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The Right as a Critical Tool Proudhon, Sorel and Republican-Socialist Redefinition of Political Economy (1850-1914)
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2022 – 1, n° 13. varia - Author: Bourdeau (Vincent)
- Pages: 275 to 313
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
L’OUTIL CRITIQUE DU DROIT
Proudhon, Sorel et la redéfinition socialiste-républicaine
de l’économie politique (1850-1914)
Vincent Bourdeau
Université de Bourgogne Franche-Comté
Logiques de l’Agir – UR 2274
[E]t nous attendons la République
Pierre-Joseph Proudhon, De la justice dans la Révolution et dans l’Église, Paris, Garnier Frères, 1858, p. 467.
INTRODUCTION
Dans une lettre datée de 1912, Emmanuel Lévy, professeur de droit à la faculté de Lyon et militant socialiste-républicain – proche de Jaurès – signale à son correspondant et ami Marcel Mauss, que « dans un précis d’économie politique qui vient de paraître, [s]on collègue […] Brouilhet [lui] consacre toute la préface1 ». Commentant ce même précis, un compte-rendu paru dans les Reviews of Statistical and Economic Books2 remarque à propos de l’ouvrage de Brouilhet qu’il se range sous l’égide du « socialisme juridique », à savoir « une tentative scientifique 276d’interprétation des formules légales par les situations économiques auxquelles elles correspondent et, réciproquement, de compréhension des situations économiques par les formules juridiques capables de les résumer et de les exprimer3 ». L’économie politique connaît ainsi, dans un segment certes étroit de la discipline, une relecture de ses attendus à partir du site intellectuel où elle a atterri institutionnellement : le droit.
En effet, depuis 1877, l’enseignement de l’économie politique ne se fait plus seulement dans des écoles spécialisées (écoles d’ingénieur ou de commerce) mais dans les universités et plus précisément dans les Facultés de droit (Le Van-Lemesle, 2004). Le contexte politique est tendu : la République est installée mais connaît encore une certaine fragilité, son assise morale, politique et institutionnelle demeurant toujours très disputée. Si l’économie politique, par son inscription dans les Facultés de droit, connaît une ouverture épistémologique, notamment en s’extrayant du canon libéral où la Société d’économie politique et le Journal des économistes l’ont enfermée, elle reste encore prise sous des feux contradictoires. Une chose marque la période cependant : le pluralisme des méthodes et l’ouverture à la science sociale – du moins une ouverture à cette science sociale qui, prenant appui sur l’observation et l’enquête, se renouvelle en une veine empirique, en particulier dans un horizon sociologique qui s’étend de Frédéric Le Play à Durkheim, pour ne citer que deux des figures majeures par où passe l’inscription de la sociologie dans la pensée du droit à la fin du xixe siècle (Savoye & Cardoni, 2007 ; Pisier-Kouchner, 1977). La création par l’économiste et juriste Paul Pic, à Lyon, de la revue Questions pratiques de législation ouvrière et d’économie sociale (1900-1928) est un bon exemple de cette orientation.
Cette revue est emblématique de ce « nouvel esprit juridique » (Audren, 2011) qui caractérise les années d’installation du régime républicain. Elle réunit en effet essentiellement des juristes lyonnais – quelques médecins aussi – soucieux de penser de nouvelles sources du droit, travaillant une veine sociologique qui met l’accent sur l’intégration sociale (plutôt que sur la division de classes) dont les ressorts sont à saisir à même le fonctionnement de la société. Elle participe d’un nouveau récit juridique où le droit est abordé comme science des faits, « science du dehors » selon la formule du juriste Raymond Saleilles dans sa préface au livre événement de François Gény, Méthode d’interprétation et sources du droit277privé positif (Gény, 2016 [1899], p. xxiv cité par Audren, 2011, p. 13). Cette revue porte dans son titre le croisement critique d’une discipline revisitée, l’économie politique qui devient économie sociale – hommage à la Société d’économie sociale fondée par Le Play en 1856 – et du droit désormais plongé dans la réalité nouvelle d’une activité économique transformée par la révolution industrielle. Ce nouvel esprit juridique manifeste – depuis la province essentiellement – une méfiance à l’encontre d’un droit légicentré et fortement orchestré par un État républicain en quête de légitimation.
La critique du formalisme juridique trouve ainsi des relais aussi bien chez des catholiques sociaux que chez des socialistes républicains, soucieux, pour des raisons différentes, de voir le droit refléter davantage des formes sociales délaissées par la IIIe République (Chatriot, 2012 ; Redor, 1992) – on peut penser notamment aux corporations. Les catholiques, comme Raymond Saleilles ou François Gény, veulent trouver dans l’en-dehors du droit une forme translatée de l’« au-delà » du droit (formule qui est de Saleilles), au-delà qui passe paradoxalement par un « en-deçà » du droit, la société sous l’État, voire contre l’État pour les plus critique du régime républicain et de la forme qu’il prend sous la IIIe République (Audren, 2008). Les socialistes de leur côté se saisissent du droit – chose nouvelle et en marge de l’orthodoxie marxiste – pour promouvoir un mouvement socialiste qu’ils perçoivent à l’œuvre dans la société et qu’ils veulent pousser, comme dans la tentative de promotion du droit ouvrier qui fait l’objet de vifs débats parlementaires et aboutit à la version codifiée du droit du travail (1909) plus proche des thèses des tenants de la paix sociale (Le Play, 1881a) que des socialistes réformistes ou républicains sociaux4.
Catholiques sociaux comme socialistes républicains se tiennent à distance d’une défense du droit de la République incarnée à leurs yeux par un juriste comme Adhémar Esmein, éminent professeur de droit canonique, d’histoire du droit et de droit constitutionnel à l’Université de Paris, qu’ils jugent soumis au gouvernement républicain, au point parfois de caricaturer sa pensée5. Cette effervescence théorique critique connaît son acmé à la veille de la première guerre mondiale et s’évanouit 278peu à peu au lendemain de celle-ci, période dite fin-de-siècle qui s’étend de la fin des années 1870 à la veille du premier conflit mondial. Mais une telle entreprise de refonte de l’économie politique du fait de son dialogue avec le droit d’une part et la science sociale d’autre part n’est-elle redevable qu’à l’instauration du régime républicain ? Ne puise-t-elle pas ses sources dans les débats de la période qui a précédé, le Second Empire, pendant laquelle la République avait à peine droit de cité ? Cet article se propose de répondre à ces questions.
Loin d’explorer l’ensemble des branches et des renouveaux théoriques de ce « moment 1900 » (Jouanjan & Zoller, 2015) où se mêlent droit, sociologie et économie politique, nous nous proposons en effet de mettre en lumière la genèse d’une telle veine en montrant qu’elle a partie liée à la recherche d’une économie politique républicaine et socialiste dans la deuxième moitié du xixe siècle. Une réflexion sur le droit comme outil de promotion d’un républicanisme anti-étatiste et anti-légaliste, d’un républicanisme de la société, partant un républicanisme social, a émergé dès le lendemain de la Révolution de 1848 et de son échec. Une figure centrale de la pensée sociale du xixe siècle – souvent une référence d’ailleurs chez les juristes soucieux de formuler un nouveau droit social à la fin du siècle, a joué un rôle majeur dans cette histoire (Gurvitch, 1932) : Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865). C’est ainsi un moment proudhonien de la critique de l’économie politique (I) qu’il convient de dégager pour saisir les formes que prennent et l’économie politique et le droit dans les années qui suivent la mort de l’auteur de Qu’est-ce que la propriété ? Ce moment se prolonge en effet dans le dernier quart du xixe siècle grâce à des travaux qui revendiquent ouvertement l’héritage proudhonien, en particulier chez Georges Sorel (1847-1922) dont les thèses reprennent et approfondissent la dimension socialiste-républicaine de l’articulation de l’économie et de la justice déployée par Proudhon (II)6.
279I. LE MOMENT PROUDHONIEN
DE LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
I.1. LA QUESTION SOCIALE ET LA RÉPUBLIQUE ÉCONOMIQUE
Sous la monarchie de Juillet, Lamartine confie à Michelet un sentiment intime qui passe sur toutes les lèvres : « La question religieuse est le fond de toute politique réelle comme de toute histoire et de toute philosophie7 ». La société ne s’est pas relevée de la Révolution de 1789 qui promettait beaucoup. Sous l’effet d’un coup de tonnerre, les liens sociaux ont été brûlés, les anciens corps détruits, chacun étant désormais livré à lui-même. Les « enfants du siècle » n’ont plus de père et sans gouvernail ils naviguent dans le brouillard – un brouillard que les brumes romantiques n’ont pas peu contribué à épaissir. C’est dans un tel contexte que Proudhon, ouvrier typographe, autodidacte qui a réussi l’examen du baccalauréat sur le tard et obtenu une bourse Suard de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Besançon, va s’intéresser au droit et à l’économie politique, désireux de comprendre la place centrale qu’occupe la propriété privée dans la société postrévolutionnaire (Proudhon, 2009 [1840] ; Castleton, 2009). Cette double lecture des institutions, par le langage de l’économie politique et celui du droit, sera toujours au cœur de la méthode proudhonienne, avec des évolutions importantes relevées par Anne-Sophie Chambost dans Proudhon et la norme (Chambost, 2004). D’abord confiant dans le mécanisme d’un contractualisme des individus – un droit des contrats venant se substituer au contrat social et réguler les activités économiques en élimant les poids morts des propriétés acquises, la possession remplaçant la propriété – Proudhon en vient après la révolution de 1848 à mettre l’accent sur l’importance d’un être collectif, un moi social, véritable régulateur des activités individuelles et dont la raison – raison collective – serait la source du bon droit, expression de 280la justice. Proudhon voisine avec une vision du social que promeuvent les économistes libéraux de la période, assez rapidement organisés en un groupe d’influence doté de relais institutionnels importants (Société d’économie politique, 1841 ; Journal des économistes, 1842). Mais s’il voisine – la publication en 1846 du Système des contradictions économiques, ou Philosophie de la misère chez l’éditeur des économistes Guillaumin le montre – la pensée de Proudhon ne se confond pas avec ce qui est en passe de devenir l’orthodoxie de la discipline dans le sillage de Jean-Baptiste Say et de son Traité d’économie politique (1803) – une orthodoxie qui se fige sous le Second Empire. S’il convient avec les Économistes qu’il faut saisir le fonctionnement du social à même les activités vitales de la société – production, échange, consommation – il veut saisir la justice immanente qui traverse ces dernières et non faire de l’économie un domaine compatible sans doute, mais séparé de la justice.
En effet, dans un premier moment, et avec des nuances, Proudhon revendique une régulation du social par le jeu de contrats individuels manifestant la liberté des contractants : libertés des échanges et du travail sonnent comme des invités à partager l’univers mental des Économistes. Contre une loi qui s’imposerait à tous, contre une justice distributive – selon la définition qu’il en donne – qui verrait l’équilibre des biens se décider depuis une instance centrale et surplombante (l’État) selon les lois qu’elle promulgue arbitrairement, Proudhon revendique une justice commutative où chacun consentant aux contrats qui le lient à autrui accepterait les possessions qui lui reviennent comme une manifestation légitime d’une société bien ordonnée. Ces possessions ne sont jugées légitimes qu’en tant qu’elles sont actives dans l’acte de production lui-même pris en charge par le possesseur et cette société est dite bien ordonnée uniquement parce qu’elle émane précisément de libertés réciproquement liées par contrats – idéalement entre possesseurs.
Là résiderait l’anarchisme de Proudhon, anarchisme non dénué d’une pensée de la norme, même si réfractaire à une conception de celle-ci rivée à une loi venue d’en haut – même sous la forme d’une volonté générale décidant majoritairement de ce qui est ou non admis en société. Pour Proudhon, les activités sociales ordinaires, le tien et le mien qui se décident dans les échanges, doivent être le ferment de la fabrique d’une société non entravée par des artifices politiques qui s’imposent à la spontanéité sociale jusqu’à freiner cette dernière. Proudhon, en ce sens, est 281redevable d’un climat saint-simonien qui, depuis les années 1820, a vu émerger un discours prônant la résurgence d’une vitalité sociale contre des institutions artificiellement maintenues après la Révolution française et jugées en décalage avec les ressorts de l’âge industriel naissant : soldats, clergé, parlementaires, aristocrates perdus dans le siècle sont accusés de jouer les parasites contre les industriels, terme par lequel Saint-Simon et ses disciples désignent les entrepreneurs, les ouvriers, les savants et les artistes (Régnier, 2002 ; Derré, 1986). Une première manière de diviser le social, entre oisifs et producteurs, se fait ainsi jour que les socialistes et socialistes-républicains reprennent à leur compte, notamment avec le couple bourgeois-prolétaires (Reynaud, 1832) repris par Marx et Engels sous la forme capitalistes-prolétaires (Marx et Engels, 1848). Quand la révolution de 1848 éclate, l’un des espoirs des républicains les plus avancés consiste bien dans le souci, partagé par Proudhon, qu’elle sera à même de trouver une solution à la question sociale, qu’elle sera capable de surmonter les antagonismes sociaux, en somme que la République proclamée sera démocratique et sociale8.
De la révolution de Février 1848, des journées de juin qui en sont le point de bascule, la réaction bourgeoise puis napoléonienne retiennent le risque que fait courir à l’unité du pays l’exacerbation des antagonismes de classes, l’opposition entre capitalistes et prolétaires agitée par les courants socialistes. Louis Napoléon Bonaparte, auteur dans les années 1840 d’un opuscule intitulé L’extinction du paupérisme (Bonaparte, 1844) publié chez l’éditeur républicain Pagnerre, avait manifesté très tôt une attention aux transformations de l’industrie et à leurs effets sociaux. 1848 marque certainement une rupture dans son appréhension de ce que l’on appelle alors la question sociale, et s’il parvient à rallier des saint-simoniens de la première heure au nouveau régime (Michel Chevalier notamment), c’est au nom d’une solidarité des industriels et des capacités économiques de production qui, bien déployées, permettraient d’engendrer une abondance matérielle bénéficiant à tous – une position éloignée de toute vision conflictuelle du social (Portis, 1988). Dès le coup d’État du 2 décembre 1851 et plus encore après l’installation l’année suivante du nouveau régime impérial, le gouvernement bonapartiste défend 282l’organisation de protections des travailleurs sous la forme de Sociétés de secours mutuels, « approuvées » ou « autorisées » par le régime, dont l’objectif affiché est de dépasser le clivage entre classes. Il faut attendre la deuxième phase du régime impérial à partir de 1860, l’Empire libéral, pour voir évoluer les manières d’aborder la question sociale et assister à une repolitisation de cette dernière – au moins dans les discours.
Deux événements sont à ce titre marquants : d’une part la grande enquête sur les associations ouvrières de 1865, d’autre part la discussion à l’Assemblée de la Loi sur les sociétés qui comprend un volet « sociétés coopératives », volet finalement abandonné ou du moins modifié de manière à effacer le terme « coopératives » lors du vote en 1867. La loi Ollivier qui abolit le délit de coalition en mai 1864 a aménagé des espaces de liberté aussi bien pour la diffusion d’idées associationnistes que pour la mise en œuvre pratique de ces dernières (Ferraton, 2007). Une certaine tension caractérise donc l’appréhension du travail et ses transformations pendant la période. Le débat se polarise entre les tenants bonapartistes d’une pacification des relations de classes, les partisans – proches des premiers – d’une préservation des conditions morales, c’est-à-dire chrétiennes, d’existence des familles ouvrières et, enfin, les militants d’un associationnisme du travail où pourrait se dessiner une autonomie ouvrière. Deux ouvrages incarnent bien cette polarisation : d’abord l’enquête menée par Le Play en 1855, Ouvriers européens. Études sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières de l’Europe (Le Play, 1855) prolongée en 1864 par des propositions de réformes dans le livre La réforme sociale en France (Le Play, 1864) qui connaîtra 5 rééditions ; ensuite l’ouvrage de Proudhon publié à titre posthume, De la capacité politique des classes ouvrières (Proudhon, 1865 ; Castleton, 2020).
Cette intense réflexion sur le lien entre stabilité sociale et encadrement social ou juridique du travailleur prend place, ce n’est évidemment pas un hasard, sur fond de transformations profondes du travail dans les sociétés industrielles. Les transformations globales du statut du travail ont abouti au cours du siècle à un nouvel équilibre des formes du travail. L’abolition de l’esclavage (Angleterre, 1833 ; France, 1848 ; États-Unis, 1865) ou du servage (Russie, 1861) sont loin d’entraîner l’apparition d’un statut unique, celui du travail libre. Elles cèdent la place à un travail contraint dans les colonies – statuts des apprentis pour les esclaves 283affranchis, main d’œuvre déplacée avec les indentured et engagés –, au maintien d’un travail non protégé pour des pans entiers de la population active dans les métropoles – femmes et travailleurs agricoles notamment (Stanziani, 2020). Les historiens du droit du travail débattent encore pour savoir si le “Code du travail”, c’est-à-dire la codification, qui se met en place lentement à partir de 1896, des lois ouvrières éparses promulguées depuis le milieu du xixe siècle, doit être considérée comme une avancée sociale ou une régression – un historien comme Alain Cottereau (2002) n’étant pas loin de penser que la dernière qualification décrit mieux la réalité historique, quand d’autres voient dans cette codification une lutte progressiste d’hommes et de femmes en vue d’améliorer le sort des classes travailleuses (Didry, 2016 ; Castel, 1995). L’évolution de la pensée de Proudhon, vers une attention plus grande accordée à la place du social compris comme catégorie ontologique ayant une valeur en soi dans la configuration des relations interindividuelles, s’inscrit dans un tel contexte.
I.2. PROUDHON ET LE DROIT
COMME OUTIL CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
La république comme régime n’est plus guère d’actualité sous le Second Empire – le terme est censuré, la promotion de l’idée peut valoir à ses auteurs des poursuites judiciaires, voire l’emprisonnement. Si son échec est attribué aux tenants d’un ordre social conservateur qui ont craint son avènement, il est aussi renvoyé aux failles du républicanisme lui-même qui n’a pas su mettre en œuvre une politique économique et sociale à même de stabiliser le régime et de lui donner une épaisseur sociale en 1848. On notera ainsi que l’ouvrage de référence pour les républicains sous le Second Empire, La Démocratie d’Étienne Vacherot, comprend un chapitre – le plus long de l’ouvrage – entièrement dédié aux « conditions économiques de la démocratie » (Vacherot, 1859). Le parcours intellectuel et les œuvres de Pierre-Joseph Proudhon sont un bon indice de cette double tentative de redéfinition, de la république d’une part, de l’économie politique d’autre part. Depuis le Système des contradictions économiques (Proudhon, 1846) jusqu’à De la Justice dans la Révolution et dans l’Église (Proudhon, 1858), Proudhon n’a eu de cesse en effet de redéfinir l’économie politique par sa conception originale du droit, un droit dont la source devrait être cherchée selon lui à même 284l’être social porteur d’une raison collective considérée comme le matériau du droit.
Proudhon, dans le paysage de la pensée sociale du premier xixe siècle en France, jusque sous le Second Empire, occupe une place singulière. Il ne saurait être rangé dans la tradition d’un courant républicain œuvrant à l’émergence d’un État républicain, pas plus que l’on ne peut rapporter ses théories au souci de construire une société alternative, intégralement neuve dans ses principes, à l’image d’un Fourier ou d’un Cabet. Il s’oppose tout autant aux tenants, comme Louis Blanc, d’un républicanisme centralisé et teinté d’autoritarisme9. Il y a chez Proudhon, un souci de la norme régulatrice, immanente au fonctionnement des sociétés elles-mêmes (Chambost, 2004). Un souci de lire dans les mœurs la trace d’un droit apte à contenir les dérives autoritaires, les tentations dominatrices, l’arbitraire des institutions publiques autant que des intérêts privés. En ce sens la pensée sociale de Proudhon partage avec l’économie politique le souci de saisir les ressorts de la société à même les activités les plus ordinaires (de production, d’échange et de consommation), mais de le faire en cherchant à comprendre comment l’idéal de non-domination, central dans le républicanisme (Pettit, 2004 [1997]), pourrait s’inscrire dans ces activités, ce qu’il désigne sous le nom de justice immanente, associée au sentiment du droit (Proudhon, 1858)10.
Proudhon cherche au fond à comprendre comment la justice s’inscrit au cœur même de la vie humaine de façon immanente, ce qui lui fait dire dans son manuscrit inédit intitulé Économie que l’économie politique est une religion « à hauteur d’hommes11 ». Le même Proudhon dans le même 285texte inédit, qui se veut en partie une réponse au Dictionnaire de l’économie politique soutient que la République de 48 n’a pu être établie faute d’avoir su associer cette dernière à une pratique économique correspondant à son idéal – lui-même fut le promoteur pendant cette période à l’Assemblée d’institutions économiques authentiquement républicaines à ses yeux, en premier lieu sa Banque du peuple (Chaïbi, 2010)12. Il affirme ainsi que « tout a conspiré en “48” contre la République, en haine du socialisme : la jeunesse comme l’âge mûr ; les femmes comme les hommes, l’Église, la magistrature, la Banque, la Propriété, la littérature, la Science, et, coup de pied de l’âne, les Économistes13 ». Il soutient, dans ce même manuscrit, que « la langue économique est le fond de l’intelligence humaine ; le point de départ de toute philosophie14 ».
On peut souscrire à l’analyse proposée par Anne-Sophie Chambost qui repère deux temps dans la critique d’un droit légicentré exposée par Proudhon dans son œuvre. En effet, si un premier Proudhon s’appesantit sur la ressource que peut constituer le contractualisme individuel – le consentement – comme source légitime du droit, en opposition à la figure d’une loi révolutionnaire issue de la volonté de la majorité, il cerne – sans doute au moment de la Révolution de 1848 et pour les raisons que nous avons mentionnées ci-dessus – les limites d’une telle balance individuelle pour lui privilégier une balance sociale à travers une raison collective régulatrice et productrice du droit (Chambost, 2004, p. 133-152). Il recherche, aussi bien dans le manuscrit inédit Économie que dans son ouvrage somme De la justice dans la révolution et dans l’Église, sous le Second Empire, la source du droit dans un état de la société qui porte en elle ses propres forces d’équilibre et de justice. On ne saurait ainsi 286penser le droit exclusivement sur la base d’un juridisme subjectif et du volontarisme individuel, quand bien même on valoriserait le pouvoir de consentement et de contestation de chaque individu, sans penser en même temps un cadre social où se trouvent prises – et rendues possibles sous une forme non dominée – les relations interindividuelles.
Le droit reflète ainsi non seulement les droits de l’individu mais aussi les droits de la société comprise comme un agent englobant ces individus et doté d’une vie propre. Le droit, pour le dire dans le langage de Proudhon, manifeste la raison collective, cette forme de rationalité sociale qui naît des frottements des positions individuelles. Proudhon n’a pas ignoré « le paradoxe de la théorie contractuelle, qui tient à la fois à la vision irréaliste de la société qui la fonde, et au fait que les contrats ne sont jamais absolument relatifs » (Chambost, 2004, p. 135). La société ne peut être ramenée selon lui à une collection d’individus isolés qui entrent en contact les uns avec les autres par l’effet de contrats, pas plus que ces contrats ne sont purement enfermés dans la relation interindividuelle qui semble les caractériser – il y a toujours un tiers présent dans le contrat, un tiers qui est la société dotée d’une vie propre. L’atomisation du social qui correspond à une lecture possible de la société, que retient implicitement l’économie politique libérale et de façon plus explicite et unanime après 1848, ne correspond pas à la manière dont Proudhon entend faire de l’économie une « religion à hauteur d’hommes » – le volontarisme contractuel n’est que la manifestation d’une Justice immanente, toujours déjà-là, qui est la véritable source du droit, le contrat n’en étant qu’une modalité d’apparition (la plus conforme à la réciprocité des parties engagées dans une opération de justice). Si Proudhon a très tôt relié sa théorie du contrat interindividuel à une telle idée de la Justice, c’est dans ses écrits des années 1850, dans son manuscrit non publié sur l’économie et dans De la justice en particulier, qu’il élabore le concept de raison collective.
Proudhon cherche à tenir une position à distance tant des Économistes que des socialistes utopiques ou encore des républicains jacobins, position qui suppose de recourir à une définition originale du droit. Dès avant 1848, Proudhon cerne cette difficulté. Il dénonce les Économistes qui soutiennent que le travail est organisé, que cette organisation naturelle repose entièrement sur la liberté de travailler et de commercer (Proudhon, 1846, p. 42). Proudhon rejette leur manière de prendre le fait pour le 287droit : ce qui est, pour ce qui doit être. À l’inverse, les socialistes, et Louis Blanc à leur tête, refusent d’admettre qu’il puisse y avoir dans la réalité, dans ce qui est, un enseignement à tirer. Seul ce qui doit être,peut être : on se trouve alors face à un socialisme qui « retombe de la critique dans l’utopie » (Proudhon, 1846, p. 44-48). Proudhon, quant à lui, refuse à la fois l’inversion du fait en valeur, et l’immédiateté d’une réalisation de la valeur posée a priori. Est-il vrai de dire que le travail est d’ores et déjà organisé ? Est-il vrai de penser qu’un système de normes peut advenir à l’existence sans passer par l’épreuve de ce qui est ou a été ? Tels sont les deux questions que Proudhon adresse alternativement à l’économie politique et au socialisme, selon une rhétorique qui les renvoie dos-à-dos : « [O]n soupçonne que le gouvernement de la société doit être appris, non plus dans une idéologie creuse, à la façon du Contrat social, mais, ainsi que l’avait entrevu Montesquieu, dans le rapport des choses » (Proudhon, 1846, p. 54). Il convient alors de vérifier si « ces théories ne cacheraient pas quelque erreur dont le redressement concilierait le fait et le droit », sans se contenter, comme le fait l’économie politique, d’associer à la loi de la production, les mœurs du christianisme comme correctif – cette critique vaut toujours dans les années 1850 lors du débat lancé par l’Académie des sciences morales et politiques sur les rapports entre l’économie et la morale : « [l]es effets de charité et de dévouement sont hors du domaine de l’économie, laquelle doit procurer le bonheur des sociétés par l’organisation du travail et par la justice » (Proudhon, 1846, p. 56-57). C’est bien le projet qui anime encore Proudhon lorsqu’il entreprend de réviser le vocabulaire des Économistes, et d’écrire, en somme, son propre Dictionnaire de l’économie politique, ou ce que Pierre Haubtmann a décrit comme son « Cours d’économie ». Dans cette perspective, comme l’a noté Anne-Sophie Chambost, le rapport de Proudhon au droit évolue après la révolution de 1848.
En 1846, le Système des contradictions économiques, ou philosophie de la misère, avait permis à Proudhon de s’inscrire au cœur des débats des économistes, il était discuté, âprement contesté. L’ouvrage de Bastiat, Les harmonies économiques, dont le titre prend en 1850 le contre-pied de celui de Proudhon, est un bon indice de l’intensité des débats et de l’importance des thèses proudhoniennes pour les Économistes – mais aussi d’une volonté de clore le débat, de réduire le spectre des usages possibles du langage économique. Le débat entre Proudhon et les Économistes, loin 288d’être étouffé, est intensifié par la révolution de 1848, en une scission désormais irréversible.
Pour Proudhon en effet, les Économistes ont perdu la République en refusant de soutenir les mesures économiques qui auraient permis l’installation durable de celle-ci15. À l’inverse, les Économistes voient en Proudhon le prototype de l’utopiste, dont les propositions sapent les fondements de l’ordre social. Le Dictionnaire de l’économie politique qui paraît en 1852-1853, affiche ainsi explicitement le projet de ruiner les fausses économies politiques qui ont mis la société en danger pendant les premiers mois de la révolution de 1848. Proudhon pense au contraire que c’est l’économie politique défendue par ce dictionnaire qui empêche toute réalisation de l’idéal républicain. Il conçoit alors le projet de répondre au Dictionnaire, en substituant ses définitions à celles que propose ce dernier. Il n’entend pas, à proprement parler, « réfuter » le Dictionnaire, puisque celui-ci ne se présente pas armé d’une méthode selon Proudhon, comme pouvaient le faire les écrits de Say, mais veut lui opposer un « Anti-dictionnaire de l’Économie politique ».
Dans le brouillon de ce projet, on trouve pêle-mêle des listes d’ouvrages qui ont œuvré, aux yeux de Proudhon, à empêcher l’avènement de la « République démocratique et sociale », tels De la propriété de Thiers (1848), les œuvres de Victor Cousin, le Jérôme Paturot de Reybaud, les écrits de Michel Chevalier, Joseph Garnier, Molinari, Bastiat ; des questions ou des thèmes d’étude dont les écrits actuels n’ont pas encore donné les lumières qu’on pouvait en attendre selon Proudhon, tels : « Le christianisme est-il progressif ou immobiliste ? », le « droit au travail », l’« association ouvrière », l’« exploitation des chemins de fer, canaux et mines », « Postes, télégraphes et sûreté des lettres », « liberté 289de la presse », « crédit foncier, agricole, réforme des hypothèques », « crédit mobilier », « crédit commercial », « remboursement de la dette publique – emprunts etc. », « Instruction publique – Liberté gratuite de l’Enseignement, apprentissage », « Régime bussal, ou police de l’agiotage », « Impôts : proportionnel ou progressif ? Unique ou multiple ? Sur le capital, sur le travail ou sur les produits ? » ; « Si la liberté est possible ? », « L’économie peut-elle suffire à la conduite de la société ? », « Que dit l’Économie politique sur la liberté ? », « Quid sur l’inégalité ? », « Quid des castes ? ». La liste comprend d’autres questions encore, mais ces dernières sur la liberté et l’égalité viennent la clore. L’enjeu est de répondre à des questions qui articulent à la fois les conditions de la liberté et l’existence de cette liberté elle-même, la question des moyens de la liberté pouvant se comprendre, dans l’organisation de la science sociale, comme l’élaboration d’une économie politique républicaine qui passe par l’exhumation d’un droit social inscrit dans la pratique même. S’appuyant sur l’expérience, cette nouvelle économie politique ne perd pas de vue le but de la société, qui est la justice aux yeux de Proudhon, en tant qu’elle permet l’expression de la liberté individuelle16.
Il s’agit bien, comme l’indique Proudhon dans une deuxième version de la Préface, de comprendre : « [Q]u’il y a dans la Société un ensemble de faits et de lois, qu’on peut appeler : Économie. Que dans cet ensemble, il y a une Raison supérieure qui en rend le respect obligatoire et qu’on appelle : Religion17 ». On saisit à quel point les questions de l’économie politique, de sa redéfinition comme religion, de son lien à la raison collective et de cette dernière au droit sont intimement mêlées. On peut ainsi interroger, dans son ouvrage par ailleurs remarquable, la pertinence du choix de ne pas traiter de l’économie politique dans l’appréhension de la pensée juridique de Proudhon, Anne-Sophie Chambost écartant comme n’intéressant « pas directement cette étude » l’une des conditions organiques de l’homme collectif, à savoir la quatrième condition repérée par Proudhon sous le nom de « centralisation économique » (Chambost, 2004, p. 263). Il semble, à y regarder de près, que cette condition soit précisément celle qui permet de lever (en partie) le scepticisme que peut susciter l’analyse de Proudhon lorsqu’il veut voir dans la confrontation des idées et des intérêts des individus et des groupes sociaux le ferment 290d’un consensus par frottement, véritable fonctionnement de la raison collective productrice du droit – si la raison collective n’avait pas de supports matériels, un tel scepticisme s’imposerait sans retenue. Mais il est probable que l’équilibre des forces ne soit pas chez lui simplement discursif et suppose des dispositifs matériels de possibilité de la circulation – ce qu’il appelle précisément la centralisation économique (chemins de fer, canaux, instruments de crédit, etc.) et dont la Banque du Peuple en 1848 était une première formulation. L’esprit public proudhonien a à voir avec un ensemble de dispositifs techniques et matériels communs, reconnus comme tels, de circulation – ils constituent le milieu social commun des interactions individuelles qui s’impriment sur ces dernières, les modèlent en quelque sorte18.
La Religion qu’évoque Proudhon vient donc s’entremêler à la pratique économique, tout en faisant partie intégrante du programme de recherche de l’économie politique. Elle constitue ce que Proudhon appelle la « science pure », celle qui doit fixer les limites, en quelque sorte, dans lesquelles il doit être possible de comprendre les faits économiques relevés par les observations de l’économie politique. Plus que des limites, il s’agit de repérer les normes de justice présentes dans l’échange et la production et les causes qui viennent perturber ces normes. Plus généralement, la religion renvoie dans le vocabulaire proudhonien à l’« esprit public », dont sont garants les magistrats d’un pays. Ces derniers incarnent les formes du lien social qui assurent l’inscription de tous les individus dans la société – autant que l’inscription en chacun d’eux d’exigences proprement sociales19. La difficulté qui se pose aux temps présents, pour Proudhon, réside dans l’éviction de cet esprit public, et donc de 291la magistrature qui en est le vecteur ou le garant, du domaine d’affaires désormais de plus en plus considérées comme purement privées. La tendance libérale à vouloir privatiser des domaines considérés comme publics par Proudhon (religion, économie) constitue une cible privilégiée de sa philosophie sociale. La censure qui s’abat sur la liberté des discussions, censure jugée nécessaire par les conservateurs au nom de l’ordre, en est une autre20. Le droit qui conduit plutôt qu’il ne limite n’est possible selon Proudhon que dans une société où la plus grande liberté est donnée à chacun d’exprimer ses propres opinions et intérêts. La magistrature ne prend son sens, en tant qu’elle incarne l’esprit public, que dans un tel contexte. Dans De la justice dans la Révolution et dans l’Église, Proudhon note que « [s]ans une controverse libre, universelle, ardente, allant même jusqu’à la provocation, point de raison publique, point d’esprit public. L’absolutisme reprend son cours : partout la couardise, le mensonge, la défection, l’immoralité » (Proudhon, 1858, p. 1158). Il relevait de même dans le manuscrit Économie qu’ :
[A]utrefois, la magistrature était un des organes de la Nation Française. Elle conservait le dépôt des traditions et des droits ; elle faisait de temps à autre la voix du pays, la pensée nationale. Aujourd’hui elle n’est plus rien. Confinée dans le mur mitoyen, les clauses testamentaires etc. exclue systématiquement du mouvement des affaires. N’est-ce pas chose grave que les Compagnies de Chefs [Chemins de Fer] dans leurs actes de société, stipulent constamment que les litiges seront transigés par arbitres ?… Le tribunal de Commerce absorbe tout ; et la magistrature écartée, incapable de juger. Point de doctrine, point de science, rien21…….
Proudhon défend une définition de l’économie politique où cette dernière serait comprise comme « l’Histoire naturelle de l’Organisation de la Justice », justice définie ailleurs comme « la loi de l’Égalité » dont les magistrats seraient les garants22. Une république sans économie revient à cautionner une économie sans république. Cette définition reprend, pour la détourner, la définition de l’économie politique proposée par Coquelin292dans le Dictionnaire de l’économie politique : l’économie politique y était décrite comme « histoire naturelle de l’Organisation du travail » – pure description dans ce cas de ce qui est, alors que Proudhon cherche à voir dans le réel – à la façon d’un Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit, qu’il critique pourtant en ce qu’il nierait la liberté individuelle (Proudhon, 1858, p. 257) – ce qui est digne d’être retenu. Dans De la justice dans la Révolution et dans l’Église, Proudhon note bien la différence entre le « système de la Révélation » et la « théorie de l’Immanence » (qui a sa préférence), le premier met en avant un « Droit divin » dont la maxime est l’« Autorité » (« de là tout un système d’administration pour les États, de police pour les mœurs, d’économie pour les biens, d’éducation pour la jeunesse, de restriction pour les idées, de discipline pour les hommes », on reconnaîtra peu ou prou le plan de l’ouvrage même dans cette liste), tandis que le second repose sur une « connaissance du juste et de l’injuste » qui « résulte de l’exercice d’une faculté spéciale et du jugement que la Raison porte ensuite sur ses actes. En sorte que pour déterminer la règle des mœurs, il suffit d’observer la phénoménalité juridique à mesure qu’elle se produit dans les faits de la vie sociale » (Proudhon, 1858, p. 125, je souligne). Si Proudhon partage avec l’économie politique le souci de s’appuyer sur la pratique réelle des hommes, leur « expérience quotidienne » (Proudhon, 1858, p. 124), il n’en distingue pas moins une forme de gouvernement économique très différente de celle défendue par les tenants du laisser-faire, laisser passer qu’il critique avec vigueur (Proudhon, 1858, p. 464).
I.3. UNE GOUVERNEMENTALITé SOCIALISTE-RÉPUBLICAINE
Le brouillon du plan de la Préface qu’il entend écrire pour le volume Économie, ou qu’il souhaite améliorer puisque certaines parties en sont déjà rédigées, fait apparaître une distinction nette chez Proudhon entre l’antigouvernementalisme des Économistes, qu’il récuse, et l’anarchie qu’au contraire il veut défendre, « gouvernementalisme » d’un type spécifique. Il condamne aussi bien l’« antigouvernementalisme » des Économistes que la justification d’une autorité surplombante qu’il attribue à Auguste Comte, « le philosophe de la hiérarchie », mais aussi à Saint-Simon pour qui « la Loi est l’ordre absolu23 ». En définitive, 293cette approche qui valorise le droit économique comme régulateur des faits économiques cherche à tenir à distance aussi bien l’individualisme que le socialisme, au sens que P. Leroux donnait à ces termes dans son article de 1834, c’est-à-dire au sens d’un anti-étatisme sans esprit public d’un côté et d’un étatisme absolu, envahissant, tuant l’esprit individuel de l’autre (Leroux, 1834). La position de Proudhon tend ainsi à une reformulation de l’économie politique qui articule son sens classique d’observation des faits et un sens nouveau de science pure qui consiste en un repérage des normes de justice toujours déjà au travail dans la pratique économique commune, normes qui demandent à être relevées et inscrites dans le droit. Des normes idéales que Proudhon emprunte à la tradition républicaine en ce sens qu’elles sont relatives au souci d’inscrire une exigence de non-domination au sein des activités économiques et sociales. Il s’agit dans l’esprit de Proudhon de dépoussiérer le républicanisme afin d’en préserver l’esprit.
En effet, ce qui caractérise le manuscrit Économie, outre la critique de l’économie politique, c’est bien une critique parallèle d’un républicanisme dépassé dans ses formes mais non dans son esprit. Si Proudhon critique avant tout, à travers le Dictionnaire, la « secte des Économistes », comme il l’appelle, il ne manque pas de reprocher aux républicains de méconnaître l’économie politique par où la question d’un éthos républicain authentiquement inscrit dans les relations sociales pourrait être ressaisie24 :
Les plus avancés, E. QUINET, rêve de protestantiser la France !…Pourquoi s’occuperait-il du reste ? Il prétend que dans une République bien constituée, l’Économie se fait toute seule – C’est justement l’opinion de Blanqui !…. Dîtes donc au moins ce que c’est que l’Économie ?…. Que ne dit-il aussi que la Raison, la Liberté, la Richesse viennent toutes seules25 !…..
Nous pouvons lire en creux, dans ce reproche d’un républicanisme tronqué attribué à Quinet, le souci proudhonien d’amender le républicanisme par l’économie politique, c’est-à-dire de ressaisir les objectifs républicains en y intégrant les catégories descriptives de l’économie 294politique pour rendre compte des activités économiques et sociales – la vie ordinaire faite de production, d’échange, de consommation. En ce sens, amender le républicanisme par l’économie politique consiste aussi à repenser les activités économiques dans leur entremêlement aux idéaux républicains. C’est donc à un type de gouvernementalisme particulier que l’expression « économie politique » semble renvoyer et dont Proudhon cherche à montrer qu’il est compatible avec le républicanisme – sans se référer aux institutions classiques de la République (l’État et la Loi en particulier). La définition de l’économie par le détour de la religion permet de préciser la tournure paradoxale de ce gouvernementalisme anarchique – opposé à toute hiérarchie :
Le mot religion, pris pour synonyme de lien, est un des contraires de la liberté. La société ne lie pas les hommes, comme on verra, elle les instruit, c’est-à-dire les arme, et les émancipe : en les faisant concourir un but commun, elle leur donne l’indépendance26.
L’économie politique est soumise à l’impératif d’émancipation des individus. Il faut donc pouvoir penser la religion de manière à ce qu’elle ne signifie pas un « lien » qui attache et soit antinomique de la liberté. C’est à lumière des liens sociaux – constitutifs des individus mêmes – qu’il faut comprendre la religion. Le lien social n’est pas un lien qui attache négativement, mais qui rend possible, à l’image des liens d’amitié. La religion ne se distingue alors plus du respect par où se lit un gouvernement sans hiérarchie, sans domination : « le mot religion est synonyme de Respect », et non de lien27. La question que Proudhon traite en redéfinissant ainsi la religion, redéfinition à partir de laquelle il donne un contenu nouveau à l’économie politique, renvoie au problème du lien social que l’économie politique elle-même n’a pas su résoudre selon Proudhon. Pensé comme un appauvrissement de la liberté individuelle, le lien social ne peut que donner lieu à une économie politique amputée – puisqu’elle pense le rapport social sans la justice – qui s’articule à une 295définition négative de la liberté28. Au contraire, pour Proudhon, il se peut que « la méthode économique […] substitue à la vieille religion la Justice démocratique et sociale ». Elle instituerait ainsi une nouvelle religion, opposée à l’ancienne dont paradoxalement les Économistes manifestent encore le besoin dans leurs écrits – précisément parce qu’ils ont exclu la dimension de justice de la relation économique. La religion traditionnelle n’est que la béquille d’une science économique qui peine à intégrer à son discours des formes rationalisées et justes du lien social par lesquelles ce dernier cesse – une fois qu’il est compris sous la catégorie du respect – d’être antinomique de la liberté. Dans De la justice dans la Révolution et dans l’Église, Proudhon note que la justice est le « mètre inviolable de tous les actes humains » (Proudhon, 1858, p. 263) : ces derniers ne doivent jamais heurter « le sentiment de la dignité personnelle » (Proudhon, 1858, p. 262) qui, généralisé, « devient le sentiment de la dignité humaine, qu’il est de la nature de l’être raisonnable d’éprouver en la personne d’autrui, ami ou ennemi, comme dans la sienne propre ». La justice n’est donc pas amour ou charité, mais respect (Proudhon, 1858, p. 262).
Les trois volumes de De la justice dans la Révolution et dans l’Église cherchent ainsi à montrer comment la justice est un principe immanent du fonctionnement social, qui travaille la pratique humaine ordinaire et nécessite d’être ressaisi par le droit – droit éminemment social. La distribution des biens, pas plus que la distribution des dignités, ne sauraient être livrées à l’arbitraire d’une décision transcendante. Là où le manuscrit Économie vise à ressaisir le vocabulaire de la religion en le laïcisant ou le républicanisant, l’ouvrage somme de 1858 entend séparer nettement le registre de la révélation et celui de la révolution. Par là il se veut une définition par le droit de la « vraie république consistant dans la balance des forces et des services » (Proudhon, 1858, p. 671), c’est-à-dire une république « organisée selon les principes de l’économie et du droit » au sein de laquelle il serait impossible « à âme qui vive de s’approprier, par violence ou par adresse, le travail d’aucun, le crédit et la force de tous » (Proudhon, 1858, p. 674). Une économie soumise au principe du mutuellisme ou de l’association ouvrière – comme Proudhon 296l’affirme dans son livre testament, De la capacité politique des classes ouvrières (Proudhon, 1865) – et à l’assainissement du milieu par la socialisation des instruments de la circulation économique. Ces formules, le travail d’aucun, le crédit et la force de tous, et leurs traductions pratiques, le mutuellisme et la socialisation du milieu économique, servent quelques années plus tard de fil rouge à Georges Sorel pour la rédaction de son Introduction à l’économie moderne (Sorel, 1903).
II. CULTIVER L’HÉRITAGE PROUDHONIEN : LE MILIEU PRODUCTIF COMME PETITE RÉPUBLIQUE SELON SOREL
La fin du xixe siècle, période au cours de laquelle Georges Sorel va déployer son œuvre intellectuelle, est marquée par la domination d’un imaginaire de progrès, de science et d’industrie. La question sociale comme question politique reflue au bénéfice d’un hygiénisme conquérant qui entend faire peser le poids des pathologies sociales sur la responsabilité individuelle. L’hygiénisme participe ainsi, avec l’économie politique classique et la géologie, à l’entreprise de fabrication d’un mundus oeconomicus depuis le début du xixe siècle qui semble avoir surmonté toutes les résistances culturelles et politiques – à commencer par la critique proudhonienne. Ce nouveau monde est le fruit d’un « industrialisme débridé » (Fressoz, 2015, p. 378) qui s’appuie sur le triple discours d’une économie politique validant la place inédite occupée par la machine, d’une science de la terre nouvelle creusant en théorie comme en pratique l’idée d’un sous-sol synonyme de réservoir énergétique du nouveau monde industriel et d’un hygiénisme détrônant la médecine hippocratique afin d’inscrire dans les individus et leurs comportements les défauts de leur santé. Mais il serait faux de croire que toutes les critiques se soient tues à la fin du siècle, de croire que Proudhon aurait été le dernier pourfendeur d’un siècle béat de soumission devant un progrès synonyme d’« évolution fatale de l’humanité » (Proudhon, 1858, p. 2112) – le véritable progrès consistant pour Proudhon en un « affranchissement indéfini de toute fatalité » (Proudhon, 1858, p. 2112). Là encore c’est la question de la participation de tous – sans hiérarchie – qui est le critère d’un progrès 297véritable29. Georges Sorel (1847-1922) est un bon exemple d’une remise en question du progrès et de la science, lorsqu’ils se font sans le peuple, quand ce n’est pas sur son dos. À cette fin, et dans les pas de Proudhon, Sorel va développer une version originale de l’économie politique, une économie « concrète », inscrite dans les pratiques ordinaires dont la marque distinctive tient, selon lui, dans la recherche d’une autonomie des travailleurs, d’inscription libre dans un environnement maîtrisé, de participation active à la définition des tâches à accomplir et des moyens de les réaliser.
L’économie de la production de Sorel s’attache en effet particulièrement à montrer comment le milieu pratique de l’activité économique doit être préservé d’exigences hétéronomes contradictoires avec un savoir-faire local et une connaissance indigène des contraintes qui pèsent sur le travail. Alice Ingold a pu montrer l’importance que la pratique du métier d’ingénieur, pendant de nombreuses années, a pu avoir dans la genèse des réflexions de Sorel (Ingold, 2014). La période où Sorel dirige le Service hydraulique des Pyrénées-Orientales voit ce dernier côtoyer un mille-feuilles d’intervenants et d’institutions (tribunal civil, administration préfectorale, administration ministérielle, élus locaux, associations syndicales agricoles, propriétaires fonciers, cultivateurs) le plaçant d’emblée dans le contexte d’une économie concrète où, d’une part, les ressources naturelles ne peuvent, du fait de leur rareté, être traitées comme des dons gratuits de la nature (selon la définition de Jean-Baptiste Say dans son Traité d’économie politique) et, d’autres parts, où leur usage (lorsque l’eau est située sur un domaine privé) relève du droit privé et de décisions de justice civile plutôt que de l’intervention publique – quand bien même, dans la longue période qui suit la Révolution française et avant les lois de la fin du siècle, se développe un interventionnisme administratif et réglementaire sur la base des missions de police assumées par l’État. La lecture de son Introduction à l’économie moderne (Sorel, 1903) montre que Sorel est plus « moderne » que peut le laisser penser son éloge d’une tradition déposée dans le droit civil, ou plutôt que la modernité dont il est question est précisément inscrite dans cet éloge. Pour Sorel, 298toute contrainte extérieure à la connaissance intime du métier par les travailleurs a tendance à produire des effets contreproductifs. Sorel ne fait plus seulement de l’environnement du travail un arrière-plan de ce dernier, mais bien un ensemble composite d’éléments qui impriment leur marque au travail lui-même et dont seuls les travailleurs inscrits dans le milieu de production sont aptes à démêler les nœuds. Le cœur de son analyse ne peut faire l’impasse sur la question du droit tant son souci premier est de saisir les conflits de normativité qui travaillent le tissu social.
Dans les années 1890, Sorel cesse d’exercer son activité d’ingénieur civil et entame, en socialiste, une série d’études et d’échanges intellectuels pour saisir la situation sociale et historique des sociétés modernes. La décennie s’ouvre par la publication d’une étude de la Bible (1889), suivie d’essais philosophiques (sur Proudhon, Socrate, Aristote, Vico). Elle est marquée aussi par une étude approfondie de la pensée de Marx, nourrie de discussions avec les exégètes socialistes italiens mais aussi, à partir de 1898, allemands dans le cadre de la querelle dite du révisionnisme qui oppose Karl Kautsky et Eduard Bernstein. C’est au cours de cette période qu’il se rapproche des courants socialistes et, après un compagnonnage avec le courant réformiste socialiste républicain de Jaurès, notamment à l’occasion du combat en faveur d’Alfred Dreyfus, il produit une théorie originale qui promeut, en une veine proudhonienne, l’autonomie ouvrière et la mise à distance de l’État. On peut donc décrire l’économiste Sorel au travail à partir des deux orientations principales qu’il se donne : d’une part une orientation théorique centrée sur le droit où se forge son hétérodoxie marxiste, d’autre part une orientation pratique où se construit son syndicalisme révolutionnaire, d’inspiration anarchiste (Sorel, 1898, p. 612)30.
La thèse déployée par Sorel se résume donc ainsi : à la différence d’une critique radicale de la propriété privée, il s’agit plutôt de dégager, à la manière du dernier Proudhon, les conditions de plein épanouissement économique de cette dernière. Ni transformation de toute propriété privée en propriété commune généralisée, ni illusion de sa préservation à tout crin lorsqu’elle est synonyme de droits acquis – ou « aubaine » 299dans le vocabulaire de Proudhon, soit de titres morts qui n’ont que peu à voir avec le déploiement maximal des forces productives en équilibre avec le milieu –, il convient de trouver une voie médiane. Il faut pour cela distinguer le « domaine de la propriété » de celui du « milieu économique » (Sorel, 1903, p. 11-12) et rechercher comment la « socialisation du milieu peut donner naissance à une grande quantité de réformes qui ne blessent pas la propriété » (Sorel, 1903, p. 11-12), le milieu étant compris comme « une nature inorganique, un arrangement de possibilités offertes aux activités individuelles » (Sorel, 1903, p. 143)31. L’économie politique de Sorel s’inscrit donc dans l’alliage si particulier de l’observation des faits et des normes qui relèvent de l’activité de production – pour le dire dans le langage de Proudhon, Sorel s’inscrit dans le programme qui revendique « la création d’une science économique, fondée à la fois sur l’observation de la spontanéité industrielle et mercantile et sur la Justice », « dernier mot de la pensée révolutionnaire » (Proudhon, 1858, p. 41).
II.1 L’ÉCONOMIE POLITIQUE ENTRE SCIENCE SOCIALE ET DROIT :
LECTURES CRITIQUES DE LE PLAY
L’intérêt de Sorel pour la discipline économique se traduit au début du xxe siècle par la publication d’un véritable traité d’économie qui prend une forme originale en ce qu’il ne reproduit rien des plans suivis par les traités classiques de la discipline depuis que Jean-Baptiste Say a fait paraître en 1803 son Traité d’économie politique (Say, 1803). La publication à l’occasion du centenaire de ce Traité d’une Introduction à l’économie moderne par Sorel est donc purement fortuite. L’ouvrage, « inspiré de principes proudhoniens » (Sorel 1903, II – Avertissement pour la 3e édition), comporte trois parties qui ne reprennent pas le triptyque de Say.
La première partie est un long développement sur l’économie rurale et le droit jurisprudentiel. Un droit gardien non seulement de pratiques anciennes et de savoirs locaux validés par la jurisprudence, mais surtout le recueil de ces mêmes pratiques et savoirs à l’aune de leur efficacité 300économique. La deuxième partie, intitulée « Socialisation dans le milieu économique », porte le regard sur les conditions dans lesquelles s’exerce le travail. Il s’agit là d’une étude qui porte sur le milieu restreint de l’activité productrice. La dernière partie, « Le système de l’échange », s’intéresse au milieu au sens large, puisqu’elle étudie le cadre (circulation matérielle ou immatérielle) dans lequel prennent place les unités de production. Essence du travail révélée par le droit, milieu restreint, milieu élargi, tel est donc l’agencement proposé par Sorel, avec un modèle éthique (le travail agricole) qui sert de critère à l’ensemble de l’activité économique – modèle éthique en ce sens que le travail agricole, peut-être idéalisé par Sorel, renvoie à une maîtrise du savoir-faire, une certaine indépendance et autonomie du travailleur dans l’acte productif et un contrôle du milieu dans lequel le travail s’exerce.
L’« Avertissement pour la troisième édition (1919) » apporte un éclairage sur les intentions qui animaient Sorel en 1903. Sorel entendait affirmer que le droit est certes un ensemble de règles codifiées qui permettent d’organiser la vie sociale, mais qu’il est surtout le sentiment juridique propre à une activité donnée et à un groupe d’hommes qui s’en font les porte-paroles. Le droit au travail – un concept amplement débattu pendant la Révolution de 1848 – est, pour la conscience prolétarienne, l’équivalent de ce qu’a été et est encore le droit de propriété pour la conscience bourgeoise. Le droit de propriété implique un certain type de rapport à l’activité productive, une certaine organisation de l’échange (marché) et des institutions bourgeoises afférentes (État). Il est probable qu’une autre organisation concrète découlerait d’une institutionnalisation du droit au travail en pivot de l’ordre social (bourses du travail et syndicats remplaceraient, pour Sorel, le marché et l’État). Le souci du travail comme ferment de la vie individuelle et sociale, dont rend compte l’annexe à l’ouvrage, « Théorie de la douleur », complète une économie qui veut aborder les processus matériels à l’œuvre dans l’acte de produire – ce que Sorel appelle « économie concrète » (Sorel, 1903, p. 31). Il défend ainsi une « science moderne qui se fonde, à la fois sur l’observation directe des faits et sur la connaissance des théories abstraites qui lui permettent de comprendre l’emploi que l’on peut faire des concepts » (Sorel, 1903, p. 31). La référence à Le Play et à son modèle de l’enquête minutieuse se comprend par cette ambition affichée par Sorel d’aborder le côté pratique de l’économie. L’enquête leplaysienne – malgré 301son titre, Ouvriers européens (Le Play, 1855) – se rapporte essentiellement à l’agriculture (Sorel, 1903, p. 55, p. 67) et offre pour cette raison un cadre d’analyse adéquat selon Sorel.
Sorel partage en effet avec Le Play une vision de la société productrice comme organisme vivant qu’il vaut la peine d’étudier dans sa dimension créatrice. Contrairement à l’approche qui a dominé en économie, il réfute l’idée que la grande industrie puisse servir de modèle : on a là une production mécanisée, homogénéisée, une abstraction réalisée qui en retour peut donner l’illusion d’un fonctionnement naturel de l’économie, mais seulement si par “nature” on entend “mécanique”. Un tel fonctionnement pourrait devenir la norme à l’avenir, mais il n’en est encore rien. L’économie comme « physique sociale » (Sorel, 1903, p. 33) est ainsi une voie à éviter. En revanche, l’agriculture (en particulier l’agriculture intensive32) porte en elle l’élément d’une « industrie biologique » bien plus à même de rendre compte des réquisits propres de l’activité productive (Sorel, 1903, p. 36) :
[P]our étudier l’économie concrète, il y a lieu de procéder d’une manière opposée et de se tourner vers ce qui est le plus complexe, vers cette agriculture longtemps négligée : c’est à ce qui est plein de variété qu’il faut demander l’explication de la réalité… Il faut commencer les recherches par l’agriculture, quitte à compléter le tableau en cherchant si la fabrique ne présente pas quelques différences spécifiques (Sorel, 1903, p. 37).
Différences spécifiques qui supposent que le genre (travail créatif) sera donné par le travail agricole.
L’économie concrète doit donc porter une attention spécifique à trois ordres de la réalité (Sorel, 1903, p. 68) : « l’outillage », c’est-à-dire une strate matérielle qui comprend les ressources et les outils mobilisés dans l’activité de production ; « les usages », c’est-à-dire le code moral à l’œuvre dans le travail ; « les dispositions légales », c’est-à-dire les formes juridiques qui encadrent les deux ordres précédents (lois 302sur l’héritage, lois ou règlements de métiers). La description, de Marx notamment, du travail mécanisé dans les fabriques dissocie cette forme de l’activité productive de tout code moral. Ce que Sorel veut mettre en avant, ce sont précisément les sentiments et les idéaux qui s’attachent à l’activité elle-même, une éthique du travailleur émanant de l’activité qu’il accomplit et qui se repère davantage dans l’univers de la terre : « [l]’attention qu’il porte à son travail, l’amour qu’il a pour la besogne bien faite, et le désir qu’il éprouve de devenir une force indépendante » (Sorel, 1903, p. 69), voilà ce qui caractérise le paysan. Il y a loin entre le paysan créateur et indépendant et « le manœuvre faisant des gestes fixés d’avance » (Sorel, 1903, p. 70), or c’est précisément le premier qui doit servir de modèle général de tout « producteur s’intéressant à la parfaite réussite de la fabrication » (Sorel, 1903, p. 70). Si Sorel s’appuie sur le travail d’enquête de Le Play, ainsi que sur sa propre expérience d’ingénieur dans un milieu rural où des choix économiques avaient à être éclairés, il s’écarte cependant de Le Play en ce que, contrairement à ce dernier, il entend valoriser l’autonomie du travail, l’indépendance de l’ouvrier ou du paysan. Il ne rejoint pas Le Play dans sa manière de concevoir le droit comme pur enregistrement et conservation des autorités sociales du passé (Sorel, 1903, p. 79)33.
Le chapitre vi de la première partie (« Attaques de Le Play contre les juriste ») permet à Sorel de préciser son propre rapport au droit qui le distingue de Le Play – ce dernier manifestant une trop grande « animosité » à l’encontre des « légistes » (Sorel, 1903, p. 97). Si Sorel partage avec Le Play (et avec Proudhon) le reproche fait aux « légistes », depuis un site extérieur à la pratique ordinaire de peser sur cette dernière (comme par exemple ces « anciens conseillers de la couronne [qui] aidèrent la royauté à ruiner les autonomies locales » (Sorel, 1903, p. 98)), il ne partage pas l’idée de Le Play selon laquelle les aspirations démocratiques seraient étrangères à cette pratique ordinaire et pure projection sur celle-ci de lettrés ou d’utopistes éloignés des réalités sociales :
Il ne semble pas que Le Play ait observé que les légistes ne sont vraiment forts que dans les cas où ils traduisent sous forme de thèses abstraites des sentiments populaires très puissants. Il critique fort l’abus que l’on a fait 303des mots de liberté, de progrès, d’égalité et de démocratie ; ses critiques sont parfois fondées, mais il ne se doute pas que derrière ces mots fatidiques il y a un vaste ensemble d’aspirations nationales, que tout gouvernement est tenu de respecter (Sorel, 1903, p. 98).
Le sentiment juridique populaire n’est autre que cette perception positive que le travailleur peut avoir de lui-même, loin des identités assignées par les observateurs sociaux (et parfois socialistes) qui croient savoir mieux que le travailleur lui-même la nature du travail qu’il accomplit – il revient au « socialisme sérieux » (Sorel, 1903, p. 131) de ne pas perdre de vue sa mission de réhabilitation du travail et de son éthique. Or cette « conscience juridique populaire », souligne Sorel, « a pour baseéconomiqueun ensemble deconditions mettant l’ouvrier en état de se juger chef d’entreprise » (Sorel, 1903, p. 95). Le substrat de cette conscience n’est pas la propriété privée, mais plutôt le droit au travail, comme l’indique la note déjà citée (Sorel, 1903, p. 95, note 1) dont Sorel signale l’ajout dans l’« Avertissement » de 1919. Ce qui n’implique pas forcément l’abandon pur et simple de la propriété privée, mais plutôt sa redéfinition dans un cadre qui serait donné par le droit au travail plutôt que par le droit bourgeois.
Ainsi le rapport éthique que le travailleur entretient vis-à-vis de son travail dépend des conditions matérielles et sociales dans lesquelles se déroule ce dernier. Le droit est précisément cette discipline qui doit pouvoir trancher entre « opportunité » et « droit tout fait », entre la nécessité d’innover en droit pour « la création de nouvelles forces productives » et celle de préserver des « forces existantes » (Sorel, 1903, p. 103), ce qui suppose des arbitrages fins dans la mesure où le profit immédiat n’est pas le gage d’un développement pérenne des forces productives. L’opportunité n’est pas toujours opportune – et le critère éthique du travail « bien fait » vient là encore servir d’aiguillon à l’arbitre pour départager ce qui relève d’un droit de propriété légitime et d’une utilité publique ou d’un intérêt social non moins légitimes. Et pour dégager ce noyau éthique, encore faut-il avoir une vue lucide des conditions dans lesquelles le travail s’accomplit. Les « conditions », les environnements du travail (Fressoz, 2009) sont le cœur d’une deuxième partie de l’ouvrage consacrée à la définition du milieu économique, définition placée sous le signe de la philosophie sociale proudhonienne.
304II.2. UN MILIEU ÉCONOMIQUE SANS DOMINATION :
L’HÉRITAGE PROUDHONIEN
Sorel n’est pas hostile à la propriété individuelle – du moins si elle est attachée à l’usage direct de la ressource par le propriétaire, ce qu’un sentiment populaire de la justice reconnaît comme propriété légitime. Il reprend en cela la distinction proposée par Proudhon entre possession et propriété. Conformément à la définition proudhonienne de la possession, Sorel redéfinit la propriété privée légitime sous le concept de « propriété concrète », dont l’objet est, dit-il, « la concentration des efforts vers un but intérieur » (Sorel, 1903, p. 163). Il faut faire apparaître clairement la différence entre « la production et le milieu » (Sorel, 1903, p. 163) :
Le milieu paraît être le mieux constitué quand il y a une telle combinaison de puissances diverses que nulle domination n’y peut apparaître ; l’équilibre est alors assuré et la neutralisation réalisée. L’État ne doit pas intervenir pour poursuivre un idéal, ni pour se créer des profits ; il s’introduit pour faire disparaître des volontés qui gênaient le mouvement et non point pour substituer sa volonté à d’autres. La neutralisation du milieu économique peut être comparée à une suppression de frottement dans une machine (Sorel, 1903, p. 149).
Cette neutralité du milieu économique est revendiquée au nom de l’affranchissement du travail de toute forme de domination, domination comprise, rappelons-le, en un sens très classique de l’intervention arbitraire d’un autre sur son travail, raison pour laquelle Sorel associe le terme à l’expression « maîtres particuliers » : « domination des maîtres particuliers » (Sorel, 1903, p. 163). L’absence de domination suppose une administration rigoureuse consciente de son rôle de préservation de l’intérêt général, dont l’un des outils est la socialisation du milieu en vue de la préservation de la propriété associée à l’acte productif. Sorel précise ainsi qu’il convient de faire des distinctions, plus nettes que ne l’ont fait jusqu’alors les divers courants socialistes ou républicains, au sujet des entités susceptibles ou non d’être socialisées : « Au point de vue qui nous occupe, en ce moment, il est très essentiel de bien séparer ce qui a trait à des transports que la socialisation atteint si facilement, et ce qui a trait à la production, dont la socialisation soulève des problèmes d’un tout autre genre » (Sorel, 1903, p. 255, note 1). C’est sur ce plan précis que peut intervenir légitimement l’État, dont Sorel entend par ailleurs minimiser le rôle et la fonction, afin d’éviter qu’aux maîtres particuliers – acteurs du dominium – il ne vienne 305se substituer sous la figure d’un maître général – acteur de l’imperium. La réflexion de Sorel met plutôt l’accent, dans une grande proximité de vues avec Proudhon, sur une régulation souple par le droit, sur une éthique du fonctionnaire administratif qu’il conviendrait de préserver – du fait d’une relative indépendance à l’égard des fluctuations des opinions, électorales en particulier – ce que ne permettrait justement pas la transformation des fonctions administratives en fonctions électives. Il faut plutôt s’en remettre aux citoyens et à la capacité juridique qui devrait être la leur de contrôler l’action administrative : « actions populaires » en justice et « contrôle des citoyens » (Sorel, 1903, p. 159) sont ainsi les instruments d’une vie politique décentralisée visant à la préservation du milieu économique, ce que Sorel décrit comme « des moyens d’action judiciaire contre les fonctionnaires » donnés « aux citoyens » (Sorel, 1903, p. 160). Ce rôle de surveillance est le même que celui qui est confié aux « administrateurs » dans le cas de l’activité économique privée (Sorel, 1903, p. 160). Toute cette analyse renvoie explicitement au fédéralisme proudhonien et à la présentation que Proudhon en fait dans sa Théorie de la propriété (Sorel, 1903, p. 160-161 ; Proudhon, 1866).
Cette compréhension du milieu à partir de l’activité agricole, Sorel la retrouve pour l’industrie dans le maillage des Bourses du travail que promeut à cette période Fernand Pelloutier dont il préface l’ouvrage posthume, Histoire des bourses du travail. Origine – Institutions – Avenir (Pelloutier, 1902). Le parcours de Pelloutier au sein des courants socialistes est assez voisin de celui de Sorel : après avoir un temps milité dans le Parti ouvrier de Jules Guesde, Pelloutier s’investit dans l’organisation de l’autonomie ouvrière, notamment autour de ces institutions du travail vivant que sont les bourses du travail dont il coordonne les activités pendant plusieurs années en tant que secrétaire général (1895–1901).
Dans l’organisation des bourses du travail, Pelloutier croit trouver le meilleur moyen de lutter contre les formes de domination présentes dans la sphère économique, réalisant une républicanisation du travail en inscrivant l’exigence d’absence de domination au sein des rapports sociaux eux-mêmes. En cela il se conforme aux idéaux véhiculés par la Chevalerie française du travail, moins influente et populaire que les Knights of Labor étatsuniens ou canadiens auxquels elle est affiliée et dont Pelloutier est un membre actif (Dommanget, 1967 ; Gourevitch, 2015). Les Bourses du travail, Sorel en est convaincu, sont le bon échelon 306pour l’administration décentralisée des activités productives, un lieu de vie centré sur la réappropriation des dimensions émancipatrices du travail puisqu’elles accueillent des œuvres de secours, des bureaux de placement, des bibliothèques ouvrières, des cours du soir. Sorel précise dans sa préface : « les Bourses peuvent devenir facilement des administrations de la Commune ouvrière » (Sorel, 1901, p. 67).
Ce milieu restreint, Sorel le situe dans un milieu élargi : celui de la circulation générale qui comprend aussi bien les transports que le crédit. Là encore le critère mis en avant est celui de la neutralité, c’est-à-dire l’absence de domination. Ainsi en va-t-il de la reprise en main par l’État des compagnies de chemin de fer, dans la mesure où elles
[N]e sont pas toujours assez stimulées à favoriser le progrès du trafic ; elles recherchent trop le plus grand revenu net. Il y a une assez grande période durant laquelle l’accroissement de ce revenu marche de pair avec l’accroissement de la quantité du transport, mais il arrive un moment où les variations de revenu net deviennent tellement minimes, qu’il est alors douteux qu’une réduction de prix puisse être avantageuse pour la compagnie (Sorel, 1903, p. 168-169).
La faveur accordée au tarif du transport des personnes plutôt que des marchandises appartient au même registre des obstacles dressés devant l’essor productif (Sorel, 1903, p. 170). La même opposition entre les « maîtres du crédit » et les producteurs est relevée par Sorel sur fond d’une critique du capitalisme usuraire – dont la tendance à se maintenir, y compris en régime capitaliste, est prégnante (Sorel, 1903, p. 171). Le crédit comme l’émission de monnaie font partie de ces instruments de la production qui doivent être socialisés et sous contrôle public sans entraîner pour autant une socialisation de la production dans son ensemble. Ainsi transformés, ils doivent permettre d’assainir le milieu productif en permettant l’accès des producteurs aux moyens de leur libre activité : cherté du crédit et inflation sont de ce fait dénoncés comme des perturbateurs de la libre activité productrice. Pour Sorel, « moyens de transport, de crédit et de vente » font partie des « moyens d’échange » et entrent dans la définition du milieu économique (Sorel, 1903, p. 223 ; p. 225 et suivantes) où l’État peut légitimement intervenir non pour faire mais pour encourager ou permettre de faire, en une reprise de la philosophie de Proudhon, du moins celle des derniers écrits, en particulier De la capacité politique des classes ouvrières et Théorie de la propriété, deux ouvrages posthumes (Proudhon, 1865 ; Proudhon, 1866).
307C’est une société centrée sur des espaces localisés, faits de liens réels entre les individus, orientés par leur coopération productive, que décrit l’économie concrète de Sorel : « À l’idée d’une chaîne d’airain, reliant toutes choses d’une manière absolue, se substitue l’idée d’îlots, de cellules indépendantes, ayant chacune leur vie propre, et nageant dans un milieu » (Sorel, 1903, p. 189). Seuls l’assainissement du milieu général et du milieu restreint sont aptes à faire émerger les productivités industrielles contre les productivités apparentes – celles auxquelles « l’accroissement de valeur », qui « tient aux conditions générales du marché » (Sorel, 1903, p. 197), peut faire croire. La « socialisation du milieu » doit « faire disparaître les obstacles et anéantir toute maîtrise sur l’échange ; – que cette maîtrise soit particulière ou collective, c’est toujours la même chose » (Sorel, 1903, p. 216). L’étatisation de certains services producteurs non mise au service de la production mais du revenu net serait aussi fatale que leur privatisation.
Privilégiant l’étude minutieuse des expériences, allant jusqu’à « rejeter tout ce qui n’est pas le produit de la réflexion s’exerçant sur des institutions, des usages et des règles empiriques ayant acquis dans la pratique des formes bien déterminées » (Sorel, 1903, p. 390), Sorel n’offre pas toujours de ligne de démarcation très claire entre ce qui relève du milieu et ce qui relève de la production dans son socialisme, frontière qui semble pourtant structurante pour son approche concrète et adaptée à l’esprit de la définition du socialisme qu’il a toujours défendue : « Le socialisme n’est pas une doctrine, une secte, un système politique ; c’est l’émancipation des classes ouvrières qui s’organisent, s’instruisent et créent des institutions nouvelles » (Sorel, 1898, p. 612). Créent en un sens des petites républiques du travail. Il n’en demeure pas moins que Sorel présente une théorie fidèle à cette définition pragmatique du socialisme où devrait se ressourcer selon lui le projet républicain, définition attachée à démontrer que le milieu doit être socialisé pour qu’émergent des espaces de production émancipés. S’il critique la théorie de la valeur-travail de Marx, il reste fidèle à la vision que le socialisme proudhonien a toujours défendue en une inspiration des idéaux républicains : la valeur du travail passe par la dignité du travailleur elle-même conditionnée par l’absence de domination dans les relations qui se nouent au sein des mondes de production – relations anarchistes en ce sens.
308CONCLUSION
Proudhon et Sorel ont cherché à développer une économie anarchiste contre l’anarchie économique – en quoi consiste selon eux une pratique économique non tenue par le droit et soumise, comme le croient les Économistes, à des lois naturelles de l’économie concurrentielle. Cette dernière doit plutôt être renvoyée au pouvoir arbitraire de la force, qu’elle émane d’individus privés ou d’institutions publiques. Leur socialisme à tous deux se développe en un dialogue avec l’histoire longue de l’avènement de la République et des obstacles rencontrés sur ce chemin – la république avortée en 1848 constitue l’arrière-plan historico-politique de Proudhon quand la troisième république installée mais pour une part source de déception tient lieu de toile de fond social chez Sorel34.
En effet, l’un comme l’autre sont à la recherche d’une république vivante, dont l’idéal de non-domination serait inscrit au cœur même des activités économiques et sociales les plus ordinaires. Pour ce faire, ils font appel à un registre du droit au plus près de la pratique, la réalité sociale productrice de normes doit tenir lieu de sources du droit ; la jurisprudence comme rappel à la règle de justice tenir lieu de correctif et d’aiguillon permanent pour la république. Par là, dans le mutuellisme pour Proudhon, dans le syndicalisme pour Sorel, c’est une républicanisation des rapports sociaux qu’ils cherchent à décrire tout autant qu’ils visent à produire une redéfinition de la république. Cette redéfinition ne saurait s’en tenir à celle que voudraient promouvoir les républicains soucieux de ne voir dans la république qu’une architecture et un cadre politiques et non un gouvernement des mœurs. Aux institutions séparées de la vie qu’incarne l’État s’exprimant de loin par la Loi, ils opposent des institutions concrètes, vivantes, logées au cœur du milieu économique.
309Sans aller jusqu’à proposer une généralisation de ces principes sous la forme d’un système – le fédéralisme – comme le suggérait Proudhon, Sorel voit cependant dans la voie proudhonienne un « mythe, servant à donner un corps à certains principes très essentiels […] : 1) Responsabilité des administrateurs, placés tout près de ceux qui ont intérêt à contrôler leur manière de procéder, et très faible séparation du groupe accidentellement au pouvoir d’avec la masse gouvernée ; 2) Possibilité d’expérimenter facilement des solutions pour les problèmes, moraux ou économiques, soit que cette expérimentation soit poursuivie individuellement, soit qu’elle le soit collectivement ; 3) Nécessité de régler tous les rapports sociaux par le droit et d’écarter, aussi complètement que possible, l’arbitraire administratif et la domination des partis. » (Sorel, 1903, p. 160-161). Il s’agit là d’une conception35 qui se rapproche des petites unités autonomes de production que Lénine voulait voir se mettre en place au début de la Révolution russe sous le nom de « République des soviets » (Sorel, 1903, p. 161, note 3).
Quand Emmanuel Lévy quelques années plus tard évoque l’éloge par Brouilhet dans son Précis d’économie politique de ses conceptions du droit – dont il fera la synthèse dans Vision socialiste du droit (Lévy, 1926) –, il prolonge cette veine d’une économie politique républicaine qui a cherché, sans grand succès jusqu’à la toute fin du siècle (Audier, 2010), à s’imposer dans le débat républicain depuis l’échec de la révolution de 1848.
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1 Correspondance Lévy-Mauss, Lettre 1912, in Jean Jaurès Cahiers trimestriels, avril-juin 2000, No 156, p. 58. Il s’agit du Précis d’économie politique, de Charles Brouilhet, Paris, Pierre Roger et Cie, 1912, (820 p.).
2 Cette review est une section du Journal of the Royal Statistical Society, vol. 75, No 8 (Jul. 1912), p. 861-863.
3 Ibid., p. 863.
4 L’ouvrage de Le Play, L’école de la paix sociale, est une version abrégée de (Le Play, 1881b).
5 Jugement qui se prolonge dans certains travaux contemporains, comme le note Alain Chatriot à propos de la thèse de Guillaume Sacriste (Chatriot, 2012 ; Sacriste, 2011).
6 Cet article cherche à articuler et préciser deux analyses proposées précédemment et sur lesquelles il s’appuie : l’une ancienne sur Proudhon et l’économie républicaine (Bourdeau, 2005), l’autre récente sur le rapport de Georges Sorel à la question du milieu économique (Bourdeau, 2022, à paraître). Sur le rapport de Sorel à Proudhon, qui ne nous intéresse qu’en tant qu’il nourrit une veine de ce que l’on pourrait appeler une économie politique républicaine, on consultera avec profit : Pastori, 1980 ; Rives, 1983 (pour le compte rendu de cet ouvrage) ; Rolland, 1989. Ce dernier insiste sur l’influence permanente de la pensée proudhonienne sur Sorel, notamment dans la vision du droit défendue par l’auteur de Qu’est-ce que la propriété ?, quand Pastori met plutôt l’accent sur l’alternance de phases marxiennes ou proudhoniennes chez Sorel. Rolland relève par ailleurs le travail de comparaison de la pensée de Proudhon et de Sorel que l’on trouve chez Gaëtan Pirou dans sa thèse de doctorat (Pirou, 1910).
7 Lettre d’Alphonse de Lamartine à Jules Michelet, Juin 1843. Voy. Lamartine (2001, p. 245).
8 Ce qui n’empêche pas Proudhon de se montrer critique envers certaines formes institutionnelles prisées par la grande majorité des républicains, notamment le suffrage universel. Je remercie l’évaluateur anonyme qui a attiré mon attention sur ce point.
9 Comme le note Pierre-Joseph Proudhon quelques années plus tard, son projet politique – le mutuellisme – s’appuie sur la liberté et la justice, pour et dans l’individu, « Deux choses […] qui nous rejettent bien loin par delà l’idée d’autorité, collective ou de droit divin, sur laquelle nous venons de voir que s’appuie le système du Luxembourg » (Proudhon, 1865, p. 86). Je remercie un évaluateur anonyme d’avoir attiré mon attention sur cette démarcation nette de Proudhon d’avec Louis Blanc.
10 Patrice Rolland note à juste titre que ce sentiment du droit est ce que retient Sorel prioritairement (« acquérir le sentiment du droit ») dans sa lecture de Proudhon (Rolland, 1989, p. 135).
11 Pierre-Joseph Proudhon, Économie ou principes d’une nouvelle philosophie sociale, Ms. 2863-2868, Bibliothèque municipale d’études et de conservation de Besançon. Le manuscrit comporte plusieurs titres : P.-J. Proudhon, Principes d’économie sociale, essai de construction de la science économique, démonstration de l’être collectif ou de l’Humanité ; Économie ou nouveaux principes de philosophie sociale ; et enfin, Économie, essai de constitution d’une science nouvelle, voir : Ms. 2863, Bibliothèque d’étude et de conservation de Besançon, f. 41. Il sera cité désormais Économie. Le choix du terme « économie sociale » n’est pas anodin, il s’oppose précisément à l’excommunication dont il a fait l’objet dans le Dictionnaire de l’économie politique. Sur le Manuscrit, outre la présentation qu’en propose Edward Castleton (2010), voir Pierre Haubtmann (1980), et surtout la lecture qu’en fait Anne-Sophie Chambost dans Proudhon et la norme (2004). Noté par la suite, Économie.
12 Une réponse au Dictionnaire, en partie seulement du fait que certains passages de ce manuscrit, à proprement parler un dossier contenant des notes plus ou moins achevées sur le sujet « Économie », sont antérieurs à la parution dudit Dictionnaire. Voir sur ces archives, les explications données par Edward Castleton (2010). Concernant la Banque du Peuple, on notera qu’il s’agit d’un projet appelé largement par la conjoncture politique du printemps 1848, projet auquel Proudhon renonce plus ou moins après les journées de Juin.
13 Économie, Ms. 2863.
14 Économie, Ms. 2863.
15 Voir aussi, par exemple, la déception de Proudhon face au rôle mal tenu par le Comité des finances en 1848 (composé de MM. Thiers, Berryer, Duvergier de Hauranne, Léon Faucher, Bastiat, Gouin, Goudchaux, Duclerc, Garnier-Pagès, Ferdinand de Lasteyrue), déception partagée par P. Leroux (« P. Leroux, écrit Proudhon, qui s’y fit inscrire en même temps que moi, y vint une fois, et ne reparut plus. – Ce sont des imbéciles ! me dit-il ») : « Ce que je reproche au Comité des finances, écrit Proudhon, c’est de n’avoir jamais su faire autre chose que de pointer les articles du budget ; c’est qu’avec toute leur érudition, les honorables représentants qui le composent en font moins pour l’aménagement de la fortune publique que les commis du ministère. Le Comité des finances n’a jamais eu de théorie, ni de l’impôt, ni des salaires, ni de l’argent, ni du commerce extérieur, ni du crédit et de la circulation, ni de la valeur, ni de rien de ce qui doit faire la science du Comité des finances » (Proudhon, 1849, p. 149-150).
16 P.-J. Proudhon, Économie, op. cit., Ms. 2863, f. 43.
17 Ibid., Ms. 2863, f. 52.
18 L’optimisme de Proudhon peut donc être nuancé par ce réalisme des dispositifs matériels (Chambost, 2004, p. 276). C’est la raison pour laquelle nous insistons dans cet article sur la source que constitue le manuscrit inédit Économie autant, sinon plus, que sur l’ouvrage plus tardif (1858), De la justice dans la Révolution et dans l’Église.
19 On retrouve cette question de l’esprit public comme définition d’un « républicanisme dans les mœurs » à propos d’autres économistes de la même période. Par exemple, A. Keller rappelle, pour le contexte suisse, que le terme « esprit public » « renvoie à une conception plus classique de la politique, proche de la tradition aristotélicienne du bien public, étroitement associée […]. Maître-mot du vocabulaire républicain suisse, l’esprit public, associé parfois à la religion, est envisagé comme une puissance morale, gage de survie de l’État. Il se traduit par la participation aux affaires communes et un engagement civique fait de probités sévères, de désintéressement, de patriotisme. Il a une fonction à la fois sociale et économique » (Keller, 2002, p. 12) ; la citation est de F. Roget, Des objets d’enseignement dans le collège de Genève, 1821.
20 Paradoxale en ce sens que Proudhon considère que l’ordre dans le débat d’idées – la censure – conduit nécessairement au désordre dans la rue. L’absence de liberté de débats conduit à la confrontation physique.
21 P.-J. Proudhon, Économie, op. cit., Ms. 2863, f. 56. On pourrait prêter à Proudhon la formule de Mona Ozouf qui conclut son article « L’esprit public » : « L’obsession de l’“ordre public” signe l’arrêt de mort de l’“esprit public” » (Furet & Ozouf, 1988, p. 719).
22 P.-J. Proudhon, Économie, Ms. 2863, f. 55 et f. 237.
23 Économie, Ms. 2863, f. 26.
24 Philip Pettit, philosophe contemporain décrit sous le terme « républicanisme » une doctrine politique par laquelle ses partisans entendent mettre en œuvre des dispositifs permettant à chacun de regarder tout autre, en égal, « dans les yeux » (Pettit, 2004).
25 Ibid., Ms. 2863, f. 59.
26 P.-J. Proudhon, Économie, op. cit., Ms. 2863, f. 224.
27 P.-J. Proudhon, Économie, op. cit., Ms. 2863, f. 223. Proudhon dégage absolument le respect de toute forme de révérence à l’autorité instituée, et reproche en définitive aux républicains de n’avoir pas su penser une religion républicaine à hauteur d’hommes, ainsi il écrit : « En France, on n’a pas le respect de l’homme et des citoyens ; ce respect a été immolé en 94, sur l’autel de l’Être suprême. Depuis Robespierre, le dogme de l’autorité absolue, inquisitoriale, est devenu le principe de la démocratie », Ibid., Ms. 2863, f. 226.
28 Liberté négative au sens donné à ce terme par Isaiah Berlin (Berlin, 1994) : être libre, c’est ne pas être empêché d’agir (cette définition est parfois qualifiée de définition de la liberté libérale).
29 Sur l’importance de la participation, voir Chambost (2004, p. 249-280). La liberté de l’individu est un pouvoir de produire des normes par une participation de l’individu à des collectifs (groupes), de faire du droit comme on tire les leçons d’expériences réussies, de prolonger l’expérience dans des institutions.
30 Pour des raisons de cohérence de l’analyse, je laisse de côté le dialogue avec Marx, sur ce point (Bourdeau, 2022, à paraître). Pour le rapport de Sorel au droit, Voy. Herrera, 2005 ; Gianinazzi, 2006.
31 Pour une étude générale sur la question du « milieu » dans l’organisation de la société au xixe siècle, mais qui laisse dans l’ombre les redéfinitions alternatives du milieu proposées par les courants politiques socialistes (dont Sorel), malgré un chapitre consacré à Auguste Comte, voir : Mésopolitique : connaître, théoriser et gouverner les milieux (Taylan 2018, en particulier chap. 7, p. 137–174).
32 L’agriculture intensive, chez Sorel, désigne non une production agricole qui « se modèlerait sur les grandes fabriques », s’appuyant sur un recours massif à la chimie qu’il récuse explicitement dans l’art de cultiver les sols (« Un peu plus tard, on vit dans la chimie le grand moteur de la production agricole ; on se figura, encore une fois, que la culture se modèlerait sur les grandes fabriques »). Par agriculture intensive, il faut songer au contraire à une « industrie biologique », épousant les qualités du milieu, présentant une « extrême variété » et qui ne saurait donc être standardisée, en ce qu’elle échappe à « toute loi générale » (Sorel, 1903, p. 36).
33 Sorel souligne qu’à son sens ce rôle d’autorités sociales attribué par Le Play aux chefs d’entreprises, aux grands agriculteurs propriétaires devrait revenir aux syndicats ouvriers (Sorel, 1903, p. 79, note 2).
34 Adolphe Thiers, à la longévité politique impressionnante, pourrait être un pont pour comprendre la continuité de ces deux arrière-plans : au moment de l’installation de la Troisième République il en devient le premier Président. Le même Thiers a marqué de son empreinte répressive la politique de la monarchie de Juillet, régime des débuts intellectuels de Proudhon. C’est à Adolphe Thiers, qui souhaitait déjà en finir avec la Révolution Sociale, que s’oppose vivement Pierre-Joseph Proudhon à la Tribune de l’Assemblée Nationale le 31 juillet 1848. Je remercie un évaluateur anonyme d’avoir suggéré, par Thiers interposé, cette continuité de l’arrière-plan historico-politique.
35 Comme le note Sorel en 1921, à l’occasion d’une réédition de son Introduction à l’économie moderne.
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-13254-7
- EAN: 9782406132547
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13254-7.p.0275
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-01-2022
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Republicanism, political economy, right, Proudhon, Sorel.