« Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14,6)
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2019 – 1, 99e année, n° 1. Qu’est-ce que la vérité ? Hommage à André Birmelé - Auteur : Chalamet (Christophe)
- Pages : 99 à 111
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
« Je suis le chemin,
la vérité et la vie » (Jn 14,6)
Christophe Chalamet
Université de Genève –
Faculté de Théologie
Pour André Birmelé,
en témoignage de reconnaissance
« Quant au lieu où je vais, vous en savez le chemin. » Thomas lui dit : « Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas, comment en connaîtrions-nous le chemin ? » Jésus lui dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. » (Jn 14,4-6a1.)
L’échange entre Jésus et ses disciples, dans le « discours d’adieu » du quatrième évangile (Jn 13–17), concerne, dans ce passage précis, « le lieu » où Jésus est sur le point d’aller. En effet, il l’a annoncé : « Je ne suis plus avec vous que pour peu de temps » (Jn 13,33). Déjà un peu plus haut, Simon-Pierre lui demandait : « Seigneur, où vas-tu ? » (Jn 13,36).
Vient alors la réponse de Jésus : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » – λέγει αὐτῷ [ὁ] Ἰησοῦς· ἐγώ εἰμι ἡ ὁδὸς καὶ ἡ ἀλήθεια καὶ ἡ ζωή (Jn 14,6a).
Ce qui suit est une brève étude ou plutôt une méditation de ces mots, en lien avec les commentaires qu’en ont donnés Augustin d’Hippone et Jean Calvin.
Le fait que l’auteur du quatrième évangile place le mot « vérité » entre les mots « chemin » (un terme qui apparaît très peu dans le quatrième évangile) et « vie » est hautement significatif. À nous 100qui avons tendance à envisager la vérité de manière intellectuelle, théorique, notionnelle et rationnelle, et à vouloir en faire le tour ou du moins à nous en approcher pour la considérer, voire la saisir, voici que ce terme est encadré par deux autres qui le situent sur un plan très différent. La vérité, selon le quatrième évangile, a à voir avec le chemin et la vie – et ce, non pas de manière vague ou générale, mais avec la personne même qui dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » : Jésus de Nazareth.
On pourrait dire que tout, dans ce passage, indique une autre direction que celle d’une vérité « théorique » ou « générale ». La vérité n’est pas un « cela », elle n’est pas non plus un « énoncé ». Elle est liée à un « je suis », ἐγώ εἰμι, qui fait bien sûr écho au אֶֽהְיֶה אֲשֶׁר אֶֽהְיֶה (« je suis qui je serai ») d’Ex 3,14. Elle n’est pas non plus une réalité qui vaudrait simplement pour elle-même, car la question, en Jn 13–14, concerne le lieu où Jésus, sur le point de quitter ses disciples, va aller, et la manière dont ses disciples pourront le suivre là encore. La « suivance » (Nachfolge) ne s’arrête pas, alors même que Jésus s’apprête à quitter ses disciples : « Là où je vais, tu ne peux me suivre maintenant, mais tu me suivras plus tard » (Jn 13,36). Quand Jésus affirme : « Je suis le chemin […] et la vie », ne dit-il pas, implicitement, « Je suis le chemin […] et la vie pour vous » ? Même quittant ses disciples, il les quitte pour « préparer » pour eux « le lieu où [ils seront] » (cf. Jn 14,2-3).
Là où la philosophie et la théologie occidentales ont lu Ex 3,14 comme un énoncé sur Dieu et l’être, le texte biblique n’est-il pas avant tout intéressé à présenter l’être de Dieu, ou à laisser Dieu se présenter lui-même comme celui qui est avec et pour son peuple, qui entend son cri et qui le libère (Ex 3,16) ?
En Ex 3, « Je suis » est celui qui envoie Moïse vers le peuple (Ex 3,14b.15). Il est celui qui « s’est présenté à nous » (נִקְרָה עָלֵינוּ, nikrah ala’nu ; Ex 3,18). L’exégèse « classique » d’Ex 3,14 a-t-elle suffisamment tenu compte du contexte immédiat de la célèbre affirmation : « Je suis qui je serai », une affirmation qui répond aux mots de Moïse : « Qui suis-je pour aller vers le Pharaon et faire sortir d’Égypte les fils d’Israël ? » (Ex 3,11) ? Dieu répond en effet d’abord : « Je suis avec toi ».
C’est « Je suis » qui envoie Moïse, puis les prophètes, puis Jésus de Nazareth son Fils. Quand Jésus dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie », nous voyons bien en quoi ce chemin et cette vie, même si Jésus est lui-même ces réalités « en propre », sont des réalités qui 101se donnent. Il n’en va pas autrement pour le terme intermédiaire, celui de « vérité ». Le fait que ces réalités se donnent n’annule pas une certaine objectivité ou un certain réalisme du « Je suis », mais il interdit toute focalisation sur cette objectivité au détriment du rapport à celles et ceux qui, dans l’évangile de Jean et aujourd’hui encore, se demandent où est le chemin, la vérité et la vie.
Nous ne sommes de loin pas le premier à nous intéresser au célèbre verset johannique, bien entendu, et il peut être éclairant de se pencher sur deux interprètes majeurs des Écritures pour nourrir notre réflexion.
Calvin et la « vérité »
comme perfection de la foi
Dans son interprétation de Jn 14,6, loin de comprendre la vérité comme une réalité objective et immuable, Jean Calvin va encore plus loin dans une certaine tendance à « subjectiver » (ce terme est entendu ici au sens de « concentrer l’attention sur le sujet humain ») l’affirmation : « Je suis […] la vérité. » Il écrit :
Aucuns prenent yci la vérité, pour la lumière salutaire de la Sapience céleste : les autres, pour la substance de vie et de tous biens spirituels, laquelle est mise à l’opposite des figures et ombres […]. De moy, mon opinion est que vérité est yci prinse pour la perfection de la foy, comme la voye est prinse pour le commencement et les rudimens2.
Calvin lit Jn 14,6 comme un texte où Jésus se présente de triple manière, ou sous « trois degrez : comme s’il se disoit estre le commencement, le milieu et la fin : dont il s’ensuit qu’il faut commencer par luy, continuer et finir en luy3 ». « Je suis le chemin » indiquerait ainsi le commencement de la démarche de foi, alors que « Je suis la vérité » évoquerait son accomplissement ou sa perfection. Plusieurs Pères de l’Églises, latins et grecs, ont proposé une 102interprétation similaire du verset johannique qui nous occupe4. De fait, la péricope en question concerne le départ de Jésus et, avec lui, la dimension à la fois sotériologique et eschatologique de la foi5.
Calvin opte pour cette interprétation, centrée sur la personne du croyant, ou plus globalement sur les croyants, plutôt que pour un sens plus « objectif » de la vérité, comprise comme « sagesse (ou Sapience) céleste6 ». Pourquoi cette lecture plutôt subjectivante ? Sans doute, au vu de son commentaire du passage, parce qu’il a en ligne de mire ce qu’il appelle les « gazouillis » des théologiens scolastiques, y compris Thomas d’Aquin, dont la « curiosité » devait être « réprimée7 ».
C’est donc un christocentrisme fort qui ressort de l’exégèse des premiers versets de Jn 14 par le réformateur de Genève :
C’est-ci l’un des principaux articles de nostre foy, Asçavoir que nostre foy doit estre dressée au seul Seigneur Jésus, à ce qu’elle n’erre point par longs et fascheux circuits : qu’elle doit estre arrestée en luy, à ce qu’elle ne bransle ou chancelle au milieu des tentations. Et c’est-ci la vraye espreuve de la foy, quand nous ne nous laissons jamais arracher du Fils de Dieu, ne des promesses qui nous sont faites en luy. Les Théologiens de la Papauté quand ils disputent, ou (pour mieux dire) gazouillent de l’object de la foy, font seulement mention de Dieu, et laissent là derrière Jésus-Christ. […] Ces bestes orgueilleuses ont honte de l’humilité et abjection de Christ : et pourtant ils veulent voler jusques à la Divinité incompréhensible de Dieu8.
103À la suite de Martin Luther (de la dispute de Heidelberg du printemps 1518, ainsi que de son traité Du serf-arbitre de 1525), Calvin refuse toute réflexion sur le Deus nudus, le Dieu « nu », c’est-à-dire non voilé ou non revêtu de sa parole, qui a pris chair en Jésus-Christ.
Calvin se méfie de toute réflexion de nature spéculative, y compris sur les « attributs » divins. Dans l’un de ses sermons sur la Genèse (avril 1560), parlant de la question de la puissance de Dieu, il écrit :
Or nous avons tousjours à noter, quand Dieu s’atribue ces tiltres, que ce n’est pas pour son profit – quel besoin en a il ? –, mais c’est pour nostre instruction qu’il le fait. Comme quand Dieu se nomme “fort”, qu’il se nomme “tout puissant”, ce n’est pas qu’il nous faille seullement concevoir une force secrette et cachée en luy, et que sa puissance soit au ciel, mais il faut que nous congnoissions qu’il est fort et puissant pour nous, c’est à dire qu’il veut desploier sa vertu pour nous maintenir […]9.
L’interprétation proposée par Calvin de Jn 14,6 s’inscrit dans une lignée théologique forte, celle de Luther notamment, qui rejette toute spéculation sur Dieu in se afin de concentrer le propos et la pensée théologiques sur les bienfaits de Dieu à l’endroit de ses créatures (comprises au sens large, et donc pas seulement en un sens anthropocentrique). L’être de Dieu, comme l’indiquait déjà Ex 3, est être pour son peuple, l’être de Dieu consiste à « être avec » son peuple, avec sa création tout entière, pour lui donner la vie et la faire (re)vivre.
Augustin et La vérité comme chemin
Les réflexions sur la vérité foisonnent dans l’œuvre d’Augustin d’Hippone, et ses lecteurs continuent d’y trouver diverses intuitions qui méritent d’être reprises et prolongées aujourd’hui.
Pour l’évêque d’Hippone, la véritable vie, la vie heureuse consiste en la joie née (ou jouissant) de la vérité : « Beata quippe vita est gaudium de veritate » (Confessions X, 23, 3310). Immédiatement après cette affirmation, il ajoute :
104[…] Car c’est la joie née de toi, qui es la vérité, ô Dieu, ma lumière, le salut de ma face, mon Dieu ! Cette vie heureuse, tout le monde la veut ; cette vie qui seule est heureuse, tout le monde la veut ; la joie de la vérité, tout le monde la veut11.
À nouveau, la vérité apparaît ici non pas comme ce qui est « là », de manière objective, mais comme une réalité qui suscite quelque chose en l’être humain, en l’occurrence : la joie (gaudium) et le bonheur (beata vita).
La vérité est une réalité qui se diffuse, elle brille et éclaire (lucentem : Confessions X, 23, 34), elle « émet » certaines choses pour ceux qui la recherchent (et aussi pour les autres, sans doute) et qui, ayant été trouvés par elle, sont relancés dans leur quête. Elle s’apparente à l’éclat, au rayonnement de la lumière. L’association entre la vérité et la lumière est attestée dans les Psaumes : « Envoie ta lumière et ta vérité, elles me guideront » (Ps 43,3 ; LXX : ἐξαπόστειλον τὸ φῶς σου καὶ τὴν ἀλήθειάν σου· αὐτά με ὡδήγησαν ; on retrouve d’ailleurs la racine du mot « chemin », ὁδός, dans le verbe ὡδήγησαν : « elles m’ont guidé » ; ce verset du Ps 43 peut être lu comme un arrière-fond du verset de Jn 14,6). Augustin commente :
« Envoie ta lumière et ta vérité ; elles m’ont guidé et conduit à ta montagne sainte et à ta tente. » Car ta lumière n’est autre que ta vérité – deux noms pour une seule réalité. Qu’est-ce en effet que la lumière de Dieu, sinon la vérité de Dieu ? Ou qu’est-ce que la vérité de Dieu, sinon la lumière de Dieu ? (Commentaire du Psaume 42, § 412.)
La vérité n’est donc pas cette réalité qui attendrait d’être recherchée et, éventuellement, trouvée par des êtres qui se mettent en quête d’elle : elle « émet » quelque chose en direction d’eux et de la création tout entière ; elle se diffuse au sein de cette dernière, l’éclairant. Ce faisant, elle fait reluire et met en relief les zones d’ombres de notre être et de notre monde : en illuminant, elle accuse du même coup, et autant nous en venons parfois à l’aimer 105pour sa lumière, autant nous la rejetons et nous venons même parfois à la haïr pour ce qu’elle met en évidence d’obscurités, y compris en nous :
amant eam lucentem, oderunt eam redarguentem. […] amant eam, cum se ipsa indicat, et oderunt eam, cum eos ipsos indicat.
« Ils aiment la vérité quand elle brille, ils la haïssent quand elle accuse ; […] ils l’aiment quand elle se signale, elle, et la haïssent quand elle les signale, eux. » (Confessions X, 23, 3413.)
Cette lumière qui est vérité, cette vérité qui est lumière, n’est en outre, ce point est crucial, pas une chose « vague » : elle est une personne ; elle a un nom. Or nous ne pouvons pas nous approprier une personne au point de l’« absorber » en nous. Il y a toujours forcément une extériorité et une distance : malgré nos vifs désirs en ce sens, nous ne pouvons pas « réduire » l’autre à nous. Si la vérité est, pour la foi chrétienne, manifestée dans une personne qui a un nom, et non dans des concepts ou des notions (et donc aussi, à un moment donné, dans des dogmes), alors la vérité ne peut faire l’objet que d’une relation de « je » à « tu », et non de « je » à « ceci » ou « cela » – comme Martin Buber l’avait bien vu. Si la vérité « reluit », alors il n’est pas possible pour l’être humain de limiter cet éclat de lumière, de décider où cette vérité brille et ne brille pas, où elle « doit » (selon lui) briller. L’être humain ne peut alors que confesser que la vérité brille ici plutôt que là, en cette personne précise – Jésus le Christ, pour la foi chrétienne :
Oui, Seigneur, tes jugements sont redoutables, parce que ta vérité n’est ni à moi ni à tel ou tel, mais à nous tous que tu appelles publiquement à y communier, nous adressant l’avertissement terrible de ne pas la garder délibérément à titre privé, pour ne pas en être nous-mêmes privés. Quiconque, en effet, revendique pour soi-même ce que tu proposes à la jouissance de tous, et veut avoir pour soi-même ce qui appartient à tous, est refoulé du fonds commun à son propre fonds, c’est-à-dire de la vérité au mensonge […] (Confessions XII, 25, 3414).
106La vérité étant proposée « à la jouissance de tous », toute « privatisation », toute prétention à la posséder « en propre », pour soi-même, s’en trouve interdite. « Vérité » ne rime jamais avec « individualité », pour Augustin, mais bien avec « communauté ». La vérité est donnée non pas à une série d’individus, mais à un peuple – à l’humanité : « nous tous » sommes conviés, appelés (ainsi le terme latin vocas) à y « communier publiquement » (ad eius communionem). S’imaginer pouvoir jouir de la vérité « à titre privé » (privatam), cela revient tôt ou tard à nous retrouver un jour privés (privemur) de la vérité !
Le chemin, la vérité et la vie
Les Pères, nous l’avons évoqué plus haut, ont souvent interprété les trois termes de Jn 14,6 (chemin, vérité, vie) comme méritant d’être distingués comme ceci : il y a le chemin, d’une part, qui caractérise notre vie, et il y a, d’autre part, la vérité et la vie auxquelles conduisent le chemin – ces deux réalités relèvent de ce qu’Augustin appelle la « patrie » (patria). L’image est belle, mais elle tend à présupposer que la vérité est une réalité statique, immobile, vers laquelle nous avançons ou progressons. Or il est important de souligner que la vérité elle-même n’est pas ce qui nous attend « à la fin », mais ce qui vient à la rencontre du monde et à notre rencontre15.
Son éclat commence déjà à nous atteindre, mais il est hors de question de parler d’une « possession », individuelle (privatam) ou commune, de la vérité. La vérité est elle-même une réalité qui cherche la relation, la communion : comment pourrait-elle être perçue comme un « quelque chose » que certains ont « en propre » ? On voit bien la distorsion que représente une interprétation strictement théorique ou conceptuelle de la vérité.
107Perspectives œcuméniques
Il n’y a pas plus de possession de la vérité par des individus que de possession de la vérité par telle ou telle Église ou communauté chrétienne. C’est ensemble, sur un chemin commun et dans une communion étroite, que les Églises s’approchent de la vérité, qu’il leur est donné de reconnaître la vérité qui vient à elles. Le chemin vers l’unité de tous les chrétiens est indissociable de la question de la vérité, et ceci me semble tout à fait clair : nier que telle ou telle Église soit une Église chrétienne revient à dire que cette Église-là n’a pas « part » à la vérité au même degré que telle autre. Le problème ne se pose pas tant quand une Église chrétienne prétend connaître (ou mieux, reconnaître) la vérité – même si, là encore, il convient de préciser le sens des termes et la nature de cette connaissance ou reconnaissance – que lorsqu’elle refuse à telle autre Église une telle connaissance. Il me semble que la quête de l’unité des chrétiens présuppose une vive conscience de la « réserve eschatologique », c’est-à-dire du fait que nous ne sommes pas au terme de l’histoire ; nous ne sommes pas des beati possidentes, mais des gens qui, loin d’être « arrivés », sont encore en chemin, et même au début, toujours à nouveau, du chemin. Aucune Église chrétienne, aucune tradition religieuse ou chrétienne, n’« a » la vérité « en propre » (privatam). Toutes dépendent de la vérité qui se donne, sans jamais devenir une « donnée » ou un « donné » à la manière des objets du monde : la vérité ayant trait à la réalité de Dieu même, il est tout à fait impropre de transformer la vérité en une « chose » mondaine que certains « auraient » et d’autres non. La vérité est « vie », elle est une réalité existentielle et non un raisonnement ou une série d’énoncés (y compris dogmatiques)16.
Le juriste et théologien Hans Dombois (1907-1997) a bien décrit le rapport entre les diverses manières dont les chrétiens comprennent la vérité, d’une part, et, de l’autre, les convergences qui existent dans la reconnaissance de la vérité :
108Il y a une expérience fondamentale de l’oikumenè : elle consiste en ce que pneuma et connaissance claire de la vérité ne se recouvrent pas nécessairement. Le consensus dans la reconnaissance de la vérité n’épuise pas la totalité de la vérité chrétienne et, à l’inverse, la vitalité de l’Esprit ne conduit pas à une affirmation de la vérité dont la formulation conceptuelle soit totalement commune17.
Il y a dans ces affirmations une clé pour l’avenir du mouvement œcuménique. Aucune tradition ecclésiale n’épuise la totalité de la vérité chrétienne. Cela signifie que chacune a besoin des autres, non pas comme si la vérité se partageait tel un gâteau (une telle approche, quantitative, de la vérité, est insuffisante), mais plutôt parce que l’éclat de la vérité déborde largement ce qu’une tradition humaine peut accueillir et faire fructifier dans son histoire, comme aussi ce qu’elle peut en dire. On affirme parfois que l’œcuménisme présuppose la fin de la conviction selon laquelle ma propre tradition me permet de mieux croire, de mieux prier que tels ou tels autres chrétiens membres de telle autre tradition ecclésiale. La proposition est sympathique, mais tient-elle ? Je n’en suis pas certain : à moins de sombrer dans un type de relativisme qui aplatit tout, il me semble légitime de pouvoir affirmer que « ma » tradition reflète mieux l’Évangile, sur tel ou tel aspect, que telle autre tradition ecclésiale, comme il me paraît légitime de penser que telle ou telle forme de prière correspond moins à l’Évangile que telle autre. Mais, à l’inverse, il est non moins décisif de reconnaître les dons que recèlent les autres traditions chrétiennes – dons qui n’existent que sous une forme atténuée dans ma propre tradition.
Comme l’écrit André Birmelé :
La capacité de reconnaître une autre Église comme expression pleine et légitime de l’unique Église de Jésus-Christ est finalement la question dernière qu’il convient de poser à la tradition catholique romaine, la question à propos de laquelle se décide sa capacité d’être œcuménique18.
Voilà qui est tout à fait juste, et qui n’enlève rien au fait que les Églises protestantes ont elles aussi à passer par une « conversion » ou un « renouvellement » de leur intelligence d’elles-mêmes. Pour ne prendre qu’un seul exemple : leur pratique de la synodalité, à 109l’échelle régionale, voire nationale, reste le plus souvent bloquée, atrophiée, lorsqu’il s’agit d’envisager une synodalité à l’échelle mondiale19. Or, si la vérité se donne à vivre ensemble, en communion, comme le proposait Augustin (parmi d’autres), et non de manière privée (privatam), et si cela ne concerne pas que les individus, mais également chaque tradition ecclésiale, alors l’horizon de l’unité nous appelle à cheminer ensemble, au sein de nos traditions respectives bien sûr, mais également, déjà maintenant, entre chrétiens qui, unis dans la confession du Christ et de l’Évangile, sont encore séparés, surtout dans leurs conceptions de l’Église, des sacrements et des ministères.
La vérité désarmée
Si certains textes de l’Ancien Testament évoquent une violence qui semble bel et bien être légitimée par Dieu, par l’Éternel, Dieu « des armées », le Nouveau Testament, lui, présente un Dieu « désarmé » (François Varillon), qui subit la haine dont sont capables les humains en son Fils, qui de son côté ne rend pas le mal pour le mal. Veillons toutefois à ne pas opposer trop rapidement les deux Testaments ! Le psalmiste annonce que « fidélité » (ou « amour » : חֶסֶד, ḥesed) et « vérité se rencontrent » – et que ces deux ont « embrassé paix et justice » (Ps 85,11). À nouveau, il apparaît que pour comprendre ce que signifie « vérité » dans les Écritures (et il faut s’attendre, à chaque fois, à une certaine polyphonie plutôt qu’à une monodie), il est nécessaire de la situer en lien avec l’amour, la justice et la paix. On s’interdit de commencer à comprendre ces quatre réalités lorsqu’on ne voit pas la « circulation » (Ignace de la Potterie parle de « relation interne ») qui existe entre elles20. Mais si la vérité ne se comprend et – plus fondamentalement – n’existe qu’en lien avec ces autres réalités, est-il envisageable qu’elle cherche à s’imposer et à dominer, qu’elle ait quoi que ce soit à voir avec la violence ? La réponse est évidente – malgré toutes les compromissions et les trahisons du christianisme au fil de son histoire, qui conduisent tant de nos contemporains à ne rien vouloir savoir de son message. La vérité est donation de soi, « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1). Elle vient non pas pour « être servie », mais « pour servir » (Mc 10,45). Le message de Jésus, ses paraboles et son enseignement, mais aussi sa vie, témoignent de cela, et ici la 110notion de vérité comme « adéquation » ou « correspondance » (entre les paroles et les gestes, entre le message et la vie) est pertinente – cette conception de la vérité est à peu près absente de la présente réflexion parce qu’on a voulu souligner l’importance de la vérité, au-delà de la « correspondance » ou de la « cohérence », comme « manifestation », comme ce qui éclaire notre réalité.
Conclusion
La théologie chrétienne recèle une réflexion d’une grande profondeur sur la vérité, non seulement comme « notion », mais aussi et surtout comme « réalité » et comme « vie », articulée à l’amour (ḥesed), à la paix et à la justice. Toute prétention à la posséder est une grave distorsion et implique la réduction de la vérité à des concepts, à des énoncés.
La foi chrétienne parle toutefois d’une « connaissance » de la vérité. Mais c’est ici que peut intervenir la métaphore du « chemin » (Jn 14,6), pour indiquer la « réserve eschatologique », c’est-à-dire la présence du « pas encore » (cf. 1 Co 13,9-12).
Les théologiens chrétiens insistent volontiers sur ce point, au risque de négliger le « déjà » : la connaissance de la vérité, « indirecte » et jamais « immédiate », toujours « incomplète », certes, mais nullement chimérique, car ancrée dans la foi en Jésus de Nazareth, témoin et icône du Père. « Dès à présent », les disciples du Christ connaissent le Père (Jn 14,7). Mais ils ne sont pas en mesure, malgré certains de leurs penchants, de manipuler la vérité pour l’imposer : ils ne peuvent qu’en témoigner, en se mettant à la suite de celui qui, étant lui-même la vérité, a mis en évidence, jusqu’au bout du don de sa vie, les liens indissolubles et inépuisables entre vérité et amour, vérité et paix, vérité et justice.
111bibliographie
Augustin, Les Confessions (Livres VIII-XIII), trad. Eugène Tréhorel et Guilhem Bouissou, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Bibliothèque augustinienne » 14, 1962.
Augustin, Les commentaires des Psaumes. Enarrationes in Psalmos, Ps 37-44, éd. Martine Dulaey, Isabelle Bochet, Pierre Descotes et Pierre-Marie Hombert, Paris, Institut d’études augustiniennes, coll. « Bibliothèque augustinienne » 59/A, 2017.
Birmelé, André, L’horizon de la grâce. La foi chrétienne, Paris, Cerf ; Lyon, Olivétan, coll. « Théologies », 2013.
Brown, Raymond E., The Gospel according to John XIII-XXI. Introduction, Translation and Notes, Garden City (NY), Doubleday, coll. « The Anchor Bible » 29B, 1970.
Calvin, Jean, Commentaires sur le Nouveau Testament, tome 2, Paris, Meyrueis, 1854.
Calvin, Jean, In evangelium secundum Johannem commentarius, pars altera, éd. Helmut Feld, Genève, Droz, coll. « Ioannis Calvini Opera Exegetica » XI/2, 1998.
Calvin, Jean, Sermons sur la Genèse, Chapitres 11,5–20,7, éd. Max Engammare, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, coll. « Supplementa Calviniana. Sermons inédits » XI/1, 2000.
Dombois, Hans, Kodex und Konkordie. Fragen und Aufgaben ökumenischer Theologie, Stuttgart, Evangelisches Verlagswerk ; Francfort, Knecht, 1972.
Hoffmann, Joseph, « L’horizon œcuménique de la réforme du droit canonique. À propos de deux ouvrages de Hans Dombois », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 27, 1973, p. 228-250.
La Potterie, Ignace de, « “Je suis la Voie, la Vérité et la Vie” (Jn 14,6) », Nouvelle Revue Théologique 88, 1966, p. 907-942.
Marion, Jean-Luc, Au lieu de soi. L’approche de Saint Augustin, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2008.
Zizioulas, Jean, « The Holy Spirit and the Unity of the Church. An Orthodox Approach », The Holy Spirit, the Church, and Christian Unity, Proceedings of the Consultation Held at the Monastery of Bose, Italy (14-20 october 2002), éd. Doris Donnelly, Adelbert Denaux et Joseph Famerée, Leuven et al., Leuven University Press – Peeters, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium » 181), 2005, p. 35-46.
Zumstein, Jean, L’Évangile selon saint Jean (13–21), Genève, Labor et Fides, coll. « Commentaire du Nouveau Testament » IVb, 2007.
1 Toutes les citations bibliques sont tirées de la TOB.
2 Calvin, 1854, p. 294 (sur Jn 14,6). Ce commentaire est d’abord paru au tournant de 1552-1553, chez l’imprimeur Robert Estienne, mais il n’est pas impossible que Calvin ait commencé de rédiger son commentaire bien avant. Une version française, publiée par Jean Girard, suivit de peu la parution du commentaire en latin. Cf. l’introduction de Helmut Feld dans Calvin, 1998, p. xi.
3 Ibid.
4 Cf. La Potterie, 1966, p. 908-909.
5 Cf. ibid., p. 925-926.
6 L’exégèse récente et contemporaine signale elle aussi un glissement de ce type : « D’une part, Jésus ne parle plus du chemin qu’il aurait à emprunter, mais il s’identifie à ce chemin. D’autre part, le chemin dont il fait état n’est plus le chemin que doit parcourir le Christ pour accomplir son destin, mais le chemin proposé aux disciples. Le déplacement interprétatif est significatif : la véritable question posée par le départ de Jésus concerne les disciples et leur relation à Dieu » (Zumstein, 2007, p. 65). Jean Zumstein relève par ailleurs que la métaphore du chemin n’est utilisée qu’ici dans toute la littérature johannique (p. 64). Quant à Raymond E. Brown, il écrit, dans la même ligne que celle retenue par Jean Zumstein : « In calling himself the truth, Jesus is not giving an ontological definition in terms of transcendentals but is describing himself in terms of his mission to men [sic] » (Brown, 1970, p. 630). Toutefois : « the Johannine formula does more than tell us what Jesus does : it tells us what Jesus is in relation to men. Furthermore, it reflects what Jesus is in himself […] » (ibid.).
7 Calvin, 1854, p. 292 (sur Jn 14,1)
8 Calvin, 1854, p. 292 (sur Jn 14,1). En latin (je ne cite pas le passage en entier) : « Theologi Papales, quum de obiecto fidei disputant vel garriunt potius, nudam solum faciunt Dei mentionem ; Christi nulla ratio » (Calvin, 1998, p. 137).
9 Calvin, 2000, p. 880 : Sermon 78 (sur Gn 17,1-3).
10 Augustin, 1962, p. 203. Cf. la traduction proposée Marion, 2008, p. 149. Notons que Jean-Luc Marion, surtout dans le troisième chapitre de cet ouvrage, s’intéresse lui aussi « à la thèse d’une vérité au sens non théorétique » (p. 155), « extra-théorétique même » (p. 152).
11 « Hoc est enim gaudium de te, qui veritas es, deus, inluminatio mea, salus faciei meae, deus meus. hanc vitam beatam omnes volunt, hanc vitam, quae sola beata est, omnes volunt, gaudium de veritate omnes volunt » (Augustin, 1962, p. 200-202, avec des références à Jn 14,6 ; Ps 26,1 et Ps 41,12).
12 « “Emitte lucem tuam et veritatem tuam ; ipsa me deduxerunt et perduxerunt in montem sanctum tuum et in tabernacula tua.” Quia ipsa lux tua et veritas tua ; haec nomina duo, res una. Quid enim aliud lux Dei nisi veritas Dei, aut quid veritas Dei nisi lux Dei ? » (Augustin, 2017, p. 438-439.)
13 Augustin, 1962, p. 202-204. Sur cette distinction entre vérité « lucens » et « redarguens », cf. Marion, 2018, p. 158-159 ainsi que les développements qui suivent ces pages.
14 « Ideoque, domine, tremenda sunt judicia tua, quoniam veritas tua nec mea est nec illius aut illius, sed omnium nostrum, quos ad eius communionem publice vocas, terribiliter admonens nos, ut eam nolimus habere privatam, ne privemur ea. Nam quisquis id, quod tu omnibus ad fruendum proponis, sibi proprie vindicat et suum vult esse quod omnium est, a communi propellitur ad sua, hoc est a veritate ad mendacium. » (Augustin, 1962, p. 401-403.) Cf. le commentaire que donne de ce texte Marion, 2018, p. 182.
15 Je fais écho ici à la très belle distinction, devenue relativement courante en théologie chrétienne à la suite de Jürgen Moltmann, entre le futurum (le futur vers lequel nous nous dirigeons) et l’adventus (l’avenir comme ce qui « ad-vient », ce qui vient vers nous).
16 Cf. ces mots de Jean Zizioulas : « The Spirit removes truth from its conceptual approach which is dominant in our minds ever since classical Greek thought identified being with knowing and our Enlightenment tradition made it a matter of rational propositions, and makes it a matter of life. Just as the Spirit is life-giver, the truth to which He leads according to Christ’s promise is not a matter of rational speculation but of existential relevance. All doctrine in the Church requires in the Spirit an interpretation in terms of its existential relevance. » (Zizioulas, 2005, p. 40.)
17 Dombois, 1972, p. 64 ; cité in Hoffmann, 1973, p. 244-245. Je remercie Thibault Joubert de m’avoir suggéré de lire cet article de Joseph Hoffmann.
18 Birmelé, 2013, p. 369.
19 Cf. ibid., p. 373-374.
20 La Potterie, 1966, p. 929.
- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-09199-8
- EAN : 9782406091998
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09199-8.p.0099
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/04/2019
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Vérité, Jean, Augustin, Calvin, christologie, chemin, vie