. « Le monde sensible ne possède pas en lui-même son principe d’explication » (p. 147) : telle est la leçon de Platon que Brisson entend bien promouvoir, en réaffirmant que « l’hypothèse de l’existence de Formes permet de “comprendre” pourquoi notre monde reste dans une certaine mesure intelligible » (p. 146). L’A. ne s’interroge pas, toutefois, sur le prix à payer pour soutenir cette intelligibilité : le renvoi à des idéalités que l’on ne peut justifier autrement que par ce qu’elles donnent à penser ; le recours à un mythe inventé (« conscient », pour reprendre le terme de Voegelin, cité p. 160), là 415où la scrupuleuse description sémantique et empirique d’un Aristote nous semble, aujourd’hui encore, constituer un style alternatif à la philosophie platonicienne, pouvant de surcroît faire face au tournant positiviste de la philosophie à l’heure des neurosciences et maintenir vivante la question socratique (« Qu’est-ce qu’une vie bonne ? ») en face de la tradition platonicienne. Il n’empêche que l’A. sait, mieux qu’aucun autre, présenter, défendre et vivifier ladite tradition.
Daniel Frey
Marcel Conche, Épicure en Corrèze, Paris, Gallimard, coll. « Folio » 6149, 2014, 176 pages, ISBN 978-2-07-046795-2, 7 €.
Marcel Conche (né en 1922), professeur honoraire de philosophie à la Sorbonne, spécialiste, en particulier, d’Épicure (mais aussi des présocratiques et de Montaigne), nous offre ici une autobiographie à la fois factuelle et intellectuelle : elle montre à quel point le fondateur du Jardin a été pour lui non seulement un objet d’étude et d’enseignement, mais aussi un maître et un guide tout au long de son existence. De fait, cet orfèvre des mots qu’est Conche alterne, avec la même précision, évocations du passé (et notamment de ses jeunes années) et exposé de la doctrine épicurienne (surtout p. 11-13, 66-68, 167-177). L’A. ne cache pas le fait que les principes d’Épicure sont plus aisés à mettre en œuvre après la fin de la vie professionnelle : le stoïcisme serait plus en adéquation avec la jeunesse (lorsqu’il s’agit d’apprendre la maîtrise de soi et la résistance aux entraînements collectifs) et l’épicurisme avec la vieillesse (lorsque, avec l’extinction des pulsions, il s’agit de goûter le plaisir d’être encore en vie). Aussi Marcel Conche a-t-il choisi, lors de sa retraite, de retourner vivre dans le hameau de Corrèze où il avait grandi, afin de savourer la sobriété toute épicurienne d’un ethos sans artifice.
L’A. consacre un certain nombre de pages à relater sa sortie de la tradition chrétienne et à construire une critique argumentée du christianisme (p. 59-60, 70-73, 105-107, 117-120, 133-136, 139-141, 146-152). Après avoir exposé la manière dont la notion même de Dieu a peu à peu disparu de son paysage intellectuel (« Je suis certain qu’aucune réalité ne correspond à ce mot “dieu” », p. 119), il n’hésite pas à écrire : « Que les croyants en Dieu et moi fassions partie de la même 416humanité est, pour moi, difficile à penser » (p. 119). Nous apprenons cependant, au détour d’une phrase, que l’A. a vécu cinquante ans avec une épouse qui, fille d’Henri Tronchon (professeur de littérature comparée à l’Université de Strasbourg), était catholique pratiquante.
Autant témoignage de vie qu’exposé lumineux de la philosophie épicurienne, ce livre, très accessible, mérite de figurer dans la bibliothèque de toute personne désireuse de saisir la teneur de la sagesse antique et d’en appréhender la pertinence pour nos contemporains.
Frédéric Rognon
Pierre Haese, Épictète en prison. Une rencontre improbable, Saint-Denis, Edilivre, 2017, 172 pages, ISBN 978-2-414047062, 15 €.
Ce livre est pour le moins atypique : il relève à la fois de l’exposé de la philosophie stoïcienne, de la démonstration solidement argumentée de la légitimité et des conditions d’un néo-stoïcisme, et d’un témoignage autobiographique. Incarcéré pour homicide durant quatorze années, l’A. relate en effet comment il a rencontré la pensée d’Épictète en prison, et en quoi cette découverte lui a permis peu à peu d’atteindre l’ataraxie dans un milieu on ne peut plus hostile. Ce cheminement ne laisse pas d’évoquer celui d’un Bernard Stiegler, d’ailleurs cité à plusieurs reprises (p. 58, 73, 154, 160). Dans une première partie alternent donc la présentation de la doctrine stoïcienne et la narration de situations carcérales concrètes – faites d’adversités, de contrariétés, de frustrations et d’insécurité permanentes – et de leur traversée. L’évocation de la première lecture du Manuel d’Épictète s’apparente en tout point à un récit de conversion : « saisi au plus profond de [s]on être », le détenu fait l’expérience d’un total « émerveillement » (p. 17-18) qui lui fait appréhender la philosophie comme une puissance de transformation intérieure : « Si ma vie ne valait pas grand-chose, l’œuvre [d’Épictète] lui a donné un sens » (p. 74). Cette improbable rencontre a conduit l’A. à entamer des études de philosophie, jusqu’au doctorat, avec une thèse (aujourd’hui publiée) dans laquelle il compare stoïcisme et bouddhisme. Le présent ouvrage a été rédigé quelques mois avant sa libération, et l’A. y a anticipé le profit qu’il allait pouvoir tirer de la pensée d’Épictète pour faciliter ce retour, toujours délicat, vers le monde des hommes « libres ».
417La deuxième partie du livre est consacrée à une discussion serrée de l’actualité du stoïcisme. Après avoir montré l’écart considérable qu’il y a entre le contexte de production du stoïcisme antique et notre époque (notamment du fait de l’évolution des sciences, alors que la morale d’Épictète est étroitement liée à sa physique finaliste), et les risques afférents d’anachronisme et de contresens, l’A. plaide en faveur d’un renouveau circonspect du stoïcisme aujourd’hui. À cet effet, il expose les positions de quatre philosophes modernes et contemporains : Shaftesbury, le dernier Foucault, James B. Stockdale et Lawrence C. Becker. Il analyse la mesure dans laquelle leurs conditions d’existence précaires ont pu constituer un terreau favorable à leur « retour » à Épictète. Il présente également l’engagement politique du maire de Vancouver, Sam Sullivan, afin de montrer que le néo-stoïcisme ne se réduit pas nécessairement à un usage privé. Sa conclusion s’impose à ses yeux : la pensée d’Épictète n’a rien perdu de son pouvoir de conférer sérénité, conscience de soi, liberté et joie, notamment dans les contextes les plus délétères.
On peut ne pas être convaincu par le rapprochement audacieux (p. 26) entre Arrien et Xénophon (ce dernier n’ayant pas réellement transmis la philosophie de son maître), par les confrontations toujours rapides entre stoïcisme et christianisme (p. 30-33, 85, 92-93, 107-109), ou par l’affirmation suivante : « un stoïcisme “socialement engagé” […] excède [n’est-ce pas plutôt : “infirme” ?] la thèse selon laquelle seul un usage privé du stoïcisme est possible de nos jours » (p. 151). Cet ouvrage n’en demeure pas moins une contribution vivace au renouveau des études contemporaines sur l’œuvre stoïcienne.
Frédéric Rognon
Anthony Grafton, La page de l’Antiquité à l’ère numérique. Histoire, usages, esthétiques. Traduit de l’anglais par Jean-François Allain. Préface [de] Henri Loyrette, Paris, Hazan – Musée du Louvre, 2015, 174 pages + 38 pages d’illustrations finales, ISBN 978-2-7541-0812-6, 15 €.
Cet ouvrage est le fruit des conférences données par l’historien américain dans le cadre de « La Chaire du Louvre » en 2012. Malgré ce que pourrait suggérer son titre, l’A. ne parcourt pas l’histoire de la page de l’Antiquité à l’ère numérique, mais progresse, en sens 418inverse, depuis notre époque de bouleversements des pratiques de lecture engendrés par la révolution numérique vers les pratiques anciennes d’édition et de lecture. Érudit, passant allégrement de l’Histoirenaturelle de Pline à la Chronique de Nuremberg datant des débuts de l’imprimerie, puis au Dictionnaire historique et critique de Bayle (dont la page comportait souvent plus de notes que de texte, comme on le voit dans le cahier final richement illustré), le propos de Grafton permet de prendre conscience des mutations qui ont constamment affecté le rapport du lecteur aux pages qu’il lit.
Il en ressort que la pratique de la lecture n’a jamais cessé d’être mise en cause, étant liée à l’évolution des supports matériels du texte. Le rythme de l’évolution n’en donne pas moins le vertige, comme le rappelait un autre historien américain du livre, R. Darnton, dans son Apologie du livre (Gallimard, 2011). Sans mépris pour les nouveaux supports numériques, Grafton ne peut que faire état de la différence entre la lecture conventionnelle et la lecture sur internet : nos outils d’imagerie neuronale montrent en effet que la première, linéaire, suscite une compréhension plus profonde et mieux mémorisée ; la seconde l’est moins, qui met en jeu une activité cérébrale différente, même si elle est plus intense (cf. p. 18 sq.). Il faut donc espérer que la lecture lente, c’est-à-dire finalement le temps passé à lire vraiment, demeure non seulement l’idéal du lecteur, mais aussi le cœur de la pratique de lecture, laquelle n’a pas son pareil pour modifier le monde.
Daniel Frey
Philippe Desan (dir.), Dictionnaire de Michel de Montaigne, Paris, Classiques Garnier, coll. « Dictionnaires et synthèses » 11, 2016, 1260 pages, ISBN 978-2-406-06366-7, 175 €.
Montaigne n’est jamais passé de mode. Beaucoup ne le goûtent pas, le jugeant trop bavard, à commencer sur lui-même. Mais il trouve, génération après génération, des lecteurs passionnés, et non des moindres : Descartes, Shakespeare, Pascal, Rousseau, Merleau-Ponty. Fait plus rare, Montaigne trouve en outre des lecteurs enjoués et reconnaissants parmi les auteurs : Flaubert, Emerson, Gide, Alain, Zweig. Parmi eux, on compte aussi Nietzsche, à qui l’on doit l’un des plus beaux hommages qui aient jamais été rendus 419à un écrivain : « Qu’un tel homme ait écrit a de fait augmenté le plaisir de vivre sur cette terre » (cf. l’article « Nietzsche » du présent dictionnaire, qui n’indique pas toutefois que ce passage se lit dans les Considérations inactuelles). Ces lecteurs lisent les Essais comme l’avait souhaité leur auteur : à la recherche de l’expérience singulière d’être un humain, ils pratiquent Montaigne (selon la remarque suggestive de l’Éd., Professeur de littérature française à Chicago, rédacteur en chef de la revue Montaigne Studies, p. 9) en plongeant et replongeant dans ce livre ultime qui récapitule à leurs yeux tous les livres dans le présent de son écriture pensive : « Je m’en vay escorniflant par cy par là des livres les sentences qui me plaisent, non pour les garder, car je n’ay point de gardoires, mais pour les transporter en cettuy-cy où, à vrai dire, elles ne sont plus miennes qu’en leur première place » (I.25.136, 12 de l’édition Villey, employée dans tout le volume non pour son actualité, mais pour sa commodité, p. 12). Il est bien possible, cependant, que ce ne soit là qu’un rêve de lecteur ; rêve de totalité, de saturation de sens par un seul livre, celui dont on dit qu’il serait suffisant sur une île déserte. Il n’empêche : les Essais se présentent à ces lecteurs tels une « corne d’abondance » (l’image est de l’Éd.) de tous les faits, grands ou petits, fameux ou ordinaires, de toutes les lectures qui ont permis à l’auteur des Essais de surprendre partout, et d’abord en lui-même, les traces du passage de l’humain à l’humain, de soi à soi : « Moy à cette heure et moy tantost sommes deux ; mais quand meilleur, je n’en puis rien dire » (III.9.964, 7, cit. p. 12).
Ce propos est cité opportunément à la fin de l’introduction de ce dictionnaire, précieux outil de lecture et de recherche, constituant la réimpression corrigée et augmentée de l’édition de 2007 parue chez Honoré Champion. Les choix éditoriaux sont exprimés dans l’introduction, due à l’Éd., avec toute la clarté requise. Les articles longs et nuancés ont été privilégiés, de façon à laisser aux plus éminents spécialistes de Montaigne, issus de pays très divers, tout loisir de développer leurs analyses. On y trouvera des savants bien connus, comme Pierre Magnard, des auteurs plus jeunes ayant renouvelé certaines questions (comme celle du scepticisme de Montaigne dans le cas de Frédéric Brahami), des spécialistes d’autres sujets – c’est par exemple à Olivier Millet qu’ont été confiés les articles relatifs au champ protestant –, même si d’autres (comme André Lanly, auteur d’une « traduction » en français moderne des plus utiles) manquent à l’appel. Avec ses 749 entrées, rédigées par 420120 auteurs venus de 14 pays, ce dictionnaire a pleinement atteint l’objectif visé : être une « somme des études montaignistes jusqu’à ce jour » (p. 11), ne craignant pas d’afficher les contradictions que Montaigne lui-même ne cachait pas et qu’il exposait même à ses lecteurs. Un index rassemble les noms de personnes, de l’Antiquité à la fin du xvie siècle ; un autre, critique, livre les noms postérieurs, y compris ceux des montaignistes.
Puisque notre revue est consacrée à des questions d’histoire et de philosophie religieuses, nous ne prendrons qu’un exemple : l’article « Dieu ». Rédigé par Alain Legros, il dresse en sept colonnes un panorama de tous les usages et de toutes les implications de ce mot dans les Essais, des plus anodines (par exemple dans les locutions du type « à Dieu ne plaise ») aux plus problématiques, ces dernières étant relatives à l’incompréhensibilité de Dieu, rare thème à propos duquel Montaigne se montre très « assertif » (p. 301) : l’usage de l’assertion traduit-il l’attitude la plus religieuse qui soit aux yeux de Montaigne (ce que pense Legros), ou est-ce le signe qu’il n’a finalement pas cure d’un Dieu à ce point transcendant ? C’est là une indécision spécifiquement montaigniste, dont Legros écrit joliment qu’elle est « sans problème ni angoisse, mais non pas sans désir ni attente » (p. 303). Avec un article de ce genre, si concis et précis, dont il peut croiser la lecture avec celle des renvois proposés (en l’occurrence, « Apologie de Raymond Sebond », « Croyance », « Religion », « Scepticisme », etc.), le lecteur dispose de contenus solides et d’hypothèses suggestives susceptibles de relancer la lecture des Essais, qui sont le type même du livre sans clôture où l’auteur ne livre sa singularité que pour mieux appeler le lecteur à s’autoriser la même liberté.
Daniel Frey
Olivier Abel, Pierre Bayle. Les paradoxes politiques, Paris, Michalon Éditeur, coll. « Le Bien commun », 2017, 119 pages, ISBN 978-2-84186-822-3, 12 €.
Après avoir, vingt ans auparavant, consacré un volume de cette collection à Paul Ricœur, Olivier Abel, professeur de philosophie éthique à l’Institut protestant de Théologie, propose ici une lecture de l’œuvre de son autre auteur de prédilection, Pierre Bayle. Il est symptomatique, d’ailleurs, que ce nouveau volume comporte 421jusque dans son titre une référence à la pensée ricœurienne de la politique, laquelle est centrée sur le paradoxe de rationalité et de l’irrationalité – l’allusion, que l’on devine au cours de la lecture, ne se dévoile qu’en toute fin d’ouvrage, p. 115.
L’introduction rappelle le conflit herméneutique dont l’œuvre de Bayle est l’enjeu, puisque l’on a pu tout aussi bien y voir un fidéisme hétérodoxe et rigoriste (Élisabeth Labrousse, l’A.) qu’un athéisme libertin (Gianluca Mori). L’A. justifie amplement la première interprétation, qui rend bien davantage compte des paradoxes de la pensée de Bayle que la seconde, laquelle n’y voit que masques. Le premier chapitre, derrière son titre camusien (« L’exil et le royaume »), rappelle comment Bayle est devenu ce défenseur expatrié d’une République des Lettres idéale. Le suivant porte sur le plaidoyer baylien en faveur de la tolérance. Le troisième chapitre (« Les différends fondateurs ») aborde plus spécifiquement les aspects politiques des discussions de Bayle avec Hobbes, Bodin et Milton sur la forme de pouvoir légitime, pour ensuite s’étendre à la critique de la théodicée. C’est là l’acmé de la crise baylienne, lorsque Bayle estime que le manichéisme explique mieux le problème du mal que la foi biblique, à laquelle, pourtant, il s’en tient presque tragiquement. Une seule souffrance suffit à détruire l’édifice de la théodicée justifiant tout : c’est que, comme l’A. l’a bien vu, pour Bayle, « le point de vue singulier de l’individu est inéliminable, aussi exigu et subjectif soit-il » (p. 95).
On retrouve dans cet ouvrage le style de l’A., impétueux lorsqu’il passe à grandes enjambées d’un problème à l’autre ou fait référence à des auteurs ou des concepts éloignés du Grand Siècle mais proches de notre situation contemporaine, et c’est ici le souci des liaisons secrètes qui domine ; minutieux lorsqu’il décrit la situation historique particulière de ce protestant méridional exilé, cet éternel provincial qu’est Bayle, et c’est alors le souci de l’explication, de la discontinuité, qui prévaut. Ce style vivant convient parfaitement à Bayle, inclassable penseur faisant s’opposer dans son Dictionnaire historique et critique des pensées inconciliables, expression aiguë d’une impossible unité des points de vue, adossée au caractère intime, irrévocable et injustifiable des convictions que chacun doit à son enfance, surtout en matière de religion.
Daniel Frey
422L ’ immoralité de la croyance religieuse. « L ’ éthique de la croyance » de William Clifford suivi de « La volonté de croire » de William James. Traduction de l’anglais, préface et postface de Benoit Gaultier, Marseille, Agone, coll. « Banc d’essais », 2018, xv + 121 pages, ISBN 978-2-7489-0315-7, 17 €.
C’est à son Ethics of Belief, article issu d’une conférence prononcée en 1876, mais traduite ici pour la première fois en français, que William Clifford (1845-1879) doit d’être cité dans presque tous les essais relevant de la philosophie analytique de la religion. Il y défend une position de critique radicale : « On a tort, partout, toujours et qui que l’on soit, de croire quoi que ce soit sur la base d’éléments de preuve insuffisants » (p. 13). L’apologue de l’armateur venant appuyer cette thèse est bien connu : bien qu’il soit conscient de l’état délabré de son navire, l’homme repousse ses doutes et veut croire qu’il traversera cette fois encore l’océan, comme il l’a déjà fait par le passé, et qu’il parviendra sans encombre au port. Le bateau sombre finalement, ses occupants sont noyés : cette croyance était donc non seulement indue, mais immorale, parce qu’elle était en réalité commandée par un désir de croire en une réalité arrangeante.
Habituellement, les philosophes qui s’opposent (comme Roger Pouivet) à un tel rigorisme épistémologique ne font pas grand cas de la réponse que William James a fait paraître sous le titre The Will to Believe en 1897, dans la mesure où ils s’essaient à justifier sur le plan épistémique, par-delà James, les croyances religieuses. Le cas de Benoit Gaultier (auteur de Qu’est-ce que le pragmatisme ?, Vrin, 2016) est tout différent : en redonnant accès à un texte classique – ce dont il faut lui savoir gré, même si le texte original de Clifford est facile d’accès sur internet – il entend surtout redire la force de l’argumentation de cet auteur, contre la réponse jamesienne (fidèlement retraduite pour l’occasion) dont il estime qu’elle tombe, malgré son intérêt, totalement à côté.
C’est ce qu’il explique dans la postface, qui multiplie, un peu laborieusement, les apologues destinés à restituer au propos de Clifford son sens originel. L’exercice n’a pas convaincu le présent recenseur, et cela pour une raison fondamentale : une éthique de la croyance enjoignant d’être systématiquement en mesure de justifier ses croyances constitue autant un appel (légitime) à la justification soigneuse des croyances ordinaires dont la vie est pleine qu’un 423rejet (discutable) des croyances religieuses, lesquelles ne peuvent jamais par nature satisfaire au critère énoncé plus haut, celui des « éléments de preuves suffisants ». La chose apparaît de manière parfaitement limpide dans la conclusion de la postface, où l’A. enjoint le croyant, « pour être rationnel, [… à] s’en remettre au jugement de ceux qui ne croient pas » (p. 120). Ainsi exprimée, la sentence, pour le moins étonnante, donnerait plutôt raison à James. Ce dernier est en effet fondé à observer que la crainte viscérale de Clifford d’être dans l’erreur est tout autant passionnelle, en tant que désir de ne pas croire, que l’est la volonté de croire, à l’œuvre (de toute évidence) en tout croyant (cf. p. 59). James est lucide lorsqu’il écrit : « notre nature passionnelle non seulement est en droit de trancher, mais doit trancher lorsqu’une alternative entre des propositions ne peut être décidée sur des fondements intellectuels » (p. 58).
Le propos de Gaultier, dont il faut saluer la finesse et la rigueur, ne fait donc que renforcer la légitimité de l’analyse de James : il n’existe pas de neutralité en la matière, et il en va bien à chaque fois d’une volonté préalable de croire ou de ne pas croire. Cela ne signifie absolument pas que James soit fondé à tenir pour justifiée toute croyance religieuse donnant sens à l’univers ; mais cela ôte à l’éthique de la croyance de Clifford son statut de dernier mot en matière d’épistémologie de la croyance. Il n’y en a pas, tout simplement, parce qu’il n’est pas du tout indifférent, comme on feint encore trop souvent de le croire, d’avoir été comme Clifford un libre-penseur convaincu (comme le rappelle opportunément Gaultier, cf. p. xiv) lorsque l’on entend argumenter en faveur du caractère irrationnel et moralement illégitime de la croyance, pas plus qu’il n’est innocent de démontrer la rationalité de la croyance en Dieu lorsque l’on est convaincu par avance que Dieu existe, comme les théistes d’aujourd’hui. Le véritable agnosticisme, en la matière, serait celui qui se montrerait réellement ouvert à la question de la croyance, car il serait véritablement désintéressé. Mais le plus souvent, il l’est tellement qu’il ne se préoccupe pas du tout de la question et porte sa réflexion ailleurs.
Daniel Frey
424HyeJeong Seo, Paul Ricœur. Image de Dieu. Tome I : Origine et déchéance. Avant-propos d’Olivier Abel, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2017, 285 pages, ISBN 978-2-34311-452-1, 29 €. Paul Ricœur. Image de Dieu. Tome II : Rédemption et eschatologie, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2017, 218 pages, ISBN 978-2-34311-766-9, 22,50 €.
Il est permis de supposer, en l’absence d’indication expresse dans l’ouvrage, que ces deux volumes constituent la publication de la thèse de HyeJeong Seo, théologienne présentée sur la quatrième de couverture comme Docteure de l’Institut protestant de Théologie à Paris. Dans un avant-propos ressemblant à s’y méprendre à un rapport de thèse, Olivier Abel rappelle opportunément l’importance du thème de l’image de Dieu chez le Ricœur des années 60. On le trouve en effet dans La Symbolique du mal, ainsi que dans l’un des rares essais qualifiés de « théologiques » par Ricœur lui-même, « L’image de Dieu et l’épopée humaine » (repris dans Histoire et vérité).
L’A., théologienne presbytérienne de Corée du Sud, se propose de relire l’œuvre du philosophe sous l’angle de l’imago dei de Gn 1,26. L’intérêt de sa lecture tient à l’originalité du sujet et à l’amplitude de son traitement, puisqu’elle s’étend jusqu’aux problématiques de la capacité et de la fragilité abordées dans les années 90, bien après l’apparition du thème de l’imagodei par conséquent. L’ouvrage paraissant dans la collection « Ouverture philosophique » de L’Harmattan, on s’attendrait plutôt à une recherche philosophique sur la figuration de la bonté originelle. Ricœur la discerne autant dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau (dans L’Homme faillible) que dans sa propre interprétation des symboles bibliques de la culpabilité (dans La Symbolique du mal) : le thème de l’imagodei, qui constitue l’origine théologique de la réflexion de Ricœur sur la bonté de l’être, aurait ainsi pu faire l’objet d’une recherche moins directement orientée par une lecture confessionnelle réformée, centrée, par exemple, sur la bonté de l’être. Tout se passe en effet comme si Ricœur avait trouvé dans la Bible l’expression figurée d’une bonté naturelle – l’imago dei – à la fois introuvable (le mal humain étant radical) et ineffaçable (le mal n’étant pas originaire). Ouvertement guidée par un souci théologique tout à fait légitime, l’A. donne de ce fait une image trop confessionnelle d’une œuvre travaillée de l’intérieur par une tension entre l’origine biblique et théologique des thèmes et le souci de leur sécularisation, lequel apparaît dès 1949 dans Le Volontaire et l’involontaire.
425Notons enfin qu’il faut regretter une fois de plus le peu de soin que l’éditeur apporte aux manuscrits qui lui parviennent : de trop nombreuses coquilles nuisent à la réception bienveillante du texte et sont inacceptables eu égard au respect dû au lecteur.
Daniel Frey
Jean-Philippe Pierron, Ricœur. Philosopher à son école, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des philosophies », 2016, 243 pages, ISBN 978-2-7116-2725-7, 24 €.
Professeur de philosophie à Lyon III, l’A. n’avait jusqu’ici publié sur l’œuvre de Paul Ricœur que des contributions isolées, portant notamment sur la conception que le philosophe s’est faite du témoignage (Recherches de Science Religieuse, 2003) et sur l’influence que Nabert a exercée sur lui (Revue Philosophique de Louvain, 2010). Son livre est le fruit d’une longue et patiente fréquentation de l’œuvre de Ricœur, Pierron faisant partie de ces auteurs, de plus en plus rares en ces temps d’encouragement frénétique à publier, qui mûrissent patiemment leur ouvrage. C’est donc un « Ricœur » dense et précis que l’A. ajoute à la très bonne collection « Bibliothèque des philosophies » publiée chez Vrin.
Il s’explique d’emblée sur le sens de son sous-titre, surprenant pour un livre portant sur un philosophe qui a toujours dit préférer avoir des amis que des disciples – l’un n’empêche pas l’autre, et dans le cas de Ricœur, il est arrivé souvent que ses amis furent les plus zélés de ses disciples. Philosopher à son école, ce sera en réalité rendre à sa philosophie le meilleur hommage qui soit : « la mêler aux préoccupations de l’heure » (Levinas, cit. p. 8). Cela revient concrètement à employer sa méthode phénoménologico-herméneutique afin, d’une part, de maintenir ouverts des chantiers éthiques où il importe, d’un point de vue civique, de différer toute conclusion prématurée, et afin, d’autre part, d’ouvrir des chantiers nouveaux effleurés par Ricœur.
Au rang des premiers de ces chantiers, l’A. compte la question du soi en lien avec l’héritage réflexif (chapitre 1, en référence à Nabert) et avec celui des sciences humaines (chapitre 2). Suivent la question des héritages traditionnels (chapitre 3), celles des rapports, chers à l’A., entre imagination et éthique (chapitre 4), entre 426témoignage et figuration (chapitre 5), sans oublier les enjeux éthiques relatifs au droit (chapitre 6). Les nouveaux chantiers que Pierron a eu l’heureuse idée d’ouvrir ou d’explorer plus avant sont ceux du soin et de l’institution hospitalière (chapitre 7), de l’urbanisation (chapitre 9), de l’écologie (chapitre 10) et de la mondialisation (chapitre 11), autant de domaines qui sont bien connus de l’A. (cf. son ouvrage Pour une philosophie du soin, P.U.F., 2010 et son livre Penser le développement durable, Ellipses, 2009) et pour l’approche desquels la méthode philosophique de Ricœur était restée largement inemployée.
Le chapitre 8 mérite un traitement à part. Intitulé « Ricœur et la laïcité », il offre une analyse originale des raisons pour lesquelles le philosophe a cherché à maintenir une césure entre ses arguments philosophiques et ses convictions religieuses, non sans toutefois explorer la frontière entre philosophie et religion. Pour l’A., au-delà de la « pudeur laïque » (p. 152) taisant ses convictions les plus intimes, le philosophe a très simplement intériorisé la situation spécifique de la laïcité française, fruit de l’histoire nationale, jusqu’à faire le tri dans ses publications et séparer « soigneusement ses écrits philosophiques de ses œuvres confessionnelles » (p. 153). Cela ne l’a toutefois pas conduit à penser la religion dans les limites de la simple raison (comme l’a fait Kant), ni surtout à déclarer que l’horizon de nos sociétés modernes est la sortie du religieux, car à ses yeux « cette approche soustractive de la sécularisation (la sortie de la religion) néglige l’apparition du pluralisme de traditions religieuses coexistantes et les reconfigurations spirituelles (dont la spiritualité laïque) qu’engendre cette sécularisation » (p. 159). Autrement dit, comme le remarque à juste titre l’A., « il n’y a probablement pas de laïcité sans laïcisation, ni sans prise en compte du pluralisme religieux » (p. 159). C’est en ce sens que Ricœur contribue à cette laïcité de confrontation qu’il appelait de ses vœux et qu’il opposait à une laïcité d’abstention. La laïcité n’est pas une absence, mais une volonté de faire prendre en compte la dimension religieuse et le pluralisme religieux de telle façon que l’héritage critique des Lumières ne soit plus seul, mais coexiste avec « les héritages plus anciens que celui de l’Aufklärung » (Ricœur, cité p. 159).
Suggestive, cette relecture de la question débattue des rapports entre la philosophie de Ricœur et la religion a l’avantage d’expliquer selon des mobiles forts la raison pour laquelle le philosophe s’est contraint à ce partage des genres selon les publics auxquels il 427s’adressait. Il faut savoir gré à l’A. de s’être mis à la recherche des causes d’une situation très particulière, d’autant que Ricœur fut, de son vivant, l’un des philosophes les plus lus par les théologiens et les croyants en général. Il aurait toutefois été judicieux d’inclure au dossier l’étude de textes expressément consacrés à la laïcité, comme « Le protestantisme et la question scolaire », conférence prononcée en 1954 à Strasbourg, dans laquelle la distinction entre une laïcité d’abstention et une laïcité de confrontation apparaît d’ailleurs pour la première fois. Mais il aurait surtout fallu aller plus loin dans l’explication de ses mobiles, en commençant par montrer, par une lecture diachronique de ses écrits, que Ricœur a mis en œuvre, de façon progressive et parfois hésitante, un long processus de sécularisation de sa propre pensée. Cela demanderait, il est vrai, un autre travail, nécessitant de restituer les grandes étapes de ce cheminement, en deçà des propos exprès de Ricœur auxquels les commentateurs se limitent le plus souvent, l’A. ne faisant ici pas exception.
Cette remarque critique n’ôte cependant rien à la qualité de son ouvrage, à l’ampleur des vues offertes sur une œuvre si ample et si riche qu’aucun commentateur ne parvient à l’embrasser du regard. L’ouvrage de Pierron, comme jadis celui de Mongin (Paul Ricœur, Seuil, 1994), est de ceux qui parviennent à offrir une vue globale conjuguant la finesse de la lecture et la sûreté du jugement philosophique. Un ouvrage important pour les études ricœuriennes.
Daniel Frey
Jacques Ellul, Vivre et penser la liberté. Édition et notes de Jean-Philippe Qadri. Préface de Michel Rodes, Genève, Labor et Fides, 2018, 625 pages, ISBN 978-2-8309-1675-1, 34 €.
Vingt-cinq ans après sa mort, Jacques Ellul nous offre encore de nombreux et riches textes, qui se donnent comme autant de ressources pour penser la condition et la vocation chrétiennes dans le monde moderne. Plusieurs anthologies thématiques, rassemblant des textes épars sur une même question, sont parus ces dernières années : Israël, le travail, les classes sociales, la mort et la résurrection… Grâce au travail érudit de Jean-Philippe Qadri, ce volume présente une compilation de trente-deux textes, dont 428la moitié sont inédits et les autres quasiment introuvables, écrits entre 1938 et 1991, autour d’une thématique commune : la liberté.
Le premier texte est sans doute le mieux structuré et le plus consistant : l’essai intitulé « Les structures de la liberté » (p. 37-111) n’avait paru qu’en italien et en espagnol, mais curieusement jamais en français ; il retrace la généalogie du concept de « liberté » à travers les civilisations et les courants idéologiques ; il s’inscrit dans une approche sociologique et s’arrête au seuil de la théologie.
Les autres chapitres, articles, conférences, extraits d’ouvrages, franchissent allègrement cette limite pour poser un certain nombre de questions à ceux qui s’interrogent sur le sens de la liberté du chrétien. Comment distinguer la liberté authentique de ses parodies superficielles ? Quelles sont les exigences et les risques d’une vie réellement libre ? Pourquoi l’homme, y compris et peut-être surtout le chrétien, fuit-il à ce point la liberté (« L’homme n’aime pas être libre » : p. 530) et lui préfère-t-il la sécurité ou la puissance, figures modernes des oignons d’Égypte ? Pourquoi la liberté est-elle toujours une question individuelle et se travestit-elle dès qu’elle prétend à être collective ? Qu’est-ce qui pousse les hommes à retomber sans cesse d’une servitude dans une autre, plus profonde encore ? Pourquoi nos revendications de liberté se trompent-elles généralement de cible, exigeant une liberté déjà acquise au lieu d’affronter les défis du moment ? Pourquoi l’expérience de la liberté n’est-elle nullement transmissible et doit-elle toujours être recommencée ?
Selon Ellul, l’aventure véritable de la liberté résonne singulièrement avec le choix de la « non-puissance », catégorie qu’il thématise à plusieurs reprises (p. 99, 138, 145, 367, 399-400, 542-544, 552). Or les chrétiens n’ont pas su suivre fidèlement leur Maître qui leur avait indiqué un modèle de non-puissance et n’ont donc pu assumer la liberté : « Toute l’histoire de l’Occident (ses valeurs, ses grandeurs et ses désastres) tient avant tout à cette faillite » (p. 154).
L’ouvrage est servi par une préface très éclairante, mais aussi très personnelle, de Michel Rodes (p. 9-25) ; par trois index (des personnes, des thèmes et lieux, et des références bibliques) ; et surtout par un très riche appareil de notes, qui présente les diverses leçons d’un même passage, les références d’intertextualité au sein du corpus ellulien, ainsi que les éléments de contexte social et littéraire qui permettent une meilleure intelligence du propos.
Bien au-delà des lecteurs habituels de Jacques Ellul, cette somme intéressera tous ceux pour qui les tensions entre détermination et 429émancipation, aliénation et altérité, nécessité et liberté, conservent toute leur vigueur énigmatique.
Frédéric Rognon
Willem H. Vanderburg, Secular Nations under New Gods. Christianity’s Subversion by Technology and Politics, Toronto – Buffalo – London, University of Toronto Press, 2018, 420 pages, ISBN 978-1-4875-2303-9, 35 €.
Willem H. Vanderburg, ancien étudiant de Jacques Ellul, est déjà l’auteur de cinq ouvrages, de teneur fortement ellulienne, et l’éditeur de trois volumes de textes de son professeur. Cette sixième monographie s’inscrit dans le prolongement des cinq premières (souvent citées en notes), mais peut tout à fait être lue indépendamment d’elles. Elle marque à leur égard une nette inflexion théologique et biblique, et opère un mouvement dialectique entre sociologie et théologie.
Les objectifs du livre sont clairs et pleinement honorés : il s’agit de présenter la situation des chrétiens en Amérique du Nord comme une « fausse présence au monde » et d’indiquer quelle serait leur « vraie présence au monde ». L’A. emprunte ainsi deux expressions à Jacques Ellul, qu’il transpose dans le contexte nord-américain du xxie siècle (notamment avec l’émergence d’internet et des réseaux sociaux), lorsque le professeur de Bordeaux visait essentiellement le protestantisme français du xxe siècle. Il reconfigure ce mouvement de la « fausse » vers la « vraie présence » à partir des concepts de « dé-symbolisation » et de « re-symbolisation ». Ce faisant, Willem H. Vanderburg s’inscrit à la fois dans la filiation de Jacques Ellul et dans une démarche originale.
L’érudition de l’A. est irréprochable. Sa fidélité à Jacques Ellul le conduit à privilégier cette source, mais cela tient aussi au fait que peu d’auteurs ont travaillé dans une semblable perspective. Jacques Ellul est cependant loin d’être l’unique référence bibliographique. Comme les précédentes monographies de l’A., celle-ci vise un public assez large de personnes intéressées par la compréhension de la société technicienne et des bouleversements de notre époque. Ce public pourra s’étendre cette fois-ci à un lectorat chrétien confessant. Trois tournures récurrentes sonnent comme un refrain qui agrémente la 430lecture d’une dimension esthétique (« relativism, nihilism and anomie », « the Jewish and Christian Bibles », « countertransference reactions »).
Quelques questions surgissent néanmoins à la lecture de ce volume. L’A. ne cède-t-il pas une idéalisation des premiers chrétiens (p. 8-9, 48-49) ? L’analyse de l’ordre technologique n’est-elle pas caricaturale et réductrice (p. 25) ? L’affirmation de l’omnipotence de l’État n’apparaît-elle pas comme une reprise des positions de Jacques Ellul sans actualisation critique (p. 32) ? Le rejet de la théologie n’est-il pas un leurre, alors que Jacques Ellul assumait son usage et que l’A. lui-même y a recours (p. 55-56, 385) ? La Trinité est-elle à ce point une invention de la philosophie médiévale étrangère à la Bible (p. 75) ? L’établissement d’un lien de causalité entre la crise écologique et une mauvaise compréhension de la Genèse n’est-il pas un peu rapide (p. 86-87) ? L’élimination de toute idée de péché originel n’est-elle pas une facilité, à laquelle Jacques Ellul n’avait d’ailleurs pas succombé (p. 122-123) ? L’adoption de la distinction ellulienne entre « Royaume des cieux » et « Royaume de Dieu » n’aurait-elle pas mérité la prise en compte des acquis de la recherche exégétique depuis la mort de Jacques Ellul (p. 277-278, 289-291) ? Enfin, si nos œuvres sont des vanités selon Qohéleth, n’est-il pas abusif de le dire aussi de nos personnes (p. 383-384) ? On regrettera également l’absence de bibliographie, ainsi que d’indication des pages dans chacune des références figurant dans les notes.
Ces remarques et questions critiques ne remettent nullement en cause la pertinence de cette étude, qui constitue à l’évidence une contribution majeure à la recherche ellulienne : tout en s’inspirant profondément de l’œuvre de Jacques Ellul, elle en offre une belle synthèse et l’adapte au contexte nord-américain, ce qui n’avait jamais été fait jusqu’ici.
Frédéric Rognon
Johann Michel, Homo interpretans, Paris, Hermann, 2017, 400 pages, ISBN 978-2-7056-9496-8, 32 €.
Convaincu que l’annonce foucaldienne de la mort de l’homme a fait long feu, Johann Michel, professeur à l’Université de Poitiers, chercheur attaché à l’EHESS, reprend à nouveaux frais la question de l’anthropologie à partir d’une hypothèse fondamentale : 431l’interprétation est constitutive de l’humain, non seulement dans la pratique scientifique, philosophique ou juridique, mais également dans les actes de la vie la plus ordinaire. Ce faisant, l’A. fait se rejoindre la tradition herméneutique classique dévolue aux textes, la recherche anthropologique des sciences humaines (sociologie, psychologie, etc.) et, encore au-delà, l’anthropologie naturelle et les sciences cognitives. C’est dire l’ambition de cet ouvrage qui revient aux questions fondamentales de l’anthropologie, dans le contexte de la domination des sciences du cerveau, sans les repousser, mais sans non plus acquiescer à leur prétention réductionniste.
Parmi les gestes inédits que pose l’A., on notera la prise en compte opportune de l’usage du concept d’interprétation dans les sciences de la nature, et plus particulièrement l’éthologie. On sait, par exemple, que les abeilles dansent pour signaler la localisation du nectar. Mais peut-on dire que leur danse a un sens, en l’absence d’activité symbolique et réflexive ? L’A. suggère que les animaux ont bien accès à un monde de signes, mais « jamais au monde symbolique du sens, qui suppose biologiquement des structures corticales propres aux mammifères supérieurs » (p. 32). Cette confrontation à l’éthologie, qui place d’emblée la présente entreprise à distance de la philosophie herméneutique de Heidegger et de Gadamer (souvent cités dans l’ouvrage), se prolonge dans l’invention de catégories inconnues de ces derniers, permettant de distinguer la proto-interprétation, dans le registre éthologique mais également humain, lorsqu’il ne s’agit que d’interpréter par sélection de signes un environnement, l’interprétation proprement dite, désignant dans le registre anthropologique l’opération née de la rupture immédiate du sens, et enfin la méta-interprétation renvoyant, dans le registre épistémologique, à l’interprétation savante et l’interprétation herméneutique de l’interprétation.
L’A. montre en outre l’importance de l’herméneutique critique dans le champ de l’herméneutique médicale, des sciences sociales, de la psychanalyse, et prolonge, ce faisant, le geste, initié par Ricœur, d’une articulation entre ces disciplines et la réflexion herméneutique.
Cet ouvrage majeur, qui innove par bien des aspects et propose des réflexions précieuses sur les différentes pratiques interprétatives, fera date tant il renouvelle aussi bien la philosophie herméneutique que l’anthropologie sociale.
Daniel Frey
432Zygmunt Bauman, Ezio Mauro, Babel. Traduit de l’anglais et de l’italien par Béatrice Didiot, Paris, CNRS Éditions, 2017, 186 pages, ISBN 978-2-271-09169-7, 20 €.
Le sociologue et essayiste, décédé en 2017, se livre dans cet ouvrage à un entretien « à bâtons rompus » avec Ezio Mauro, directeur du quotidien La Repubblica. Le partage des voix est égalitaire entre les deux interlocuteurs, ce qui est en soi remarquable, même si le lecteur préférera sans doute lire les propos de l’auteur du fameux concept de « vie liquide » (titre d’un ouvrage de 2006). Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une reprise de l’itinéraire intellectuel de Bauman, valant introduction à sa pensée, mais d’un échange portant sur le mauvais état de nos sociétés actuelles.
C’est d’abord la crise du vote, perçu comme un choix entre deux candidats dont aucun ne convainc le citoyen, la crise de l’État-nation, qui n’a plus à l’heure de la mondialisation de pouvoir réel, l’effacement de l’espace public au profit d’une arène publique qui n’est peuplée que de petits faits ou méfaits privés. C’est également l’accroissement des misères individuelles, qui ne s’agglutinent plus et ne forment plus un collectif social, la multiplication de « réseaux » qui ne sont que des excroissances des individus, chaque moi tissant autour de lui un lien à des semblables prêts à s’intéresser aux mêmes choses que lui et à lui. C’est encore le traitement de l’information par les médias non écrits, dissimulant la pré-interprétation de l’événement (inévitable) en parvenant à le présenter comme simplement arrivé, à quoi s’ajoute la tendance de plus en plus massive à demander non pas pourquoi publier, mais pourquoi ne pas publier (avec la normalisation de l’auto-publication). C’est enfin le nivellement par la valeur-argent, entraînant toutes choses dans un fleuve gris (écho à l’analyse de Georg Simmel dans « Métropoles et mentalité », cité p. 140).
Voilà certes un constat bien sombre, à peine éclairci par la reprise, dans l’épilogue, de la formule de M. Boulgakov dans Le Maître et Marguerite : « En tout cas, nous ignorons quel futur nous attend » (p. 186). C’est bien peu comme espérance, mais du moins cela peut-il suffire à ne pas désespérer totalement.
Daniel Frey
433Myriam Revault d’Allonnes, La faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2018, 132 pages, ISBN 978-2-02-138304-1, 17 €.
Un livre ne se juge pas nécessairement à son volume. Le présent ouvrage de Myriam Revault d’Allonnes, de taille très modeste, porte sur un problème dont l’importance ne cesse de croître aujourd’hui : celui de la post-vérité, apparu depuis quelques années mais révélé par la campagne en vue du Brexit et l’élection de Donald Trump. Exercice difficile que celui de « penser ce qui nous arrive » (Arendt, citée p. 9) sans que la pensée se perde dans la surestimation du temps présent. Philosophe politique, auteur d’ouvrages importants portant notamment sur la crise et la représentation politiques, l’A., Professeur émérite à l’École pratique des hautes études, était très bien placée pour inscrire le problème de la post-vérité dans l’histoire longue des rapports complexes entre la philosophie et la rhétorique politique.
La post-vérité, qui se manifeste par le caractère indifférent de la vérité de certains faits – à telle enseigne qu’il a pu être dit que, pour la cérémonie d’investiture du président Trump, il y avait peut-être plus de monde que pour celle d’Obama, car il existe, à côté de la vérité factuelle, des « faits alternatifs » (sic, p. 15), – doit ainsi être rapportée au « débat matriciel entre Platon et Aristote sur le régime de la vérité propre à la politique » (p. 13). Il appert dès lors que l’ambivalence du discours politique est irréductible ; elle n’est ni vérité ni philosophie. Est-on pour autant en droit de demander aux auditeurs d’une parole politique, comme on le fait aujourd’hui, de simplement décider à quoi ils accordent ou non du crédit (cf. p. 30) ? Certes, il est vrai que la politique doit délibérer non du vrai, mais du vraisemblable (p. 47), comme Aristote l’avait bien vu, prenant le contre-pied d’un Platon discréditant les opinions. On ne délibère précisément pas du nécessaire, de l’invariable, mais bien du contingent (p. 48) ! Machiavel, qui n’est pas l’auteur machiavélique que l’on croit, était donc fondé à dire que « la politique se joue dans le visible et que sa dimension phénoménale implique elle aussi une réflexion sur le statut de l’opinion » (p. 71). Mais l’A. a raison d’ajouter tout de suite après : « ce constat n’annule pas le partage du vrai et du faux » (p. 71). Dès lors, il faut redire avec Arendt que la liberté d’opinion n’a de sens que si l’espace public est 434formé et informé. Surtout, elle n’a de sens que si l’idée d’une vérité contraignante existe (p. 78).
C’est ici que le détour par l’approche philosophique de la fiction est suggestif. L’A. convoque opportunément Foucault, qui rappelait que la vérité n’est jamais sans pouvoir, qu’elle est aussi produite par le pouvoir (cf. p. 92). Foucault se voit cependant reprocher de ne pas s’être intéressé au « régime de vérité de la démocratie moderne » (p. 106), au-delà de ses analyses justement fameuses sur la parrhêsia antique. C’est d’abord au sein des régimes totalitaires que s’est posée la question de la vérité officielle. Mais depuis, elle se pose dans nos sociétés démocratiques : n’a-t-on pas entendu certains responsables politiques anglais dire, toute de suite après le résultat du vote favorable au Brexit, que telle de leurs affirmations relatives aux nouveaux pouvoirs rendus possibles par la sortie de l’UE était en réalité fausse et l’avait toujours été (cf. p. 31) ? Le mensonge est ce qu’il est : une contre-vérité. Il n’empêche qu’il ne faut pas oublier les analyses de Ricœur (que connaît parfaitement l’A.) consacrées aux pouvoirs de la fiction, à la fonction heuristique du voir-comme, car elles renvoient au vrai pouvoir des récits d’inventer (découvrir et créer) des réalités qui peuvent conduire à faire la vérité, c’est-à-dire à prendre des initiatives pratiques. Il faut donc ici plaider pour le non-lieu de l’utopie comme moyen d’inventer le réel.
Encore faut-il – et c’est le caractère quelque peu tragique de notre situation commune – qu’importe toujours la vérité, qu’elle ne soit pas rendue impossible à force de détournements sémantiques, comme dans le magnifique et glaçant 1984 d’Orwell, où le personnage central, Winston, en est arrivé à noter dans son carnet intime : « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Qu’elle soit accordée, et le reste suivra » (cit. p. 125). Contre la liberté de soutenir toutes les convictions qu’il plaira à l’individu, il faut au contraire défendre la faculté commune de juger, laquelle suppose un monde et un sens qui soient communs, comme le rappelle, dans une perspective très arendtienne, le présent ouvrage qui – on l’aura compris – sert un enjeu politique majeur de notre époque.
Daniel Frey
435Thomas Alferi, Fred Poché, Frédérique Poulet (dir.), Langage et religion. Vers un nouveau paradigme ?, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Travaux du CERIT », 2017, 220 pages, ISBN 978-2-86820-542-1, 22 €.
Cet ouvrage collectif est issu de travaux menés dans le cadre de la Faculté de Théologie et de Sciences religieuses de l’Ouest (Angers) autour de la réception du livre de George Lindbeck, La Nature des doctrines. Religion et théologie à l’âge post-libéral (traduction chez Van Dieren, 2002). Il semble en partie constituer les actes d’un colloque. On le voit au fait que Y. Courtel situe d’entrée de jeu sa participation dans le cadre d’un « colloque » (p. 17), qui pourtant n’est mentionné ni dans la préface ni sur la quatrième de couverture.
L’idée est en tout cas de mettre à l’épreuve la position du premier Wittgenstein, laquelle, relevant d’une approche « cognitive-propositionnelle » (p. 6), dénie au langage religieux toute portée autre que symbolique/existentielle – c’est du moins l’interprétation qu’en donne Lindbeck lui-même. Ce dernier propose d’échapper à l’alternative entre une approche cognitive et une approche symbolique, en promouvant « une approche “culturo-linguistique” […] partant du principe que “de même qu’un individu devient humain en apprenant à parler, il commence à devenir une nouvelle créature en entendant et en intériorisant le langage qui parle du Christ” » (La Nature des doctrines, cit. p. 6).
Les diverses contributions de l’ouvrage sont autant de mises à l’essai de cette proposition destinée à rouvrir le débat du rapport entre langage et religion pour le transposer dans un cadre culturel/communautaire. Il n’est pas possible de les reprendre toutes. On se bornera ici à évoquer deux communications sélectionnées parmi les quatorze rassemblées dans ce volume.
Celle de Y. Courtel, tout d’abord, qui ouvre la section préliminaire par un essai stimulant consacré à « Ce qui nous fait parler ». Dans le sillage des méditations de Heidegger sur l’Être et par le prisme de la poésie telle que Roger Munier, par ailleurs traducteur de la fameuse Lettre sur l’humanisme de Heidegger, la convoque, Y. Courtel se propose « d’éclairer les rapports qu’entretiennent le langage et la religion » (p. 22) sous le signe de ce qui provoque la parole. C’est là une manière de revisiter la qualification du langage religieux comme « poétique ».
436Tout aussi recommandable, la contribution de Jean-Marc Ferry (« Le dialogue interreligieux : confrontation ou conciliation ? ») interroge les effets du pluralisme libéral (cf. Rawls et ses concepts de « pluralisme raisonnable » et de « consensus par recoupement », p. 32) en matière de dialogue interreligieux. Selon le philosophe, le pluralisme ne conduit à rien de moins qu’à évacuer la prétention de vérité dont chaque religion est en soi porteuse. Or « il demeure que les langages utilisés pour énoncer la croyance, si pluriels soient-ils, entendent bien se référer à une vérité une et absolue » (p. 35). Du reste, Ferry estime à juste titre que l’usage même du concept de « vérité plurielle » (cf. p. 36) est inconséquent : la vérité est une ou elle n’est pas. Pour le dire plus plaisamment : si la vérité est plurielle, alors la conception moniste de la vérité est vraie autant que les autres conceptions, ce qui n’a pas de sens ! On peut toutefois objecter à Ferry que toutes les religions ne visent pas nécessairement, comme il le prétend, une « vérité absolue et exclusive » (p. 35), ne serait-ce que parce que le corpus doctrinal n’a pas nécessairement cette fonction dans toutes les religions (par exemple dans le bouddhisme).
Cet ouvrage a le mérite de prendre en compte, au-delà des énoncés propositionnels, la prière, le rite, le témoignage, les interactions communautaires, etc. Des coquilles et des espaces manquantes ou superflues émaillent toutefois le volume. Le lecteur a également la surprise de voir citer dans la préface la « troisième de couverture » (sic) d’un ouvrage de Fergus Keer puis celle d’un titre de George Lindbeck (p. 6). Plus loin, des citations sont rapportées sans indication de pages (p. 19), ce qui ne permet pas de les retrouver facilement.
Daniel Frey
437THÉOLOGIE SYSTÉMATIQUE
Dogmatique
Karl Barth, L’Épître aux Romains. Traduit de l’allemand par Pierre Jundt. Avant-propos de Christophe Chalamet, Genève, Labor et Fides, coll. « Œuvres », 2016, xii + 514 pages, ISBN 978-2-8309-1592-1, 29 €.
Ce volume contient le reprint, augmenté d’un avant-propos de Christophe Chalamet, de la traduction française du commentaire théologique de Karl Barth à l’épître aux Romains, laquelle avait paru chez le même éditeur en 1972.
Rappelons que le texte traduit par Pierre Jundt est celui de la deuxième édition (parue en 1921 mais portant la date de 1922), qui, repris dans les éditions ultérieures, résulte d’une refonte complète de la première édition du Römerbrief (parue en 1918 mais portant la date de 1919), à propos de laquelle Barth écrit, dans l’importante préface de 1921, qu’il n’en est pas resté « pierre sur pierre » (p. 10) et qui n’a, à ce jour, jamais été traduite en français.
Nourri par les recherches menées sur le commentaire de Barth et faisant notamment fond sur les travaux récents consacrés à l’évolution de la pensée du théologien de Bâle, à commencer par le maître-ouvrage de Bruce McCormack, Karl Barth’s Critically Realistic Dialectical Theology. Its Genesis and Development 1909-1936, Oxford University Press, 1995 (voir p. xi, n. 14), l’avant-propos fournit une utile mise en perspective du texte et en profite pour dénoncer le caractère unilatéral des interprétations qui en ont été faites dans les premières décennies qui ont suivi sa parution. De fait, Christophe Chalamet ne se contente pas de rappeler les raisons majeures qui ont motivé Barth à entreprendre la rédaction de son commentaire et, par-delà, à emprunter une voie alternative aux principales tendances qui parcouraient la théologie protestante au début du siècle dernier. Dans la foulée de sa thèse (publiée en français sous le titre Théologiens dialectiques. Aux origines d’une révolution intellectuelle, Labor et Fides, 2015 ; voir RHPR, 2016, p. 185-187), il fait également valoir que l’insistance de Barth sur le non que le Dieu Tout-Autre oppose à l’homme dans l’événement même par lequel il le rencontre, et qui constitue bel et bien une 438krisis, n’est autre que l’envers d’un oui plus fondamental, et qui le porte. Que l’on songe à cet extrait du passage fameux dans lequel, traduisant ek pisteôs eis pistin (Rm 1,17) par « de la fidélité [de Dieu] à la foi [de l’homme] », Barth écrit : « Ceux qui prennent sur eux le fardeau du Non divin sont soutenus par le Oui, plus grand encore, de Dieu. […] La fidélité de Dieu, c’est qu’étant le Tout-Autre, étant le Saint, avec son Non il vient au-devant de nous et nous suit si inéluctablement. Et la foi de l’homme, c’est la vénération qui consent à ce Non, c’est la volonté d’être un vide, c’est de demeurer, en mouvement, dans la négation. Là où la fidélité de Dieu rencontre la foi de l’homme, là se dévoile sa justice. Là le juste vivra. Tel est l’objet dont il s’agit dans l’Épître aux Romains. » (P. 47.)
Il reste à espérer que cet ouvrage, désormais précédé d’une grille permettant une lecture renouvelée, trouve un nouveau lectorat. C’est que, comme tous les classiques, le Römerbrief n’a pas fini de surprendre.
Marc Vial
Brian D. Asbill, The Freedom of God For Us. Karl Barth’s Doctrine of Divine Aseity, London – New York, Bloomsbury T&T Clark, coll. « T&T Clark Studies in Systematic Theology » 25, 2015, xiv + 221 pages, ISBN 978-0-567-66953-7, £ 31,99.
Le terme « aséité » désigne la propriété en vertu de laquelle Dieu existe de, par ou à partir de lui-même (a se). Le présent ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université d’Aberdeen et rédigée sous la direction du regretté John Webster (1955-2016), porte sur le traitement auquel Barth, depuis l’époque du Römerbrief jusqu’à celle qui a vu la parution du volume II/1 de la Kirchliche Dogmatik, a soumis ce concept. Après avoir rapidement fait le point sur les principaux modèles de compréhension du motif de l’aséité divine qui ont vu le jour dans l’histoire de la théologie chrétienne et avoir dressé le bilan des recherches menées jusqu’à présent sur sa signification et sa fonction dans la théologie barthienne, l’A. met en évidence l’évolution du discours de Barth à ce sujet.
Il montre tout d’abord que cette évolution n’est marquée par aucun revirement. En particulier, Barth n’a jamais cessé, même 439après les années du Römerbrief, de traiter de l’aséité divine. Si le thème est certes massivement abordé dans la première période de la production théologique de Barth, marquée par l’exaltation de l’altérité radicale de Dieu, altérité qui se caractérise notamment par le fait qu’il existe à partir de lui-même, il ne disparaît pas dans les œuvres rédigées ultérieurement, qu’il s’agisse de la « Dogmatique de Göttingen » (les cours donnés, entre 1924 et 1926, dans l’Université de cette ville sous l’intitulé très calvinien de Unterricht in der christlichen Religion) ou de la Kirchliche Dogmatik. Dans le premier de ces textes, l’aséité est même considérée, à côté de la personnalité, comme l’une des deux dimensions de chacun des attributs divins (voir le tableau synthétique, p. 108). Pour ce qui est du second texte, le thème de l’aséité a beau ne plus constituer un critère de classement et de compréhension des perfections de Dieu, il n’en est pas moins sous-jacent au traité des noms divins exposé aux paragraphes 30 et 31 de l’opus magnum de Barth.
Ainsi que le titre même de son livre l’indique, l’A. met en évidence l’étroite liaison établie, dans la pensée du théologien de Bâle, entre le fait que Dieu est a se et le fait qu’il est pro nobis. Sa thèse tient en ces quelques mots : « La téléologie de Dieu est sa pronobéité dans l’aséité (pronobeity in aseity). » (P. 177.) La chose se vérifie notamment dans la Kirchliche Dogmatik. Dieu y étant caractérisé comme celui qui aime dans la liberté, toutes les perfections de son essence sont comprises à l’aune de la paire que constituent les concepts d’amour et de liberté, et c’est sous le chef de la liberté qu’est rangée l’aséité. Mais dans la mesure où la liberté de Dieu se caractérise en propre par la liberté d’aimer (et notamment la créature), l’aséité doit être conçue comme la propriété par laquelle Dieu se détermine à être le Dieu qu’il a manifesté en Jésus Christ, c’est-à-dire celui qui est favorablement tourné vers l’homme. Le concept d’aséité est donc éminemment positif, au sens où il ne renvoie que de manière seconde au fait que Dieu n’est déterminé par rien ; avant de connoter l’indépendance, la notion d’aséité renvoie à l’initiative divine, au fait que Dieu est, souverainement et donc librement, à l’origine du mouvement par lequel il vient depuis toujours vers l’homme. L’aséité est certes la caractéristique de Dieu en tant qu’il n’est déterminé par rien qui lui soit externe ou interne ; mais, plus originairement, elle est la perfection de Dieu en tant qu’il se détermine à être pour l’homme.
440On ne peut que recommander cet ouvrage, dans lequel la clarté le dispute à la précision, à ceux qu’intéressent la théologie du Barth de la maturité et, au-delà, la doctrine chrétienne de Dieu.
Marc Vial
Alexandre Ganoczy, Théologie en modernité. Une introduction à la théologie systématique de Wolfhart Pannenberg, Paris, Cerf, 2018, 241 pages, ISBN 978-2-204-12501-7, 20 €.
La chose peut a priori sembler étonnante : à l’heure actuelle, les travaux de langue française consacrés au théologien luthérien Wolfhart Pannenberg (1928-2014) sont massivement le fait d’auteurs catholiques romains. Le meilleur connaisseur de l’œuvre de Pannenberg est le dominicain Olivier Riaudel, maître d’œuvre de la traduction française de la Systematische Théologie, parue aux Éditions du Cerf dans la collection « Cogitatio fidei ». En 2016, une thèse de doctorat a vu le jour chez LIT Verlag : portant sur La christologie de Wolfhart Pannenberg, elle est due à Xavier Gué, directeur du séminaire interdiocésain d’Orléans et chercheur associé à l’Université catholique de l’Ouest. Il n’est pas jusqu’à la Revue thomiste qui n’ait consacré un numéro spécial (2018/1) à la Théologie systématique du théologien du Munich. Cet état de choses s’explique. De tous les théologiens protestants d’importance appartenant à la génération post-barthienne, Pannenberg est sans doute celui qui a le plus volontiers renoué avec des démarches déconsidérées par ses coreligionnaires et traditionnellement prisées dans l’espace catholique-romain, comme le recours à la métaphysique dans le cadre du traité de la doctrine de Dieu et, par voie de conséquence, à la théologie naturelle.
C’est surtout à l’ecclésiologie pannenbergienne que s’intéresse Alexandre Ganoczy, lui aussi théologien catholique, et plus particulièrement aux accents et potentialités œcuméniques qu’elle recèle. Aussi l’A., à qui l’on doit un Calvin théologien de l’Église et du ministère (Cerf, 1964) et qui a siégé dans la commission co-présidée par Pannenberg dont les travaux ont débouché sur l’important document Lehrverurteilungen – Kirchentrennend ? (trad. fr. : Les anathèmes du xvie siècle sont-ils encore actuels ?, Cerf, 1989), consacre-t-il plus du cinquième de son ouvrage (p. 163-209) aux 441développements d’ordre ecclésiologique contenus dans le troisième volume de la Théologie systématique, se plaisant à rapprocher les affirmations qui s’y rencontrent avec des textes de Vatican II et à remarquer les convergences qui se font jour à propos, par exemple, du sacerdoce commun des baptisés et de la nécessité du ministère pétrinien.
Plus généralement, l’A. fournit une introduction – la première qui soit rédigée en français – à la Théologie systématique de Pannenberg. On y trouvera, plus précisément, « un résumé commenté, parfois aussi discuté et complété, des énoncés majeurs de cette dogmatique » (p. 7). Le livre suit en règle générale le plan de l’ouvrage auquel il vise à introduire le lecteur et n’en complète que rarement le contenu : les appels à L’esquisse d’une christologie sont rares, et les thèses de Offenbarung als Geschichte ne sont pas même évoquées dans le cadre de la présentation de la doctrine pannenbergienne de la Révélation.
Quelques affirmations sont surprenantes. On lit ainsi que « Luther a éliminé l’Épître de Jacques du canon néotestamentaire » (p. 26) ; le Réformateur la tenait certes pour une « épître de paille », mais il ne lui en a pas moins ménagé une place dans le canon (certes en la reléguant à la fin). On s’étonne également de ce que l’A. puisse considérer comme un simple « postulat » non vérifié l’affirmation de Pannenberg selon laquelle sa présentation d’ensemble de la doctrine chrétienne n’est rien d’autre qu’un déploiement de la doctrine trinitaire (p. 84) ; de fait, chaque lieu théologique (à commencer par la question des attributs divins) est, dans la Théologie systématique, ramené à la considération de l’être trinitaire de Dieu et compris à sa lumière.
Nonobstant ces quelques remarques, et bien que l’on eût souhaité que le résumé de la Théologie systématique s’accompagnât d’une mise en évidence, même rapide, de la logique théologique foncière dans laquelle le traitement des différents lieux théologiques est coulé – aucune analyse du plan qui y est adopté n’est ici fournie –, le travail que nous livre l’A. constitue un guide utile aux futurs lecteurs du maître-ouvrage de Pannenberg.
Marc Vial
442Éthique
Marie-Jo Thiel, Marc Feix (éd.), Le défi de la fraternité. The Challenge of Fraternity. Die Herausforderung der Geschwisterlichkeit, Zurich, LIT Verlag, coll. « Theology East-West European Perspectives » 23, 2018, 633 pages, ISBN 978-3-643-91018-9, 39,90 €.
La fraternité constitue effectivement un défi de taille dans un monde à la fois mondialisé et individualiste, et ce défi ne concerne pas seulement le domaine des relations interpersonnelles mais tout autant le champ politique. Que serait en effet la démocratie sans fraternité ? C’est l’une des richesses, mais peut-être aussi l’une des faiblesses, de cet ouvrage que d’avoir voulu faire place à ces diverses dimensions de la question.
Ce volume rassemble les actes d’un colloque international qui s’est tenu à Strasbourg du 31 août au 2 septembre 2017 et qui a été organisé conjointement par l’Association européenne de Théologie catholique et par la Faculté de Théologie catholique de Strasbourg, sous la présidence de M.-J. Thiel.
Sous un intitulé qui ouvre un champ très large, cet ouvrage volumineux propose plus de quarante contributions, généralement assez courtes (entre 8 et 23 pages), et le lecteur regrette parfois cette brièveté, ayant l’impression que la pensée de chacun n’a pas eu la possibilité de se déployer vraiment.
La dimension internationale du colloque se manifeste concrètement par la participation de contributeurs issus de plus d’une quinzaine de pays différents, essentiellement d’Europe, de l’Est ou de l’Ouest. Trois langues sont utilisées : le français (pour une grosse moitié des contributions), l’anglais (une douzaine de textes) et l’allemand (cinq contributions). Des résumés de chaque texte sont publiés en fin de volume dans les trois langues, pour que la fraternité ne soit pas entravée par la barrière linguistique.
Si la belle introduction de M.-J. Thiel s’essaye à une vision large, elle ne suffit pas à donner une unité à l’ensemble. L’ouvrage, on l’a dit, aborde en effet une très grande diversité de thématiques, de la place de la fraternité dans le registre socio-politique aux relations entre hommes et femmes, de la question des migrants à l’accompagnement à l’hôpital, de la pensée de Girard à la question de l’évangélisation – pour ne prendre que quelques exemples… Le fil de la fraternité, qui, dans certaines contributions, n’apparaît 443d’ailleurs que de façon ténue, voire artificielle, ne permet pas de dépasser le sentiment d’hétérogénéité. D’autant qu’il manque une conclusion qui essaierait de nouer vraiment la gerbe.
L’ouvrage propose aussi une pluralité d’approches, bibliques, historiques, théologiques, philosophiques, politiques, et cette diversité est une richesse, même si ces approches sont juxtaposées plus qu’elles n’entrent en dialogue les unes avec les autres.
Quatre parties tentent d’aider le lecteur à se repérer. La première, qui a donné son titre à l’ouvrage, s’intéresse à la dimension sociopolitique de la fraternité, que ce soit de façon théorique (sa relation avec la démocratie, sa place dans la construction de l’Europe) ou de façon plus pratique (la crise migratoire, par exemple) ; notons aussi une contribution de facture économique (J.-T. Leloup) qui fait l’hypothèse un peu provocante d’un lien entre fraternité et libéralisme. La deuxième partie, biblique et historique, propose une exploration de la fraternité dans des textes bibliques ou patristiques (Augustin, Grégoire de Nysse, etc.), qu’il s’agisse de récits ou de constructions théologiques ; elle ouvre sur des questions de théologie fondamentale en abordant la dimension christologique de la fraternité. La troisième partie poursuit cette veine théologique, en proposant des réflexions touchant à des domaines plus spécifiques (les relations hommes-femmes, les évolutions des théologies africaines, par exemple) et en explorant des vécus concrets de fraternité dans l’Église, en particulier dans le cadre des communautés religieuses. La quatrième et dernière partie, « La fraternité en pratique », aborde des situations très diverses où la fraternité cherche à se vivre (ou devrait se vivre) : la notion de parenté élective qui peut être développée en Église, l’accompagnement des couples ou celui des malades, les questions écologiques (avec une contribution de J. Moltmann), etc. Ce plan n’est pas vraiment convainquant ; on peut noter, pour ne prendre que quelques exemples, que la dernière partie propose des contributions relevant du registre socio-politique censé caractériser la première partie ; que la pensée de R. Girard, qui fait partie des fondamentaux pour penser la fraternité, est reléguée dans la dernière partie (qui confine à un « fourre-tout ») ; ou que la contribution de M. Dujarier sur la théologie du Christ-frère se trouve en deuxième partie, tandis que celle de X. Gué, « Vers une christologie promouvant la fraternité », est intégrée à la troisième.
Soulignons la présence de quelques thématiques plus ou moins transversales. Parmi elles figure la question de la compréhension de la fraternité, avec la tension entre une donnée biologique qui s’impose 444et une réalité de philadelphia à construire ; avec aussi son rapport à la solidarité et à la justice – les deux termes sont souvent utilisés de façon synonyme, ce qui est dommage. Ainsi, l’accueil des migrants doit-il être plutôt pensé sur le registre de la solidarité (D. Mieth) ou sur celui de la tension entre justice et fraternité (M. Becka) ? Il est question aussi de la place du père, figure tutélaire dont on peut se demander si elle est forcément à déboulonner. Notons, entre autres, une réflexion du philosophe français J.-P. Rosa qui, pensant la fraternité sur le mode de l’alliance, invite paradoxalement à imaginer une fraternité sans père. Plusieurs contributions font état de la tension, quasi constitutive de la fraternité, entre solidarité et rivalité. Globalement, la perspective est plutôt irénique, malgré la contribution bienvenue de G. Hébert sur la rivalité mimétique analysée par René Girard et malgré les apports bibliques, en particulier celui d’A. Wénin sur les nombreux textes vétérotestamentaires qui présentent des fratries en conflit. La dimension de la vulnérabilité, bien mise en valeur dans l’introduction de M.-J. Thiel, aurait gagné à l’être davantage dans le corps de l’ouvrage. L’A. suggère, en liant bien ce qui est donné et ce qui est à construire, que la fraternité est « une grâce qui passe par les pores de la vulnérabilité assumée, pour recueillir le don originaire d’humanité comme une invitation à la responsabilité vis-à-vis de tout autre » (p. 7).
La fraternité apparaît « comme un impératif dont la réalisation est sans cesse différée » (M.-J. Thiel, « Introduction », p. 13). Et cet ouvrage participe d’une certaine façon de cette réalisation. Mais il aurait sans doute été utile de partir d’une définition plus claire de la fraternité ; l’entreprise consistant à la penser en aurait été facilitée d’autant.
Isabelle Grellier
Michel Anquetil, Chrétiens homosexuels en couple, un chemin légitime d’espérance, Saint-Denis, Edilivre, 2018, 180 pages, ISBN 978-2-414-19440-7, 21,50 €.
C’est un livre à la fois militant et de teneur scientifique que nous propose l’A., catholique et titulaire d’une maîtrise en théologie, homosexuel vivant en couple stable depuis trente ans, qui anime divers sessions et groupes de parole, en particulier pour 445des couples de même sexe. Le titre dit bien son projet : l’A. veut montrer aux catholiques homosexuels que la vie en couple peut constituer « un chemin légitime moralement, exigeant, ouvert à la joie et à l’espérance du salut » (p. 6), et ceci malgré les positions officielles de son Église.
Soulignons d’abord la belle introduction qui dit, sur un ton très juste, la crise existentielle que constitue généralement pour les personnes la découverte de leur homosexualité, en particulier pour les catholiques – et on pourrait ajouter pour les personnes issues de certains milieux protestants évangéliques – confrontés aux condamnations de leur Église. « En écho à l’histoire de Jacob, il s’agit, explique l’A., de faire comprendre que Dieu sait passer outre les situations troubles, redire sa promesse de bonheur et, après les blessures du combat nocturne, faire entrer au matin dans la terre promise » (p. 6).
La première partie consiste en un travail biblique mené avec finesse. L’A. relit les textes qui sont habituellement utilisés pour condamner les pratiques homosexuelles et il montre leur caractère relatif dans le débat d’aujourd’hui sur l’homosexualité. Il propose aussi une lecture « plus bienveillante » des récits de création, soulignant en particulier l’affirmation qu’il n’est pas bon pour l’humain d’être seul. C’est en raison de leur « complicité supposée avec l’idolâtrie » (p. 56) que les pratiques homosexuelles sont condamnées, estime-t-il, le critère biblique pour juger de la relation étant le rapport d’alliance que chacun est appelé à nouer avec Dieu ; la rencontre entre deux personnes homosexuelles peut, comme la rencontre entre deux personnes hétérosexuelles, être accueillie comme un « don de Dieu, […] à faire mûrir en promesse d’une vie totalement donnée l’un à l’autre, dans la durée » (p. 57).
Dans la deuxième partie, l’A. présente les textes sur l’homosexualité édictés par le Magistère depuis 1975, textes qui sont fort opportunément rassemblés en annexe. Il s’arrête d’abord sur les différents documents datant des pontificats ayant précédé celui de François, documents dont il interroge le positionnement ; car il y lit souvent un jugement, sous-tendu par la conviction que l’Église possède la vérité, sans que soit prise en compte la réalité du vécu des personnes. Il conteste aussi leur approche en termes de permis/défendu et leur focalisation « sur une morale de l’acte génital » (p. 74), alors que l’essentiel, estime-t-il, se situe dans la qualité de la relation. Il réserve un traitement à part aux récents synodes sur la famille convoqués par François et surtout 446à l’exhortation apostolique Amoris Laetitia de 2016. Il souligne la méthode pastorale nouvelle que cette dernière met en œuvre et préconise, méthode qui s’appuie sur la conviction que « Jésus […] dans un amour sans limite s’est offert sur la croix pour chaque personne sans exception » (p. 79) ; on est ainsi conduit à partir des personnes et de leur vécu, en adaptant les normes à chaque situation. Tout en maintenant que les unions homosexuelles ne réalisent pas objectivement la conception catholique du mariage (p. 85), Amoris Laetitia estime qu’elles peuvent jouer un rôle positif pour les personnes concernées.
La troisième partie se propose, dans la perspective ouverte par Amoris Laetitia, d’aider les personnes homosexuelles qui ne peuvent s’engager dans la voie de la continence « à discerner comment elles peuvent avoir une vie affective et sexuelle dans des conditions de moralité suffisantes pour leur permettre d’approfondir toujours davantage leur attachement au Christ et d’avancer sur un chemin de sainteté ». Réfutant une compréhension du concept de « vie » qui serait uniquement centrée sur la procréation (p. 90), il souligne la fécondité de l’amour sexué qui fait vivre. En s’appuyant sur les critères qui fondent en théologie classique la moralité d’un acte, il estime que la sexualité est humanisante quand elle est mise au service de la découverte de l’altérité du partenaire ; il y a alors « une forte interaction entre l’union sexuelle et l’amour oblatif » (p. 103), et ce don que deux personnes font l’une à l’autre fonde la dignité des couples homosexuels comme celle des couples hétérosexuels. Enfin il montre – et c’est l’une des parties les plus originales de son travail – que les couples homosexuels peuvent avoir, pour le monde chrétien, une valeur symbolique propre, par le travail sur soi nécessaire à chacun des partenaires pour vivre en accord avec soi, par leur courage à dépasser les stéréotypes sociaux et par le rappel qu’ils constituent que Dieu donne la grâce d’aimer à qui il veut, selon des modalités parfois inattendues (p. 114).
On pourrait interroger l’affirmation, à notre sens un peu rapide, que la Bible ne condamne pas les unions homosexuelles « en raison d’une incapacité à engendrer » (p. 56). Il faudrait à ce propos marquer davantage la discontinuité entre l’Ancien Testament, où la procréation a une valeur théologique, puisque l’alliance passe par la descendance, et le Nouveau Testament, qui va effectivement relativiser cette dimension pour mettre en avant une parenté spirituelle, comme le fait valoir l’A. (p. 57). Mais cette petite remarque n’enlève rien à la qualité de cet ouvrage.
447On ne peut qu’espérer que ce plaidoyer sera entendu par les responsables de l’Église catholique, ou au moins qu’il permettra à des personnes homosexuelles, comme l’A. le souhaite, de découvrir que leur chemin de vie ne les sépare pas de l’amour de Dieu.
Isabelle Grellier
THÉOLOGIE PRATIQUE
Généralités
Henri Bourgeois, La théologie française au seuil du xxie siècle. Situation et enjeux. Préface de Jean-François Chiron, Münster – Zürich – Wien – Berlin, LIT Verlag, coll. « Théologie pratique – Pédagogie – Spiritualité » 4, 2013, 180 pages, ISBN 978-3-643-90404-1, 24,90 €.
Cet ouvrage constitue la publication d’un manuscrit inachevé, trouvé dans les archives du regretté Henri Bourgeois (1934-2001), professeur de théologie pratique à l’Université catholique de Lyon qui fut à l’origine de groupes de théologie pour laïcs « recommençants » appelés « Pascal Thomas ». L’A. avait trois passions : l’articulation de la théologie et de la pratique (ecclésiale surtout, mais pas seulement), la communication et les médias, et enfin l’œcuménisme. On retrouve ces trois thématiques dans cet ouvrage, et plus particulièrement la dernière. Une large place est en effet accordée à la théologie protestante, au point que l’A. y consacre non seulement un chapitre entier (le chap. 6), mais aussi des sous-chapitres (les p. 75-79 en particulier). Il est l’un des rares praticiens et théologiens catholiques de ces dernières décennies à s’être passionné pour la théologie protestante française contemporaine, même si les théologiens de Strasbourg ne sont guère cités, du côté catholique comme du côté protestant.
L’ouvrage est structuré en trois grandes parties : 1. « Situation de la théologie en France » ; 2. « La théologie française en pratique » ; 3. « Pratiques théologiques chrétiennes françaises ». (On 448a un peu de mal à voir la différence entre les thématiques de la première et de la troisième partie.) La réflexion de l’A., fortement contextualisée, est liée à la situation française des années 1990-2000, ce qui fait qu’un certain nombre de références apparaissent, avec vingt ans de recul, datées ou périmées : cet ouvrage plonge le lecteur davantage dans l’histoire de la théologie contemporaine que dans la théologie elle-même.
Il n’en reste pas moins que ce livre fourmille de réflexions méthodologiques et épistémologiques qui aideront à penser la relation à double sens entre théologie et pratique. Pour l’auteur de l’ouvrage remarqué Théologie catéchuménale (Cerf, 1991, 2007²), la théologie pratique devrait être essentiellement une « théologie pragmatique », c’est-à-dire une théologie capable de penser la pratique comme un « agir » aux effets multiples, dans un contexte donné et avec une visée propre. Il insiste sur le fait qu’elle consiste en « la conjugaison de différents facteurs, les uns ayant valeur d’appui, les autres ayant un effet de résistance, le tout étant orienté vers un but que l’on se propose » (p. 61).
La pensée de l’A. se caractérise par une forte articulation à l’actualité (plus théologique et ecclésiologique que sociale ou culturelle) et par une exceptionnelle ouverture, en ce qu’il n’hésite pas à critiquer les fermetures et insuffisances de la théologie catholique française, les excès du Magistère, la sous-représentation des femmes et des laïcs dans le monde de la théologie. Il regrette également que la théologie catholique contemporaine soit trop peu pratique, trop éloignée des évolutions sociétales. De multiples auteurs, ouvrages, revues sont cités. Le revers de la médaille est que l’on a parfois l’impression de lire un catalogue de noms et de références, sans que les pensées auxquelles ils renvoient ne soient approfondies. Il se dégage également de cette présentation l’impression d’un éclatement de la théologie, tiraillée entre tradition et modernité, pensée et action, Église et monde, identité et œcuménisme. Plus inquiétant : l’on éprouve aussi, à la lecture de ce livre, le sentiment d’un affaiblissement et d’une perte de crédibilité de la théologie, dans une société française qui se passe finalement fort bien d’elle. L’A. s’intéresse aussi (chap. 7) à ce qu’il appelle, dans un élan sans doute exagérément optimiste, le renouveau des théologies orthodoxe et arménienne en France.
Il n’en demeure pas moins que, dans des domaines aussi variés que les médias, la catéchèse, l’évangélisation et la visibilité du 449christianisme, Henri Bourgeois, dont la production théologique est abondante, reste une référence incontournable.
Jérôme Cottin
Arnaud Join-Lambert, Entrer en théologie pratique, Louvain-la-Neuve, UCL – Presses universitaires de Louvain, coll. « Cours universitaires », 2018, 188 pages, ISBN 978-2-87558-687-2, 16,50 €.
Nous tenons avec cet ouvrage l’introduction à la théologie pratique qui manquait jusqu’ici, et l’on est reconnaissant à notre collègue de Louvain de l’avoir rédigée, de manière pédagogique mais non scolaire. Certaines perspectives seront certes moins pertinentes pour la théologie pratique protestante, comme « La brève histoire de la théologie pastorale/pratique » (p. 71-104), qui reste limitée au contexte catholique, ou « Des textes sources » (p. 105-140), qui sont essentiellement ceux du Magistère. Mais les autres chapitres concernent la théologie pratique comme telle, dont le changement de nom dans l’espace catholique – la « théologie pastorale » est devenue la « théologie pratique » – témoigne à lui seul de la proximité de l’approche catholique de la discipline avec la manière dont cette dernière est abordée dans le monde protestant.
Cet ouvrage est conçu comme un manuel à l’usage de ceux qui veulent comprendre ce qu’est la théologie pratique. Il commence par rappeler trois postulats de base de cette discipline : 1. elle est concernée par l’action ; 2. elle est par nature confessante ; 3. elle est interdisciplinaire. L’A. explore ensuite philosophiquement le concept de « praxis ».
Les chapitres les plus utiles sont, à nos yeux, au nombre de trois.
Dans le chapitre 1 (« Expérience, expérience religieuse, expérience de foi », p. 17-32), l’A. explore ce concept devenu central en théologie pratique, dans la mesure où, pour celle-ci, la pensée doit partir de l’expérience (et y revenir) ; il faut aussi penser l’expérience, laquelle s’avère être multiple et parfois conflictuelle.
Le chapitre 2 (« Méthodes et enjeux de la théologie pratique », p. 33-70) constitue le cœur de l’ouvrage. L’A. explore les « différentes compréhensions d’une discipline aux contours mal définis » ainsi que la « place de la théologie pratique dans l’univers de la théologie ». 450Il s’attarde ensuite sur le concept de « corrélation » dont on sait la centralité pour une discipline qui pourrait aussi s’appeler « théologie corrélative », mais en prenant soin de distinguer la méthode corrélative inspirée de Tillich de celle, plus moderne et sans doute plus précise, de David Tracy. Deux autres belles expressions apparaissent, qui pourraient également désigner la théologie pratique : « théologie ordinaire » et « théologie polyphonique ». Après avoir fait le détour par des définitions théoriques et des délimitations méthodologiques – car la théologie pratique est aussi « théorique » –, l’A. propose une vérification de la méthode corrélative à partir de la question de la souffrance et il clarifie les différents types d’enquêtes (analyse qualitative et quantitative). Il poursuit en précisant les quatre sources de données à collecter (récits de vie ; entretiens compréhensifs ; questionnaires ; observation participante et recherche-action). La dernière partie de ce chapitre tente de réarticuler ces méthodes au projet théologique et à la visée christologique du christianisme en proposant une « homologie de rapports », c’est-à-dire en mettant en relation les données et les actions. Deux nouvelles expressions apparaissent, qui pourraient également désigner la théologie pratique, signe de sa pluralité et de sa diversité : une « théologie qui propose » et une « théologie parénétique ».
On recommandera pour finir la lecture du chapitre 5 (p. 141-161), qui s’ouvre sur une réflexion intitulée « Modernité liquide et Église liquide ». L’A. investit par là le domaine relativement nouveau du Gemeindeaufbau (ou « évangélisation », « Développement de l’Église »), en posant la question de l’adéquation d’une Église « solide » (institutionnelle, stable, permanente) à une société devenue « liquide » (en transformation permanente).
Signalons, dans la perspective d’une nouvelle édition, qu’il manque la référence de la citation de P. Gisel (p. 65) et que l’on ne sait pas si les annexes dont il est question aux p. 50 et 56 sont celles des ouvrages cités ou si elles auraient dû se trouver dans le présent ouvrage et auraient dans ce cas été oubliées.
Le soussigné a déjà utilisé avec succès des pages de cet ouvrage dans le cours d’introduction à la théologie pratique proposé aux étudiants de première année de Licence de notre Faculté. Il a donc « mis en pratique » cette introduction à la théologie pratique.
Jérôme Cottin
451Ecclésiologie
Andreas Kusch, Entscheiden im Hören auf Gott. 45 Methoden für das Arbeiten und Planen in der Gemeinde. Mit einem Vorwort von Henning Dobers, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2017, 166 pages, ISBN 978-3-525-69007-9, 19,99 €.
Cet ouvrage relève d’un genre nouveau en théologie pratique et plus particulièrement du domaine du Gemeindeaufbau : il traite à la fois de spiritualité et de management d’Église, mêlant réflexion théorique et conseils pratiques. Il est, du reste, écrit non par un théologien, mais par un formateur (« agro-économiste » et sociologue) qui travaille au service du développement de l’Église et des paroisses. La bibliographie, relativement conséquente, témoigne du fait que ce genre d’ouvrage est assez abondant outre-Rhin.
L’A., qui se fonde sur des formations pratiques prodiguées à des conseils et commissions d’Églises (locales, consistoriales ou régionales), soutient la thèse selon laquelle ces groupes dirigeants doivent certes se profiler dans la gestion technique et humaine de ce dont ils ont la responsabilité (finances, bâtiments, stratégies d’ouverture, projets novateurs), au besoin en empruntant aux techniques et stratégies du monde associatif et (plus rarement) à celles des entreprises ; mais ils ne doivent pas pour autant abandonner « l’utopie chrétienne », c’est-à-dire la conviction que c’est Dieu qui conduit l’Église, que l’écoute de sa Parole et la pratique de la prière (individuelle et collective) sont aussi des facteurs essentiels de développement de l’Église, de vie et de concorde communautaires. Le mot qui revient sans cesse est « Hören/hören » (l’écoute/écouter), pris dans un triple sens : écouter Dieu et sa Parole, écouter les autres avec lesquels on travaille – aucun projet ecclésial ne peut plus être porté par une seule personne, et la gestion de l’Église est l’affaire d’une communauté –, mais aussi s’écouter soi-même, ses désirs, son monde intérieur, ses réticences, sa sensibilité croyante.
Une première partie propose une « théologie d’une spiritualité de l’écoute », laquelle sert en fait d’introduction à une seconde partie, plus développée, qui propose des « éléments et modèles d’une écoute communautaire ». On y trouvera, pêle-mêle, des conseils sur l’animation de séances de conseils d’Église, des idées pour stimuler la créativité, des grilles pour analyser la situation présente et imaginer l’avenir, des pistes pour vivre une spiritualité authentiquement biblique et plus communautaire, des sensibilisations à 452la communication (visuelle), des éléments pour aider à la prise de décisions collectives. Les 45 thématiques, qui relèvent parfois plutôt de techniques d’animation, sont présentées sous formes de fiches, en deux parties : « But et signification », « Conseils d’utilisation ». De petits dessins ponctuent les fiches.
La pratique de la prière est recommandée en lien avec ces conseils, mais on se demandera si, dans le cadre d’une Église multitudiniste, on peut s’attendre à ce qu’elle soit le fait de toutes les personnes ayant des responsabilités dans la gestion de l’Église. Le sous-titre est quelque peu trompeur, dans la mesure où l’on a moins affaire à 45 « méthodes » qu’à 45 idées ou techniques (certaines très ciblées), utiles à des degrés divers au développement des paroisses.
Jérôme Cottin
Catéchèse – spiritualité
Pierre-Yves Brandt, Car tous nous avons part à ce pain unique. La violence assumée, Lyon, Olivétan, coll. « Veillez et priez », 2014, 79 pages, ISBN 978-2-35479-213-8, 10,50 €.
Ce petit ouvrage qui propose une réflexion stimulante sur la compréhension de la Cène comme don et comme partage est issu d’un enseignement spirituel dispensé dans des communautés monastiques. Son seul défaut nous semble être son titre et (dans une moindre mesure) son sous-titre, qui ne rendent aucunement compte de l’effort que fait l’A. pour dépasser une conception sacrificielle de la Cène, selon laquelle les participants mangeraient de la chair et boiraient du sang humains. Des formulations comme : Le sacrifice subverti. La violence dépassée – « assumée » peut porter à confusion –sembleraient mieux correspondre au contenu.
L’A., connu pour ses recherches en psychologie de la religion, réhabilite le sens de la Cène comme don joyeux de Dieu pour nous via le Christ, à travers, non son sang et son corps (encore moins sa « chair », l’expression de Jn 6,56 n’apparaissant pas en contexte eucharistique), mais le pain et le vin, deux éléments issus du monde agricole. Il montre que le vocabulaire expiatoire et sacrificiel n’est employé que pour être détourné et subverti par une logique inverse. Il relit pour cela soigneusement des textes du judaïsme, qui forment 453comme des clés de lecture des textes d’institution de la Cène. Le sacrifice (d’animaux) fut, un temps, nécessaire dans le judaïsme afin de juguler la violence, mais cette pratique et la notion d’expiation sont elles-mêmes relativisées, déjà dans les Psaumes (cf. Ps 51,19), puis par les paroles de Jésus. L’A. explore également des sources non bibliques, à travers l’étude (rapide) des repas dans la Grèce antique (puis au Moyen Âge), en mettant l’accent sur la différence qu’il y a entre le repas deipnon et le repas symposion. Le Christ n’est pas l’agneau pascal sacrifié pour nous, mais celui qui se donne à travers du pain à manger et du vin à boire, comme signes de partage du don de Dieu et annonce de la plénitude eschatologique à venir. Deux éléments, sur lesquels l’A. revient souvent, constituent pour lui des preuves irréfutables de sa thèse : la bénédiction n’a pas lieu au début du repas mais au milieu, voire à la fin – la quatrième coupe est celle de l’attente eschatologique –, et le fait que la célébration liturgique de la Cène fasse référence au dernier repas du Christ avec ses disciples.
Certaines formulations de l’A. sont tellement limpides qu’elles pourraient servir de préfaces liturgiques à la célébration de la Cène.
Jérôme Cottin
Céline Rohmer, Quand parlent les images. Les paraboles dans l’évangile de Matthieu, Lyon, Olivétan, coll. « Au fil des Écritures », 2017, ISBN 978-2-35479-417-0, 15 €.
Cet ouvrage peut être classé dans le genre de la vulgarisation ou de la littérature destinée au grand public désireux de découvrir la Bible. Il est en tout cas parfait pour une catéchèse d’adultes : clair, fort bien écrit, ponctué de vingt-quatre encadrés résumant des questions techniques, présentant des enjeux théologiques ou des perspectives historiques. Il est par ailleurs dépourvu de notes de bas de pages, de références à des exégèses plus savantes ; la bibliographie, relativement abondante, montre toutefois que l’A. connaît les spécialistes de la littérature matthéenne et de l’étude des paraboles.
On pourra regretter que seules dix paraboles sur les vingt-quatre que comporte l’évangile de Matthieu soient étudiées. En revanche, le premier chapitre (sur quatre), intitulé « Jésus héritier d’images », 454introduit de manière stimulante le genre des paraboles. L’A. s’inspire souvent de la pragmatique de la communication et des approches littéraires de récits antiques. La conclusion aurait pu être plus développée. Certaines affirmations sont surprenantes. Ainsi, la phrase « Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent, Mt 6,24 » est qualifiée d’« allégorie », et « Gardez-vous du levain des Pharisiens et des Sadducéens, Mt 16,6 », de « métaphore » (p. 12). Mais l’ouvrage est inspirant et se lit très aisément.
Jérôme Cottin
Liturgie
André Lossky, Goran Sekulovski (éd.), Traditions recomposées : liturgie et doctrine en harmonie ou en tension. 63e Semaine d’études liturgiques, Paris, Institut Saint-Serge, 21-24 juin 2016, Münster, Aschendorff, coll. « Studia oecumenica Friburgensia » 80, 2017, 412 pages, ISBN 978-3-402-12025-5, 58 €.
Les Actes de la 63e semaine d’étude liturgiques de l’Institut orthodoxe Saint-Serge, qui s’est tenue à Paris en 2016, traitent des relations, tantôt harmonieuses tantôt conflictuelles, entre doctrine et liturgie, bien résumées par l’adage fameux Lex orandi, lex credendi. À vrai dire, c’est surtout l’harmonie qui est soulignée dans les vingt-six contributions de ce volume, dues, pour la plupart, à des théologiens et liturges orthodoxes. Les thématiques abordées sont donc très largement issues du monde orthodoxe et ne concernent que peu le christianisme occidental, et encore moins le protestantisme.
Une contribution protestante trouve toutefois sa place dans ce volume : celle du liturge protestant suisse Bruno Bürki, qui porte sur « La doctrine protestante au titre d’appel à la liturgie » (p. 33-40). En fait, l’A. présente quelques ouvrages protestants sur la liturgie (qui n’abordent pas tous des questions d’ordre doctrinal) et les met en relation avec une liturgie romande. Le choix s’avère éclectique, et les ouvrages ne sont pas, sauf celui de Henry Mottu sur Le geste prophétique. Pour une pratique protestante des sacrements (Labor et Fides, 1998), des plus récents.
On sera surpris de trouver dans ce volume dont la tonalité est majoritairement orthodoxe une contribution consacrée à « La 455“liturgisation” de la cérémonie de la Cour sous le règne de Louis XIV. Quelques réflexions sur le “théâtrat” » (p. 297-306). Deux autres études, « Liturgie et sécularisme » (Joris Geldhof) et « Liturgy and Fundamentalism » (Maryana Hnyp), témoignent de la volonté des théologiens et liturges orthodoxes de ne pas rester enfermés dans des problématiques uniquement liées à la tradition liturgique orientale.
Jérôme Cottin
André Lossky, Goran Sekulovski, Thomas Pott (éd.), Liturgie et religiosité. 64e Semaine d’études liturgiques, Paris, Institut Saint-Serge, 26-29 juin 2017, Münster, Aschendorff, coll. « Studia oecumenica Friburgensia » 86, 2018, 472 pages, ISBN 978-3-402-12215-0, 59 €.
Les Actes de la 64e Semaine d’études liturgiques de l’Institut orthodoxe Saint-Serge, qui a eu lieu à Paris en 2017, traitent des relations entre liturgie et religiosité, ce dernier mot pouvant désigner les religiosités non chrétiennes (selon la définition qu’en donne Marcel Metzger dans son article introductif) ou la piété populaire (selon une autre approche, proposée par Thomas Pott).
Trente contributions ponctuent ce volume, dont deux qui sont dues à des auteurs protestants : celle du luthérien Flemming Fleinert-Jensen, qui considère « Les quatre-vingt-quinze thèses de Luther sur les indulgences de 1517 » (avec, en contrepoint, un article de Marco Gallo portant sur « Le peuple de Dieu a-t-il toujours du flair ? Les indulgences, une pratique pastorale qui nous interroge ») ; celle du réformé Bruno Bürki, consacrée à « Un chemin de crèche à Neuchâtel, Suisse ».
Curieusement, en milieu de volume, peut-être faute d’avoir trouvé des spécialistes de la thématique annoncée, un autre sujet est traité, que l’on pourrait résumer sous l’intitulé « Aménagement des lieux de culte », avec des articles relatifs aux questions suivantes : « Les solennités pascales » (deux articles), « Usages de l’encens » (deux articles), « Espace liturgique » (quatre articles, dont celui, déjà cité, de Bürki), « Les arts dans la liturgie » (deux articles), « Degrés hiérarchiques » (deux articles). Suit une dernière salve d’études (quatre), traitant de « L’eucharistie : questions contemporaines ». Le caractère hétéroclite du volume nuit incontestablement à sa qualité.
456Notre attention a été retenue par un article original de Maura Behrenfeld, que l’on ne s’attendait pas à trouver dans un tel ouvrage : « Abstract Art as Embodied Medium for Releasing Natural Religiosity » (p. 299-310). L’A. explore le concept, abordé maintenant de manière positive, de « religiosité naturelle », auquel peuvent nous rendre sensibles les artistes, surtout ceux qui donnent dans l’abstraction. Elle étaye son propos en se référant à Thomas d’Aquin et à Teilhard de Chardin.
Jérôme Cottin
VIENT DE PARAÎTRE
Marc Lienhard, Rire avec Dieu. L’humour chez les chrétiens, les juifs et les musulmans, Genève, Labor et Fides, 2019, ISBN 978-2-8309-1688-1, 307 pages, 26 €.
Lier la religion et le rire peut surprendre. La religion n’est-elle pas une affaire sérieuse, puisqu’elle appelle les humains à vénérer la divinité et à mener une vie conforme à un ensemble de prescriptions ? Certes, oui ! Le rejet du rire est présent dans bien des textes sacrés comme dans maintes traditions religieuses. Le présent ouvrage les évoque. Mais il y est question aussi positivement du rire, de ses diverses formes et de tout ce qui, dans les religions, suscite le rire ou incite à l’humour.
Les trois religions abordées sont les trois monothéismes (judaïsme, christianisme et islam).
L’ouvrage comporte six parties, subdivisées en vingt chapitres. La première partie est consacrée aux origines et aux textes fondateurs du christianisme. La deuxième traite du rire dans l’Église ancienne et dans l’Église médiévale. Dans la troisième partie, il est question de la Réformation du xvie siècle. La quatrième aborde le rire catholique. La cinquième partie expose le rire protestant. La sixième porte sur l’humour juif et l’humour musulman.
457Une conclusion noue la gerbe. Elle revient sur la question du rire des fondateurs religieux, sur le rejet du rire, sur la religion comme espace et comme source d’humour et de rire, sur les formes du rire et sur la relation entre la religion et la dérision.
Marc Lienhard
- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-09683-2
- EAN : 9782406096832
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09683-2.p.0083
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/09/2019
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français