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Classiques Garnier

Revue des livres

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REVUE DES LIVRES

PHILOSOPHIE

Luc Brisson, Platon. Lécrivain qui inventa la philosophie, Paris, Cerf, coll. « Qui es-tu ? », 2017, 293 pages, ISBN 978-2-20410636-8, 15 €.

Pour établir le bilan des connaissances sur Platon dans un volume inaugurant une nouvelle collection du Cerf intitulée « Qui es-tu ? », nul nétait mieux placé que Luc Brisson, chercheur au CNRS (Centre Jean Pépin, UMR 8230), éditeur des œuvres complètes de Platon (Garnier-Flammarion) et lun des meilleurs spécialistes mondiaux du philosophe.

Dès lavant-propos, lA. signale que son livre est différent de ceux aujourdhui consacrés à Platon, « qui lisent les dialogues à travers les lunettes dAristote, dont les positions théoriques saccordent mieux avec le contexte philosophique actuel, fortement influencé par le positivisme logique » (p. 10). Derrière la pique adressée à la tendance actuelle à fonder la philosophie sur des données empiriques (cf. encore p. 136), on discerne le vœu de dire aujourdhui la force de la philosophie de Platon malgré toutes les critiques qui lui ont été adressées, à commencer par celles dAristote.

Louvrage est structuré en 19 questions, dont on peut dire globalement quelles portent sur lécrivain (ses origines, le rôle de la défaite dAthènes contre Sparte et celui de la mort de Socrate dans sa vocation philosophique, mais également les accusations de plagiat portées contre Pythagore du vivant de Platon), sur ses positions (contre linfluence des poètes dans léducation, contre la démocratie accusée davoir condamné Socrate, pour une forme de société fermée) et enfin sur ses grandes inventions philosophiques. LA. consacre ainsi des chapitres très éclairants à sa théorie des idées (« Léthique, le réalisme moral et les formes intelligibles »), sa conception de lâme en lien avec les mythes créés par lui à titre 414de fiction vraisemblable (« Lâme chez Platon ») et son explication mythico-mathématique de lorigine de lunivers créé par un démiurge (invention platonicienne dans le Timée, cf. le chapitre « La physique »). À cela sajoute encore la critique platonicienne de la « religion traditionnelle », laquelle présente le tort de représenter des dieux trop humains (la faute dHomère est patente aux yeux de Platon) qui prennent parti dans le monde des hommes et se laissent infléchir par les sacrifices (sacrifices que, de toute façon, le végétarisme de Platon lui fait refuser). Les analyses des motifs anciens (sa naissance miraculeuse, virginale ; sa vente comme esclave) sont très utiles pour situer une œuvre dans lhistoire de la philosophie, à quoi concourent encore les schémas mathématiques et les spéculations numérologiques reproduites dans les annexes, en plus des habituelles chronologies et cartes.

Tout juste regrette-t-on la présence de certaines répétitions : ainsi, le même extrait de la Lettre VII est reproduit p. 43 et p. 46 ; le récit de loracle de Delphes sur la sagesse de Socrate apparaît trois fois (p. 24, p. 30 et p. 105) ; le même florilège de définitions des Idéa figure à deux reprises (p. 133 et p. 142).

Parmi les nombreuses questions qui naissent à sa lecture, on notera celle-ci : lécrivain Platon est le premier qui se soit proclamé « philosophe » (p. 9) ; sensuit-il quil a inventé la « philosophie » comme le prétend le sous-titre (cf. encore p. 115, p. 265) ? Nest-ce pas surestimer le fait, indéniable, quil sagit de la première œuvre dun philosophe que lAntiquité nous ait léguée presque intégralement (cf. « LAcadémie et la tradition manuscrite ») et minorer, de fait, limportance des présocratiques ?

Les terrains de questionnement nombreux sont autant doccasions pour lA. de restituer la pensée de Platon et de défendre une vision haute de la philosophie, occupée à saisir lintelligibilité de lunivers, luniversalité des valeurs et la spécificité de la philosophie face aux autres savoirs. « Le monde sensible ne possède pas en lui-même son principe dexplication » (p. 147) : telle est la leçon de Platon que Brisson entend bien promouvoir, en réaffirmant que « lhypothèse de lexistence de Formes permet de “comprendre” pourquoi notre monde reste dans une certaine mesure intelligible » (p. 146). LA. ne sinterroge pas, toutefois, sur le prix à payer pour soutenir cette intelligibilité : le renvoi à des idéalités que lon ne peut justifier autrement que par ce quelles donnent à penser ; le recours à un mythe inventé (« conscient », pour reprendre le terme de Voegelin, cité p. 160), là 415où la scrupuleuse description sémantique et empirique dun Aristote nous semble, aujourdhui encore, constituer un style alternatif à la philosophie platonicienne, pouvant de surcroît faire face au tournant positiviste de la philosophie à lheure des neurosciences et maintenir vivante la question socratique (« Quest-ce quune vie bonne ? ») en face de la tradition platonicienne. Il nempêche que lA. sait, mieux quaucun autre, présenter, défendre et vivifier ladite tradition.

Daniel Frey

Marcel Conche, Épicure en Corrèze, Paris, Gallimard, coll. « Folio » 6149, 2014, 176 pages, ISBN 978-2-07-046795-2, 7 €.

Marcel Conche (né en 1922), professeur honoraire de philosophie à la Sorbonne, spécialiste, en particulier, dÉpicure (mais aussi des présocratiques et de Montaigne), nous offre ici une autobiographie à la fois factuelle et intellectuelle : elle montre à quel point le fondateur du Jardin a été pour lui non seulement un objet détude et denseignement, mais aussi un maître et un guide tout au long de son existence. De fait, cet orfèvre des mots quest Conche alterne, avec la même précision, évocations du passé (et notamment de ses jeunes années) et exposé de la doctrine épicurienne (surtout p. 11-13, 66-68, 167-177). LA. ne cache pas le fait que les principes dÉpicure sont plus aisés à mettre en œuvre après la fin de la vie professionnelle : le stoïcisme serait plus en adéquation avec la jeunesse (lorsquil sagit dapprendre la maîtrise de soi et la résistance aux entraînements collectifs) et lépicurisme avec la vieillesse (lorsque, avec lextinction des pulsions, il sagit de goûter le plaisir dêtre encore en vie). Aussi Marcel Conche a-t-il choisi, lors de sa retraite, de retourner vivre dans le hameau de Corrèze où il avait grandi, afin de savourer la sobriété toute épicurienne dun ethos sans artifice.

LA. consacre un certain nombre de pages à relater sa sortie de la tradition chrétienne et à construire une critique argumentée du christianisme (p. 59-60, 70-73, 105-107, 117-120, 133-136, 139-141, 146-152). Après avoir exposé la manière dont la notion même de Dieu a peu à peu disparu de son paysage intellectuel (« Je suis certain quaucune réalité ne correspond à ce mot “dieu” », p. 119), il nhésite pas à écrire : « Que les croyants en Dieu et moi fassions partie de la même 416humanité est, pour moi, difficile à penser » (p. 119). Nous apprenons cependant, au détour dune phrase, que lA. a vécu cinquante ans avec une épouse qui, fille dHenri Tronchon (professeur de littérature comparée à lUniversité de Strasbourg), était catholique pratiquante.

Autant témoignage de vie quexposé lumineux de la philosophie épicurienne, ce livre, très accessible, mérite de figurer dans la bibliothèque de toute personne désireuse de saisir la teneur de la sagesse antique et den appréhender la pertinence pour nos contemporains.

Frédéric Rognon

Pierre Haese, Épictète en prison. Une rencontre improbable, Saint-Denis, Edilivre, 2017, 172 pages, ISBN 978-2-414047062, 15 €.

Ce livre est pour le moins atypique : il relève à la fois de lexposé de la philosophie stoïcienne, de la démonstration solidement argumentée de la légitimité et des conditions dun néo-stoïcisme, et dun témoignage autobiographique. Incarcéré pour homicide durant quatorze années, lA. relate en effet comment il a rencontré la pensée dÉpictète en prison, et en quoi cette découverte lui a permis peu à peu datteindre lataraxie dans un milieu on ne peut plus hostile. Ce cheminement ne laisse pas dévoquer celui dun Bernard Stiegler, dailleurs cité à plusieurs reprises (p. 58, 73, 154, 160). Dans une première partie alternent donc la présentation de la doctrine stoïcienne et la narration de situations carcérales concrètes – faites dadversités, de contrariétés, de frustrations et dinsécurité permanentes – et de leur traversée. Lévocation de la première lecture du Manuel dÉpictète sapparente en tout point à un récit de conversion : « saisi au plus profond de [s]on être », le détenu fait lexpérience dun total « émerveillement » (p. 17-18) qui lui fait appréhender la philosophie comme une puissance de transformation intérieure : « Si ma vie ne valait pas grand-chose, lœuvre [dÉpictète] lui a donné un sens » (p. 74). Cette improbable rencontre a conduit lA. à entamer des études de philosophie, jusquau doctorat, avec une thèse (aujourdhui publiée) dans laquelle il compare stoïcisme et bouddhisme. Le présent ouvrage a été rédigé quelques mois avant sa libération, et lA. y a anticipé le profit quil allait pouvoir tirer de la pensée dÉpictète pour faciliter ce retour, toujours délicat, vers le monde des hommes « libres ».

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La deuxième partie du livre est consacrée à une discussion serrée de lactualité du stoïcisme. Après avoir montré lécart considérable quil y a entre le contexte de production du stoïcisme antique et notre époque (notamment du fait de lévolution des sciences, alors que la morale dÉpictète est étroitement liée à sa physique finaliste), et les risques afférents danachronisme et de contresens, lA. plaide en faveur dun renouveau circonspect du stoïcisme aujourdhui. À cet effet, il expose les positions de quatre philosophes modernes et contemporains : Shaftesbury, le dernier Foucault, James B. Stockdale et Lawrence C. Becker. Il analyse la mesure dans laquelle leurs conditions dexistence précaires ont pu constituer un terreau favorable à leur « retour » à Épictète. Il présente également lengagement politique du maire de Vancouver, Sam Sullivan, afin de montrer que le néo-stoïcisme ne se réduit pas nécessairement à un usage privé. Sa conclusion simpose à ses yeux : la pensée dÉpictète na rien perdu de son pouvoir de conférer sérénité, conscience de soi, liberté et joie, notamment dans les contextes les plus délétères.

On peut ne pas être convaincu par le rapprochement audacieux (p. 26) entre Arrien et Xénophon (ce dernier nayant pas réellement transmis la philosophie de son maître), par les confrontations toujours rapides entre stoïcisme et christianisme (p. 30-33, 85, 92-93, 107-109), ou par laffirmation suivante : « un stoïcisme “socialement engagé” [] excède [nest-ce pas plutôt : “infirme” ?] la thèse selon laquelle seul un usage privé du stoïcisme est possible de nos jours » (p. 151). Cet ouvrage nen demeure pas moins une contribution vivace au renouveau des études contemporaines sur lœuvre stoïcienne.

Frédéric Rognon

Anthony Grafton, La page de lAntiquité à lère numérique. Histoire, usages, esthétiques. Traduit de langlais par Jean-François Allain. Préface [de] Henri Loyrette, Paris, Hazan – Musée du Louvre, 2015, 174 pages + 38 pages dillustrations finales, ISBN 978-2-7541-0812-6, 15 €.

Cet ouvrage est le fruit des conférences données par lhistorien américain dans le cadre de « La Chaire du Louvre » en 2012. Malgré ce que pourrait suggérer son titre, lA. ne parcourt pas lhistoire de la page de lAntiquité à lère numérique, mais progresse, en sens 418inverse, depuis notre époque de bouleversements des pratiques de lecture engendrés par la révolution numérique vers les pratiques anciennes dédition et de lecture. Érudit, passant allégrement de lHistoirenaturelle de Pline à la Chronique de Nuremberg datant des débuts de limprimerie, puis au Dictionnaire historique et critique de Bayle (dont la page comportait souvent plus de notes que de texte, comme on le voit dans le cahier final richement illustré), le propos de Grafton permet de prendre conscience des mutations qui ont constamment affecté le rapport du lecteur aux pages quil lit.

Il en ressort que la pratique de la lecture na jamais cessé dêtre mise en cause, étant liée à lévolution des supports matériels du texte. Le rythme de lévolution nen donne pas moins le vertige, comme le rappelait un autre historien américain du livre, R. Darnton, dans son Apologie du livre (Gallimard, 2011). Sans mépris pour les nouveaux supports numériques, Grafton ne peut que faire état de la différence entre la lecture conventionnelle et la lecture sur internet : nos outils dimagerie neuronale montrent en effet que la première, linéaire, suscite une compréhension plus profonde et mieux mémorisée ; la seconde lest moins, qui met en jeu une activité cérébrale différente, même si elle est plus intense (cf. p. 18 sq.). Il faut donc espérer que la lecture lente, cest-à-dire finalement le temps passé à lire vraiment, demeure non seulement lidéal du lecteur, mais aussi le cœur de la pratique de lecture, laquelle na pas son pareil pour modifier le monde.

Daniel Frey

Philippe Desan (dir.), Dictionnaire de Michel de Montaigne, Paris, Classiques Garnier, coll. « Dictionnaires et synthèses » 11, 2016, 1260 pages, ISBN 978-2-406-06366-7, 175 €.

Montaigne nest jamais passé de mode. Beaucoup ne le goûtent pas, le jugeant trop bavard, à commencer sur lui-même. Mais il trouve, génération après génération, des lecteurs passionnés, et non des moindres : Descartes, Shakespeare, Pascal, Rousseau, Merleau-Ponty. Fait plus rare, Montaigne trouve en outre des lecteurs enjoués et reconnaissants parmi les auteurs : Flaubert, Emerson, Gide, Alain, Zweig. Parmi eux, on compte aussi Nietzsche, à qui lon doit lun des plus beaux hommages qui aient jamais été rendus 419à un écrivain : « Quun tel homme ait écrit a de fait augmenté le plaisir de vivre sur cette terre » (cf. larticle « Nietzsche » du présent dictionnaire, qui nindique pas toutefois que ce passage se lit dans les Considérations inactuelles). Ces lecteurs lisent les Essais comme lavait souhaité leur auteur : à la recherche de lexpérience singulière dêtre un humain, ils pratiquent Montaigne (selon la remarque suggestive de lÉd., Professeur de littérature française à Chicago, rédacteur en chef de la revue Montaigne Studies, p. 9) en plongeant et replongeant dans ce livre ultime qui récapitule à leurs yeux tous les livres dans le présent de son écriture pensive : « Je men vay escorniflant par cy par là des livres les sentences qui me plaisent, non pour les garder, car je nay point de gardoires, mais pour les transporter en cettuy-cy où, à vrai dire, elles ne sont plus miennes quen leur première place » (I.25.136, 12 de lédition Villey, employée dans tout le volume non pour son actualité, mais pour sa commodité, p. 12). Il est bien possible, cependant, que ce ne soit là quun rêve de lecteur ; rêve de totalité, de saturation de sens par un seul livre, celui dont on dit quil serait suffisant sur une île déserte. Il nempêche : les Essais se présentent à ces lecteurs tels une « corne dabondance » (limage est de lÉd.) de tous les faits, grands ou petits, fameux ou ordinaires, de toutes les lectures qui ont permis à lauteur des Essais de surprendre partout, et dabord en lui-même, les traces du passage de lhumain à lhumain, de soi à soi : « Moy à cette heure et moy tantost sommes deux ; mais quand meilleur, je nen puis rien dire » (III.9.964, 7, cit. p. 12).

Ce propos est cité opportunément à la fin de lintroduction de ce dictionnaire, précieux outil de lecture et de recherche, constituant la réimpression corrigée et augmentée de lédition de 2007 parue chez Honoré Champion. Les choix éditoriaux sont exprimés dans lintroduction, due à lÉd., avec toute la clarté requise. Les articles longs et nuancés ont été privilégiés, de façon à laisser aux plus éminents spécialistes de Montaigne, issus de pays très divers, tout loisir de développer leurs analyses. On y trouvera des savants bien connus, comme Pierre Magnard, des auteurs plus jeunes ayant renouvelé certaines questions (comme celle du scepticisme de Montaigne dans le cas de Frédéric Brahami), des spécialistes dautres sujets – cest par exemple à Olivier Millet quont été confiés les articles relatifs au champ protestant –, même si dautres (comme André Lanly, auteur dune « traduction » en français moderne des plus utiles) manquent à lappel. Avec ses 749 entrées, rédigées par 420120 auteurs venus de 14 pays, ce dictionnaire a pleinement atteint lobjectif visé : être une « somme des études montaignistes jusquà ce jour » (p. 11), ne craignant pas dafficher les contradictions que Montaigne lui-même ne cachait pas et quil exposait même à ses lecteurs. Un index rassemble les noms de personnes, de lAntiquité à la fin du xvie siècle ; un autre, critique, livre les noms postérieurs, y compris ceux des montaignistes.

Puisque notre revue est consacrée à des questions dhistoire et de philosophie religieuses, nous ne prendrons quun exemple : larticle « Dieu ». Rédigé par Alain Legros, il dresse en sept colonnes un panorama de tous les usages et de toutes les implications de ce mot dans les Essais, des plus anodines (par exemple dans les locutions du type « à Dieu ne plaise ») aux plus problématiques, ces dernières étant relatives à lincompréhensibilité de Dieu, rare thème à propos duquel Montaigne se montre très « assertif » (p. 301) : lusage de lassertion traduit-il lattitude la plus religieuse qui soit aux yeux de Montaigne (ce que pense Legros), ou est-ce le signe quil na finalement pas cure dun Dieu à ce point transcendant ? Cest là une indécision spécifiquement montaigniste, dont Legros écrit joliment quelle est « sans problème ni angoisse, mais non pas sans désir ni attente » (p. 303). Avec un article de ce genre, si concis et précis, dont il peut croiser la lecture avec celle des renvois proposés (en loccurrence, « Apologie de Raymond Sebond », « Croyance », « Religion », « Scepticisme », etc.), le lecteur dispose de contenus solides et dhypothèses suggestives susceptibles de relancer la lecture des Essais, qui sont le type même du livre sans clôture où lauteur ne livre sa singularité que pour mieux appeler le lecteur à sautoriser la même liberté.

Daniel Frey

Olivier Abel, Pierre Bayle. Les paradoxes politiques, Paris, Michalon Éditeur, coll. « Le Bien commun », 2017, 119 pages, ISBN 978-2-84186-822-3, 12 €.

Après avoir, vingt ans auparavant, consacré un volume de cette collection à Paul Ricœur, Olivier Abel, professeur de philosophie éthique à lInstitut protestant de Théologie, propose ici une lecture de lœuvre de son autre auteur de prédilection, Pierre Bayle. Il est symptomatique, dailleurs, que ce nouveau volume comporte 421jusque dans son titre une référence à la pensée ricœurienne de la politique, laquelle est centrée sur le paradoxe de rationalité et de lirrationalité – lallusion, que lon devine au cours de la lecture, ne se dévoile quen toute fin douvrage, p. 115.

Lintroduction rappelle le conflit herméneutique dont lœuvre de Bayle est lenjeu, puisque lon a pu tout aussi bien y voir un fidéisme hétérodoxe et rigoriste (Élisabeth Labrousse, lA.) quun athéisme libertin (Gianluca Mori). LA. justifie amplement la première interprétation, qui rend bien davantage compte des paradoxes de la pensée de Bayle que la seconde, laquelle ny voit que masques. Le premier chapitre, derrière son titre camusien (« Lexil et le royaume »), rappelle comment Bayle est devenu ce défenseur expatrié dune République des Lettres idéale. Le suivant porte sur le plaidoyer baylien en faveur de la tolérance. Le troisième chapitre (« Les différends fondateurs ») aborde plus spécifiquement les aspects politiques des discussions de Bayle avec Hobbes, Bodin et Milton sur la forme de pouvoir légitime, pour ensuite sétendre à la critique de la théodicée. Cest là lacmé de la crise baylienne, lorsque Bayle estime que le manichéisme explique mieux le problème du mal que la foi biblique, à laquelle, pourtant, il sen tient presque tragiquement. Une seule souffrance suffit à détruire lédifice de la théodicée justifiant tout : cest que, comme lA. la bien vu, pour Bayle, « le point de vue singulier de lindividu est inéliminable, aussi exigu et subjectif soit-il » (p. 95).

On retrouve dans cet ouvrage le style de lA., impétueux lorsquil passe à grandes enjambées dun problème à lautre ou fait référence à des auteurs ou des concepts éloignés du Grand Siècle mais proches de notre situation contemporaine, et cest ici le souci des liaisons secrètes qui domine ; minutieux lorsquil décrit la situation historique particulière de ce protestant méridional exilé, cet éternel provincial quest Bayle, et cest alors le souci de lexplication, de la discontinuité, qui prévaut. Ce style vivant convient parfaitement à Bayle, inclassable penseur faisant sopposer dans son Dictionnaire historique et critique des pensées inconciliables, expression aiguë dune impossible unité des points de vue, adossée au caractère intime, irrévocable et injustifiable des convictions que chacun doit à son enfance, surtout en matière de religion.

Daniel Frey

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L immoralité de la croyance religieuse. « L éthique de la croyance » de William Clifford suivi de « La volonté de croire » de William James. Traduction de langlais, préface et postface de Benoit Gaultier, Marseille, Agone, coll. « Banc dessais », 2018, xv + 121 pages, ISBN 978-2-7489-0315-7, 17 €.

Cest à son Ethics of Belief, article issu dune conférence prononcée en 1876, mais traduite ici pour la première fois en français, que William Clifford (1845-1879) doit dêtre cité dans presque tous les essais relevant de la philosophie analytique de la religion. Il y défend une position de critique radicale : « On a tort, partout, toujours et qui que lon soit, de croire quoi que ce soit sur la base déléments de preuve insuffisants » (p. 13). Lapologue de larmateur venant appuyer cette thèse est bien connu : bien quil soit conscient de létat délabré de son navire, lhomme repousse ses doutes et veut croire quil traversera cette fois encore locéan, comme il la déjà fait par le passé, et quil parviendra sans encombre au port. Le bateau sombre finalement, ses occupants sont noyés : cette croyance était donc non seulement indue, mais immorale, parce quelle était en réalité commandée par un désir de croire en une réalité arrangeante.

Habituellement, les philosophes qui sopposent (comme Roger Pouivet) à un tel rigorisme épistémologique ne font pas grand cas de la réponse que William James a fait paraître sous le titre The Will to Believe en 1897, dans la mesure où ils sessaient à justifier sur le plan épistémique, par-delà James, les croyances religieuses. Le cas de Benoit Gaultier (auteur de Quest-ce que le pragmatisme ?, Vrin, 2016) est tout différent : en redonnant accès à un texte classique – ce dont il faut lui savoir gré, même si le texte original de Clifford est facile daccès sur internet – il entend surtout redire la force de largumentation de cet auteur, contre la réponse jamesienne (fidèlement retraduite pour loccasion) dont il estime quelle tombe, malgré son intérêt, totalement à côté.

Cest ce quil explique dans la postface, qui multiplie, un peu laborieusement, les apologues destinés à restituer au propos de Clifford son sens originel. Lexercice na pas convaincu le présent recenseur, et cela pour une raison fondamentale : une éthique de la croyance enjoignant dêtre systématiquement en mesure de justifier ses croyances constitue autant un appel (légitime) à la justification soigneuse des croyances ordinaires dont la vie est pleine quun 423rejet (discutable) des croyances religieuses, lesquelles ne peuvent jamais par nature satisfaire au critère énoncé plus haut, celui des « éléments de preuves suffisants ». La chose apparaît de manière parfaitement limpide dans la conclusion de la postface, où lA. enjoint le croyant, « pour être rationnel, [… à] sen remettre au jugement de ceux qui ne croient pas » (p. 120). Ainsi exprimée, la sentence, pour le moins étonnante, donnerait plutôt raison à James. Ce dernier est en effet fondé à observer que la crainte viscérale de Clifford dêtre dans lerreur est tout autant passionnelle, en tant que désir de ne pas croire, que lest la volonté de croire, à lœuvre (de toute évidence) en tout croyant (cf. p. 59). James est lucide lorsquil écrit : « notre nature passionnelle non seulement est en droit de trancher, mais doit trancher lorsquune alternative entre des propositions ne peut être décidée sur des fondements intellectuels » (p. 58).

Le propos de Gaultier, dont il faut saluer la finesse et la rigueur, ne fait donc que renforcer la légitimité de lanalyse de James : il nexiste pas de neutralité en la matière, et il en va bien à chaque fois dune volonté préalable de croire ou de ne pas croire. Cela ne signifie absolument pas que James soit fondé à tenir pour justifiée toute croyance religieuse donnant sens à lunivers ; mais cela ôte à léthique de la croyance de Clifford son statut de dernier mot en matière dépistémologie de la croyance. Il ny en a pas, tout simplement, parce quil nest pas du tout indifférent, comme on feint encore trop souvent de le croire, davoir été comme Clifford un libre-penseur convaincu (comme le rappelle opportunément Gaultier, cf. p. xiv) lorsque lon entend argumenter en faveur du caractère irrationnel et moralement illégitime de la croyance, pas plus quil nest innocent de démontrer la rationalité de la croyance en Dieu lorsque lon est convaincu par avance que Dieu existe, comme les théistes daujourdhui. Le véritable agnosticisme, en la matière, serait celui qui se montrerait réellement ouvert à la question de la croyance, car il serait véritablement désintéressé. Mais le plus souvent, il lest tellement quil ne se préoccupe pas du tout de la question et porte sa réflexion ailleurs.

Daniel Frey

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HyeJeong Seo, Paul Ricœur. Image de Dieu. Tome I : Origine et déchéance. Avant-propos dOlivier Abel, Paris, LHarmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2017, 285 pages, ISBN 978-2-34311-452-1, 29 €. Paul Ricœur. Image de Dieu. Tome II : Rédemption et eschatologie, Paris, LHarmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2017, 218 pages, ISBN 978-2-34311-766-9, 22,50 €.

Il est permis de supposer, en labsence dindication expresse dans louvrage, que ces deux volumes constituent la publication de la thèse de HyeJeong Seo, théologienne présentée sur la quatrième de couverture comme Docteure de lInstitut protestant de Théologie à Paris. Dans un avant-propos ressemblant à sy méprendre à un rapport de thèse, Olivier Abel rappelle opportunément limportance du thème de limage de Dieu chez le Ricœur des années 60. On le trouve en effet dans La Symbolique du mal, ainsi que dans lun des rares essais qualifiés de « théologiques » par Ricœur lui-même, « Limage de Dieu et lépopée humaine » (repris dans Histoire et vérité).

LA., théologienne presbytérienne de Corée du Sud, se propose de relire lœuvre du philosophe sous langle de limago dei de Gn 1,26. Lintérêt de sa lecture tient à loriginalité du sujet et à lamplitude de son traitement, puisquelle sétend jusquaux problématiques de la capacité et de la fragilité abordées dans les années 90, bien après lapparition du thème de limagodei par conséquent. Louvrage paraissant dans la collection « Ouverture philosophique » de LHarmattan, on sattendrait plutôt à une recherche philosophique sur la figuration de la bonté originelle. Ricœur la discerne autant dans lœuvre de Jean-Jacques Rousseau (dans LHomme faillible) que dans sa propre interprétation des symboles bibliques de la culpabilité (dans La Symbolique du mal) : le thème de limagodei, qui constitue lorigine théologique de la réflexion de Ricœur sur la bonté de lêtre, aurait ainsi pu faire lobjet dune recherche moins directement orientée par une lecture confessionnelle réformée, centrée, par exemple, sur la bonté de lêtre. Tout se passe en effet comme si Ricœur avait trouvé dans la Bible lexpression figurée dune bonté naturelle – limago dei – à la fois introuvable (le mal humain étant radical) et ineffaçable (le mal nétant pas originaire). Ouvertement guidée par un souci théologique tout à fait légitime, lA. donne de ce fait une image trop confessionnelle dune œuvre travaillée de lintérieur par une tension entre lorigine biblique et théologique des thèmes et le souci de leur sécularisation, lequel apparaît dès 1949 dans Le Volontaire et linvolontaire.

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Notons enfin quil faut regretter une fois de plus le peu de soin que léditeur apporte aux manuscrits qui lui parviennent : de trop nombreuses coquilles nuisent à la réception bienveillante du texte et sont inacceptables eu égard au respect dû au lecteur.

Daniel Frey

Jean-Philippe Pierron, Ricœur. Philosopher à son école, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des philosophies », 2016, 243 pages, ISBN 978-2-7116-2725-7, 24 €.

Professeur de philosophie à Lyon III, lA. navait jusquici publié sur lœuvre de Paul Ricœur que des contributions isolées, portant notamment sur la conception que le philosophe sest faite du témoignage (Recherches de Science Religieuse, 2003) et sur linfluence que Nabert a exercée sur lui (Revue Philosophique de Louvain, 2010). Son livre est le fruit dune longue et patiente fréquentation de lœuvre de Ricœur, Pierron faisant partie de ces auteurs, de plus en plus rares en ces temps dencouragement frénétique à publier, qui mûrissent patiemment leur ouvrage. Cest donc un « Ricœur » dense et précis que lA. ajoute à la très bonne collection « Bibliothèque des philosophies » publiée chez Vrin.

Il sexplique demblée sur le sens de son sous-titre, surprenant pour un livre portant sur un philosophe qui a toujours dit préférer avoir des amis que des disciples – lun nempêche pas lautre, et dans le cas de Ricœur, il est arrivé souvent que ses amis furent les plus zélés de ses disciples. Philosopher à son école, ce sera en réalité rendre à sa philosophie le meilleur hommage qui soit : « la mêler aux préoccupations de lheure » (Levinas, cit. p. 8). Cela revient concrètement à employer sa méthode phénoménologico-herméneutique afin, dune part, de maintenir ouverts des chantiers éthiques où il importe, dun point de vue civique, de différer toute conclusion prématurée, et afin, dautre part, douvrir des chantiers nouveaux effleurés par Ricœur.

Au rang des premiers de ces chantiers, lA. compte la question du soi en lien avec lhéritage réflexif (chapitre 1, en référence à Nabert) et avec celui des sciences humaines (chapitre 2). Suivent la question des héritages traditionnels (chapitre 3), celles des rapports, chers à lA., entre imagination et éthique (chapitre 4), entre 426témoignage et figuration (chapitre 5), sans oublier les enjeux éthiques relatifs au droit (chapitre 6). Les nouveaux chantiers que Pierron a eu lheureuse idée douvrir ou dexplorer plus avant sont ceux du soin et de linstitution hospitalière (chapitre 7), de lurbanisation (chapitre 9), de lécologie (chapitre 10) et de la mondialisation (chapitre 11), autant de domaines qui sont bien connus de lA. (cf. son ouvrage Pour une philosophie du soin, P.U.F., 2010 et son livre Penser le développement durable, Ellipses, 2009) et pour lapproche desquels la méthode philosophique de Ricœur était restée largement inemployée.

Le chapitre 8 mérite un traitement à part. Intitulé « Ricœur et la laïcité », il offre une analyse originale des raisons pour lesquelles le philosophe a cherché à maintenir une césure entre ses arguments philosophiques et ses convictions religieuses, non sans toutefois explorer la frontière entre philosophie et religion. Pour lA., au-delà de la « pudeur laïque » (p. 152) taisant ses convictions les plus intimes, le philosophe a très simplement intériorisé la situation spécifique de la laïcité française, fruit de lhistoire nationale, jusquà faire le tri dans ses publications et séparer « soigneusement ses écrits philosophiques de ses œuvres confessionnelles » (p. 153). Cela ne la toutefois pas conduit à penser la religion dans les limites de la simple raison (comme la fait Kant), ni surtout à déclarer que lhorizon de nos sociétés modernes est la sortie du religieux, car à ses yeux « cette approche soustractive de la sécularisation (la sortie de la religion) néglige lapparition du pluralisme de traditions religieuses coexistantes et les reconfigurations spirituelles (dont la spiritualité laïque) quengendre cette sécularisation » (p. 159). Autrement dit, comme le remarque à juste titre lA., « il ny a probablement pas de laïcité sans laïcisation, ni sans prise en compte du pluralisme religieux » (p. 159). Cest en ce sens que Ricœur contribue à cette laïcité de confrontation quil appelait de ses vœux et quil opposait à une laïcité dabstention. La laïcité nest pas une absence, mais une volonté de faire prendre en compte la dimension religieuse et le pluralisme religieux de telle façon que lhéritage critique des Lumières ne soit plus seul, mais coexiste avec « les héritages plus anciens que celui de lAufklärung » (Ricœur, cité p. 159).

Suggestive, cette relecture de la question débattue des rapports entre la philosophie de Ricœur et la religion a lavantage dexpliquer selon des mobiles forts la raison pour laquelle le philosophe sest contraint à ce partage des genres selon les publics auxquels il 427sadressait. Il faut savoir gré à lA. de sêtre mis à la recherche des causes dune situation très particulière, dautant que Ricœur fut, de son vivant, lun des philosophes les plus lus par les théologiens et les croyants en général. Il aurait toutefois été judicieux dinclure au dossier létude de textes expressément consacrés à la laïcité, comme « Le protestantisme et la question scolaire », conférence prononcée en 1954 à Strasbourg, dans laquelle la distinction entre une laïcité dabstention et une laïcité de confrontation apparaît dailleurs pour la première fois. Mais il aurait surtout fallu aller plus loin dans lexplication de ses mobiles, en commençant par montrer, par une lecture diachronique de ses écrits, que Ricœur a mis en œuvre, de façon progressive et parfois hésitante, un long processus de sécularisation de sa propre pensée. Cela demanderait, il est vrai, un autre travail, nécessitant de restituer les grandes étapes de ce cheminement, en deçà des propos exprès de Ricœur auxquels les commentateurs se limitent le plus souvent, lA. ne faisant ici pas exception.

Cette remarque critique nôte cependant rien à la qualité de son ouvrage, à lampleur des vues offertes sur une œuvre si ample et si riche quaucun commentateur ne parvient à lembrasser du regard. Louvrage de Pierron, comme jadis celui de Mongin (Paul Ricœur, Seuil, 1994), est de ceux qui parviennent à offrir une vue globale conjuguant la finesse de la lecture et la sûreté du jugement philosophique. Un ouvrage important pour les études ricœuriennes.

Daniel Frey

Jacques Ellul, Vivre et penser la liberté. Édition et notes de Jean-Philippe Qadri. Préface de Michel Rodes, Genève, Labor et Fides, 2018, 625 pages, ISBN 978-2-8309-1675-1, 34 €.

Vingt-cinq ans après sa mort, Jacques Ellul nous offre encore de nombreux et riches textes, qui se donnent comme autant de ressources pour penser la condition et la vocation chrétiennes dans le monde moderne. Plusieurs anthologies thématiques, rassemblant des textes épars sur une même question, sont parus ces dernières années : Israël, le travail, les classes sociales, la mort et la résurrection… Grâce au travail érudit de Jean-Philippe Qadri, ce volume présente une compilation de trente-deux textes, dont 428la moitié sont inédits et les autres quasiment introuvables, écrits entre 1938 et 1991, autour dune thématique commune : la liberté.

Le premier texte est sans doute le mieux structuré et le plus consistant : lessai intitulé « Les structures de la liberté » (p. 37-111) navait paru quen italien et en espagnol, mais curieusement jamais en français ; il retrace la généalogie du concept de « liberté » à travers les civilisations et les courants idéologiques ; il sinscrit dans une approche sociologique et sarrête au seuil de la théologie.

Les autres chapitres, articles, conférences, extraits douvrages, franchissent allègrement cette limite pour poser un certain nombre de questions à ceux qui sinterrogent sur le sens de la liberté du chrétien. Comment distinguer la liberté authentique de ses parodies superficielles ? Quelles sont les exigences et les risques dune vie réellement libre ? Pourquoi lhomme, y compris et peut-être surtout le chrétien, fuit-il à ce point la liberté (« Lhomme naime pas être libre » : p. 530) et lui préfère-t-il la sécurité ou la puissance, figures modernes des oignons dÉgypte ? Pourquoi la liberté est-elle toujours une question individuelle et se travestit-elle dès quelle prétend à être collective ? Quest-ce qui pousse les hommes à retomber sans cesse dune servitude dans une autre, plus profonde encore ? Pourquoi nos revendications de liberté se trompent-elles généralement de cible, exigeant une liberté déjà acquise au lieu daffronter les défis du moment ? Pourquoi lexpérience de la liberté nest-elle nullement transmissible et doit-elle toujours être recommencée ?

Selon Ellul, laventure véritable de la liberté résonne singulièrement avec le choix de la « non-puissance », catégorie quil thématise à plusieurs reprises (p. 99, 138, 145, 367, 399-400, 542-544, 552). Or les chrétiens nont pas su suivre fidèlement leur Maître qui leur avait indiqué un modèle de non-puissance et nont donc pu assumer la liberté : « Toute lhistoire de lOccident (ses valeurs, ses grandeurs et ses désastres) tient avant tout à cette faillite » (p. 154).

Louvrage est servi par une préface très éclairante, mais aussi très personnelle, de Michel Rodes (p. 9-25) ; par trois index (des personnes, des thèmes et lieux, et des références bibliques) ; et surtout par un très riche appareil de notes, qui présente les diverses leçons dun même passage, les références dintertextualité au sein du corpus ellulien, ainsi que les éléments de contexte social et littéraire qui permettent une meilleure intelligence du propos.

Bien au-delà des lecteurs habituels de Jacques Ellul, cette somme intéressera tous ceux pour qui les tensions entre détermination et 429émancipation, aliénation et altérité, nécessité et liberté, conservent toute leur vigueur énigmatique.

Frédéric Rognon

Willem H. Vanderburg, Secular Nations under New Gods. Christianitys Subversion by Technology and Politics, Toronto – Buffalo – London, University of Toronto Press, 2018, 420 pages, ISBN 978-1-4875-2303-9, 35 €.

Willem H. Vanderburg, ancien étudiant de Jacques Ellul, est déjà lauteur de cinq ouvrages, de teneur fortement ellulienne, et léditeur de trois volumes de textes de son professeur. Cette sixième monographie sinscrit dans le prolongement des cinq premières (souvent citées en notes), mais peut tout à fait être lue indépendamment delles. Elle marque à leur égard une nette inflexion théologique et biblique, et opère un mouvement dialectique entre sociologie et théologie.

Les objectifs du livre sont clairs et pleinement honorés : il sagit de présenter la situation des chrétiens en Amérique du Nord comme une « fausse présence au monde » et dindiquer quelle serait leur « vraie présence au monde ». LA. emprunte ainsi deux expressions à Jacques Ellul, quil transpose dans le contexte nord-américain du xxie siècle (notamment avec lémergence dinternet et des réseaux sociaux), lorsque le professeur de Bordeaux visait essentiellement le protestantisme français du xxe siècle. Il reconfigure ce mouvement de la « fausse » vers la « vraie présence » à partir des concepts de « dé-symbolisation » et de « re-symbolisation ». Ce faisant, Willem H. Vanderburg sinscrit à la fois dans la filiation de Jacques Ellul et dans une démarche originale.

Lérudition de lA. est irréprochable. Sa fidélité à Jacques Ellul le conduit à privilégier cette source, mais cela tient aussi au fait que peu dauteurs ont travaillé dans une semblable perspective. Jacques Ellul est cependant loin dêtre lunique référence bibliographique. Comme les précédentes monographies de lA., celle-ci vise un public assez large de personnes intéressées par la compréhension de la société technicienne et des bouleversements de notre époque. Ce public pourra sétendre cette fois-ci à un lectorat chrétien confessant. Trois tournures récurrentes sonnent comme un refrain qui agrémente la 430lecture dune dimension esthétique (« relativism, nihilism and anomie », « the Jewish and Christian Bibles », « countertransference reactions »).

Quelques questions surgissent néanmoins à la lecture de ce volume. LA. ne cède-t-il pas une idéalisation des premiers chrétiens (p. 8-9, 48-49) ? Lanalyse de lordre technologique nest-elle pas caricaturale et réductrice (p. 25) ? Laffirmation de lomnipotence de lÉtat napparaît-elle pas comme une reprise des positions de Jacques Ellul sans actualisation critique (p. 32) ? Le rejet de la théologie nest-il pas un leurre, alors que Jacques Ellul assumait son usage et que lA. lui-même y a recours (p. 55-56, 385) ? La Trinité est-elle à ce point une invention de la philosophie médiévale étrangère à la Bible (p. 75) ? Létablissement dun lien de causalité entre la crise écologique et une mauvaise compréhension de la Genèse nest-il pas un peu rapide (p. 86-87) ? Lélimination de toute idée de péché originel nest-elle pas une facilité, à laquelle Jacques Ellul navait dailleurs pas succombé (p. 122-123) ? Ladoption de la distinction ellulienne entre « Royaume des cieux » et « Royaume de Dieu » naurait-elle pas mérité la prise en compte des acquis de la recherche exégétique depuis la mort de Jacques Ellul (p. 277-278, 289-291) ? Enfin, si nos œuvres sont des vanités selon Qohéleth, nest-il pas abusif de le dire aussi de nos personnes (p. 383-384) ? On regrettera également labsence de bibliographie, ainsi que dindication des pages dans chacune des références figurant dans les notes.

Ces remarques et questions critiques ne remettent nullement en cause la pertinence de cette étude, qui constitue à lévidence une contribution majeure à la recherche ellulienne : tout en sinspirant profondément de lœuvre de Jacques Ellul, elle en offre une belle synthèse et ladapte au contexte nord-américain, ce qui navait jamais été fait jusquici.

Frédéric Rognon

Johann Michel, Homo interpretans, Paris, Hermann, 2017, 400 pages, ISBN 978-2-7056-9496-8, 32 €.

Convaincu que lannonce foucaldienne de la mort de lhomme a fait long feu, Johann Michel, professeur à lUniversité de Poitiers, chercheur attaché à lEHESS, reprend à nouveaux frais la question de lanthropologie à partir dune hypothèse fondamentale : 431linterprétation est constitutive de lhumain, non seulement dans la pratique scientifique, philosophique ou juridique, mais également dans les actes de la vie la plus ordinaire. Ce faisant, lA. fait se rejoindre la tradition herméneutique classique dévolue aux textes, la recherche anthropologique des sciences humaines (sociologie, psychologie, etc.) et, encore au-delà, lanthropologie naturelle et les sciences cognitives. Cest dire lambition de cet ouvrage qui revient aux questions fondamentales de lanthropologie, dans le contexte de la domination des sciences du cerveau, sans les repousser, mais sans non plus acquiescer à leur prétention réductionniste.

Parmi les gestes inédits que pose lA., on notera la prise en compte opportune de lusage du concept dinterprétation dans les sciences de la nature, et plus particulièrement léthologie. On sait, par exemple, que les abeilles dansent pour signaler la localisation du nectar. Mais peut-on dire que leur danse a un sens, en labsence dactivité symbolique et réflexive ? LA. suggère que les animaux ont bien accès à un monde de signes, mais « jamais au monde symbolique du sens, qui suppose biologiquement des structures corticales propres aux mammifères supérieurs » (p. 32). Cette confrontation à léthologie, qui place demblée la présente entreprise à distance de la philosophie herméneutique de Heidegger et de Gadamer (souvent cités dans louvrage), se prolonge dans linvention de catégories inconnues de ces derniers, permettant de distinguer la proto-interprétation, dans le registre éthologique mais également humain, lorsquil ne sagit que dinterpréter par sélection de signes un environnement, linterprétation proprement dite, désignant dans le registre anthropologique lopération née de la rupture immédiate du sens, et enfin la méta-interprétation renvoyant, dans le registre épistémologique, à linterprétation savante et linterprétation herméneutique de linterprétation.

LA. montre en outre limportance de lherméneutique critique dans le champ de lherméneutique médicale, des sciences sociales, de la psychanalyse, et prolonge, ce faisant, le geste, initié par Ricœur, dune articulation entre ces disciplines et la réflexion herméneutique.

Cet ouvrage majeur, qui innove par bien des aspects et propose des réflexions précieuses sur les différentes pratiques interprétatives, fera date tant il renouvelle aussi bien la philosophie herméneutique que lanthropologie sociale.

Daniel Frey

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Zygmunt Bauman, Ezio Mauro, Babel. Traduit de langlais et de litalien par Béatrice Didiot, Paris, CNRS Éditions, 2017, 186 pages, ISBN 978-2-271-09169-7, 20 €.

Le sociologue et essayiste, décédé en 2017, se livre dans cet ouvrage à un entretien « à bâtons rompus » avec Ezio Mauro, directeur du quotidien La Repubblica. Le partage des voix est égalitaire entre les deux interlocuteurs, ce qui est en soi remarquable, même si le lecteur préférera sans doute lire les propos de lauteur du fameux concept de « vie liquide » (titre dun ouvrage de 2006). Il ne sagit dailleurs pas dune reprise de litinéraire intellectuel de Bauman, valant introduction à sa pensée, mais dun échange portant sur le mauvais état de nos sociétés actuelles.

Cest dabord la crise du vote, perçu comme un choix entre deux candidats dont aucun ne convainc le citoyen, la crise de lÉtat-nation, qui na plus à lheure de la mondialisation de pouvoir réel, leffacement de lespace public au profit dune arène publique qui nest peuplée que de petits faits ou méfaits privés. Cest également laccroissement des misères individuelles, qui ne sagglutinent plus et ne forment plus un collectif social, la multiplication de « réseaux » qui ne sont que des excroissances des individus, chaque moi tissant autour de lui un lien à des semblables prêts à sintéresser aux mêmes choses que lui et à lui. Cest encore le traitement de linformation par les médias non écrits, dissimulant la pré-interprétation de lévénement (inévitable) en parvenant à le présenter comme simplement arrivé, à quoi sajoute la tendance de plus en plus massive à demander non pas pourquoi publier, mais pourquoi ne pas publier (avec la normalisation de lauto-publication). Cest enfin le nivellement par la valeur-argent, entraînant toutes choses dans un fleuve gris (écho à lanalyse de Georg Simmel dans « Métropoles et mentalité », cité p. 140).

Voilà certes un constat bien sombre, à peine éclairci par la reprise, dans lépilogue, de la formule de M. Boulgakov dans Le Maître et Marguerite : « En tout cas, nous ignorons quel futur nous attend » (p. 186). Cest bien peu comme espérance, mais du moins cela peut-il suffire à ne pas désespérer totalement.

Daniel Frey

433

Myriam Revault dAllonnes, La faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2018, 132 pages, ISBN 978-2-02-138304-1, 17 €.

Un livre ne se juge pas nécessairement à son volume. Le présent ouvrage de Myriam Revault dAllonnes, de taille très modeste, porte sur un problème dont limportance ne cesse de croître aujourdhui : celui de la post-vérité, apparu depuis quelques années mais révélé par la campagne en vue du Brexit et lélection de Donald Trump. Exercice difficile que celui de « penser ce qui nous arrive » (Arendt, citée p. 9) sans que la pensée se perde dans la surestimation du temps présent. Philosophe politique, auteur douvrages importants portant notamment sur la crise et la représentation politiques, lA., Professeur émérite à lÉcole pratique des hautes études, était très bien placée pour inscrire le problème de la post-vérité dans lhistoire longue des rapports complexes entre la philosophie et la rhétorique politique.

La post-vérité, qui se manifeste par le caractère indifférent de la vérité de certains faits – à telle enseigne quil a pu être dit que, pour la cérémonie dinvestiture du président Trump, il y avait peut-être plus de monde que pour celle dObama, car il existe, à côté de la vérité factuelle, des « faits alternatifs » (sic, p. 15), – doit ainsi être rapportée au « débat matriciel entre Platon et Aristote sur le régime de la vérité propre à la politique » (p. 13). Il appert dès lors que lambivalence du discours politique est irréductible ; elle nest ni vérité ni philosophie. Est-on pour autant en droit de demander aux auditeurs dune parole politique, comme on le fait aujourdhui, de simplement décider à quoi ils accordent ou non du crédit (cf. p. 30) ? Certes, il est vrai que la politique doit délibérer non du vrai, mais du vraisemblable (p. 47), comme Aristote lavait bien vu, prenant le contre-pied dun Platon discréditant les opinions. On ne délibère précisément pas du nécessaire, de linvariable, mais bien du contingent (p. 48) ! Machiavel, qui nest pas lauteur machiavélique que lon croit, était donc fondé à dire que « la politique se joue dans le visible et que sa dimension phénoménale implique elle aussi une réflexion sur le statut de lopinion » (p. 71). Mais lA. a raison dajouter tout de suite après : « ce constat nannule pas le partage du vrai et du faux » (p. 71). Dès lors, il faut redire avec Arendt que la liberté dopinion na de sens que si lespace public est 434formé et informé. Surtout, elle na de sens que si lidée dune vérité contraignante existe (p. 78).

Cest ici que le détour par lapproche philosophique de la fiction est suggestif. LA. convoque opportunément Foucault, qui rappelait que la vérité nest jamais sans pouvoir, quelle est aussi produite par le pouvoir (cf. p. 92). Foucault se voit cependant reprocher de ne pas sêtre intéressé au « régime de vérité de la démocratie moderne » (p. 106), au-delà de ses analyses justement fameuses sur la parrhêsia antique. Cest dabord au sein des régimes totalitaires que sest posée la question de la vérité officielle. Mais depuis, elle se pose dans nos sociétés démocratiques : na-t-on pas entendu certains responsables politiques anglais dire, toute de suite après le résultat du vote favorable au Brexit, que telle de leurs affirmations relatives aux nouveaux pouvoirs rendus possibles par la sortie de lUE était en réalité fausse et lavait toujours été (cf. p. 31) ? Le mensonge est ce quil est : une contre-vérité. Il nempêche quil ne faut pas oublier les analyses de Ricœur (que connaît parfaitement lA.) consacrées aux pouvoirs de la fiction, à la fonction heuristique du voir-comme, car elles renvoient au vrai pouvoir des récits dinventer (découvrir et créer) des réalités qui peuvent conduire à faire la vérité, cest-à-dire à prendre des initiatives pratiques. Il faut donc ici plaider pour le non-lieu de lutopie comme moyen dinventer le réel.

Encore faut-il – et cest le caractère quelque peu tragique de notre situation commune – quimporte toujours la vérité, quelle ne soit pas rendue impossible à force de détournements sémantiques, comme dans le magnifique et glaçant 1984 dOrwell, où le personnage central, Winston, en est arrivé à noter dans son carnet intime : « La liberté, cest la liberté de dire que deux et deux font quatre. Quelle soit accordée, et le reste suivra » (cit. p. 125). Contre la liberté de soutenir toutes les convictions quil plaira à lindividu, il faut au contraire défendre la faculté commune de juger, laquelle suppose un monde et un sens qui soient communs, comme le rappelle, dans une perspective très arendtienne, le présent ouvrage qui – on laura compris – sert un enjeu politique majeur de notre époque.

Daniel Frey

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Thomas Alferi, Fred Poché, Frédérique Poulet (dir.), Langage et religion. Vers un nouveau paradigme ?, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Travaux du CERIT », 2017, 220 pages, ISBN 978-2-86820-542-1, 22 €.

Cet ouvrage collectif est issu de travaux menés dans le cadre de la Faculté de Théologie et de Sciences religieuses de lOuest (Angers) autour de la réception du livre de George Lindbeck, La Nature des doctrines. Religion et théologie à lâge post-libéral (traduction chez Van Dieren, 2002). Il semble en partie constituer les actes dun colloque. On le voit au fait que Y. Courtel situe dentrée de jeu sa participation dans le cadre dun « colloque » (p. 17), qui pourtant nest mentionné ni dans la préface ni sur la quatrième de couverture.

Lidée est en tout cas de mettre à lépreuve la position du premier Wittgenstein, laquelle, relevant dune approche « cognitive-propositionnelle » (p. 6), dénie au langage religieux toute portée autre que symbolique/existentielle – cest du moins linterprétation quen donne Lindbeck lui-même. Ce dernier propose déchapper à lalternative entre une approche cognitive et une approche symbolique, en promouvant « une approche “culturo-linguistique” [] partant du principe que “de même quun individu devient humain en apprenant à parler, il commence à devenir une nouvelle créature en entendant et en intériorisant le langage qui parle du Christ” » (La Nature des doctrines, cit. p. 6).

Les diverses contributions de louvrage sont autant de mises à lessai de cette proposition destinée à rouvrir le débat du rapport entre langage et religion pour le transposer dans un cadre culturel/communautaire. Il nest pas possible de les reprendre toutes. On se bornera ici à évoquer deux communications sélectionnées parmi les quatorze rassemblées dans ce volume.

Celle de Y. Courtel, tout dabord, qui ouvre la section préliminaire par un essai stimulant consacré à « Ce qui nous fait parler ». Dans le sillage des méditations de Heidegger sur lÊtre et par le prisme de la poésie telle que Roger Munier, par ailleurs traducteur de la fameuse Lettre sur lhumanisme de Heidegger, la convoque, Y. Courtel se propose « déclairer les rapports quentretiennent le langage et la religion » (p. 22) sous le signe de ce qui provoque la parole. Cest là une manière de revisiter la qualification du langage religieux comme « poétique ».

436

Tout aussi recommandable, la contribution de Jean-Marc Ferry (« Le dialogue interreligieux : confrontation ou conciliation ? ») interroge les effets du pluralisme libéral (cf. Rawls et ses concepts de « pluralisme raisonnable » et de « consensus par recoupement », p. 32) en matière de dialogue interreligieux. Selon le philosophe, le pluralisme ne conduit à rien de moins quà évacuer la prétention de vérité dont chaque religion est en soi porteuse. Or « il demeure que les langages utilisés pour énoncer la croyance, si pluriels soient-ils, entendent bien se référer à une vérité une et absolue » (p. 35). Du reste, Ferry estime à juste titre que lusage même du concept de « vérité plurielle » (cf. p. 36) est inconséquent : la vérité est une ou elle nest pas. Pour le dire plus plaisamment : si la vérité est plurielle, alors la conception moniste de la vérité est vraie autant que les autres conceptions, ce qui na pas de sens ! On peut toutefois objecter à Ferry que toutes les religions ne visent pas nécessairement, comme il le prétend, une « vérité absolue et exclusive » (p. 35), ne serait-ce que parce que le corpus doctrinal na pas nécessairement cette fonction dans toutes les religions (par exemple dans le bouddhisme).

Cet ouvrage a le mérite de prendre en compte, au-delà des énoncés propositionnels, la prière, le rite, le témoignage, les interactions communautaires, etc. Des coquilles et des espaces manquantes ou superflues émaillent toutefois le volume. Le lecteur a également la surprise de voir citer dans la préface la « troisième de couverture » (sic) dun ouvrage de Fergus Keer puis celle dun titre de George Lindbeck (p. 6). Plus loin, des citations sont rapportées sans indication de pages (p. 19), ce qui ne permet pas de les retrouver facilement.

Daniel Frey

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THÉOLOGIE SYSTÉMATIQUE

Dogmatique

Karl Barth, LÉpître aux Romains. Traduit de lallemand par Pierre Jundt. Avant-propos de Christophe Chalamet, Genève, Labor et Fides, coll. « Œuvres », 2016, xii + 514 pages, ISBN 978-2-8309-1592-1, 29 €.

Ce volume contient le reprint, augmenté dun avant-propos de Christophe Chalamet, de la traduction française du commentaire théologique de Karl Barth à lépître aux Romains, laquelle avait paru chez le même éditeur en 1972.

Rappelons que le texte traduit par Pierre Jundt est celui de la deuxième édition (parue en 1921 mais portant la date de 1922), qui, repris dans les éditions ultérieures, résulte dune refonte complète de la première édition du Römerbrief (parue en 1918 mais portant la date de 1919), à propos de laquelle Barth écrit, dans limportante préface de 1921, quil nen est pas resté « pierre sur pierre » (p. 10) et qui na, à ce jour, jamais été traduite en français.

Nourri par les recherches menées sur le commentaire de Barth et faisant notamment fond sur les travaux récents consacrés à lévolution de la pensée du théologien de Bâle, à commencer par le maître-ouvrage de Bruce McCormack, Karl Barths Critically Realistic Dialectical Theology. Its Genesis and Development 1909-1936, Oxford University Press, 1995 (voir p. xi, n. 14), lavant-propos fournit une utile mise en perspective du texte et en profite pour dénoncer le caractère unilatéral des interprétations qui en ont été faites dans les premières décennies qui ont suivi sa parution. De fait, Christophe Chalamet ne se contente pas de rappeler les raisons majeures qui ont motivé Barth à entreprendre la rédaction de son commentaire et, par-delà, à emprunter une voie alternative aux principales tendances qui parcouraient la théologie protestante au début du siècle dernier. Dans la foulée de sa thèse (publiée en français sous le titre Théologiens dialectiques. Aux origines dune révolution intellectuelle, Labor et Fides, 2015 ; voir RHPR, 2016, p. 185-187), il fait également valoir que linsistance de Barth sur le non que le Dieu Tout-Autre oppose à lhomme dans lévénement même par lequel il le rencontre, et qui constitue bel et bien une 438krisis, nest autre que lenvers dun oui plus fondamental, et qui le porte. Que lon songe à cet extrait du passage fameux dans lequel, traduisant ek pisteôs eis pistin (Rm 1,17) par « de la fidélité [de Dieu] à la foi [de lhomme] », Barth écrit : « Ceux qui prennent sur eux le fardeau du Non divin sont soutenus par le Oui, plus grand encore, de Dieu. [] La fidélité de Dieu, cest quétant le Tout-Autre, étant le Saint, avec son Non il vient au-devant de nous et nous suit si inéluctablement. Et la foi de lhomme, cest la vénération qui consent à ce Non, cest la volonté dêtre un vide, cest de demeurer, en mouvement, dans la négation. Là où la fidélité de Dieu rencontre la foi de lhomme, là se dévoile sa justice. Là le juste vivra. Tel est lobjet dont il sagit dans lÉpître aux Romains. » (P. 47.)

Il reste à espérer que cet ouvrage, désormais précédé dune grille permettant une lecture renouvelée, trouve un nouveau lectorat. Cest que, comme tous les classiques, le Römerbrief na pas fini de surprendre.

Marc Vial

Brian D. Asbill, The Freedom of God For Us. Karl Barths Doctrine of Divine Aseity, London – New York, Bloomsbury T&T Clark, coll. « T&T Clark Studies in Systematic Theology » 25, 2015, xiv + 221 pages, ISBN 978-0-567-66953-7, £ 31,99.

Le terme « aséité » désigne la propriété en vertu de laquelle Dieu existe de, par ou à partir de lui-même (a se). Le présent ouvrage, issu dune thèse de doctorat soutenue à lUniversité dAberdeen et rédigée sous la direction du regretté John Webster (1955-2016), porte sur le traitement auquel Barth, depuis lépoque du Römerbrief jusquà celle qui a vu la parution du volume II/1 de la Kirchliche Dogmatik, a soumis ce concept. Après avoir rapidement fait le point sur les principaux modèles de compréhension du motif de laséité divine qui ont vu le jour dans lhistoire de la théologie chrétienne et avoir dressé le bilan des recherches menées jusquà présent sur sa signification et sa fonction dans la théologie barthienne, lA. met en évidence lévolution du discours de Barth à ce sujet.

Il montre tout dabord que cette évolution nest marquée par aucun revirement. En particulier, Barth na jamais cessé, même 439après les années du Römerbrief, de traiter de laséité divine. Si le thème est certes massivement abordé dans la première période de la production théologique de Barth, marquée par lexaltation de laltérité radicale de Dieu, altérité qui se caractérise notamment par le fait quil existe à partir de lui-même, il ne disparaît pas dans les œuvres rédigées ultérieurement, quil sagisse de la « Dogmatique de Göttingen » (les cours donnés, entre 1924 et 1926, dans lUniversité de cette ville sous lintitulé très calvinien de Unterricht in der christlichen Religion) ou de la Kirchliche Dogmatik. Dans le premier de ces textes, laséité est même considérée, à côté de la personnalité, comme lune des deux dimensions de chacun des attributs divins (voir le tableau synthétique, p. 108). Pour ce qui est du second texte, le thème de laséité a beau ne plus constituer un critère de classement et de compréhension des perfections de Dieu, il nen est pas moins sous-jacent au traité des noms divins exposé aux paragraphes 30 et 31 de lopus magnum de Barth.

Ainsi que le titre même de son livre lindique, lA. met en évidence létroite liaison établie, dans la pensée du théologien de Bâle, entre le fait que Dieu est a se et le fait quil est pro nobis. Sa thèse tient en ces quelques mots : « La téléologie de Dieu est sa pronobéité dans laséité (pronobeity in aseity). » (P. 177.) La chose se vérifie notamment dans la Kirchliche Dogmatik. Dieu y étant caractérisé comme celui qui aime dans la liberté, toutes les perfections de son essence sont comprises à laune de la paire que constituent les concepts damour et de liberté, et cest sous le chef de la liberté quest rangée laséité. Mais dans la mesure où la liberté de Dieu se caractérise en propre par la liberté daimer (et notamment la créature), laséité doit être conçue comme la propriété par laquelle Dieu se détermine à être le Dieu quil a manifesté en Jésus Christ, cest-à-dire celui qui est favorablement tourné vers lhomme. Le concept daséité est donc éminemment positif, au sens où il ne renvoie que de manière seconde au fait que Dieu nest déterminé par rien ; avant de connoter lindépendance, la notion daséité renvoie à linitiative divine, au fait que Dieu est, souverainement et donc librement, à lorigine du mouvement par lequel il vient depuis toujours vers lhomme. Laséité est certes la caractéristique de Dieu en tant quil nest déterminé par rien qui lui soit externe ou interne ; mais, plus originairement, elle est la perfection de Dieu en tant quil se détermine à être pour lhomme.

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On ne peut que recommander cet ouvrage, dans lequel la clarté le dispute à la précision, à ceux quintéressent la théologie du Barth de la maturité et, au-delà, la doctrine chrétienne de Dieu.

Marc Vial

Alexandre Ganoczy, Théologie en modernité. Une introduction à la théologie systématique de Wolfhart Pannenberg, Paris, Cerf, 2018, 241 pages, ISBN 978-2-204-12501-7, 20 €.

La chose peut a priori sembler étonnante : à lheure actuelle, les travaux de langue française consacrés au théologien luthérien Wolfhart Pannenberg (1928-2014) sont massivement le fait dauteurs catholiques romains. Le meilleur connaisseur de lœuvre de Pannenberg est le dominicain Olivier Riaudel, maître dœuvre de la traduction française de la Systematische Théologie, parue aux Éditions du Cerf dans la collection « Cogitatio fidei ». En 2016, une thèse de doctorat a vu le jour chez LIT Verlag : portant sur La christologie de Wolfhart Pannenberg, elle est due à Xavier Gué, directeur du séminaire interdiocésain dOrléans et chercheur associé à lUniversité catholique de lOuest. Il nest pas jusquà la Revue thomiste qui nait consacré un numéro spécial (2018/1) à la Théologie systématique du théologien du Munich. Cet état de choses sexplique. De tous les théologiens protestants dimportance appartenant à la génération post-barthienne, Pannenberg est sans doute celui qui a le plus volontiers renoué avec des démarches déconsidérées par ses coreligionnaires et traditionnellement prisées dans lespace catholique-romain, comme le recours à la métaphysique dans le cadre du traité de la doctrine de Dieu et, par voie de conséquence, à la théologie naturelle.

Cest surtout à lecclésiologie pannenbergienne que sintéresse Alexandre Ganoczy, lui aussi théologien catholique, et plus particulièrement aux accents et potentialités œcuméniques quelle recèle. Aussi lA., à qui lon doit un Calvin théologien de lÉglise et du ministère (Cerf, 1964) et qui a siégé dans la commission co-présidée par Pannenberg dont les travaux ont débouché sur limportant document Lehrverurteilungen – Kirchentrennend ? (trad. fr. : Les anathèmes du xvie siècle sont-ils encore actuels ?, Cerf, 1989), consacre-t-il plus du cinquième de son ouvrage (p. 163-209) aux 441développements dordre ecclésiologique contenus dans le troisième volume de la Théologie systématique, se plaisant à rapprocher les affirmations qui sy rencontrent avec des textes de Vatican II et à remarquer les convergences qui se font jour à propos, par exemple, du sacerdoce commun des baptisés et de la nécessité du ministère pétrinien.

Plus généralement, lA. fournit une introduction – la première qui soit rédigée en français – à la Théologie systématique de Pannenberg. On y trouvera, plus précisément, « un résumé commenté, parfois aussi discuté et complété, des énoncés majeurs de cette dogmatique » (p. 7). Le livre suit en règle générale le plan de louvrage auquel il vise à introduire le lecteur et nen complète que rarement le contenu : les appels à Lesquisse dune christologie sont rares, et les thèses de Offenbarung als Geschichte ne sont pas même évoquées dans le cadre de la présentation de la doctrine pannenbergienne de la Révélation.

Quelques affirmations sont surprenantes. On lit ainsi que « Luther a éliminé lÉpître de Jacques du canon néotestamentaire » (p. 26) ; le Réformateur la tenait certes pour une « épître de paille », mais il ne lui en a pas moins ménagé une place dans le canon (certes en la reléguant à la fin). On sétonne également de ce que lA. puisse considérer comme un simple « postulat » non vérifié laffirmation de Pannenberg selon laquelle sa présentation densemble de la doctrine chrétienne nest rien dautre quun déploiement de la doctrine trinitaire (p. 84) ; de fait, chaque lieu théologique (à commencer par la question des attributs divins) est, dans la Théologie systématique, ramené à la considération de lêtre trinitaire de Dieu et compris à sa lumière.

Nonobstant ces quelques remarques, et bien que lon eût souhaité que le résumé de la Théologie systématique saccompagnât dune mise en évidence, même rapide, de la logique théologique foncière dans laquelle le traitement des différents lieux théologiques est coulé – aucune analyse du plan qui y est adopté nest ici fournie –, le travail que nous livre lA. constitue un guide utile aux futurs lecteurs du maître-ouvrage de Pannenberg.

Marc Vial

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Éthique

Marie-Jo Thiel, Marc Feix (éd.), Le défi de la fraternité. The Challenge of Fraternity. Die Herausforderung der Geschwisterlichkeit, Zurich, LIT Verlag, coll. « Theology East-West European Perspectives » 23, 2018, 633 pages, ISBN 978-3-643-91018-9, 39,90 €.

La fraternité constitue effectivement un défi de taille dans un monde à la fois mondialisé et individualiste, et ce défi ne concerne pas seulement le domaine des relations interpersonnelles mais tout autant le champ politique. Que serait en effet la démocratie sans fraternité ? Cest lune des richesses, mais peut-être aussi lune des faiblesses, de cet ouvrage que davoir voulu faire place à ces diverses dimensions de la question.

Ce volume rassemble les actes dun colloque international qui sest tenu à Strasbourg du 31 août au 2 septembre 2017 et qui a été organisé conjointement par lAssociation européenne de Théologie catholique et par la Faculté de Théologie catholique de Strasbourg, sous la présidence de M.-J. Thiel.

Sous un intitulé qui ouvre un champ très large, cet ouvrage volumineux propose plus de quarante contributions, généralement assez courtes (entre 8 et 23 pages), et le lecteur regrette parfois cette brièveté, ayant limpression que la pensée de chacun na pas eu la possibilité de se déployer vraiment.

La dimension internationale du colloque se manifeste concrètement par la participation de contributeurs issus de plus dune quinzaine de pays différents, essentiellement dEurope, de lEst ou de lOuest. Trois langues sont utilisées : le français (pour une grosse moitié des contributions), langlais (une douzaine de textes) et lallemand (cinq contributions). Des résumés de chaque texte sont publiés en fin de volume dans les trois langues, pour que la fraternité ne soit pas entravée par la barrière linguistique.

Si la belle introduction de M.-J. Thiel sessaye à une vision large, elle ne suffit pas à donner une unité à lensemble. Louvrage, on la dit, aborde en effet une très grande diversité de thématiques, de la place de la fraternité dans le registre socio-politique aux relations entre hommes et femmes, de la question des migrants à laccompagnement à lhôpital, de la pensée de Girard à la question de lévangélisation – pour ne prendre que quelques exemples… Le fil de la fraternité, qui, dans certaines contributions, napparaît 443dailleurs que de façon ténue, voire artificielle, ne permet pas de dépasser le sentiment dhétérogénéité. Dautant quil manque une conclusion qui essaierait de nouer vraiment la gerbe.

Louvrage propose aussi une pluralité dapproches, bibliques, historiques, théologiques, philosophiques, politiques, et cette diversité est une richesse, même si ces approches sont juxtaposées plus quelles nentrent en dialogue les unes avec les autres.

Quatre parties tentent daider le lecteur à se repérer. La première, qui a donné son titre à louvrage, sintéresse à la dimension sociopolitique de la fraternité, que ce soit de façon théorique (sa relation avec la démocratie, sa place dans la construction de lEurope) ou de façon plus pratique (la crise migratoire, par exemple) ; notons aussi une contribution de facture économique (J.-T. Leloup) qui fait lhypothèse un peu provocante dun lien entre fraternité et libéralisme. La deuxième partie, biblique et historique, propose une exploration de la fraternité dans des textes bibliques ou patristiques (Augustin, Grégoire de Nysse, etc.), quil sagisse de récits ou de constructions théologiques ; elle ouvre sur des questions de théologie fondamentale en abordant la dimension christologique de la fraternité. La troisième partie poursuit cette veine théologique, en proposant des réflexions touchant à des domaines plus spécifiques (les relations hommes-femmes, les évolutions des théologies africaines, par exemple) et en explorant des vécus concrets de fraternité dans lÉglise, en particulier dans le cadre des communautés religieuses. La quatrième et dernière partie, « La fraternité en pratique », aborde des situations très diverses où la fraternité cherche à se vivre (ou devrait se vivre) : la notion de parenté élective qui peut être développée en Église, laccompagnement des couples ou celui des malades, les questions écologiques (avec une contribution de J. Moltmann), etc. Ce plan nest pas vraiment convainquant ; on peut noter, pour ne prendre que quelques exemples, que la dernière partie propose des contributions relevant du registre socio-politique censé caractériser la première partie ; que la pensée de R. Girard, qui fait partie des fondamentaux pour penser la fraternité, est reléguée dans la dernière partie (qui confine à un « fourre-tout ») ; ou que la contribution de M. Dujarier sur la théologie du Christ-frère se trouve en deuxième partie, tandis que celle de X. Gué, « Vers une christologie promouvant la fraternité », est intégrée à la troisième.

Soulignons la présence de quelques thématiques plus ou moins transversales. Parmi elles figure la question de la compréhension de la fraternité, avec la tension entre une donnée biologique qui simpose 444et une réalité de philadelphia à construire ; avec aussi son rapport à la solidarité et à la justice – les deux termes sont souvent utilisés de façon synonyme, ce qui est dommage. Ainsi, laccueil des migrants doit-il être plutôt pensé sur le registre de la solidarité (D. Mieth) ou sur celui de la tension entre justice et fraternité (M. Becka) ? Il est question aussi de la place du père, figure tutélaire dont on peut se demander si elle est forcément à déboulonner. Notons, entre autres, une réflexion du philosophe français J.-P. Rosa qui, pensant la fraternité sur le mode de lalliance, invite paradoxalement à imaginer une fraternité sans père. Plusieurs contributions font état de la tension, quasi constitutive de la fraternité, entre solidarité et rivalité. Globalement, la perspective est plutôt irénique, malgré la contribution bienvenue de G. Hébert sur la rivalité mimétique analysée par René Girard et malgré les apports bibliques, en particulier celui dA. Wénin sur les nombreux textes vétérotestamentaires qui présentent des fratries en conflit. La dimension de la vulnérabilité, bien mise en valeur dans lintroduction de M.-J. Thiel, aurait gagné à lêtre davantage dans le corps de louvrage. LA. suggère, en liant bien ce qui est donné et ce qui est à construire, que la fraternité est « une grâce qui passe par les pores de la vulnérabilité assumée, pour recueillir le don originaire dhumanité comme une invitation à la responsabilité vis-à-vis de tout autre » (p. 7).

La fraternité apparaît « comme un impératif dont la réalisation est sans cesse différée » (M.-J. Thiel, « Introduction », p. 13). Et cet ouvrage participe dune certaine façon de cette réalisation. Mais il aurait sans doute été utile de partir dune définition plus claire de la fraternité ; lentreprise consistant à la penser en aurait été facilitée dautant.

Isabelle Grellier

Michel Anquetil, Chrétiens homosexuels en couple, un chemin légitime despérance, Saint-Denis, Edilivre, 2018, 180 pages, ISBN 978-2-414-19440-7, 21,50 €.

Cest un livre à la fois militant et de teneur scientifique que nous propose lA., catholique et titulaire dune maîtrise en théologie, homosexuel vivant en couple stable depuis trente ans, qui anime divers sessions et groupes de parole, en particulier pour 445des couples de même sexe. Le titre dit bien son projet : lA. veut montrer aux catholiques homosexuels que la vie en couple peut constituer « un chemin légitime moralement, exigeant, ouvert à la joie et à lespérance du salut » (p. 6), et ceci malgré les positions officielles de son Église.

Soulignons dabord la belle introduction qui dit, sur un ton très juste, la crise existentielle que constitue généralement pour les personnes la découverte de leur homosexualité, en particulier pour les catholiques – et on pourrait ajouter pour les personnes issues de certains milieux protestants évangéliques – confrontés aux condamnations de leur Église. « En écho à lhistoire de Jacob, il sagit, explique lA., de faire comprendre que Dieu sait passer outre les situations troubles, redire sa promesse de bonheur et, après les blessures du combat nocturne, faire entrer au matin dans la terre promise » (p. 6).

La première partie consiste en un travail biblique mené avec finesse. LA. relit les textes qui sont habituellement utilisés pour condamner les pratiques homosexuelles et il montre leur caractère relatif dans le débat daujourdhui sur lhomosexualité. Il propose aussi une lecture « plus bienveillante » des récits de création, soulignant en particulier laffirmation quil nest pas bon pour lhumain dêtre seul. Cest en raison de leur « complicité supposée avec lidolâtrie » (p. 56) que les pratiques homosexuelles sont condamnées, estime-t-il, le critère biblique pour juger de la relation étant le rapport dalliance que chacun est appelé à nouer avec Dieu ; la rencontre entre deux personnes homosexuelles peut, comme la rencontre entre deux personnes hétérosexuelles, être accueillie comme un « don de Dieu, [] à faire mûrir en promesse dune vie totalement donnée lun à lautre, dans la durée » (p. 57).

Dans la deuxième partie, lA. présente les textes sur lhomosexualité édictés par le Magistère depuis 1975, textes qui sont fort opportunément rassemblés en annexe. Il sarrête dabord sur les différents documents datant des pontificats ayant précédé celui de François, documents dont il interroge le positionnement ; car il y lit souvent un jugement, sous-tendu par la conviction que lÉglise possède la vérité, sans que soit prise en compte la réalité du vécu des personnes. Il conteste aussi leur approche en termes de permis/défendu et leur focalisation « sur une morale de lacte génital » (p. 74), alors que lessentiel, estime-t-il, se situe dans la qualité de la relation. Il réserve un traitement à part aux récents synodes sur la famille convoqués par François et surtout 446à lexhortation apostolique Amoris Laetitia de 2016. Il souligne la méthode pastorale nouvelle que cette dernière met en œuvre et préconise, méthode qui sappuie sur la conviction que « Jésus [] dans un amour sans limite sest offert sur la croix pour chaque personne sans exception » (p. 79) ; on est ainsi conduit à partir des personnes et de leur vécu, en adaptant les normes à chaque situation. Tout en maintenant que les unions homosexuelles ne réalisent pas objectivement la conception catholique du mariage (p. 85), Amoris Laetitia estime quelles peuvent jouer un rôle positif pour les personnes concernées.

La troisième partie se propose, dans la perspective ouverte par Amoris Laetitia, daider les personnes homosexuelles qui ne peuvent sengager dans la voie de la continence « à discerner comment elles peuvent avoir une vie affective et sexuelle dans des conditions de moralité suffisantes pour leur permettre dapprofondir toujours davantage leur attachement au Christ et davancer sur un chemin de sainteté ». Réfutant une compréhension du concept de « vie » qui serait uniquement centrée sur la procréation (p. 90), il souligne la fécondité de lamour sexué qui fait vivre. En sappuyant sur les critères qui fondent en théologie classique la moralité dun acte, il estime que la sexualité est humanisante quand elle est mise au service de la découverte de laltérité du partenaire ; il y a alors « une forte interaction entre lunion sexuelle et lamour oblatif » (p. 103), et ce don que deux personnes font lune à lautre fonde la dignité des couples homosexuels comme celle des couples hétérosexuels. Enfin il montre – et cest lune des parties les plus originales de son travail – que les couples homosexuels peuvent avoir, pour le monde chrétien, une valeur symbolique propre, par le travail sur soi nécessaire à chacun des partenaires pour vivre en accord avec soi, par leur courage à dépasser les stéréotypes sociaux et par le rappel quils constituent que Dieu donne la grâce daimer à qui il veut, selon des modalités parfois inattendues (p. 114).

On pourrait interroger laffirmation, à notre sens un peu rapide, que la Bible ne condamne pas les unions homosexuelles « en raison dune incapacité à engendrer » (p. 56). Il faudrait à ce propos marquer davantage la discontinuité entre lAncien Testament, où la procréation a une valeur théologique, puisque lalliance passe par la descendance, et le Nouveau Testament, qui va effectivement relativiser cette dimension pour mettre en avant une parenté spirituelle, comme le fait valoir lA. (p. 57). Mais cette petite remarque nenlève rien à la qualité de cet ouvrage.

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On ne peut quespérer que ce plaidoyer sera entendu par les responsables de lÉglise catholique, ou au moins quil permettra à des personnes homosexuelles, comme lA. le souhaite, de découvrir que leur chemin de vie ne les sépare pas de lamour de Dieu.

Isabelle Grellier

THÉOLOGIE PRATIQUE

Généralités

Henri Bourgeois, La théologie française au seuil du xxie siècle. Situation et enjeux. Préface de Jean-François Chiron, Münster – Zürich – Wien – Berlin, LIT Verlag, coll. « Théologie pratique – Pédagogie – Spiritualité » 4, 2013, 180 pages, ISBN 978-3-643-90404-1, 24,90 €.

Cet ouvrage constitue la publication dun manuscrit inachevé, trouvé dans les archives du regretté Henri Bourgeois (1934-2001), professeur de théologie pratique à lUniversité catholique de Lyon qui fut à lorigine de groupes de théologie pour laïcs « recommençants » appelés « Pascal Thomas ». LA. avait trois passions : larticulation de la théologie et de la pratique (ecclésiale surtout, mais pas seulement), la communication et les médias, et enfin lœcuménisme. On retrouve ces trois thématiques dans cet ouvrage, et plus particulièrement la dernière. Une large place est en effet accordée à la théologie protestante, au point que lA. y consacre non seulement un chapitre entier (le chap. 6), mais aussi des sous-chapitres (les p. 75-79 en particulier). Il est lun des rares praticiens et théologiens catholiques de ces dernières décennies à sêtre passionné pour la théologie protestante française contemporaine, même si les théologiens de Strasbourg ne sont guère cités, du côté catholique comme du côté protestant.

Louvrage est structuré en trois grandes parties : 1. « Situation de la théologie en France » ; 2. « La théologie française en pratique » ; 3. « Pratiques théologiques chrétiennes françaises ». (On 448a un peu de mal à voir la différence entre les thématiques de la première et de la troisième partie.) La réflexion de lA., fortement contextualisée, est liée à la situation française des années 1990-2000, ce qui fait quun certain nombre de références apparaissent, avec vingt ans de recul, datées ou périmées : cet ouvrage plonge le lecteur davantage dans lhistoire de la théologie contemporaine que dans la théologie elle-même.

Il nen reste pas moins que ce livre fourmille de réflexions méthodologiques et épistémologiques qui aideront à penser la relation à double sens entre théologie et pratique. Pour lauteur de louvrage remarqué Théologie catéchuménale (Cerf, 1991, 2007²), la théologie pratique devrait être essentiellement une « théologie pragmatique », cest-à-dire une théologie capable de penser la pratique comme un « agir » aux effets multiples, dans un contexte donné et avec une visée propre. Il insiste sur le fait quelle consiste en « la conjugaison de différents facteurs, les uns ayant valeur dappui, les autres ayant un effet de résistance, le tout étant orienté vers un but que lon se propose » (p. 61).

La pensée de lA. se caractérise par une forte articulation à lactualité (plus théologique et ecclésiologique que sociale ou culturelle) et par une exceptionnelle ouverture, en ce quil nhésite pas à critiquer les fermetures et insuffisances de la théologie catholique française, les excès du Magistère, la sous-représentation des femmes et des laïcs dans le monde de la théologie. Il regrette également que la théologie catholique contemporaine soit trop peu pratique, trop éloignée des évolutions sociétales. De multiples auteurs, ouvrages, revues sont cités. Le revers de la médaille est que lon a parfois limpression de lire un catalogue de noms et de références, sans que les pensées auxquelles ils renvoient ne soient approfondies. Il se dégage également de cette présentation limpression dun éclatement de la théologie, tiraillée entre tradition et modernité, pensée et action, Église et monde, identité et œcuménisme. Plus inquiétant : lon éprouve aussi, à la lecture de ce livre, le sentiment dun affaiblissement et dune perte de crédibilité de la théologie, dans une société française qui se passe finalement fort bien delle. LA. sintéresse aussi (chap. 7) à ce quil appelle, dans un élan sans doute exagérément optimiste, le renouveau des théologies orthodoxe et arménienne en France.

Il nen demeure pas moins que, dans des domaines aussi variés que les médias, la catéchèse, lévangélisation et la visibilité du 449christianisme, Henri Bourgeois, dont la production théologique est abondante, reste une référence incontournable.

Jérôme Cottin

Arnaud Join-Lambert, Entrer en théologie pratique, Louvain-la-Neuve, UCL – Presses universitaires de Louvain, coll. « Cours universitaires », 2018, 188 pages, ISBN 978-2-87558-687-2, 16,50 €.

Nous tenons avec cet ouvrage lintroduction à la théologie pratique qui manquait jusquici, et lon est reconnaissant à notre collègue de Louvain de lavoir rédigée, de manière pédagogique mais non scolaire. Certaines perspectives seront certes moins pertinentes pour la théologie pratique protestante, comme « La brève histoire de la théologie pastorale/pratique » (p. 71-104), qui reste limitée au contexte catholique, ou « Des textes sources » (p. 105-140), qui sont essentiellement ceux du Magistère. Mais les autres chapitres concernent la théologie pratique comme telle, dont le changement de nom dans lespace catholique – la « théologie pastorale » est devenue la « théologie pratique » – témoigne à lui seul de la proximité de lapproche catholique de la discipline avec la manière dont cette dernière est abordée dans le monde protestant.

Cet ouvrage est conçu comme un manuel à lusage de ceux qui veulent comprendre ce quest la théologie pratique. Il commence par rappeler trois postulats de base de cette discipline : 1. elle est concernée par laction ; 2. elle est par nature confessante ; 3. elle est interdisciplinaire. LA. explore ensuite philosophiquement le concept de « praxis ».

Les chapitres les plus utiles sont, à nos yeux, au nombre de trois.

Dans le chapitre 1 (« Expérience, expérience religieuse, expérience de foi », p. 17-32), lA. explore ce concept devenu central en théologie pratique, dans la mesure où, pour celle-ci, la pensée doit partir de lexpérience (et y revenir) ; il faut aussi penser lexpérience, laquelle savère être multiple et parfois conflictuelle.

Le chapitre 2 (« Méthodes et enjeux de la théologie pratique », p. 33-70) constitue le cœur de louvrage. LA. explore les « différentes compréhensions dune discipline aux contours mal définis » ainsi que la « place de la théologie pratique dans lunivers de la théologie ». 450Il sattarde ensuite sur le concept de « corrélation » dont on sait la centralité pour une discipline qui pourrait aussi sappeler « théologie corrélative », mais en prenant soin de distinguer la méthode corrélative inspirée de Tillich de celle, plus moderne et sans doute plus précise, de David Tracy. Deux autres belles expressions apparaissent, qui pourraient également désigner la théologie pratique : « théologie ordinaire » et « théologie polyphonique ». Après avoir fait le détour par des définitions théoriques et des délimitations méthodologiques – car la théologie pratique est aussi « théorique » –, lA. propose une vérification de la méthode corrélative à partir de la question de la souffrance et il clarifie les différents types denquêtes (analyse qualitative et quantitative). Il poursuit en précisant les quatre sources de données à collecter (récits de vie ; entretiens compréhensifs ; questionnaires ; observation participante et recherche-action). La dernière partie de ce chapitre tente de réarticuler ces méthodes au projet théologique et à la visée christologique du christianisme en proposant une « homologie de rapports », cest-à-dire en mettant en relation les données et les actions. Deux nouvelles expressions apparaissent, qui pourraient également désigner la théologie pratique, signe de sa pluralité et de sa diversité : une « théologie qui propose » et une « théologie parénétique ».

On recommandera pour finir la lecture du chapitre 5 (p. 141-161), qui souvre sur une réflexion intitulée « Modernité liquide et Église liquide ». LA. investit par là le domaine relativement nouveau du Gemeindeaufbau (ou « évangélisation », « Développement de lÉglise »), en posant la question de ladéquation dune Église « solide » (institutionnelle, stable, permanente) à une société devenue « liquide » (en transformation permanente).

Signalons, dans la perspective dune nouvelle édition, quil manque la référence de la citation de P. Gisel (p. 65) et que lon ne sait pas si les annexes dont il est question aux p. 50 et 56 sont celles des ouvrages cités ou si elles auraient dû se trouver dans le présent ouvrage et auraient dans ce cas été oubliées.

Le soussigné a déjà utilisé avec succès des pages de cet ouvrage dans le cours dintroduction à la théologie pratique proposé aux étudiants de première année de Licence de notre Faculté. Il a donc « mis en pratique » cette introduction à la théologie pratique.

Jérôme Cottin

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Ecclésiologie

Andreas Kusch, Entscheiden im Hören auf Gott. 45 Methoden für das Arbeiten und Planen in der Gemeinde. Mit einem Vorwort von Henning Dobers, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2017, 166 pages, ISBN 978-3-525-69007-9, 19,99 €.

Cet ouvrage relève dun genre nouveau en théologie pratique et plus particulièrement du domaine du Gemeindeaufbau : il traite à la fois de spiritualité et de management dÉglise, mêlant réflexion théorique et conseils pratiques. Il est, du reste, écrit non par un théologien, mais par un formateur (« agro-économiste » et sociologue) qui travaille au service du développement de lÉglise et des paroisses. La bibliographie, relativement conséquente, témoigne du fait que ce genre douvrage est assez abondant outre-Rhin.

LA., qui se fonde sur des formations pratiques prodiguées à des conseils et commissions dÉglises (locales, consistoriales ou régionales), soutient la thèse selon laquelle ces groupes dirigeants doivent certes se profiler dans la gestion technique et humaine de ce dont ils ont la responsabilité (finances, bâtiments, stratégies douverture, projets novateurs), au besoin en empruntant aux techniques et stratégies du monde associatif et (plus rarement) à celles des entreprises ; mais ils ne doivent pas pour autant abandonner « lutopie chrétienne », cest-à-dire la conviction que cest Dieu qui conduit lÉglise, que lécoute de sa Parole et la pratique de la prière (individuelle et collective) sont aussi des facteurs essentiels de développement de lÉglise, de vie et de concorde communautaires. Le mot qui revient sans cesse est « Hören/hören » (lécoute/écouter), pris dans un triple sens : écouter Dieu et sa Parole, écouter les autres avec lesquels on travaille – aucun projet ecclésial ne peut plus être porté par une seule personne, et la gestion de lÉglise est laffaire dune communauté –, mais aussi sécouter soi-même, ses désirs, son monde intérieur, ses réticences, sa sensibilité croyante.

Une première partie propose une « théologie dune spiritualité de lécoute », laquelle sert en fait dintroduction à une seconde partie, plus développée, qui propose des « éléments et modèles dune écoute communautaire ». On y trouvera, pêle-mêle, des conseils sur lanimation de séances de conseils dÉglise, des idées pour stimuler la créativité, des grilles pour analyser la situation présente et imaginer lavenir, des pistes pour vivre une spiritualité authentiquement biblique et plus communautaire, des sensibilisations à 452la communication (visuelle), des éléments pour aider à la prise de décisions collectives. Les 45 thématiques, qui relèvent parfois plutôt de techniques danimation, sont présentées sous formes de fiches, en deux parties : « But et signification », « Conseils dutilisation ». De petits dessins ponctuent les fiches.

La pratique de la prière est recommandée en lien avec ces conseils, mais on se demandera si, dans le cadre dune Église multitudiniste, on peut sattendre à ce quelle soit le fait de toutes les personnes ayant des responsabilités dans la gestion de lÉglise. Le sous-titre est quelque peu trompeur, dans la mesure où lon a moins affaire à 45 « méthodes » quà 45 idées ou techniques (certaines très ciblées), utiles à des degrés divers au développement des paroisses.

Jérôme Cottin

Catéchèse – spiritualité

Pierre-Yves Brandt, Car tous nous avons part à ce pain unique. La violence assumée, Lyon, Olivétan, coll. « Veillez et priez », 2014, 79 pages, ISBN 978-2-35479-213-8, 10,50 €.

Ce petit ouvrage qui propose une réflexion stimulante sur la compréhension de la Cène comme don et comme partage est issu dun enseignement spirituel dispensé dans des communautés monastiques. Son seul défaut nous semble être son titre et (dans une moindre mesure) son sous-titre, qui ne rendent aucunement compte de leffort que fait lA. pour dépasser une conception sacrificielle de la Cène, selon laquelle les participants mangeraient de la chair et boiraient du sang humains. Des formulations comme : Le sacrifice subverti. La violence dépassée – « assumée » peut porter à confusion –sembleraient mieux correspondre au contenu.

LA., connu pour ses recherches en psychologie de la religion, réhabilite le sens de la Cène comme don joyeux de Dieu pour nous via le Christ, à travers, non son sang et son corps (encore moins sa « chair », lexpression de Jn 6,56 napparaissant pas en contexte eucharistique), mais le pain et le vin, deux éléments issus du monde agricole. Il montre que le vocabulaire expiatoire et sacrificiel nest employé que pour être détourné et subverti par une logique inverse. Il relit pour cela soigneusement des textes du judaïsme, qui forment 453comme des clés de lecture des textes dinstitution de la Cène. Le sacrifice (danimaux) fut, un temps, nécessaire dans le judaïsme afin de juguler la violence, mais cette pratique et la notion dexpiation sont elles-mêmes relativisées, déjà dans les Psaumes (cf. Ps 51,19), puis par les paroles de Jésus. LA. explore également des sources non bibliques, à travers létude (rapide) des repas dans la Grèce antique (puis au Moyen Âge), en mettant laccent sur la différence quil y a entre le repas deipnon et le repas symposion. Le Christ nest pas lagneau pascal sacrifié pour nous, mais celui qui se donne à travers du pain à manger et du vin à boire, comme signes de partage du don de Dieu et annonce de la plénitude eschatologique à venir. Deux éléments, sur lesquels lA. revient souvent, constituent pour lui des preuves irréfutables de sa thèse : la bénédiction na pas lieu au début du repas mais au milieu, voire à la fin – la quatrième coupe est celle de lattente eschatologique –, et le fait que la célébration liturgique de la Cène fasse référence au dernier repas du Christ avec ses disciples.

Certaines formulations de lA. sont tellement limpides quelles pourraient servir de préfaces liturgiques à la célébration de la Cène.

Jérôme Cottin

Céline Rohmer, Quand parlent les images. Les paraboles dans lévangile de Matthieu, Lyon, Olivétan, coll. « Au fil des Écritures », 2017, ISBN 978-2-35479-417-0, 15 €.

Cet ouvrage peut être classé dans le genre de la vulgarisation ou de la littérature destinée au grand public désireux de découvrir la Bible. Il est en tout cas parfait pour une catéchèse dadultes : clair, fort bien écrit, ponctué de vingt-quatre encadrés résumant des questions techniques, présentant des enjeux théologiques ou des perspectives historiques. Il est par ailleurs dépourvu de notes de bas de pages, de références à des exégèses plus savantes ; la bibliographie, relativement abondante, montre toutefois que lA. connaît les spécialistes de la littérature matthéenne et de létude des paraboles.

On pourra regretter que seules dix paraboles sur les vingt-quatre que comporte lévangile de Matthieu soient étudiées. En revanche, le premier chapitre (sur quatre), intitulé « Jésus héritier dimages », 454introduit de manière stimulante le genre des paraboles. LA. sinspire souvent de la pragmatique de la communication et des approches littéraires de récits antiques. La conclusion aurait pu être plus développée. Certaines affirmations sont surprenantes. Ainsi, la phrase « Vous ne pouvez servir Dieu et largent, Mt 6,24 » est qualifiée d« allégorie », et « Gardez-vous du levain des Pharisiens et des Sadducéens, Mt 16,6 », de « métaphore » (p. 12). Mais louvrage est inspirant et se lit très aisément.

Jérôme Cottin

Liturgie

André Lossky, Goran Sekulovski (éd.), Traditions recomposées : liturgie et doctrine en harmonie ou en tension. 63e Semaine détudes liturgiques, Paris, Institut Saint-Serge, 21-24 juin 2016, Münster, Aschendorff, coll. « Studia oecumenica Friburgensia » 80, 2017, 412 pages, ISBN 978-3-402-12025-5, 58 €.

Les Actes de la 63e semaine détude liturgiques de lInstitut orthodoxe Saint-Serge, qui sest tenue à Paris en 2016, traitent des relations, tantôt harmonieuses tantôt conflictuelles, entre doctrine et liturgie, bien résumées par ladage fameux Lex orandi, lex credendi. À vrai dire, cest surtout lharmonie qui est soulignée dans les vingt-six contributions de ce volume, dues, pour la plupart, à des théologiens et liturges orthodoxes. Les thématiques abordées sont donc très largement issues du monde orthodoxe et ne concernent que peu le christianisme occidental, et encore moins le protestantisme.

Une contribution protestante trouve toutefois sa place dans ce volume : celle du liturge protestant suisse Bruno Bürki, qui porte sur « La doctrine protestante au titre dappel à la liturgie » (p. 33-40). En fait, lA. présente quelques ouvrages protestants sur la liturgie (qui nabordent pas tous des questions dordre doctrinal) et les met en relation avec une liturgie romande. Le choix savère éclectique, et les ouvrages ne sont pas, sauf celui de Henry Mottu sur Le geste prophétique. Pour une pratique protestante des sacrements (Labor et Fides, 1998), des plus récents.

On sera surpris de trouver dans ce volume dont la tonalité est majoritairement orthodoxe une contribution consacrée à « La 455“liturgisation” de la cérémonie de la Cour sous le règne de Louis XIV. Quelques réflexions sur le “théâtrat” » (p. 297-306). Deux autres études, « Liturgie et sécularisme » (Joris Geldhof) et « Liturgy and Fundamentalism » (Maryana Hnyp), témoignent de la volonté des théologiens et liturges orthodoxes de ne pas rester enfermés dans des problématiques uniquement liées à la tradition liturgique orientale.

Jérôme Cottin

André Lossky, Goran Sekulovski, Thomas Pott (éd.), Liturgie et religiosité. 64e Semaine détudes liturgiques, Paris, Institut Saint-Serge, 26-29 juin 2017, Münster, Aschendorff, coll. « Studia oecumenica Friburgensia » 86, 2018, 472 pages, ISBN 978-3-402-12215-0, 59 €.

Les Actes de la 64e Semaine détudes liturgiques de lInstitut orthodoxe Saint-Serge, qui a eu lieu à Paris en 2017, traitent des relations entre liturgie et religiosité, ce dernier mot pouvant désigner les religiosités non chrétiennes (selon la définition quen donne Marcel Metzger dans son article introductif) ou la piété populaire (selon une autre approche, proposée par Thomas Pott).

Trente contributions ponctuent ce volume, dont deux qui sont dues à des auteurs protestants : celle du luthérien Flemming Fleinert-Jensen, qui considère « Les quatre-vingt-quinze thèses de Luther sur les indulgences de 1517 » (avec, en contrepoint, un article de Marco Gallo portant sur « Le peuple de Dieu a-t-il toujours du flair ? Les indulgences, une pratique pastorale qui nous interroge ») ; celle du réformé Bruno Bürki, consacrée à « Un chemin de crèche à Neuchâtel, Suisse ».

Curieusement, en milieu de volume, peut-être faute davoir trouvé des spécialistes de la thématique annoncée, un autre sujet est traité, que lon pourrait résumer sous lintitulé « Aménagement des lieux de culte », avec des articles relatifs aux questions suivantes : « Les solennités pascales » (deux articles), « Usages de lencens » (deux articles), « Espace liturgique » (quatre articles, dont celui, déjà cité, de Bürki), « Les arts dans la liturgie » (deux articles), « Degrés hiérarchiques » (deux articles). Suit une dernière salve détudes (quatre), traitant de « Leucharistie : questions contemporaines ». Le caractère hétéroclite du volume nuit incontestablement à sa qualité.

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Notre attention a été retenue par un article original de Maura Behrenfeld, que lon ne sattendait pas à trouver dans un tel ouvrage : « Abstract Art as Embodied Medium for Releasing Natural Religiosity » (p. 299-310). LA. explore le concept, abordé maintenant de manière positive, de « religiosité naturelle », auquel peuvent nous rendre sensibles les artistes, surtout ceux qui donnent dans labstraction. Elle étaye son propos en se référant à Thomas dAquin et à Teilhard de Chardin.

Jérôme Cottin

VIENT DE PARAÎTRE

Marc Lienhard, Rire avec Dieu. Lhumour chez les chrétiens, les juifs et les musulmans, Genève, Labor et Fides, 2019, ISBN 978-2-8309-1688-1, 307 pages, 26 €.

Lier la religion et le rire peut surprendre. La religion nest-elle pas une affaire sérieuse, puisquelle appelle les humains à vénérer la divinité et à mener une vie conforme à un ensemble de prescriptions ? Certes, oui ! Le rejet du rire est présent dans bien des textes sacrés comme dans maintes traditions religieuses. Le présent ouvrage les évoque. Mais il y est question aussi positivement du rire, de ses diverses formes et de tout ce qui, dans les religions, suscite le rire ou incite à lhumour.

Les trois religions abordées sont les trois monothéismes (judaïsme, christianisme et islam).

Louvrage comporte six parties, subdivisées en vingt chapitres. La première partie est consacrée aux origines et aux textes fondateurs du christianisme. La deuxième traite du rire dans lÉglise ancienne et dans lÉglise médiévale. Dans la troisième partie, il est question de la Réformation du xvie siècle. La quatrième aborde le rire catholique. La cinquième partie expose le rire protestant. La sixième porte sur lhumour juif et lhumour musulman.

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Une conclusion noue la gerbe. Elle revient sur la question du rire des fondateurs religieux, sur le rejet du rire, sur la religion comme espace et comme source dhumour et de rire, sur les formes du rire et sur la relation entre la religion et la dérision.

Marc Lienhard