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French Economists Engineers and Keynes General Theory (1945-1952)
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2022 – 1, n° 13. varia - Author: Béraud (Alain)
- Pages: 355 to 421
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
LES INGéNIEURS ÉCONOMISTES FRANÇAIS
ET LA THÉORIE GÉNÉRALE DE KEYNES
(1945-1952)1
Alain Béraud
CY Cergy Paris Université
THEMA – UMR CNRS 8184
Cet article rend compte d’un épisode par trop négligé de l’accueil qui fut réservé, en France, à la Théorie générale de Keynes : les contributions au débat des ingénieurs-économistes durant l’immédiat après-guerre (1945-1952). De nombreux collègues – Robert Boyer (1985), Pierre Rosanvallon (1987), Richard Arena et Anna Maricic (1988), Gilbert Abraham-Frois et Françoise Larbre (1998), Ramòn Tortajada (2009, 2021), Guilherme Sampaio (2016), Goulven Rubin (2019) – ont traité de la réception en France de la Théorie générale et il ne me semble pas nécessaire de revenir sur une question à laquelle des réponses pertinentes ont été apportées. Cependant, la plupart de ces contributions ne discutent guère les apports des ingénieurs économistes dans le débat. Ceci est d’autant plus malheureux qu’ils abordent cette question d’une toute autre façon que les économistes universitaires. Ces derniers, comme le montre bien l’ouvrage d’Alain Barrère (1952), cherchent à comprendre la Théorie générale et en discutent longuement le contenu. Pour les ingénieurs économistes, la critique de Keynes n’est qu’un point de départ à partir duquel ils développent leurs propres idées. Les plus connus 356parmi eux – Jacques Rueff, François Divisia, René Roy – n’avaient pas réagi quand John Maynard Keynes publia son ouvrage. Les plus jeunes, ceux qui fréquentaient les séminaires d’X-crise, s’intéressaient plus à la possibilité d’une planification qu’aux analyses de Keynes. Jean Denizet, qui affirme avoir suivi très régulièrement les réunions mensuelles X-Crise, à partir de 1936, note que, naturellement, personne ne parlait de Keynes (Fourquet, 1980, p. 26). Restent ceux qui, dans les cabinets ministériels, souhaitaient que les gouvernements issus du Front populaire s’appuient sur les idées de Keynes pour sortir l’économie française de la crise (Tortajada, 2009, 2021). La figure la plus connue parmi eux est celle de Jean Rioust de Largentaye qui traduisit la Théorie générale en français. Hélène de Largentaye (2017, 2021) rend compte de son action.
C’est seulement, après la seconde guerre mondiale, que certains ingénieurs économistes discutèrent les propositions que Keynes avait avancées. Il était devenu évident à leurs yeux, comme l’écrit Rueff (1947 a, p. 5), que la théorie de Keynes dominait toute la pensée économique de ce temps, mais, surtout, qu’en tant que remède contre le chômage, elle était devenue un véritable instrument de gouvernement. Il n’y avait pas de questions plus importantes que celles qu’elle soulevait, ni de devoir plus pressant que celui de porter un jugement sur la valeur des explications qu’elle proposait et l’efficacité des remèdes qu’elle suggérait. Les premières réactions – Rueff2 (1947 a et b), Maurice Allais3 (1947), Pierre Massé4 (1948), Claude Gruson5 (1948) – portèrent, pour l’essentiel sur la théorie de l’intérêt. Un peu plus tard, Gruson (1949) et Massé (1951, 1952) revinrent sur les questions que Keynes avait posées et avancèrent leurs propres idées. Il me semble que l’on a accordé trop peu d’attention à certaines de ces contributions. Certes les idées de Rueff furent largement diffusées et contestées notamment par James Tobin (1948). Si l’on a reconnu l’importance de la contribution d’Allais, elle a malheureusement été assez peu discutée et, surtout, les idées de Massé et de Gruson semblent être tombées dans l’oubli. La thèse que 357l’on soutiendra est que leurs apports sont importants et que l’on doit prendre en compte leurs travaux quand on fait le bilan des recherches que la lecture de la Théorie générale suscita en France. On a choisi de se limiter à une période de temps limitée, bornée par la publication, en 1952, du 4e article de Massé. Bien sûr, le débat continua notamment avec la publication de l’ouvrage d’Allais ([1954 b] 1993) sur les fondements comptables de la macroéconomie où il est particulièrement sévère vis-à-vis de Keynes, remettant en particulier en cause l’égalité de l’épargne et de l’investissement.
Pour exposer leurs propositions, on procédera en trois temps. On reviendra d’abord sur les critiques qu’ils adressèrent à l’analyse que Keynes avait faite de la détermination du taux d’intérêt, question qu’ils considèrent comme l’élément crucial de la Théorie générale. Leurs critiques portèrent, en particulier, sur deux points : l’exogénéité de l’offre de monnaie et le rôle du motif de spéculation. Mais pour ces ingénieurs économistes, « il s’agit moins, comme l’écrit Massé (1948, p. 90) de contredire [Keynes] que de le dépasser ».
Dans un second temps, on verra comment les critiques qu’ils adressèrent à Keynes les conduisirent à revenir sur la théorie monétaire et sur l’analyse de la détermination du taux d’intérêt. Cette tâche, Rueff (1947) et Allais (1947) l’envisagent de façon différente. Rueff, s’appuyant sur l’idée que la quantité de monnaie est endogène, soutient qu’une augmentation de la demande d’encaisses monétaires ne diminue pas l’emploi, si les prix et les salaires sont flexibles et les facteurs de production mobiles. A contrario, la thèse de Keynes repose sur une hypothèse inavouée de rigidité des salaires et des prix. On a souvent soutenu que Keynes admettait, dans la Théorie générale, que le taux d’intérêt était déterminé par la préférence pour la liquidité et l’offre de monnaie. C’est seulement dans la très longue période qu’il refléterait les possibilités techniques de production et les préférences intertemporelles des agents (Leijohufvud, 1968, p. 29). Ainsi était posée la question de l’articulation de la théorie classique du capital et la théorie moderne de la monnaie. Allais y répondit en analysant les rapports entre le taux d’intérêt, prix d’usage de la monnaie, déterminé par l’égalité de l’offre et de la demande de monnaie et le taux d’intérêt du marché financier déterminé par l’équilibre entre les propensions à placer et à investir. Sa thèse est que la stabilité du processus d’ajustement ne va pas de soi. 358Allais (1947, p. 359) esquisse sur cette base la théorie du cycle qu’il développera dans les années 1950.
La troisième partie présentera les contributions de Massé et de Gruson qui entendaient fonder une théorie générale de l’équilibre. Pour construire son modèle macroéconomique, Massé s’appuie sur la théorie de l’équilibre temporaire dans laquelle il introduit l’idée que l’avenir est incertain. La structure du modèle est voisine de celle de IS-LM puisque Massé y distingue trois types de biens : les biens réels, les créances et la monnaie. Mais Massé suppose que les marchés sont concurrentiels dans ce sens que les prix s’y ajustent jusqu’à ce que l’offre soit égale à la demande. Le marché du travail n’est pas explicité mais Massé ne pense pas que l’on puisse le présenter comme un marché concurrentiel où le salaire réel serait égal à la désutilité marginale du travail. Le plus simple, alors, est de traiter le salaire monétaire comme une variable exogène. À la différence de Massé, Gruson (1949, p. 8) « se place dans le cadre de la doctrine keynésienne ». Il s’agit pour lui de construire une théorie générale qui lui permettra de développer et de discuter les propositions que Keynes avait avancées. Il évite soigneusement d’introduire dans son système des hypothèses trop spécifiques. Dans une situation de déséquilibre, Massé admet que les prix s’ajustent alors que les keynésiens supposent que ce sont les quantités. Gruson entend être plus général et laisse ouvertes toutes les possibilités. Si, disons, la demande de biens qui s’adresse à une entreprise diminue, ses dirigeants pourront, selon leurs anticipations et la situation financière de l’entreprise, soit maintenir les prix et le niveau de la production quitte à stocker les invendus, soit réduire leurs prix, soit diminuer leur production et l’emploi. Gruson examinera tous ces cas.
I. Les critiques de la thÉorie keynésienne
de l’intÉrêt
Allais (1947, p. 319 note 3) considère que le mérite de Keynes est d’avoir montré qu’il y avait, dans la liaison entre la théorie classique du taux de l’intérêt et la théorie de la monnaie, une question qui méritait 359une discussion approfondie et d’avoir essayé d’en poser clairement les conditions. Plus précisément, il pense (Ibid., p. 368) que, si les classiques avaient raison de considérer qu’à l’équilibre la monnaie était un voile qu’ils écartaient pour comprendre les rapports entre les besoins humains et les moyens de les satisfaire, leur position était intenable lorsqu’ils prétendaient appliquer cette même méthode pour expliquer l’évolution d’une économie hors de l’équilibre. Cependant, les ingénieurs économistes n’acceptent pas la théorie keynésienne de l’intérêt. Leurs critiques portent sur trois points :
–L’offre de monnaie n’est pas, comme le suppose Keynes, une donnée : elle s’ajuste quand la demande d’encaisses varie.
–L’accent mis par Keynes sur l’encaisse de spéculation n’est pas justifié.
–Le taux d’intérêt n’est pas déterminé par la seule préférence pour la liquidité. À l’équilibre, l’intérêt est, à la fois, la rémunération de l’abstinence, la récompense de la renonciation à la liquidité et la contrepartie de la productivité du capital.
I.1. l’offre de monnaie
La critique de la théorie monétaire keynésienne porte d’abord sur l’idée que l’offre de monnaie est une variable exogène. Pour la rejeter, Rueff (1947 a, p. 16-17) s’appuie sur sa théorie de la régulation monétaire qu’il avait déjà développée dans L’ordre social (1945, t. 1, p. 228 et suivantes). Il soutient que l’émission monétaire est commandée par les variations du montant global des encaisses monétaires désirées. La quantité de monnaie est déterminée par la demande de monnaie.
Considérons une économie où la monnaie est inconvertible. Admettons (Ibid., p. 213) que le coefficient de réserve des banques de second rang est constant et qu’il en est de même de la proportion des encaisses de différents types. Imaginons que, partant d’une situation d’équilibre, certains individus souhaitent accroître leur encaisse monétaire. Ils ne peuvent le faire qu’en vendant sans acheter, c’est-à-dire en augmentant leur offre ou en diminuant leur demande. Si cette offre excédentaire porte sur les titres, elle provoque une hausse du taux d’intérêt. Il est alors profitable de vendre au comptant pour racheter à terme ce qui provoque une baisse des prix au comptant. Si l’offre excédentaire porte sur les biens, leurs 360prix diminuent ce qui rendra profitable l’opération qui consiste à acheter au comptant pour vendre à terme en se procurant par l’escompte des créances nées de la seconde transaction les fonds nécessaires à la réalisation de la première. Cette opération provoque une hausse du taux d’intérêt. Rueff montre ainsi qu’une demande excédentaire de monnaie entraîne, à la fois, une baisse des prix et une hausse du taux d’intérêt alors que la tradition classique mettait l’accent sur la seule baisse des prix. Le mécanisme d’ajustement est différent. Dans la tradition classique, la baisse des prix réduit le montant des encaisses monétaires nécessaires pour régler les transactions. Elle libère ainsi des quantités de monnaie susceptibles de fournir les suppléments d’encaisses désirées. Rueff admet l’argument mais il souligne que la baisse des prix s’accompagne d’une hausse du taux d’intérêt. Si le taux du marché monétaire augmente jusqu’à atteindre le taux d’escompte, la banque d’émission rachètera, pour les monétiser, toutes les créances offertes et non demandées. L’offre de monnaie augmentera pour satisfaire la demande accrue d’encaisse monétaire. Rueff (1945 t. 1, p. 231) peut donc soutenir que « comme le taux d’escompte est presque toujours proche du taux du marché, la baisse du niveau général des prix consécutive à une augmentation de l’encaisse désirée sera toujours de faible amplitude ».
Allais (1947, p. 346) conclut de façon similaire : « [L]e maintien à un niveau donné du taux de l’escompte par l’institut d’émission a, à l’équilibre, une double influence stabilisatrice puisque cette politique permet de maintenir à la fois le taux d’intérêt et le niveau des prix à des valeurs constantes ». Une diminution des encaisses désirées est compensée par une diminution des effets escomptés et une réduction de la quantité de monnaie. Une augmentation des encaisses désirées a un effet inverse.
Dans son analyse d’une économie en équilibre, Allais (1947, p. 336) admet que le taux de couverture des banques est constant et qu’il en est de même du rapport entre monnaie scripturale et monnaie manuelle (Ibid., p. 338). Il en va autrement dans l’analyse de la dynamique du déséquilibre : la quantité totale de monnaie circulante dont dispose l’économie ne peut plus être considérée comme une donnée, elle est variable (Ibid., p. 359). Ses variations jouent un rôle crucial dans l’analyse que fait Allais des fluctuations cycliques : la monnaie circulante scripturale se multiplie dans la phase d’expansion contribuant à augmenter l’activité et les prix ; elle diminue au contraire dans la récession, entraînant une 361baisse des prix et une réduction de l’activité. On ne peut pas, dans une analyse de la dynamique du déséquilibre, tenir pour constants les coefficients de réserve et le rapport entre les quantités des différents types de moyens de paiement.
Keynes ([1936] 1973, p. 198) suggérait que, dans le cas le plus simple où les individus ont tous des opinions et des intérêts semblables, le seul effet d’un changement dans la préférence pour la liquidité serait de faire varier le taux d’intérêt. Dans l’analyse de Rueff, une telle possibilité disparaît dans la mesure où la banque d’émission laisse constant son taux d’escompte. Ce sont la quantité de monnaie et les prix qui s’ajustent. L’analyse que fait Gruson (1949, p. 220-231) de l’ajustement s’écarte à la fois de celle de Keynes et de celle de Rueff. Il explique que, lorsque l’encaisse désirée excède la quantité de monnaie, les individus tendent, par leurs réactions, à résorber le déséquilibre. Certains d’entre eux vendront des créances sur le marché monétaire ce qui provoquera une hausse du taux d’intérêt et, si celui-ci atteint le taux d’escompte, une intervention de la banque centrale qui augmente la quantité de monnaie. D’autres diminueront leurs dépenses de consommation et d’investissement ce qui entraînera une baisse des prix et de la demande de monnaie. Le processus est voisin de celui que décrit Rueff mais, pour Gruson, la baisse des prix n’est pas négligeable et elle n’est pas nécessairement stabilisatrice. Si les agents en anticipent la poursuite, les consommateurs remettront à plus tard leurs achats et les entreprises liquideront leurs stocks. La baisse des prix loin d’être stabilisatrice accentuera la dépression : l’effet d’encaisse réel (Courtin, 1935) est mis en échec.
I.2. la demande de monnaie
Nombreux furent les économistes français qui considérèrent de façon critique le rôle crucial que Keynes ([1936] 1973, p. 167) attribuait au motif de spéculation dans la détermination du taux d’intérêt. Il expliquait que la fraction du revenu qui est épargnée sera soit placée, soit conservée sous forme de monnaie selon les anticipations que les individus forment sur l’évolution future des taux d’intérêt. Le taux d’intérêt n’est pas la rémunération de l’abstinence mais de la renonciation à la liquidité durant une période déterminée. Gruson (1948, p. 303) lui répond que « les besoins de liquidité procèdent, non d’une préférence qui se manifesterait dans les opérations de placement, mais d’une nécessité comptable : la 362nécessité de garder à chaque instant, compte-tenu des recettes prévues, les sommes qui permettent de faire face aux paiements probables ».
Gruson admet que Keynes a évidemment vu l’objection : dans le chapitre 15 de la Théorie générale, il explique que la détention de monnaie peut résulter d’une série de motifs. Il conclut que la préférence pour la liquidité peut être représentée par deux variables : le revenu et le taux d’intérêt. Bien que la quantité de monnaie qu’un individu choisit de détenir pour satisfaire les motifs de transaction et de précaution n’est pas indépendante de la quantité de monnaie détenue pour le motif de spéculation, Keynes (1936 [1973], p. 199) les tient pour séparables et il écrit en notant M la quantité de monnaie, Y le revenu nominal et r le taux d’intérêt :
M = L 1 (Y)+L 2 (r) (1)
Massé (1948, p. 125) explique que « cette retouche suffit par elle-même à apporter la contradiction dans l’œuvre de Keynes » car une augmentation de la propension à consommer si elle accroît, dans le modèle keynésien, le revenu, accroît la demande de monnaie pour les transactions suscitant une hausse du taux d’intérêt qui freine l’investissement. On n’échappe pas à l’interdépendance et soutenir que le taux d’intérêt est déterminé par l’équilibre sur le marché de la monnaie est une proposition équivoque. Mais un autre problème se pose. La demande de monnaie pour la spéculation ne dépend pas seulement du taux d’intérêt mais du niveau des prix car l’épargne, sous quelque forme qu’elle s’effectue, n’a d’autre but que la consommation si bien que ce qui rentre en compte dans les choix des individus c’est leur encaisse réelle et non leur encaisse nominale. L’écriture de l’équation (1) n’est pas correcte, il conviendrait plutôt d’écrire, en notant P le niveau général des prix, M = L1(Y)+PL2(r). Mais, il faut aller plus loin : les divers modes de placement – monnaie, titres, biens réels – rendent des services substituables si bien que la demande de monnaie pour la spéculation est plus complexe que ne le suppose Keynes. La formulation de l’équation d’équilibre sur le marché de la monnaie que postule Keynes repose sur trois conditions :
–Les épargnants basent leur calcul d’espérance économique sur leur encaisse nominale et non sur leur encaisse réelle.
363–Les divers stocks rendent des services indépendants.
–La monnaie est considérée comme une réserve spéculative, indépendamment de son utilisation comme fonds de roulement.
Aucune de ces conditions ne peut être admise en toute rigueur. Massé (1948, p. 271) conclut que l’analyse qu’il a faite de la théorie keynésienne montre « le danger qu’il y a à isoler les unes des autres les diverses interactions. Quelque puissantes que puissent être les apparences, le système économique est un tout qu’il faut considérer comme tel ».
I.3. la dÉtermination du taux d’intÉrêt
Ayant écarté l’analyse que Keynes fait de la détermination du taux d’intérêt, Allais et Massé furent conduits à proposer des solutions nouvelles qui ne sont pas sans rapports mais qui restent néanmoins différentes.
S’appuyant sur la suggestion que Hicks (1935) avait faite pour simplifier la théorie de la monnaie, Allais considère que le problème central est d’expliquer pourquoi des individus préfèrent conserver un actif sous forme de monnaie stérile plutôt que d’acquérir des valeurs susceptibles de leur apporter un intérêt pur. « La raison […] est constituée par l’existence de frais […] de la négociation des actifs ou de la réalisation de placements et d’emprunts au fur et à mesure des besoins » (Allais, 1947, p. 236). Massé (1948, p. 107) lui répondra qu’il existe une explication encore plus profonde : ce sont les incertitudes sur l’avenir. Si une prévision parfaite était possible, chaque individu pourrait élaborer un plan de trésorerie dans lequel les échéances et les montants de ses placements correspondraient à la succession de ses besoins. Si la prévision est imparfaite, il se peut que les échéances des besoins et des placements ne coïncident pas contraignant les agents à réaliser des créances avant qu’elles arrivent à échéance donc à supporter des risques de perte.
Allais montre que s’il existe des coûts de transaction, les individus ont avantage à conserver une encaisse monétaire M qui est une fonction croissante de leur revenu Y et des coûts de transaction Γ et fonction décroissante du taux d’intérêt r :
L’effet du taux d’intérêt sur la demande de monnaie est mis en évidence sans qu’il soit nécessaire de faire référence à l’incertitude sur le niveau futur du taux d’intérêt. On notera qu’à côté de cette encaisse de transaction, qualifiée de fonds de roulement par Allais, chaque agent garde par devers lui une certaine somme d’argent, une réserve spéculative dans la terminologie d’Allais, qui lui permet de faire face à des éventualités anormales et à profiter des disparités, dans le temps, des prix et des taux d’intérêt6.
L’analyse d’Allais suggère une hypothèse. Si Keynes a introduit dans son ouvrage le motif de spéculation, c’est qu’il voulait démontrer que la demande de monnaie dépend du taux d’intérêt et qu’il pensait que la demande de monnaie pour les transactions ne dépend pas du taux d’intérêt (Keynes [1936] 1973, p. 195-196)7. Allais prouve qu’il n’en est pas ainsi et qu’il n’est pas nécessaire pour établir une relation entre la demande de monnaie et le taux d’intérêt d’introduire la notion d’encaisse de spéculation.
La description qu’Allais fait de la détermination du taux d’intérêt pur sur le marché monétaire est comparable à celle habituellement faite de la détermination du taux d’intérêt sur le marché de la monnaie dans les modèles keynésiens. « Ce taux se fixe à une valeur telle que la somme des encaisses désirées […] soit précisément égale à la quantité totale de monnaie circulante, égale à la somme de la monnaie manuelle et de la monnaie scripturale » (Allais 1947, p. 268).
Ce que Massé (1948, p. 120) veut écarter c’est l’idée keynésienne selon laquelle le taux d’intérêt est la récompense non de l’abstinence mais de la renonciation à la liquidité. À la présentation séquentielle des choix selon laquelle l’individu déterminerait d’abord sa consommation puis se demanderait comment utiliser son épargne, il oppose l’idée que les individus choisissent simultanément les quantités de biens, de titres et de monnaie qu’ils demandent et qu’ils offrent. L’espérance de l’utilité 365d’un individu est une fonction de la valeur réelle de ses actifs – son encaisse monétaire, M, son portefeuille de titres, B, ses actifs réels, K, et du taux d’intérêt :
Comme les trois types d’actifs rendent des services concurrents, les dérivées croisées sont négatives : . Le problème de l’intérêt se résume, pour Massé, à des équations de conservation et à des équilibres marginaux. On peut écrire que l’utilité du dernier franc consommé = L’espérance du dernier franc prêté = L’espérance du dernier franc investi. Quelle que soit la nature de l’actif acquis, l’utilité du dernier franc placé est la même. Ainsi le taux marginal de la préférence pour le présent est égal à la prime marginale de liquidité et à l’efficacité marginale de l’investissement. À l’équilibre, l’intérêt est, à la fois, la rémunération de l’abstinence, la récompense de la renonciation à la liquidité et la contrepartie de la productivité de l’outillage.
On peut chercher à donner à la thèse de Keynes – la préférence pour la liquidité est la cause du taux d’intérêt – un sens plus subtil. Il se peut que le système d’équations qui définit l’équilibre général soit décomposable en sous-groupes qui peuvent être résolus successivement ou séparément. Il en serait ainsi dans le cas où la demande de monnaie ne dépendrait que du taux d’intérêt. On pourrait alors soutenir que le taux d’intérêt est déterminé par les seuls facteurs monétaires, disons la quantité de monnaie et la préférence pour la liquidité. Il resterait néanmoins égal à la préférence pour le présent et à l’efficacité marginale du capital, la consommation et l’investissement s’ajustant pour que les égalités marginales soient respectées. Cependant, d’autres variables que le taux d’intérêt affectent la demande de monnaie comme l’admet Keynes quand il écrit que la demande de monnaie pour les transactions dépend du revenu. Mais, en prenant en compte cette relation, Keynes introduit dans son raisonnement une contradiction puisque le système d’équations qui détermine l’équilibre n’est pas séparable. Pour comprendre comment est déterminé le taux d’intérêt, il faut raisonner sur l’ensemble du système économique.
366II. IntÉrêt et Monnaie
Les ingénieurs économistes pensaient que, pour surmonter les difficultés qu’ils avaient rencontrées en lisant la Théorie générale, il leur fallait, d’abord, revenir sur la question de l’exogénéité de la quantité de monnaie et sur le rôle des facteurs réels – les préférences intertemporelles et la productivité du capital – dans la détermination du taux d’intérêt. Sur le premier point, Rueff donna l’impulsion première. Il le fit en introduisant dans l’analyse l’hypothèse que la quantité de monnaie était une variable endogène. Sur le second point, Allais expliqua que, pour comprendre le rôle respectif des facteurs réels et monétaires dans la détermination du taux d’intérêt, il convenait de distinguer le taux d’intérêt monétaire, expression du prix d’usage de la monnaie et le taux d’intérêt financier, expression du prix d’usage du capital. Si, à l’équilibre, ces deux taux sont égaux, il n’en est pas de même dans la dynamique du déséquilibre.
II.1. La rÉgulation monÉtaire
Keynes, raisonnant sur une économie où la quantité de monnaie est donnée, soutient qu’étant donné la propension à consommer et le montant de l’investissement, il n’existe qu’un niveau de l’emploi compatible avec l’équilibre et il n’y a aucune raison de penser qu’il assure le plein emploi. Il s’appuie explicitement dans sa démonstration sur l’hypothèse que le salaire monétaire et les coûts des autres facteurs de production sont constants par unité de travail employé. Cependant, il minimise la portée de cette hypothèse en écrivant que « cette simplification dont nous nous dispenserons plus tard n’est introduite que pour faciliter l’exposé » (Keynes, [1936] 1973, p. 27). Rueff, prenant ici l’exemple d’une monnaie convertible à taux fixe, explique qu’il existe un mécanisme – la régulation monétaire – qui permet à la quantité de monnaie de s’ajuster. Une augmentation de la demande d’encaisse monétaire n’affecte pas l’emploi si les prix et les taux de salaire sont flexibles. Il conclut en qualifiant la Théorie générale de « philosophie imparfaite de la rigidité inavouée » (Rueff, 1947 a, p. 23). La théorie keynésienne ne vaut que pour des économies insensibles aux mouvements des prix et des taux.
367Pour mettre en évidence les erreurs de la Théorie générale, Rueff s’appuie sur la présentation que Keynes y fait de son analyse :
Lorsque le revenu réel global croît, la consommation globale augmente, mais non du même montant que le revenu. [ … ] Pour qu ’ un certain volume d ’ emploi soit justifié, il faut [ … ] qu ’ il existe un montant d ’ investissement courant suffisant pour absorber l ’ excès de la production totale sur la fraction de la production que la communauté désire consommer [ … ] Ainsi, la propension à consommer et le montant de l ’ investissement nouveau étant donnés, il n ’ y aura qu ’ un seul volume de l ’ emploi compatible avec l ’ équilibre [ … ] Mais, en général, il n ’ y a pas de raison de penser qu ’ il doive être égal au plein emploi [ … ] Le système économique peut donc se trouver en équilibre stable pour un volume de l ’ emploi inférieur au plein emploi. (Keynes [1936] 1973, p. 27-28. Les italiques sont de Rueff)
Différentes interprétations peuvent être données de ce texte. Nous suivrons celle de Rueff qui le considère comme une analyse de la stabilité d’un équilibre de sous-emploi. On supposera donc que, dans une économie en équilibre, mais où une fraction de la main d’œuvre est au chômage, l’emploi et la production augmentent. Keynes soutient qu’en l’absence d’une augmentation de l’investissement, la production supplémentaire restera invendue et que l’économie reviendra à l’équilibre initial qui peut être qualifié de stable. Bien que Keynes ne démontre pas, à proprement parler, sa proposition, elle paraît vraisemblable si on suppose que le taux de salaire monétaire est donné. Le problème que se poseront les lecteurs de la Théorie générale est de savoir si l’on peut, comme le suggère Keynes, se dispenser facilement de cette hypothèse.
Pour critiquer cette proposition, Rueff s’appuie sur l’analyse de la régulation monétaire qu’il avait faite dans L’ordre social. Supposons, par exemple, que la monnaie soit convertible à taux fixe. Si les travailleurs qui ont été embauchés ne dépensent qu’une fraction de leur salaire et utilisent le solde pour accroître leurs encaisses monétaires, d’autres individus verront leur encaisse monétaire diminuer en-dessous de son niveau désiré. Pour la reconstituer, ils diminueront leurs achats de biens et/ou ils vendront des créances qu’ils détiennent. Les prix diminueront et le taux d’intérêt augmentera. Il en résultera un excédent de la balance des paiements, une entrée de devises étrangères et une augmentation de la quantité de monnaie domestique. L’équilibre sur les divers marchés sera ainsi rétabli. Contrairement à ce que soutient Keynes, le fait 368que la propension à consommer est inférieure à 1 n’interdit nullement l’absorption du produit.
Rueff explique que l’erreur de Keynes – tout revenu qui n’est pas entièrement dépensé dans l’achat de biens de consommation ou d’investissement fait défaut dans l’absorption du produit dont il est issu – trouve son origine dans deux idées fondamentales qui caractérisent sa théorie monétaire. Keynes a une conception nominaliste de la monnaie, ce qui le conduit à penser qu’accumuler de la monnaie, c’est diminuer la demande effective alors que, selon Rueff, demander de la monnaie, c’est demander les valeurs dont la monnaie est la représentation. La seconde erreur de Keynes est de soutenir que « la quantité de monnaie n’est pas déterminée par le public » (Keynes, [1936] 1973, p. 174) mais que c’est une donnée, fixée par les autorités monétaires, sur laquelle la demande d’encaisses est sans action. Rueff considère, au contraire, que, dans les systèmes monétaires existants, la quantité de monnaie est une variable endogène.
Pour qu’une augmentation des encaisses désirées ne suscite pas le chômage, il faut – écrit Rueff – que les ressources productives soient effectivement déplacées vers les biens susceptibles de constituer les contreparties d’une augmentation de la quantité de monnaie. Dans le cas où la monnaie est, par exemple, convertible à taux fixe dans une devise étrangère, il faut que les ressources soient déplacées des secteurs qui fournissaient les biens de consommation domestique vers les secteurs qui produisent des biens exportés. Une telle mobilité n’est possible que si les prix et les salaires sont flexibles. Rueff (1947, p. 24) conclut que la théorie de l’emploi de Keynes « ne vaut que pour des économies très particulières : celles qui sont entièrement insensibles aux mouvements de prix et de taux ».
Une des questions que pose la contribution de Rueff est de savoir si la théorie de l’emploi de Keynes repose, comme il le soutient, sur deux propositions : l’exogénéité de la quantité de monnaie et la rigidité des salaires et des prix. Ce que suggèrent les travaux publiés dans les années 1940, en particulier la thèse de Modigliani (1944 a) et l’article (1944 b) qui en est issu, c’est que la rigidité à la baisse des salaires monétaires suffit pour justifier les conclusions de Keynes. L’ironie de l’histoire est que c’est cette rigidité qui, selon Rueff (1931), explique l’existence d’un chômage permanent.
369Plus précisément, si le salaire monétaire est déterminé sur un marché concurrentiel par l’égalité de l’offre et de la demande, l’idée « qu’aucun équilibre permanent ne peut exister tant qu’il existe du chômage » (Rueff, 1947, p. 8) est habituellement acceptée ; peu importe que la quantité de monnaie soit donnée ou que la monnaie soit convertible à taux fixe en or. Si, par contre, le salaire monétaire est donné, l’équilibre de sous-emploi apparaît stable8 de quelle que façon que soit organisé le système monétaire. Dans un cas, le niveau de l’emploi dépendra du rapport entre la masse monétaire et le taux de salaire nominal, dans l’autre cas il dépendra du rapport entre le taux de change et le taux de salaire nominal.
On peut noter que si le taux de salaire monétaire est donné, l’effet sur l’emploi d’une augmentation de la demande de monnaie dépend de l’organisation du système bancaire. Si la quantité de monnaie est donnée, une augmentation de la préférence pour la liquidité entraînera une baisse des prix, une hausse du salaire réel et une baisse de l’emploi. Si la monnaie est convertible à taux fixe, les prix des biens, le taux de salaire réel et le niveau de l’emploi ne seront pas affectés par une variation de la demande d’encaisses monétaires.
Ce que montre Rueff, c’est que le chômage ne trouve pas son origine dans la volonté des agents d’accroître leurs encaisses monétaires mais dans la rigidité de certains prix, notamment la rigidité à la baisse des salaires monétaires.
II.2. Le taux d’intÉrêt, le prix d’usage du capital
et le prix d’usage de la monnaie
Quand il étudie l’instabilité potentielle d’une économie monétaire, Allais souligne le rôle crucial que joue le taux d’intérêt dans l’articulation entre la sphère réelle et le système monétaire. L’instabilité résulte, selon lui, de l’organisation de l’économie et plutôt que de préconiser – comme le faisaient à l’époque la plupart des économistes – une politique du taux d’escompte, il soutient que c’est le système lui-même qu’il convient de réformer.
370II.2.1. Une économie de compte
Dans une économie de compte, le taux d’intérêt – prix d’usage du capital – se fixe sur le marché à un niveau où l’offre et la demande de capital sont égales. Le problème qui préoccupa tant les économistes dans les années 1960 n’échappe pas à Allais :
Il est essentiel, écrit-il, de remarquer que les deux courbes d ’ offre et de demande dépendent également des prix de marché et, en particulier, des prix des biens durables. Il en résulte que le taux d ’ intérêt est déterminé par l ’ intersection de deux courbes qui dépendent directement de ce taux [ … ] Le processus de la détermination du taux de l ’ intérêt est alors schématiquement le suivant. Pour une valeur initiale r 0 du taux d ’ intérêt, on a deux courbes [ … ] qui déterminent un nouveau taux r 1 . À ce taux correspond deux nouvelles courbes [ … ] qui déterminent un taux r 3 et ainsi de suite (Allais, 1947, p. 143-144).
Le revenu net que l’on peut espérer d’un investissement est la valeur actuelle de la différence entre les recettes et les dépenses anticipées. Si l’on appelle taux d’intérêt technique, le taux pour lequel le revenu net est nul, il apparaît qu’un investissement est réalisé quand ce taux excède le taux d’intérêt du marché. C’est sur cet argument qui évoque la notion d’efficacité marginale du capital qu’Allais s’appuie pour considérer la demande de capital comme une fonction décroissante du taux d’intérêt tout en remarquant que, si le marché était parfait, la moindre différence entre la productivité marginale du capital existant et le taux du marché induirait une demande infinie de capital. L’offre de capital, assimilée à l’épargne, est déterminée à la fois par le désir des individus d’échelonner leurs consommations dans le temps et par leur désir d’accroître leurs ressources en plaçant une fraction de leurs revenus. C’est une fonction du capital existant – et non seulement, comme le soutenait Keynes, du revenu – et du taux d’intérêt. Quand le taux d’intérêt est voisin de sa valeur minimum, ici -1, le capital offert est négatif : les agents globalement sont emprunteurs. Quand le taux d’intérêt est très élevé, les individus sont conduits, pour équilibrer au mieux le flux temporel de leurs consommations, à réduire leur épargne. L’offre de capital apparaît comme une fonction successivement croissante puis décroissante du taux d’intérêt. Que l’on raisonne sur le seul capital nouveau ou sur l’ensemble du capital, on obtient, comme le montre la figure 1, le même taux d’intérêt.
371Fig. 1 – La détermination du taux d’intérêt dans une économie de compte
(Allais, 1947, p. 143).
Il convient de souligner qu’Allais montre que l’on peut, tout aussi bien, raisonner sur les flux – l’offre et la demande de capital nouveau – ou sur les stocks. Toutefois, il souligne que raisonner sur les stocks « a l’avantage essentiel de rappeler que pour chaque capitaliste considéré individuellement le choix se pose à tout instant de consommer ou non son capital. Rien ne l’empêche en effet de vendre les biens qu’il possède et d’en consacrer le montant à sa consommation courante » (Allais, 1947, p. 144).
II.2.2. Le taux d ’ intérêt dans une économie monétaire
Quand on introduit dans le modèle une monnaie circulante, sa logique est profondément modifiée car le taux d’intérêt apparaît, à la fois, comme le prix de la disponibilité du capital et comme la valeur d’usage de la monnaie. Ce double caractère du taux d’intérêt est analysé, dans l’ouvrage d’Allais, sous l’aspect de l’articulation entre le marché du capital et le marché monétaire.
Si Allais évoque l’idée que la monnaie peut constituer une réserve de valeur, il met essentiellement l’accent sur le rôle de la monnaie comme moyen de paiement et il analyse la détermination de la demande de monnaie en s’appuyant sur un modèle de gestion de stock analogue 372à celui que Baumol (1952) développera quelques années plus tard. La prime marginale pour la liquidité, lm, est une fonction décroissante de l’encaisse monétaire M et une fonction croissante des prix pi et des quantités qi des biens qui sont acquis :
l m = l m ( M , p 1 ,…, p i ,…, p n , q 1 ,…, q i ,…, q n )
La fonction lm est homogène de degré 0 dans l’encaisse monétaire et dans les prix. Tant que la prime marginale pour la liquidité excède le taux d’intérêt pur9, l’agent préfère conserver son capital sous forme monétaire. L’équilibre est réalisé quand l’encaisse est telle que la prime de liquidité est égale au taux d’intérêt.
Sur le marché monétaire, les transactions – escompte, avances sur titres, … – reviennent toutes à un louage de monnaie circulante pour une courte période. Le taux d’intérêt pur sur le marché monétaire, rm, se fixe à un niveau tel que la somme des encaisses désirées est égale à la quantité de monnaie circulante. Simultanément, le taux d’intérêt pur sur le marché financier se fixe à un niveau tel qu’un équilibre s’établit entre l’offre et la demande de valeurs capitales nouvelles.
Pour analyser la détermination du taux d’intérêt, le cas le plus simple est celui d’un régime permanent, c’est-à-dire d’une économie stationnaire où la quantité de monnaie et les prix sont constants. En régime permanent et à l’équilibre, « l’ordre de grandeur » du taux d’intérêt ne dépend que de l’équilibre entre la propension à épargner des consommateurs et la propension à investir des entreprises10. La préférence pour la liquidité ne détermine pas le taux d’intérêt mais le niveau des prix. Dans une telle situation, la valeur du taux d’intérêt dépend de la préférence pour la liquidité11 et le niveau auquel il s’établit excède celui qui serait atteint dans une économie de compte. La monnaie est neutre : ni les 373divers paramètres physiques – consommation et production –, ni les prix relatifs, ni les encaisses réelles, ni le taux d’intérêt ne dépendent de la quantité de monnaie.
Le cas d’un régime quasi-permanent est plus complexe car si l’économie réelle est toujours stationnaire, la masse monétaire est variable : elle croît à un taux constant si bien que les prévisions peuvent encore être considérées comme parfaites. Le problème, ici, est que dans un équilibre dynamique, le taux d’intérêt nominal d’équilibre est égal à la somme du taux d’intérêt réel et du taux d’inflation. Plus le taux d’inflation est élevé, plus faibles sont les encaisses monétaires réelles et plus faible est le taux d’intérêt réel ce qui affecte le niveau de l’investissement. Les variables réelles dépendent du taux d’inflation et donc du taux de croissance de la masse monétaire. Cependant, elles ne dépendent pas du niveau de la masse monétaire. La monnaie est neutre mais elle n’est pas superneutre.
Dans la dynamique de l’équilibre, l’ordre des déterminations est, en première approximation, le suivant. La propension à épargner des consommateurs et la propension à investir des entreprises déterminent le taux d’intérêt réel. Le taux d’intérêt nominal est obtenu simplement en ajoutant au taux réel le taux d’inflation. Enfin, le taux d’intérêt nominal détermine la demande d’encaisses monétaires réelles qui, rapprochée de la quantité de monnaie, détermine le niveau général des prix.
Dans la dynamique du déséquilibre, le point de départ est l’existence d’une distorsion entre le taux d’intérêt sur le marché financier et le taux du marché monétaire. Il s’agit de se demander si l’ajustement de ces taux conduit à un taux réel pour lequel l’épargne est égale à l’investissement. Pour étudier ce problème, Allais raisonne d’abord sur une économie où la quantité totale de monnaie circulante est donnée et où cette monnaie n’est pas susceptible d’être thésaurisée. Supposons qu’initialement le taux d’intérêt pur sur le marché financier, rf , excède le taux du marché monétaire, rm. Les agents ont avantage, dans une telle situation, à réduire leurs encaisses monétaires et à augmenter le montant de leurs placements sur le marché financier. Pour une courbe de demande de capital donnée des entreprises, cette hausse de l’offre entraîne une baisse du taux d’intérêt sur le marché financier et une augmentation de l’investissement. Le prix des biens indirects et le niveau d’activité dans les secteurs qui les produisent s’accroissent. Le revenu augmente et avec 374lui les dépenses de consommation mais, aussi, la demande d’encaisses monétaires. L’augmentation des dépenses de consommation entraîne une hausse des prix des biens directs alors que la demande accrue d’encaisses monétaires augmente le taux d’intérêt monétaire.
Ainsi l’évolution […] aboutit essentiellement à une élévation des prix qui accroît les primes de liquidité rmdes encaisses et à une augmentation de l’activité d’investissement qui diminue le taux d’intérêt pur rfsur le marché financier […] La différence rf - rm tend à décroître, cette adaptation s’effectuant au point de vue monétaire par une hausse générale des prix (Allais, 1947, p. 325-326).
On peut donc penser que, sous ces hypothèses, l’économie évoluerait vers la position d’équilibre général. Il manque, cependant, et Allais est bien conscient du problème, une démonstration formelle de la stabilité de l’équilibre.
Lorsque la quantité de monnaie circulante est variable – en raison de la couverture partielle des comptes créditeurs des banques, de la thésaurisation de la monnaie ou de sa convertibilité – la stabilité du système n’est plus assurée. Supposons, comme précédemment, que le taux d’intérêt pur sur le marché financier excède le taux du marché monétaire. Les individus sont incités à réduire leurs encaisses monétaires et à augmenter le montant de leurs placements. Ce comportement suscite une augmentation des dépenses et des prix mais il n’est nullement certain qu’il en résulte une réduction du taux d’intérêt sur le marché financier et une hausse du taux monétaire. En effet, l’atmosphère étant à l’optimisme, les banques, si leur taux de couverture excède le minimum possible, sont incitées à augmenter le montant des prêts qu’elles consentent. L’émission de la monnaie scripturale interdit toute hausse du taux monétaire. Simultanément, les agents sont incités à dépenser la monnaie qu’ils avaient thésaurisée. Cette déthésaurisation stimule l’activité et la hausse des prix. D’autre part, la hausse des prix et de l’activité conduit les entreprises à réviser à la hausse les recettes qu’elles peuvent espérer tirer de leurs investissements. Les taux d’intérêt techniques augmentent ce qui interdit toute baisse du taux d’intérêt sur le marché financier. Ainsi, l’écart entre le taux d’intérêt monétaire et le taux du marché financier loin de se réduire a tendance à s’accroître. Cette évolution a, certes, une limite. Quand les agents auront dépensé l’argent qu’ils avaient thésaurisé, quand le taux de couverture des banques aura 375atteint sa limite minimum, quand les possibilités de réescompte auprès de la banque centrale auront été épuisées, le taux d’intérêt sur le marché monétaire finira par augmenter. On pourrait espérer que la quantité de monnaie ayant ainsi atteint son plafond, l’économie se stabilisera. Allais soutient qu’il est peu probable qu’il en soit ainsi et que l’issue la plus vraisemblable est qu’une récession succèdera à la dépression. En fait, la hausse des prix a masqué une série de déséquilibres et les adaptations nécessaires qui avaient été jusqu’ici retardées se produiront alors. En particulier, les anticipations trop optimistes et le faible taux d’intérêt sur le marché financier ont suscité un développement excessif des industries d’équipement. Certaines des entreprises de ce secteur ne pourront pas faire face à leurs engagements et les banques dont les débiteurs ont fait défaut chercheront à restaurer leur taux de couverture en limitant les crédits qu’elles accordent. La diminution de la quantité de monnaie circulante qu’impliquent la déflation des crédits et la thésaurisation d’encaisses manuelles entraînera une réduction de la dépense. Allais (1947, p. 362) conclut : « On peut alors avoir une surproduction générale, en ce sens que dans chaque industrie l’écoulement de la totalité de la production à un prix égal au coût s’avère irréalisable. La rupture du circuit monétaire entraîne alors la rupture du circuit des biens. » Le mécanisme régulateur des taux d’intérêt monétaire et financier au lieu de conduire à un équilibre stable aboutit ici à une situation toujours instable12. La possibilité pour les banques d’émettre de la monnaie scripturale à découvert et la possibilité qu’ont les agents de thésauriser la monnaie apparaissent à Allais comme les causes déterminantes de l’instabilité économique. Ce sont ces causes qu’il entend supprimer en réclamant une couverture à 100 % des dépôts à vue et une séparation des deux fonctions que remplit actuellement la monnaie : les rôles d’unité de compte et de moyen de paiement. Alors qu’Allais reprend souvent à son compte des propositions de Rueff, l’opposition ici semble radicale. L’un comme l’autre acceptent l’idée que la quantité de monnaie est une variable endogène. Cependant, pour Rueff, cette endogéneité est un facteur de stabilité alors que pour Allais elle est un facteur d’instabilité.
376Dans sa tentative de construire une dynamique du déséquilibre, Allais (Ibid., p. 328-329) se heurte à une difficulté qu’il ne parvient pas à surmonter mais qu’il ne manque pas de souligner. Les indications qu’il donne sur le processus d’ajustement sont « un point de départ intuitif » mais « la démonstration complète et rigoureuse, dans le cas le plus général, de ce que […] l’économie évolue précisément, à partir d’un état initial quelconque, vers un équilibre stable correspondant aux conditions indiquées d’équilibre reste à faire ».
II.2.3. L’apport d’Allais
Allais considérait que Keynes posait dans la Théorie générale un problème fondamental : celui des rapports entre la théorie classique de l’intérêt et la théorie moderne de la monnaie mais que malheureusement il ne proposait pas une réponse rigoureuse à cette question. Allais pense que, pour l’aborder, il faut partir d’une économie à l’équilibre13. La conclusion qu’il tire de l’étude de ce cas trahit son hésitation puisqu’il écrit « qu’à l’équilibre l’ordre de grandeur14 du taux d’intérêt réel instantané est indépendant des conditions monétaires et qu’il résulte de l’équilibre entre la propension à épargner des consommateurs et la propension à investir des entreprises » (Allais, 1947, p. 316). Cette proposition est, comme l’admet Allais, une approximation car si le taux d’intérêt ne dépend pas de la quantité de monnaie, il dépend de la préférence pour la liquidité. Mais cette analyse n’est qu’une étape nécessaire pour étudier la détermination du taux d’intérêt dans la dynamique du déséquilibre. Allais suggère que, dans un système économique sans monnaie scripturale à découvert, sans thésaurisation et à monnaie manuelle inconvertible, l’équilibre est stable dans ce sens que, si initialement les taux d’intérêt monétaire et financier sont différents, ils convergent. Mais, si ces hypothèses ne sont pas vérifiées, « le mécanisme régulateur des taux d’intérêt monétaires et financiers au lieu de conduire […] à un équilibre stable aboutit à une situation instable » (Ibid., p. 365).
377III. DÉpasser Keynes ?
Massé et Gruson sont plus proches de Keynes que Rueff et Allais, quand il s’agit de politique économique. Mais, quand il s’agit de théorie économique, ils lui reprochent un manque de rigueur. Il faut aller plus loin. Si leurs préoccupations sont voisines, leurs approches sont différentes. Massé construit des modèles macroéconomiques où les prix des biens et le cours des titres sont flexibles. Son apport est, notamment, d’introduire dans ses modèles l’idée que l’avenir est incertain et de mettre en évidence le rôle des anticipations dans la stabilité des systèmes qu’il étudie. Gruson entend développer une théorie générale. Il se garde donc de supposer que les prix sont parfaitement flexibles car il veut pouvoir traiter de situations où, quand la demande qui s’adresse à une entreprise varie, ses dirigeants choisissent d’ajuster leur production plutôt que leurs prix. Il apparaît ainsi comme fidèle à la doctrine keynésienne.
III.1. Le mÉcanisme des prix et de l’intÉrêt
dans une Économie où l’avenir est alÉatoire
Quand Massé lut la Théorie générale, il eut le sentiment qu’il était possible d’appliquer aux questions que discutait Keynes les idées sur lesquelles il s’était appuyé dans son travail d’hydroélectricien en 1944 puis en 1946. Le rapprochement peut surprendre ; il est justifié par le rôle que joue, dans les deux cas, l’idée que l’avenir est aléatoire. Quand Massé cherchait à établir les règles qu’il faut respecter pour que la gestion d’une centrale hydroélectrique soit optimale, il était confronté à un problème comparable à celui que traitait Keynes ([1936] 1973, p. 24 n. 3) quand il expliquait la façon dont les entrepreneurs fixent le volume de leur production. Quand ils estiment les recettes qu’ils espèrent tirer de la vente de leurs produits, ils ne font pas évidemment une prévision unique exempte d’incertitude, mais plusieurs prévisions incertaines plus ou moins probables et précises. Les problèmes sont cependant différents. Quand Keynes analyse la décision de production, il souligne que l’entrepreneur n’a des gains qu’il espère en tirer qu’une connaissance imparfaite. Le directeur de la centrale électrique, dont Massé étudie la gestion, est confronté à un autre problème. Certes le débit futur du 378fleuve est une variable aléatoire mais il obéit à une loi de probabilité parfaitement connue. Il n’y a pas d’incertitude au sens keynésien dans les problèmes que traite Massé. Son problème est de formaliser le processus de décision quand on connaît les lois que suivent les variables aléatoires. Pour le résoudre, Massé reprend la notion d’espérance économique qu’il avait définie en 1946 dans Les réserves et la régulation de l’avenir.
Ce premier obstacle surmonté, Massé entreprend de définir les principes qu’il convient de respecter dans la construction des modèles économiques. Il suit une voie différente de celle de Keynes. Le désaccord porte sur la méthode.
[Keynes] emprunte le langage d’une dynamique du déséquilibre, basée sur la notion de causalité, et non celle d’une dynamique de l’équilibre basée sur la notion d’interdépendance. Dans cette conception, les variables économiques se déterminent les unes les autres de proche en proche selon des réactions causales. (Massé, 1948, p. 55)
Par exemple, Keynes ([1936], 1973, p. 30) quand il présente son analyse de la détermination du niveau de l’emploi explique que la propension à consommer et l’investissement déterminent le niveau de l’emploi et que celui-ci détermine le taux de salaire réel et non l’inverse. Certes, Massé admet que l’on peut appliquer une telle méthode pour étudier la propagation d’une perturbation, par exemple pour expliquer les effets d’une augmentation de l’investissement sur l’emploi et le taux de salaire. Mais une telle approche est source de confusion dans l’étude de l’équilibre. Citant un texte d’Allais ([1943] 1994, p. 543), il affirme qu’à l’équilibre « il n’y a ni cause, ni effet, il y a seulement des liaisons fonctionnelles entre les différents paramètres ». Il faut d’abord définir l’équilibre avant de s’intéresser à la dynamique du déséquilibre.
III.1.1. La notion d’espérance économique
Massé avait soutenu, quand il traitait de la gestion des centrales hydroélectriques, que l’exploitant doit maximiser l’espérance mathématique des utilités, « c’est-à-dire la valeur probable de la somme des utilités engendrées au cours de l’exploitation par les lâchures du réservoir, accrue de la valeur probable du stock résiduel en fin d’exploitation » (Massé, 1944, p. 208). En 1948, il reprend cette idée tout en admettant qu’elle n’est pas totalement satisfaisante car les individus sont sensibles à la 379dispersion des gains. Si l’on veut prendre en compte ce facteur, la fonction à maximiser n’est pas l’espérance d’utilité S mais une combinaison linéaire de cette espérance d’utilité et de l’écart-type, σ, soit E = S - λσ. λest un coefficient positif qui est d’autant plus grand que l’individu est prudent. Massé évoque aussi l’idée que, dans les situations où des éventualités désastreuses peuvent se produire, le principe de maximisation de l’espérance économique peut être dominé par le principe de limitation des risques.
En 1951, Massé est plus circonspect. Théoriquement, il faudrait introduire comme argument de la fonction d’espérance économique la loi de probabilité de la variable aléatoire. Pratiquement, on remplacera la fonction de probabilité par un petit nombre de paramètres caractéristiques de la variable aléatoire, par exemple les deux premiers moments de la distribution. Il écarte la formulation qu’il avait proposée en 1948 pour lui substituer une expression un peu différente :
où A0est l’actif initial de l’individu. Cette expression apparaît préférable car c’est l’importance relative de la dispersion des gains – plutôt que la dispersion absolue – qui affecte l’espérance économique. Massé montre que la formulation qu’il a retenue lui permet de définir la taille optimale d’une opération risquée : quand la taille de l’opération augmente, la valeur probable du gain croît proportionnellement à la taille de l’opération alors que la correction pour le risque croît avec le carré de la taille.
III.1.2. L’équilibre général et la macroéconomie
Massé pensait que l’approche de Keynes qui procédait par explorations et retouches successives ne permettait pas d’embrasser avec certitude l’ensemble des conséquences des hypothèses initiales que l’on s’était données. La méthode qu’il préconise est l’étude synthétique de l’équilibre. Plus précisément, son point de départ est la théorie de l’équilibre général temporaire que Hicks ([1939] 1946) avait développée dans Value and Capital. Il construit, à partir d’elle, des modèles économiques simplifiés 380suffisamment proches de la réalité pour rester plausibles et suffisamment simples pour être accessibles à l’analyse.
– Le modèle d ’ équilibre temporaire
Les agents du modèle sont des individus qui travaillent, consomment et épargnent, des entreprises qui exploitent un stock de capital et transforment des flux de travail et de matières premières en flux de biens de consommation et d’investissement et une autorité centrale qui émet la monnaie, perçoit les impôts et fournit les biens collectifs. Les biens du modèle sont des flux de travail, de produits, de consommation et d’investissement et des stocks de créances, de monnaie et de biens réels. Chaque individu et chaque entreprise ont une espérance économique totale et autant d’espérances marginales que de stocks. Chaque agent cherche à maximiser son espérance économique totale. En dehors des flux et des stocks, le modèle comprend des paramètres de prix : les prix proprement dits, les taux d’intérêt et les taux de salaire. L’économie est supposée concurrentielle et les prix sont déterminés par l’offre et la demande. Pour les taux de salaire, la question est plus délicate puisqu’en fait ils ne sont pas déterminés sur des marchés concurrentiels. Massé admet qu’ils peuvent être traités comme des variables exogènes.
Les demandes des individus et des entreprises sont fonctions des prix courants, des prix anticipés et des stocks initiaux. Les demandes de l’autorité centrale sont des variables exogènes. L’équilibre est défini comme une situation où les prix sont tels que les demandes excédentaires sont nulles sur tous les marchés. Quelles sont les propriétés d’une telle situation ? La statique comparative étudie le déplacement de la position d’équilibre quand les facteurs qui la déterminent changent. La dynamique du déséquilibre étudie l’ajustement des marchés au cours du temps lorsque, les facteurs déterminant l’équilibre étant donnés, les prix sont initialement différents des prix d’équilibre. Ils augmentent, alors, quand la demande excède l’offre, et ils diminuent dans le cas inverse. Le problème est de savoir sous quelles hypothèses ce processus rétablira l’équilibre.
En statique comparative, les positions initiale et finale sont des positions d’équilibre, donc les variations de la demande nette des diverses marchandises sont nulles. Massé distingue les variations inductrices des 381quantités, variations qui résultent du choc sur les variables exogènes et les variations induites par les mouvements de prix sur les divers marchés. Admettons que seule la demande du bien i ait subie une variation inductrice. On dira que la réponse des marchés est normale, si une augmentation inductrice de la demande de i entraîne une hausse de son prix. On distinguera, pour mener cette analyse, le cas où tous les prix s’ajustent du cas où certains prix sont maintenus à leur niveau initial. Tout ceci évoque l’analyse que fait Hicks de la stabilité dans Value and Capital mais Massé s’écarte de Hicks parce qu’il se refuse à parler de stabilité dans une analyse de statique comparative. Massé écrit que la réponse du marché est normale lorsqu’une variation de la demande nette pour un bien i induit une variation dans le même sens que son prix. À la façon de Hicks, il écrit que les conditions de réponse du marché sont parfaites, quand une augmentation de la demande du bien i entraîne une hausse de son prix aussi bien quand tous les autres prix se sont ajustés que si, sur un nombre quelconque de marchés autres que celui de i, les prix restent inchangés. Inversement, il écrit que les conditions de réponse normale du marché sont imparfaites quand une variation de la demande de i entraîne une variation dans le même sens de son prix lorsque les prix s’ajustent sur tous les autres marchés.
La dynamique du déséquilibre a pour objet d’étudier l’évolution du système, lorsque les facteurs déterminants l’équilibre étant donnés, les prix initiaux sont différents des prix d’équilibre. Le principe fondamental de cette dynamique est qu’un excès de demande pour un bien suscite l’augmentation de son prix alors qu’un excès d’offre suscite la diminution de son prix. Massé admet de surcroît, ce qui est nouveau, que la vitesse de l’ajustement est proportionnelle à l’ampleur du déséquilibre. L’équilibre est localement stable si les prix, lorsqu’on les écarte légèrement de leurs valeurs d’équilibre, sont ramenés vers elles par les mécanismes du marché. La stabilité est dite imparfaite si les marchés sont stables quand on les considère dans leur ensemble. La stabilité est dite parfaite si un nombre arbitraire de prix est maintenu constant.
Reste à étudier les relations entre les lois de déplacement de l’équilibre et celles de la stabilité, ce que Samuelson (1947) appelle le principe de correspondance. Pour ce faire, il y a deux méthodes. On peut essayer de tirer du comportement des individus et des firmes – du postulat de rationalité – les propriétés des fonctions de demande nettes. On peut, 382au contraire, supposer que l’équilibre est stable pour en tirer des enseignements pertinents pour la statique comparative.
Pour analyser les conséquences du postulat de rationalité, Massé revient sur les études classiques du comportement des ménages et des entreprises notamment sur les contributions de Hicks (1939) et de Slutsky (1915). Il introduit ensuite les modifications qu’impose la prise en compte des choix intertemporels et des aléas de l’avenir. Il montre notamment que la considération du caractère aléatoire de l’avenir permet de surmonter certaines difficultés qui apparaissent dans l’analyse des choix intertemporels. Il prend l’exemple d’un arbitrage entre le stock et le marché. Supposons qu’un agent dispose d’une quantité d’un bien qu’il peut vendre à un prix p ou stocker pour le vendre plus tard à un prix anticipé et actualisé pa. Si p = pa la conduite à tenir est indéterminée. En économie aléatoire, la difficulté s’évanouit grâce à la prise en compte du risque : l’espérance économique des profits tirés de la constitution du stock est alors une fonction décroissante de la quantité stockée. Cette même idée peut être appliquée dans le cas de l’investissement quand les rendements d’échelle constants laissent indéterminée la taille de l’installation. En remplaçant la notion vague de « prix attendu » par le concept précis du complexe « valeur probable, écart-type, des prix futurs », on peut étendre à l’économie aléatoire l’hypothèse de base de l’équilibre concurrentiel, selon laquelle les optimisations s’effectuent à prix constants. Les prix déterminés de la théorie classique sont remplacés ici par les distributions de probabilités des prix éventuels, et en première approximation par leurs moments d’ordre 1 et 2, la valeur probable et la variance (Massé, 1951, p. 652).
L’espérance économique d’un stock nominal – créances ou monnaie – dépend des prix attendus qui peuvent être eux-mêmes corrélés aux prix courants. Dans ces conditions, le sens des effets de substitution est douteux. Si les prix courants augmentent et si les prix attendus ne dépendent pas des prix actuels, la demande pour les biens présents diminuera, les individus augmenteront leur encaisse monétaire et leur portefeuille de titres pour acheter, plus tard des biens réels dont les prix seront restés, pensent-ils, stables. Cependant, si les prix attendus augmentent davantage que les prix actuels, l’effet de substitution jouera dans l’autre sens. Bien que Massé se garde de conclure, son lecteur garde l’impression que l’on ne peut guère tirer du postulat de rationalité des 383conclusions générales que l’on pourrait appliquer à l’étude de la stabilité des processus dynamiques et aux analyses de statique comparative.
Si on ne peut pas prouver que l’équilibre est stable, on peut le supposer. Cette approche conduit à se poser une question préalable : une telle hypothèse est-elle légitime ? Massé soutient qu’elle l’est. Non pas pour des raisons empiriques : on ne peut pas s’appuyer sur les faits pour affirmer ou infirmer ce postulat. Ce qui le justifie, c’est un raisonnement a priori : il faut que l’équilibre soit stable pour que la théorie de l’équilibre et de son déplacement ait un sens. Sinon « l’équilibre ne s’établirait pas, ou du moins serait à la merci de toute variation infinitésimale de chacun de ses facteurs déterminants » (Massé, 1951, p. 658).
Pour étudier les implications du postulat de stabilité, Massé distingue trois cas : S, M, I. Dans le premier cas S, la demande pour chaque bien qiest une fonction décroissante du prix de ce bien et une fonction croissante du prix des autres biens. Dans le cas mixte, M, la demande pour chaque bien est une fonction décroissante du prix de ce bien, mais, pour certains biens, la demande est une fonction décroissante du prix de certains autres biens. Dans le cas inverse, I, une hausse du prix de certains biens accroît la demande de ces biens et diminue la demande de certains autres biens. Metzler (1945, p. 291) soutenait que « si tous les biens sont des substituts bruts, les conditions hicksiennes sont les conditions nécessaires et suffisantes pour la stabilité du système dynamique ». Massé (1951, p. 658-659) reformule cette proposition de la façon suivante : « Si, dans un système de marchés, toutes les commodités sont des substituts d’ensemble (cas S), les conditions de stabilité dynamique parfaite sont équivalentes aux conditions de stabilité dynamique imparfaite, équivalentes elles-mêmes aux conditions parfaites de réponse normale des marchés selon M. Hicks […] Le Principe de Correspondance entre statique comparée et dynamique s’applique d’une manière étroite et bilatérale. »
Dans les cas mixte (M) et inverse (I), la double équivalence entre stabilité parfaite, stabilité imparfaite et réponse normale des marchés est parfois prise en défaut. Mais un résultat subsiste : la réponse normale parfaite des marchés est une condition nécessaire de la stabilité dynamique parfaite. La réponse normale parfaite des marchés garantit la stabilité dynamique parfaite dans les cas où il n’y a qu’un ou deux marchés. Elle ne garantit pas la stabilité dynamique parfaite dans les autres cas.
384La conclusion que Massé tire de son analyse est que, si la stabilité dynamique parfaite peut être postulée, il y a nécessairement une réponse normale parfaite des marchés. Bien que l’analyse de Massé s’inspire de celles de Hicks et de Samuelson, elle en diffère sur des points importants. Hicks ne travaillant pas sur un modèle dynamique explicite définit la stabilité comme la réponse normale des marchés alors que Massé s’efforce de distinguer ces deux notions. Samuelson s’en tient à la notion de stabilité dynamique imparfaite qui n’a de portée en statique comparée que si elle coïncide avec la stabilité dynamique parfaite.
– Le modèle d ’ une économie artisanale
Partant du modèle d’équilibre général temporaire, Massé va construire deux types de modèles agrégés : le modèle d’une économie artisanale en 1948 et le modèle d’une économie salariale en 1951 et 1952.
Dans l’économie artisanale, les seuls agents sont des individus qui travaillent, produisent, consomment, thésaurisent, prêtent ou empruntent. Il n’y a ni entreprise, ni État. Les quantités de monnaie et de créances sont données. Les prix et le taux d’intérêt sont déterminés sur des marchés concurrentiels. Il y a cinq inconnues : l’emploi, n, la consommation, c, l’investissement, i, le prix du bien réel à la fois bien de consommation et bien de production, p, et le taux d’intérêt, r. Cinq équations définissent l’équilibre : la fonction de production et les égalités des espérances économiques marginales des divers biens. Le modèle est donc déterminé, ce qui n’implique pas qu’il soit une solution économiquement acceptable.
Expliciter une solution générale paraît trop complexe à Massé qui se fixe un objectif plus modeste. Il va, hypothèse héroïque, admettre que tout se passe comme si la collectivité se ramenait à un être unique qui maximise son espérance économique dont il choisit des formulations particulièrement simples. On notera, en particulier, que les services sont indépendants, c’est-à-dire que l’utilité marginale d’un bien ne dépend pas de la quantité des autres biens dont l’individu dispose. Dans la première, les arguments de la fonction sont des variables réelles :
(2)
Dans la seconde, les quantités nominales de monnaie et de créances apparaissent dans l’expression. On peut parler de l’existence d’une illusion monétaire :
(3)
La fonction de production s’écrit . En l’absence d’illusion monétaire, on obtient des résultats que l’on peut qualifier de classiques. Le taux d’intérêt est déterminé par le secteur réel de l’économie et le niveau des prix varie proportionnellement à la quantité de monnaie. Quand on introduit l’illusion monétaire, le taux d’intérêt ne dépend que de la quantité de monnaie. On retrouve ainsi une idée souvent attribuée aux keynésiens. Massé montre ainsi qu’en introduisant dans son modèle des variantes simples, on peut mettre en évidence des mécanismes différents. Ces deux cas extrêmes sont, selon lui, peu vraisemblables. Leurs propriétés sont liées à l’hypothèse que les services sont indépendants. La vérité, écrit Massé (1948, p. 129), doit se situer entre ces deux extrêmes plus près, selon lui, du cas où les agents ne sont pas victimes de l’illusion monétaire. Ses conclusions « qualitatives » sont donc les suivantes :
–Une augmentation de l’incitation à investir, π, stimule l’emploi, l’investissement, les prix et le taux d’intérêt ; elle déprime la consommation.
–Une hausse de la préférence pour la liquidité, µ/θ, accroît le taux d’intérêt et la consommation, elle déprime l’emploi, l’investissement et le prix.
–Une hausse de la propension à consommer, γ, stimule l’emploi, la consommation, les prix et le taux d’intérêt ; elle déprime l’investissement.
– Le modèle d ’ une économie salariale
En 1951-1952, Massé raisonne sur une économie où les travailleurs sont salariés, alors qu’en 1948 ils étaient des producteurs indépendants et il abandonne l’hypothèse, implicite dans le modèle de 1948, d’anticipations statiques. Non seulement les prix courants mais les prix attendus interviennent dans les décisions des agents. Ainsi, quand les 386prix courants augmentent, la demande de biens peut diminuer mais elle peut aussi augmenter si les agents pensent que l’augmentation présente des prix sera suivie, demain, d’une augmentation encore plus forte. Comme dans Value and Capital, la stabilité du système va dépendre de l’élasticité des anticipations.
Partant d’un modèle où il distingue cinq types de biens – la monnaie, les créances, les biens de production, les biens de consommation, le travail –, Massé le simplifie pour retrouver la triade de Hicks (1937) : la monnaie, les créances et les biens réels. La quantité de travail fourni est implicitement mesurée par la quantité de biens produite. On obtient un modèle dont la structure est comparable à celle de IS-LM mais que Massé manipule de façon radicalement différente puisqu’ici les prix des biens sont variables et qu’ils sont déterminés par la résolution du modèle.
Plutôt que de reprendre les notations de Massé, on utilisera ici les symboles suivants.
Prix |
Quantités demandées |
Quantités demandées |
|
Biens réels |
p |
q |
q g |
Créances |
p B |
B |
B g |
Monnaie |
1 |
M |
En surlignant les quantités initiales, l’équilibre est défini par le système suivant :
(4)
Alors que Hicks raisonne sur les marchés des biens et de la monnaie, Massé raisonne sur les marchés des biens et des créances « parce que ce choix s’impose naturellement dans la partie dynamique » (Massé, 1952, p. 50). Soit BpB, Bp, qpB, qp les dérivées premières des fonctions de demande par rapport au cours des titres et au prix des biens, les équations de déplacement de l’équilibre s’écrivent :
Les équations qui décrivent l’ajustement de l’économie au voisinage de l’équilibre (pB*, p*) sont :
Dans les deux cas, l’évolution du système dépend du signe du déterminant de la matrice fondamentale
Le postulat de stabilité implique que Δ est positif. Massé admet qu’une hausse du cours des titres diminue leur demande (Bpb<0) et accroît la demande de biens (qpb>0) et la demande de monnaie (Mpb>0). Ainsi, l’effet de substitution l’emporte sur l’effet revenu. Il n’en est pas nécessairement de même pour une augmentation du prix des biens. Il faut alors distinguer trois cas :
–Le cas S, où les biens sont des substituts, survient quand une hausse du prix des biens réels diminue leur demande (qp<0) et accroît la demande de titres (Bp>0) et la demande de monnaie (Mp>0).
–Dans le cas mixte, M, la hausse du prix des biens diminue leur demande et la demande de titres. La demande de monnaie augmente (qp<0, Bp<0, Mp>0).
–Dans le cas inverse, I, une augmentation du prix des biens accroît leur demande et diminue les demandes de titres et de monnaie (qp>0, Bp<0, Mp<0).
Massé explique que l’occurrence de ces cas est liée à l’effet d’une variation des prix courants sur les prix anticipés. Pour illustrer cette idée, il prend l’exemple d’une économie où l’espérance économique d’un individu i s’écrit
(5)
La différence essentielle avec la formule qu’il utilisait en 1948 est qu’il stipule maintenant que l’espérance économique des titres et de la monnaie dépend des prix futurs anticipés pa. Soit α l’élasticité des prix anticipés par rapport aux prix courants. Les dérivées des fonctions de demande par rapport aux prix courants sont les suivantes :
On admet généralement que α est positif. Donc une hausse du prix des biens accroît la demande de monnaie. Si l’État n’intervient pas sur le marché des biens réels, , Bp s’annule pour une valeur α0 de α comprise entre 0 et 1. La monnaie et les titres sont des substituts aux biens réels si α <α0 : si les prix anticipés augmentent moins que les prix courants, les agents, quand les prix courants augmentent, diminuent leur consommation présente et augmentent leurs stocks de titres. Si α0 <α <1, on est dans le cas mixte : une hausse des prix courants diminue la demande de biens réels et la demande de titres. Si 1<α, une hausse des prix accroît la demande de biens réels et diminue la demande de titres ; on est dans le cas inverse où les anticipations inflationnistes des agents les incitent à acheter tout de suite plutôt que d’attendre.
Quand l’augmentation du prix d’un bien diminue la demande nette de ce bien et accroît la demande des autres biens, on se trouve dans le cas S. La matrice fondamentale se présente sous la forme suivante :
Les conditions de rationalité laissent incertain le signe du déterminant. Si on admet que le système est stable, on peut affirmer qu’il est positif. On peut alors démontrer que, si le système est écarté de l’équilibre, il y revient sans oscillation.
389Dans le cas mixte, M, une hausse du prix des biens diminue la demande de titres car la hausse des prix anticipée par les agents freine les placements. La matrice fondamentale se présente donc ainsi :
Son déterminant est positif. L’équilibre est stable mais le processus d’ajustement peut impliquer des oscillations. Dans ce cas, une augmentation de la demande de biens financée par une diminution de l’encaisse monétaire entraîne non seulement une hausse des prix mais une baisse des cours, donc une hausse du taux d’intérêt. La demande de loisir, la consommation et l’investissement diminuent.
Dans le cas inverse, I, une hausse du prix des biens réels provoque une hausse de la demande de biens qp>0 tandis que la demande de titres diminue (Bp<0) car les agents anticipent une hausse des prix futurs supérieure à celle des prix courants. La matrice fondamentale se présente ainsi :
Son déterminant peut être positif ou négatif. Massé tient ce dernier cas pour plus vraisemblable car l’effet de la variation du prix d’un bien est sans doute plus important sur la demande de ce bien que sur celle des autres biens . Certes, il n’y a pas de certitude logique mais l’on peut penser que le système est instable et qu’il n’est pas possible de mener des exercices de statique comparative.
III.1.3. Vers une synthèse ?
Massé tire de son modèle une série d’enseignements qui permettent de mieux comprendre les rapports entre son analyse, celle de Keynes et celle des classiques15. Très souvent, ses conclusions se situent entre celles des keynésiens et celles des classiques. Quand il s’agit de la mise 390en œuvre pratique des mesures de politique économique, il apparaît comme un keynésien modéré. À une époque où une large fraction de la main d’œuvre était sans emploi, Keynes avait plaidé pour des politiques macroéconomiques de relance. Massé, dans un tout autre contexte, partage cette thèse. Il soutient que l’on ne peut accepter les pertes qui découlent du sous-emploi et que, pour le résorber, « l’État est […] fondé à suivre une politique de crédit et d’investissement […] sans renoncer pour autant à la souplesse de l’économie de marché et à la liberté des ajustements individuels » (Massé, 1952, p. 75). Mais l’intervention de l’État pour être bienfaisante suppose la rigueur financière et le rappel de ce principe, dans le contexte français de l’époque, n’était pas superflu. Les politiques budgétaire et monétaire ne sont pas incompatibles avec la régulation par les prix. Ce que Massé condamne, ce sont les mesures qui interdisent aux prix de jouer leur rôle dans le processus d’ajustement. Il évoque, à cet égard, l’exemple du blocage des loyers en France : à vouloir assurer à chacun un logement bon marché, on a privé les français de logement. Sur ce point, la position de Massé n’apparaît pas différente de celle de Keynes. Le futur commissaire au plan cherche entre le laissez-faire et la planification une porte étroite.
Les économies concurrentielles sont régulées par les prix ; méconnaître cette idée conduit à une série d’erreurs. Les prix sont des variables endogènes qui s’ajustent quand les valeurs prises par les variables exogènes – les techniques, les comportements psychologiques, les décisions des autorités politiques – changent. Ce sont leurs variations qui permettent de rétablir l’équilibre, s’il est stable, quand il a été perturbé.
Les travaux de l’Oxford Economists’ Research Group (Meade et Andrews, 1938) et de Tinbergen (1939) avaient conduit à penser que le taux d’intérêt n’a que peu d’influence sur les décisions d’investissement. Faute de prendre en compte le rôle des prix dans l’ajustement du système économique, ces résultats n’ont pas été, selon Massé, correctement interprétés. Du fait que l’investissement n’est pas particulièrement important quand le taux d’intérêt est faible, on a cru pouvoir conclure qu’il ne l’affecte guère. C’est, selon Massé, une erreur. Ce que ces observations montrent, c’est que le taux d’intérêt n’a pas un rôle inducteur ; ce sont les anticipations et les propensions qui jouent ce rôle. Quand les agents acceptent de prendre des risques et quand leurs anticipations sont 391optimistes, les prix et le taux d’intérêt augmentent. Ainsi, durant les périodes d’expansion, l’investissement s’accroît en dépit de la hausse du taux d’intérêt. Cela n’implique pas que les variations du taux d’intérêt ne sont pas susceptibles de rétablir l’équilibre quand il a été perturbé.
Keynes ([1936] 1973, p. 235) considère que le désir des agents d’augmenter leurs encaisses monétaires est une cause du chômage et que, pour l’éviter, il faut émettre la monnaie que les agents demandent. Ceci conduit à se poser deux questions : quels sont les effets d’une augmentation de l’épargne ? Quels sont les effets d’une émission de monnaie ? Pour y répondre, il faut spécifier le problème. Si, quand la propension à consommer diminue, l’épargne est investie, la demande globale de biens reste inchangée et rien ne laisse à penser qu’il en résultera une hausse du chômage. Supposons donc que l’épargne a pour contrepartie une augmentation de la demande de titres et de la demande de monnaie. Elle entraînera une baisse des prix et du taux d’intérêt. Joan Robinson ([1937] 1969, p. 14) écrit que cette hausse de l’épargne n’a pas d’effet direct sur l’investissement. Il est vrai qu’elle ne précise pas qu’elle est la contrepartie de l’augmentation de l’épargne. On peut penser qu’elle suppose, implicitement, que l’épargne a pour contrepartie une augmentation de la demande de monnaie. L’équilibre se rétablit par un mécanisme indépendant des prix. Le revenu diminue jusqu’à ce que l’épargne soit égale à l’investissement. Clairement, l’économie dont nous parle Joan Robinson n’est pas régulée par les prix. Ce sont les quantités qui s’ajustent. En régime concurrentiel, écrit Massé, deux mécanismes interviennent pour limiter le recul du revenu : le prix des biens réels et le taux d’intérêt diminuent. La consommation et l’investissement sont ainsi stimulés. Si le salaire réel est égal à la désutilité marginale du travail, l’emploi diminue sans que l’on puisse parler de chômage. Il convient de souligner que l’argument de Joan Robinson est une application de la théorie keynésienne du multiplicateur. En écartant cet argument, c’est, en fait, la théorie du multiplicateur que Massé rejette.
À l’inverse de Joan Robinson, Rueff soutient que la demande de monnaie est équivalente, du point de vue économique, à une demande de biens réels. Une augmentation de l’encaisse désirée se traduira par une augmentation de l’offre de monnaie comme une augmentation de la demande de bien en provoquant une hausse du prix suscite l’augmentation 392de l’offre16. Massé lui oppose l’idée que le mécanisme qu’il invoque – la banque centrale maintient inchangé son taux de réescompte – n’empêche pas la baisse des prix des biens réels. Il écarte ainsi la thèse de Rueff car il soutient qu’une augmentation de la demande d’encaisse monétaire fait baisser les prix et la thèse de Joan Robinson car il pense qu’une augmentation de l’épargne entraîne une baisse du taux d’intérêt.
Quand Keynes explique qu’une hausse de l’épargne diminue l’emploi, il affirme que la politique qui est, alors, appropriée est d’augmenter la quantité de monnaie. Dans son analyse, l’effet essentiel de l’émission de billets est de faire baisser le taux d’intérêt. L’investissement et l’épargne s’adaptent à ce taux et l’incidence sur le prix des biens est rejetée dans un avenir plus ou moins lointain. Cette analyse où la quantité de monnaie affecte les variables réelles s’oppose à la tradition qui considère la monnaie comme un voile et soutient que le seul effet d’une variation de la quantité de monnaie est de provoquer une variation du niveau général des prix qui laisse inchangés les prix relatifs et, donc, les quantités produites et consommées.
Massé écarte ces deux thèses qui, l’une comme l’autre, supposent que le système d’équations qui détermine l’équilibre est séparable en deux sous-systèmes hiérarchisés. Dans le modèle keynésien, le taux d’intérêt ne dépend pas des variables réelles mais il les détermine alors que, dans le système classique, il ne dépend pas des variables monétaires. L’une et l’autre de ces thèses ne sont vraies que sous des hypothèses restrictives. Dans son article de 1948, Massé expliquait que, pour que la thèse de Keynes soit vérifiée17, il faut que les agents soient victimes d’une illusion monétaire si bien que leur demande de monnaie et leur demande de titres sont une demande d’encaisses nominales (équation (3)). Pour que la thèse classique soit vérifiée, il fallait que les agents ne s’intéressent qu’à la valeur réelle de leur encaisse monétaire et de leur portefeuille de titres (équation (2)). Ayant ainsi montré que « réalisme » et « nominalisme » 393conduisent à des résultats très différents, il concluait : « la vérité est entre les deux thèses extrêmes, mais plus près à mon sens du réalisme » (Massé 1948, p. 129). On notera qu’en 1952 il retient une formulation de la fonction d’utilité des agents un peu différente de celle qui était la sienne en 1948. Alors qu’en 1948, il estimait la valeur réelle des encaisses monétaires et du portefeuille de titres en divisant les valeurs nominales par les prix courants, en 1952 il les divise, (équation (5)), par les prix futurs anticipés. Cette reformulation permet de comprendre que la thèse de neutralité de la monnaie n’est vérifiée que si l’élasticité des prix anticipés par rapport au prix courant, α, est égale à 1. S’il en est autrement, une variation de la quantité de monnaie aura un effet différent sur les prix et sur les prix futurs et impliquera donc des variations de la consommation courante et de l’investissement. La thèse keynésienne n’est vraie que si les variations des prix courants laissent inchangés les prix futurs anticipés (α =0). S’il en est ainsi, les agents ne s’intéresseront qu’à la valeur nominale de leur encaisse monétaire et de leur portefeuille de titres.
Bien que Keynes mette l’accent sur cette conception de l’intérêt comme une grandeur monétaire, ce n’est pas cette idée qui est au centre de sa pensée. Pour Massé comme pour Rueff, le trait caractéristique de la théorie keynésienne est la rigidité, ou la quasi-rigidité, des prix. Certes, le livre V de la Théorie générale traite des variations des salaires et des prix mais ces variations ne jouent pas, selon Massé, dans l’analyse de Keynes un rôle décisif. Cette proposition de Massé est évidemment discutable. Pour la justifier, il fait référence à l’article de Hicks (1937) et à l’analyse que Samuelson fait du système keynésien dans ses Foundations of Economic Analysis (1947, p. 276-283) en affirmant que le paramètre p n’y figure pas. On peut faire remarquer que, dans le cas de Hicks, cette proposition n’est pas correcte car les prix des biens de production et de consommation interviennent quand Hicks (1937, p. 148) explique qu’ils sont égaux à leur coût marginal. Toutefois, on se gardera d’écarter totalement la proposition de Massé en ce qui concerne les premiers keynésiens. La formulation fautive des fonctions de consommation, d’investissement et de demande de monnaie18 conduisit les lecteurs de Hicks à interpréter son modèle comme un modèle à prix fixes. Cette 394tentation était d’autant plus forte que, comme on vient de le voir, certains des raisonnements de Keynes semblent impliquer qu’il considère que, quand un déséquilibre apparaît sur le marché des biens, les quantités varient alors que les prix restent inchangés. C’est l’hypothèse qui sous-tend son analyse du multiplicateur d’investissement.
Plutôt que de comparer la contribution de Massé à celles des premiers keynésiens, il convient de la comparer aux modèles des années 1950 que Modigliani résuma dans son article de 1963. Le point commun est qu’ils considèrent les prix des biens réels et le taux d’intérêt comme variables dans ce sens qu’ils s’ajustent de façon que l’offre soit égale à la demande. Le problème est de savoir si l’on doit considérer le salaire comme une variable endogène qui s’ajuste quand l’offre de travail diffère de la demande. Keynes considère qu’il n’en est pas ainsi : quand l’offre de travail excède la demande de travail, le salaire monétaire ne diminue pas nécessairement. Disons que le salaire monétaire est une variable exogène et le problème est de comprendre les effets de ses variations sur l’emploi. Modigliani reprit ce type de traitement dans sa thèse. Plus tard, dans les modèles offre globale-demande globale, on considérera généralement deux cas : le cas classique où le taux de salaire s’ajuste de façon à assurer le plein emploi et le cas keynésien où le taux de salaire monétaire est fixe. Massé (1952, p. 74) admet formellement que le marché du travail n’est pas, ou plus précisément n’est plus, un marché concurrentiel ; mieux il soutient que l’histoire de la condition ouvrière au 19e siècle montre que le fait que le salaire n’est pas déterminé par l’égalité de l’offre et la demande est une bonne chose.
Si un prix, par exemple le salaire monétaire, est fixe, le modèle est surdéterminé. Deux solutions sont alors possibles. On peut supprimer l’équation correspondante : si le salaire monétaire est exogène, on supprimera l’équation stipulant que l’offre et la demande de travail sont égales. C’est ce que fait Keynes ([1936] 1973, p. 5) quand il écarte le second postulat de la théorie classique de l’emploi selon lequel « l’utilité du salaire quand un volume donné du travail est employé est égal à la désutilité marginale de ce volume de l’emploi ». On notera que, de façon similaire, Massé, quand il spécifie la fonction d’utilité des individus dans son article de 1952, n’inclut pas la quantité de travail effectuée parmi 395les arguments de la fonction (équation (5)). La seconde solution consiste à conserver l’équation du marché concerné, ici le marché du travail, et à introduire, dans le système, une nouvelle inconnue, par exemple les investissements publics nécessaires pour assurer le plein emploi. C’est la partie normative du modèle keynésien.
Dans les articles qu’il publia en 1951 et 1952, Massé raisonne sur trois biens : la monnaie, le bien réel, les créances. En ce qui concerne le travail, il se borne à indiquer que la quantité de travail accompli est mesurée par la quantité de biens réels qui en résulte directement. On peut, cependant, imaginer ce que deviendrait son modèle, si le marché du travail était explicité. Deux cas sont possibles selon que l’on admet ou non le « second postulat » de la théorie classique de l’emploi qui affirme que l’utilité du salaire, quand un volume donné de travail est employé, est égale à la désutilité marginale de ce montant de l’emploi (Keynes, [1936] 1973, p. 5). Si on admet cette proposition, l’économie est en plein emploi. L’équilibre sur le marché du travail détermine le volume de l’emploi et l’offre de biens qui apparaît dans la seconde équation du modèle (Système). Si l’on rejette le second postulat et que l’on admet, par exemple que le salaire monétaire est une variable exogène, l’égalité de l’offre et de la demande de bien détermine, pour un salaire monétaire donné, le prix d’équilibre, donc le salaire réel et l’emploi. Il est donc possible, à partir du modèle d’économie concurrentielle de Massé, de traiter des deux cas qu’analysent les modèles keynésiens des années 50. Leur conclusion est la même : pour obtenir les résultats keynésiens, il faut introduire la rigidité des salaires monétaires.
Quelles sont les différences entre ces deux modèles ? On peut, en s’appuyant sur l’analyse que fait Modigliani (1963, p. 80) des modèles keynésiens en repérer au moins deux. Alors que Massé met l’accent sur l’idée que l’avenir est incertain, il n’y a pas, dans les modèles keynésiens, d’incertitude. Les modèles keynésiens admettent que l’élasticité des anticipations est unitaire si bien qu’une modification du niveau des prix courants n’affecte pas les arbitrages des agents entre biens présents et biens futurs. Massé n’introduit pas cette hypothèse restrictive dans son analyse ce qui lui permet de mettre en évidence le rôle de l’élasticité des anticipations dans la stabilité du modèle.
396III.2. Une thÉorie gÉnÉrale de l’Équilibre
Rueff, Allais et Massé critiquaient volontiers les analyses de Keynes. Gruson (1949, p. 8) explique, au contraire, que « toute [son] analyse se place dans le cadre de la doctrine keynésienne […][Son] effort personnel s’étant borné à introduire plus de rigueur parmi les intuitions de la Théorie générale – ou du moins à le tenter ». Le paradoxe est que, dans son livre, on ne trouve guère de référence à Keynes. La Théorie générale est, pour lui, un point de départ ; il n’entend nullement la discuter.
Allais et Massé s’appuient clairement sur la théorie de l’équilibre général pour développer leurs analyses. L’approche de Gruson est radicalement différente. Le titre de son ouvrage Esquisse d’une théorie de l’équilibre économique ne doit pas faire illusion. Il n’entend nullement s’appuyer, comme Walras, sur la notion d’équilibre telle qu’elle apparaît dans la mécanique rationnelle. Par équilibre économique, il entend une situation où les prix sont stables et où il n’y a pas de chômage involontaire. Il ne fait pas référence à ce que Massé appelle le principe de rationalité. Quand il traite des décisions des agents, il n’évoque pas les notions de fonction d’utilité ou de pré-ordre des préférences. Il se borne à admettre que les choix des agents sont cohérents, c’est-à-dire qu’ils prévoient ce que pourraient être leurs ressources et leurs dépenses et en déduisent la quantité de monnaie qu’ils doivent détenir pour réaliser leurs transactions. Quand, sur un marché, l’offre excède la demande, il n’en conclut pas que le prix du bien va diminuer. Il examine les diverses possibilités : le vendeur peut certes décider de baisser son prix mais il peut aussi se résoudre à conserver en stock une partie des biens disponibles. Le résultat est que les mesures de politique économique qu’il préconise sont différentes et même souvent opposées à celles que préconisaient d’autres ingénieurs économistes. Elles sont d’inspiration keynésienne.
L’objectif de Gruson est explicitement politique. À l’époque où il publia son livre, Gruson, inspecteur des finances, travaillait au Ministère des finances où il fut à l’origine de la création du Service des Études Économiques et Financières19. S’appuyant sur l’expérience allemande, il soutient que l’équilibre économique peut être garanti en régime collectiviste.
397Peut-il l’être en régime plus libéral ? Peut-on penser du moins que, dans un régime qui resterait caractérisé dans ses traits essentiels par la liberté d’entreprise, l’application de certaines méthodes permettrait de limiter les risques d’instabilité ? S’il n’est pas possible de répondre affirmativement à cette question, avons-nous le droit… de repousser un système qui pourrait donner à tous ce minimum de sécurité sans lequel il n’est pas possible de vivre dignement ? (Gruson, 1949, p. 7)
Gruson procède en deux temps. Dans la première partie de son ouvrage, il suppose qu’il n’existe qu’une banque et que la monnaie n’a, pour contrepartie, que les crédits qu’elle a accordés pour financer des investissements. Il dit qu’alors la monnaie est neutre. Dans la seconde partie, il traite des systèmes monétaires où la monnaie est métallique ou est convertible à taux fixe en or ou en argent.
Quand Gruson traite d’une économie où la monnaie est neutre, il suppose que la banque unique accorde ses crédits de façon qu’aucun pouvoir d’achat ne soit créé qui ne corresponde pas à une production équivalente. Elle n’octroie aucun crédit à la consommation que ce soit directement en prêtant à un consommateur ou par voie indirecte en consentant une avance à une entreprise dont la production ne pourrait être vendue à un prix rémunérateur. La monnaie est émise par inscription dans un compte créditeur lorsque les crédits à la production qu’elle a accordés sont utilisés. Elle est détruite lorsque les crédits antérieurs sont remboursés.
Cette hypothèse peut sembler extrême. Gruson (1949, p. 10) la défend en soutenant que l’on peut « démontrer rigoureusement que tout système monétaire réel, quel qu’il soit, peut se ramener à une monnaie neutre, à condition d’introduire dans le mode d’émission de celle-ci certaines règles arbitraires ». L’important est que, dans tous ces cas, la quantité de monnaie est endogène, elle est déterminée par la règle d’émission et non, comme dans la Théorie générale, par une décision des dirigeants de la banque centrale.
Le système économique est en équilibre, au sens de Gruson, quand les prix sont stables et qu’il n’existe pas de chômage involontaire. Une condition nécessaire, mais non suffisante, pour que les prix soient stables est que la valeur des biens offerts, évaluée à leur prix de revient, soit égale au flux de dépenses20. La loi des débouchés est alors satisfaite.
398III.2.1. La loi des débouchés
Puisque, dans une économie où la monnaie est neutre, aucune création monétaire n’est admise en dehors des opérations de crédit à la production, aucun pouvoir d’achat n’est créé qui ne correspond pas à une production effective21. Les revenus acquis sont égaux à la valeur du produit estimé à son prix de revient22 mais ceci n’implique pas que la valeur des biens offerts soit égale au pouvoir d’achat disponible23 et ceci pour trois raisons :
1. L’offre n’est pas nécessairement égale à la production. Les biens produits durant un intervalle (t0, t1) ne sont pas nécessairement offerts soit parce que le processus de production n’est pas terminé soit parce que l’entreprise a décidé de les stocker. Inversement, certains biens sont offerts durant la période (t0, t1) alors qu’ils ont été produits durant les périodes antérieures.
2. Le pouvoir d’achat disponible n’est pas nécessairement égal au revenu acquis. Les revenus acquis durant la période (t0, t1) ne sont pas nécessairement versés durant cette période et réciproquement les revenus versés durant la période (t0, t1) peuvent avoir été acquis durant une période antérieure.
3. D’autre part, les entreprises et les consommateurs peuvent immobiliser dans leurs encaisses une fraction des revenus qu’ils ont perçus ou, au contraire, puiser dans leur encaisse pour financer leurs achats.
Si l’économie est en régime permanent, l’équivalence de la production et du revenu acquis entraîne l’équivalence de l’offre et des revenus distribués et disponibles. En dehors de ce cas, il n’y a pas de raison qu’il en soit ainsi : les valeurs relatives de l’offre et du pouvoir d’achat disponible durant un intervalle (t0, t1) peuvent différer. Il faut donc analyser les mécanismes de stabilisation qui sont alors à l’œuvre. Pour ce faire, 399Gruson suppose, dans un premier temps, que la banque reste passive, c’est-à-dire qu’elle se borne à répondre favorablement aux demandes d’avances des entreprises dont elle finance habituellement l’activité. Il suppose d’autre part qu’au début de la période, en t0, le flux de production des entreprises correspond exactement à la capacité productive.
Considérons le cas où l’offre des entreprises excède le pouvoir d’achat disponible. Les producteurs peuvent réagir de façons très différentes à la mévente de leurs produits. S’ils sont optimistes et s’ils ont les moyens de maintenir à un niveau inchangé leur activité, ils accepteront que leurs stocks augmentent. La banque financera l’accroissement des stocks des entreprises qui sont ses clientes, la quantité de monnaie augmentera provoquant une augmentation du pouvoir d’achat disponible. Le processus continuera jusqu’à ce que les débouchés soient suffisants pour absorber la production mais il n’est efficace que si les entreprises laissent croître indéfiniment leurs stocks.
Gruson doute qu’une telle hypothèse soit vraisemblable et que les entrepreneurs maintiennent leur production alors que les débouchés viennent à manquer. Supposons qu’ils la réduisent. Le ralentissement de l’activité peut-il être un facteur d’équilibre ? Cette réduction de la production provoquera une baisse du revenu, donc de l’encaisse désirée. Simultanément, la quantité de monnaie peut augmenter – si les entreprises que la banque finance accroissent leurs stocks – ou diminuer si, au contraire, ces entreprises, jugeant incertain l’avenir, les réduisent. Ainsi une diminution de l’activité peut faire disparaître l’offre excédentaire de biens ou, au contraire, accroître le déséquilibre.
Les effets de l’existence d’une offre de biens excédentaire sur les prix dépendent de la structure financière des entreprises et des anticipations de leurs dirigeants. S’ils pensent que le déséquilibre est transitoire, ils refuseront d’abaisser leur prix de vente en dessous du prix de production. Si une baisse prolongée paraît inévitable, ils chercheront à se débarrasser de leurs stocks le plus tôt possible à quelque prix que ce soit. Lorsque l’entreprise qui doit céder ses produits à un prix non rémunérateur est financée par l’épargne, la quantité de monnaie reste inchangée mais le fonds de roulement de la firme diminue alors que l’encaisse de ses clients augmente. L’écart entre le pouvoir d’achat disponible et l’offre de biens tend à diminuer. Si l’entreprise est financée par la banque, la contrepartie d’une fraction de la monnaie émise disparaît. Tout se passe 400comme si la banque avait accordé un prêt à la consommation. À ce stade du raisonnement, il apparaît que la baisse des prix tend à rétablir l’équilibre entre l’offre et la demande de biens. Mais le processus ne s’arrête pas là. Les entrepreneurs et les banquiers vont chercher à amortir leurs pertes. L’entrepreneur, pour reconstituer son fonds de roulement, prélèvera les sommes nécessaires sur son propre pouvoir d’achat ou les empruntera. Ces opérations tendront à rétablir la répartition de la monnaie entre producteurs et consommateurs que les ventes à perte avaient affectée. Si une entreprise financée par des crédits bancaires ne peut rétablir l’équivalence entre son capital et le montant des avances qui lui ont été consenties, la banque devra elle-même amortir sa perte ce qui impliquera une diminution de la quantité de monnaie. En amortissant leurs pertes, les entreprises et la banque rétablissent ainsi l’écart entre offre et pouvoir d’achat disponible que la baisse des prix avait initialement réduit.
Les mécanismes économiques et monétaires que suscitent les réactions des entreprises à un déséquilibre entre l’offre et le pouvoir d’achat disponible peuvent être pleinement efficaces même en l’absence de toute variation des prix en particulier lorsque l’origine du déséquilibre est connue. Son seul effet est alors une variation des stocks. Mais, en général, ces mécanismes ne suffisent pas à assurer une stabilisation complète. La banque doit donc intervenir pour régler l’intensité du flux de dépenses. Elle en a les moyens en prêtant à des producteurs dont les investissements étaient, auparavant, financés par l’épargne et inversement en refusant de faire crédit à des entreprises qu’elle finançait auparavant. En agissant ainsi, elle peut régler, dans un sens ou un autre, la quantité de monnaie. Il ne faut pas cependant en conclure qu’une politique de crédit adéquate permet certainement de maintenir l’équilibre économique.
III.2.2. Le progrès technique et l’emploi
Dans son analyse de la loi des débouchés, Gruson n’évoque pas la question du chômage. Pour lui, l’évolution de l’emploi est liée au changement des techniques dont l’effet peut être dépressif ou, au contraire, expansionniste. Le progrès peut concerner des produits anciens qu’il permet de produire avec moins de travail. La baisse des coûts permet de diminuer le prix de vente et d’accroître les débouchés mais l’augmentation 401de la quantité produite n’est pas toujours suffisante pour empêcher la réduction de l’emploi. Le progrès technique peut donc être la cause d’une dépression par insuffisance des débouchés probables. Le progrès technique peut consister dans la conception d’un produit nouveau. Son effet dépendra de la nature du nouveau bien. Si le nouveau produit ne concurrence pas les biens anciens, l’effet est expansionniste. Mais, il n’en est pas toujours ainsi et la réduction des débouchés des secteurs traditionnels peut freiner l’effet expansionniste ou même provoquer une baisse globale de l’activité. Bien que Gruson ne fasse aucune référence aux classiques, on retrouve ici des questions sur lesquels Ricardo, Malthus et Say avaient longtemps débattu.
– Les tendances dépressives
Gruson analyse les effets du progrès technique sur l’encaisse monétaire désirée. C’est là un des éléments qui fait l’originalité de son approche. Les agents veulent détenir une quantité de monnaie suffisante pour faire face à leurs obligations. L’encaisse désirée globale dépend de leurs anticipations relatives à leurs dépenses et à leurs recettes et à leur étagement dans le temps. Dans une économie stable ou en croissance régulière, il existe des lois statistiques relatives aux divers types de paiement sur lesquels les agents peuvent s’appuyer pour prévoir l’avenir mais, dans une économie « mouvante », il n’en est plus ainsi. L’échelonnement des dépenses et des recettes devient imprévisible. Une marge d’indécision apparaît alors qui « correspond au pouvoir d’achat que les consommateurs ne peuvent pas ou ne savent pas comment utiliser » (Gruson, 1949, p. 126).
L’encaisse désirée globale varie de façon imprévisible et Gruson (Ibid., p. 119) soutient « qu’il peut arriver qu’elle croisse indéfiniment, de sorte que l’équilibre monétaire cesse d’être concevable ». Pour illustrer sa thèse, il considère le cas où l’évolution technique entraîne une augmentation de la productivité sans qu’aucun produit répondant à un besoin nouveau ne soit créé. La production se rapproche des limites physiques de la consommation. Tôt ou tard, le flux de dépenses tombe en-dessous de l’offre et, corrélativement, l’encaisse désirée – si on peut encore employer une expression dont le sens devient ici équivoque – croît indéfiniment. La surproduction est générale et le chômage touche tous les secteurs. Gruson admet que cette éventualité peut apparaître comme purement 402hypothétique car il n’est guère vraisemblable que, dans tous les secteurs, la production atteigne la limite des consommations possibles. Il maintient cependant qu’elle peut s’appliquer dans des situations réelles car la main d’œuvre ne peut que progressivement être transférée dans les secteurs où il serait possible de vendre davantage.
En l’absence d’une marge d’indécision, lorsque le flux de revenus distribués est donné et lorsque l’encaisse désirée est stable, toute variation des dépenses de consommation implique une variation compensatrice des dépenses d’investissement. En introduisant une marge d’indécision, on permet aux dépenses d’investissement et de consommation d’évoluer en toute indépendance. Gruson (1949, p. 128) peut donc énoncer le théorème suivant :
Théorème 1 : Dans une collectivité en évolution technique dont l’encaisse désirée globale comprend une marge d’indécision, le flux des dépenses de consommation et le flux des investissements désirés varient sans être liés. Les conséquences de leurs variations peuvent être étudiées séparément.
Gruson peut alors établir un lien entre son analyse et celle de Keynes en introduisant la notion de propension à consommer et de multiplicateur d’investissement. Mais, il ne s’agit pas seulement de retrouver Keynes, il faut faire mieux et Gruson soutient que, par un long détour, il a pu donner à ses conclusions l’aspect de vérités d’évidence alors que Keynes tire les siennes de truismes. En particulier, Gruson soutient avoir montré que la propension à consommer n’est pas seulement d’essence psychologique mais qu’elle dépend de données objectives : le délai de distribution du revenu, les facteurs objectifs qui déterminent l’encaisse désirée au sens strict, la politique de la banque centrale. Il s’attribue le mérite d’avoir montré que la propension moyenne à consommer est une donnée indépendante, dans ce sens que ses variations n’entraînent pas nécessairement de variations dans le flux d’investissement.
– Les tendances expansionnistes
Pour analyser les tendances expansionnistes, Gruson procède en trois temps. Il étudie d’abord les expansions suscitées par une augmentation de l’investissement ou par une augmentation de la propension à consommer en admettant que l’équilibre monétaire est constamment 403maintenu. Dans un second temps, il prend en compte les déséquilibres monétaires qui peuvent venir perturber le mouvement expansionniste. Enfin, alors qu’il avait jusqu’ici supposé que seul l’investissement pouvait bénéficier de crédits bancaires, il abandonne cette hypothèse et introduit la possibilité de crédits à la consommation.
Supposons qu’initialement l’économie soit à l’équilibre à ceci près qu’elle dispose d’une réserve d’agents productifs inemployés. Un produit nouveau est découvert dont la vente ne perturbe en rien les productions anciennes et dont la fabrication exige la création de nouvelles installations productives. Ces investissements sont financés soit par des crédits de la banque centrale, soit par la mobilisation d’une fraction de la marge d’indécision. Ils n’affectent pas le flux d’investissements anciens. Les investissements nouveaux accroissent les débouchés des entreprises qui fabriquent les machines et de celles qui produisent les biens consommés par les travailleurs. Pour que l’équilibre monétaire soit préservé, il faut que les dépenses augmentent parallèlement au revenu. Ceci n’implique pas que les travailleurs qui ont été embauchés dépensent immédiatement leur salaire mais s’ils épargnent, il faut que d’autres consommateurs augmentent leurs dépenses. Les entreprises qui bénéficient de débouchés nouveaux voient leurs stocks diminuer. Si elles veulent les rétablir à leur niveau initial, elles doivent accroître leur production. L’emploi augmente donc dans trois secteurs : dans les entreprises qui investissent, dans celles qui fournissent les machines et les matières premières, dans celles qui alimentent les marchés où sont dépensés les revenus nouveaux. Mais l’accroissement de la production de biens de consommation est inférieur à l’accroissement du revenu puisque cette production n’est entreprise que dans le troisième secteur. Si la totalité du revenu supplémentaire était consommée, les entreprises du troisième secteur ne pourraient pas rétablir le niveau d’équilibre de leur stock. Mais seule, une fraction γ du revenu supplémentaire est consommée. Si, durant la même période, la production du troisième secteur est une fraction γ de la production totale, les stocks resteront stables ; aucune entreprise ne sera incitée à augmenter sa production et les agents trouveront dans les productions nouvelles les biens de consommation qu’ils demandent. On retrouve ainsi la notion de multiplicateur d’investissement de Keynes. Une augmentation de l’investissement suscite une augmentation de l’emploi dans les entreprises qui produisent des biens de consommation. 404L’accroissement de la production de ces entreprises doit rester dans une proportion donnée de l’accroissement de l’investissement, proportion qui dépend de la propension marginale à consommer.
L’apparition sur le marché de denrées nouvelles peut affecter la propension à consommer de deux façons :
1. Elle peut la diminuer si les consommateurs hésitent sur l’emploi de leur revenu.
2. Elle peut modifier la façon dont les consommateurs conçoivent la relation entre leurs dépenses présentes et leurs besoins futurs et affecter ainsi, dans un sens indéterminé, leur propension à consommer.
Considérons une économie à l’équilibre où la propension à consommer augmente alors que le flux d’investissement reste constant. Les débouchés des entreprises qui produisent les biens de consommation augmentent et les chefs d’entreprise peuvent réagir soit en laissant leurs stocks diminuer soit en augmentant leur production. Admettons que certains d’entre eux fassent ce second choix et qu’ils puissent produire davantage avec leur capital existant. Si la propension marginale à épargner n’est pas nulle, les stocks des entreprises qui ont augmenté leur production vont s’accroître. Donc, en développant suffisamment leur activité, les producteurs de biens de consommation considérés globalement sont sûrs de pouvoir compenser la réduction des stocks que certains d’entre eux avaient acceptés dans la période initiale. L’équilibre des stocks ne sera atteint qu’à la condition que la production augmente d’une quantité déterminée par les propensions moyenne et marginale à consommer d’une part et par la variation initiale de la propension moyenne à consommer.
Gruson souligne que la propension à consommer est affectée par les déséquilibres monétaires. Elle diminue quand l’encaisse désirée excède l’encaisse réelle et augmente dans le cas contraire. Tout mouvement expansionniste provoque à la fois une augmentation de l’encaisse désirée et de l’encaisse réelle. L’encaisse désirée augmente parce que le revenu augmente ; l’encaisse réelle augmente parce que l’investissement implique soit une création monétaire quand il est financé par un crédit bancaire soit l’utilisation d’une épargne précédemment thésaurisée. Quoique ces variations ne soient pas indépendantes, il n’y a aucune raison qu’elles se 405compensent. Si l’encaisse désirée excède l’encaisse effective, les propensions moyennes et marginales à consommer diminuent, le multiplicateur d’investissement diminue. Si l’encaisse effective dépasse l’encaisse désirée, les propensions à consommer et le multiplicateur augmentent. Ainsi, lorsque l’encaisse désirée dépasse l’encaisse effective, la croissance du revenu et, donc, de l’encaisse désirée devient moins rapide : l’équilibre monétaire tend à se rétablir.
La banque centrale, dans une telle situation, peut adopter une attitude passive, maintenir les conditions générales de ses avances – taux d’intérêt, garanties exigées, délais de remboursement – et se borner à satisfaire les demandes de crédit présentées par ses clients habituels. Elle peut chercher à stimuler l’expansion, par exemple, parce qu’elle est trop faible pour compenser les effets d’une récession antérieure. Elle s’efforcera alors de développer le volume de ses avances en diminuant son taux d’intérêt ou en assouplissant les conditions d’un prêt. Si l’économie est proche du plein emploi, on peut craindre que le mouvement expansionniste déclenche une inflation. La banque centrale restreindra alors le montant de ses avances. Les effets de ces mesures sur l’investissement peuvent être freinés par les réactions des épargnants. Gruson (1949, p. 169) rappelle le phénomène sur lequel Keynes mettait l’accent : il peut exister des épargnants qui diffèrent la réalisation de leurs placements parce qu’ils considèrent que l’évolution du marché des capitaux leur permettra de placer, plus tard, leur épargne dans de meilleures conditions. Il pense qu’une telle spéculation est certes possible mais qu’elle reste exceptionnelle. Si elle prend de l’importance, l’offre d’épargne devient inélastique : à chaque baisse du taux d’intérêt, certains épargnants préfèreront suspendre leurs placements. La seconde cause de l’inélasticité de l’offre de capitaux tient au fait que l’épargne disponible n’est pas spontanément offerte. Elle est l’objet d’un travail de drainage. Si la banque centrale offre des crédits plus importants, la surabondance de l’offre qui en résulte, plutôt que de susciter une baisse du taux d’intérêt, incite les intermédiaires qui organisent le drainage de l’épargne à restreindre leurs efforts. Une politique expansionniste de la banque centrale peut buter contre cet obstacle.
406– Les interférences des tendances expansionnistes et dépressives
Une économie en mutation technique connait des tendances expansionnistes et dépressives. Est-il possible que ces tendances se compensent ? Pour analyser le problème, considérons un progrès technique qui se traduit par la création d’un produit nouveau. Pour que la production se maintienne, il faut que les débouchés que les entrepreneurs avaient anticipés se réalisent. Le risque est que l’augmentation du revenu entraîne une augmentation de l’encaisse désirée et une baisse de la propension à consommer. Une tendance dépressive apparaît alors. Supposons, qu’au même moment, une expansion s’amorce grâce à des investissements financés par des prêts de la banque. Il peut arriver que l’augmentation des investissements compense la réduction de la consommation. L’équilibre exigera le déplacement d’une partie de la main d’œuvre des secteurs qui produisent des biens de consommation vers ceux qui produisent les biens d’équipement. L’équilibre ainsi réalisé est, en général, imparfait dans ce sens que si la stabilité de l’emploi est réalisée, la stabilité des prix n’est pas acquise et réciproquement. De plus, il est généralement instable. Le processus de compensation implique qu’à l’équilibre la production de certains secteurs augmente alors que celle d’autres secteurs diminue. Sauf sous des hypothèses très restrictives, l’emploi et les prix varieront. Certaines entreprises verront leurs débouchés diminuer alors que d’autres vendront davantage. Leurs dirigeants pourront répondre de façons différentes à de tels chocs, certains modifiant leurs prix alors que d’autres laisseront leurs stocks diminuer ou augmenter selon les cas. La stabilité du flux de dépenses ne garantit ni la stabilité de l’emploi, ni la stabilité des prix. Pour Gruson, le fait important est qu’il n’y a aucun lien entre ces trois aspects de l’équilibre économique. Supposons que la propension à consommer diminue mais que l’augmentation de l’investissement permet de maintenir constant le flux global de dépenses alors que l’emploi diminue. On peut imaginer qu’il serait possible de stabiliser l’emploi en augmentant l’investissement. On ne peut rien dire sur l’effet qu’une telle politique aurait sur les prix. Le maintien de l’emploi et la stabilité des prix ne sont pas nécessairement compatibles.
L’équilibre est instable en raison de la diversité des situations dans les secteurs. Supposons que la compensation maintienne constant le flux de dépenses. Il se peut que les débouchés augmentent dans certains 407secteurs et diminuent dans d’autres. Des entreprises peuvent être incitées à accroître leurs équipements. Le flux d’investissements augmente et une expansion s’amorce que rien ne vient compenser si les causes de dépression sont stables. Inversement, il peut arriver que les entreprises dont les débouchés diminuent renoncent à remplacer leurs équipements donnant ainsi naissance à une tendance dépressive.
Pour que le flux de dépenses soit stable, il faut que les capitaux liquides qui tendent à se former dans les dépressions soient placés et financent une augmentation de l’investissement juste suffisante pour compenser la tendance dépressive. Les tendances dépressives se manifestent par la formation d’une marge d’indécision. Si cette marge était dépensée, les dépenses atteindraient le niveau d’équilibre, qu’elle soit dépensée par ceux qui la détiennent ou qu’elle soit drainée par les banques et prêtée aux investisseurs. Ces deux mécanismes se distinguent par la nature des débouchés qu’ils ouvrent. Si la marge est dépensée par ceux qui la détiennent, non seulement le flux global de dépenses est maintenu mais la structure de la dépense reste inchangée. Si la marge est drainée par les banques, elle ne sera investie que si des tendances expansionnistes suffisamment puissantes se manifestent et si le niveau d’équilibre de l’investissement est atteint, il entraînera un transfert d’activité et de main d’œuvre vers les entreprises qui produisent les biens d’équipement.
Si la quantité de monnaie est fixe, la production et la dépense ne peuvent se stabiliser qu’à un niveau tel que l’encaisse globale désirée soit juste égale à la quantité de monnaie. Est-il vraisemblable qu’il en soit ainsi ? Le transfert d’activité des entreprises productrices de biens de consommation vers celles qui produisent les biens d’équipement, l’évolution de la répartition qui en résulte sont susceptibles de modifier l’encaisse désirée. Si elle augmente, les entreprises considérées dans leur ensemble ne pourront pas trouver les débouchés qu’elles escomptaient. Si elle diminue, la production apparaîtra, au contraire, comme insuffisante.
Il convient, cependant, d’écarter l’hypothèse d’une quantité donnée de monnaie car l’évolution des techniques implique des investissements qui seront financés par des crédits bancaires. La quantité de monnaie est donc variable mais, selon Gruson, ces variations sont, pour l’essentiel, indépendantes des perturbations du flux de dépenses. Il n’y a donc aucune raison de penser que les variations de la quantité de monnaie puissent stabiliser l’emploi et les prix. Même un drainage parfaitement efficace 408de la marge d’indécision ne donnerait que par exception les moyens de stabiliser le flux de dépenses, l’emploi et les prix.
Gruson pense avoir démontré que les réactions spontanées du marché ne constituent pas un mécanisme de stabilisation régulièrement efficace et avoir ainsi établi la nécessité d’une intervention de la banque pour financer les mouvements expansionnistes compensateurs. Le problème est de savoir si les variations du taux d’intérêt que peut susciter la banque sont suffisantes pour stabiliser le système.
III.2.3. Le chômage
Les libéraux, en particulier Rueff, soutiennent que les variations des salaires monétaires et des prix sont susceptibles de rétablir l’équilibre et d’éliminer le chômage. Gruson va s’efforcer de montrer que cette thèse est mal fondée. Ce qui est remarquable, c’est la façon dont il envisage le problème. Il ne discute nullement la question de savoir si une baisse du salaire monétaire peut inciter les entreprises à employer des techniques relativement intensives en travail ou à augmenter leur production. Ce qu’il discute, c’est l’effet d’une baisse des salaires sur le flux d’offres et sur le flux de dépenses.
– Une baisse des salaires monétaires peut-elle résorber le chômage ?
L’offre est égale à la production diminuée des investissements directs. Gruson suppose – et cette hypothèse est cruciale – que la variation des salaires n’a pas d’effet direct sur la production et sur l’emploi. La variation de la valeur des produits offerts est donc entièrement le reflet de la variation des salaires. Les investissements directs sont les variations de stocks des produits en cours de transformation et des produits finis. Ici, de nouveau, les variations des quantités sont négligées, si bien que les variations de la valeur des stocks reflètent les variations des coûts, donc ici des salaires. Quand les salaires diminuent, la valeur des produits offerts estimée aux coûts de production diminue. Le pouvoir d’achat disponible est égal à la valeur de la production moins la valeur des investissements directs financés par l’épargne à condition que le décalage entre la distribution des revenus et leur acquisition reste fixe et que l’équilibre monétaire soit maintenu. L’écart entre le flux de dépenses et le flux d’offre s’écrit (Gruson, 1949, p. 312) :
409où M est la quantité de monnaie, Md l’encaisse monétaire désirée, A l’avance (+) ou le retard (-) des acquisitions de revenus sur la production24, δ est le décalage entre le paiement du revenu et son acquisition. Si le flux de dépenses excède le flux d’offres, un profit pur apparaît et la baisse des salaires monétaires a un effet expansionniste. Dans le cas inverse, l’effet de la baisse des salaires est dépressif. Bien que Gruson ne cite pas le Traité de la monnaie, la similitude des approches est frappante. Par contre, l’analyse de Gruson qui traite des prix de marché est radicalement différente de celle de Ricardo qui raisonne sur les prix de production. Alors que, pour celui-ci, une baisse des salaires réels entraîne une hausse des profits, chez Gruson, pour que les profits augmentent, il faut que la valeur de la demande globale excède, à la suite de la baisse des salaires monétaires, la valeur de l’offre globale.
Gruson admet que l’encaisse désirée reste proportionnelle au prix de revient de la production totale. Le problème crucial est celui de l’évolution de la quantité de monnaie dont on sait qu’elle a pour contrepartie les investissements financés par la banque. À la limite, on peut supposer que les structures techniques sont restées inchangées, que la banque a maintenu inchangé son taux d’intérêt et que la quantité de monnaie a varié comme les encaisses désirées en fonction de la valeur du produit. La baisse des salaires n’a alors guère d’effet. Cependant, cette hypothèse semble peu vraisemblable à Gruson (1949, p. 214) :
Le bouleversement de la concurrence doit au contraire mettre [les entreprises] en difficulté dans bien des secteurs. La solvabilité moyenne des débiteurs de la banque centrale s’abaisse donc et nous devons considérer comme probable, non seulement que les investissements bancaires ne puissent être rapidement réduits en proportion de la baisse des salaires, mais encore que la banque subisse sur ses remboursements des pertes anormales.
Gruson est ainsi conduit à penser que l’encaisse désirée sera inférieure à l’encaisse réelle mais il se refuse à conclure que la baisse des salaires introduit nécessairement dans l’économie une tendance expansionniste. 410Les excédents d’encaisse doivent apparaître, d’abord, dans les entreprises qui doivent payer moins cher leur personnel. Le problème est de savoir à quoi elles vont utiliser ces liquidités. Vont-elles chercher à assainir leur situation financière en remboursant leurs créanciers, investir pour engager des productions nouvelles ou augmenter leurs dépenses personnelles ? Les effets de la baisse des salaires dépendront du choix que les dirigeants des entreprises feront.
L’analyse de Gruson laisse à penser que la conclusion qui apparaît généralement dans les modèles keynésiens – une baisse des salaires monétaires augmente l’emploi – repose, en partie au moins, sur l’hypothèse que la quantité de monnaie est une variable exogène25. Quand la quantité de monnaie est déterminée par l’investissement, cette conclusion peut être mise en doute : une baisse des salaires peut susciter une hausse ou une baisse de l’emploi selon son effet sur la quantité de monnaie et sur la demande globale.
– Les conséquences de la baisse des prix
Traitant des conséquences d’une baisse des prix, Gruson discute l’analyse que Rueff fait de la régulation monétaire dans L’ordre social (1945, t. 1, p. 226-271). Le problème est que l’interprétation que propose Gruson du texte de Rueff peut être discutée. Il affirme, en effet, que, selon Rueff, la baisse des prix que peut susciter une tendance dépressive entraîne immédiatement une réaction en sens inverse (Gruson, 1949, p. 220-221), les prix revenant à leur niveau primitif alors que Rueff soutient que tout déséquilibre entre l’encaisse désirée et l’encaisse réelle entraîne un ajustement de la quantité de monnaie et des prix qui le fait disparaître. Mais, quand le processus est terminé, il n’est pas certain que les prix retrouvent leur niveau initial. Si, par exemple, l’encaisse désirée excède l’encaisse réelle, les agents, pour se procurer la monnaie qu’ils désirent, augmenteront, à la fois, leur offre nette de biens et de titres. Ils provoqueront ainsi une baisse des prix et une hausse du taux d’intérêt. Si la banque pratique une politique de constance du taux d’escompte, quand le taux du marché atteindra le taux d’escompte, elle achètera des 411titres sur le marché monétaire ce qui aura pour effet d’augmenter la quantité de monnaie. Simultanément l’excès d’offre sur le marché des biens provoquera une baisse des prix qui entraînera une diminution de l’encaisse monétaire désirée. Ce double mouvement rétablira l’équilibre entre offre et demande de monnaie à un niveau plus élevé de la quantité de monnaie et à un niveau des prix qui peut être plus faible.
Gruson (Ibid., p. 227-228) admet que si une augmentation de l’encaisse désirée suscite un déséquilibre, l’intervention de la banque peut permettre de le résorber à taux d’intérêt constant. Mais, il souligne que cela ne conduira pas l’ensemble des commerçants et des spéculateurs à considérer que la demande sera suffisante pour absorber la production dans tous les secteurs. Une stabilisation durable n’est jamais certaine ; ni la baisse des salaires monétaires, ni la baisse des prix ne l’entraîne automatiquement.
– Les limites de l ’ efficacité
de la politique stabilisatrice de la banque centrale
Si la propension à consommer diminue, il faut, pour rétablir l’équilibre, que l’investissement augmente. Gruson soutient qu’une diminution des salaires monétaires et une baisse des prix ne suffisent pas à rétablir le plein emploi. La banque centrale peut, pour stimuler l’activité, réduire son taux d’escompte. Peut-on espérer qu’une telle politique sera efficace ? Dans la tradition keynésienne, le problème de la politique monétaire est que, si le taux d’intérêt est déjà faible, il est vraisemblable qu’il restera insensible même à une augmentation importante de la quantité de monnaie (Keynes [1936], p. 172 et 233). Ce n’est pas sur ce point que Gruson met l’accent, même s’il admet qu’une baisse du taux d’intérêt peut freiner les efforts des intermédiaires pour mobiliser les encaisses d’indécision. Le problème, selon lui, est l’élasticité de la demande de capitaux par rapport au taux d’intérêt. Gruson pense que, selon les cas, cette élasticité peut être très différente. Quand l’investissement constitue une innovation technique majeure impliquant l’usage de nouvelles machines et l’introduction de produits nouveaux, l’influence du taux d’intérêt sur les décisions de l’entrepreneur sera importante. Mais quand il s’agit seulement de diminuer le coût de productions anciennes ou de remplacer des machines hors d’usage l’effet du taux d’intérêt lui semble 412incertain : l’investissement découle des exigences de la production. Dans l’ensemble, les variations du taux d’intérêt affectent l’investissement mais dans des limites étroites.
Nous ne pouvons jamais affirmer qu’une baisse des taux, fut-elle considérable, permet de porter sûrement le flux d’investissements à l’intensité voulue pour compenser les tendances dépressives et maintenir l’équilibre. En régime libéral, et dans une collectivité en constante évolution technique, l’équilibre économique apparaît comme un état transitoire, constamment menacé par l’apparition de tendances dépressives – ou expansionnistes – qui doivent être regardées comme les conséquences naturelles de l’évolution technique elle-même […] Il n’y a donc pas d’équilibre spontané en régime libéral – du moins dans le système économique à monnaie neutre […] Une intervention directe de la Puissance publique dans les investissements – publics et privés – est donc nécessaire (Gruson, 1947, p. 250).
Dans la seconde partie de son livre, Gruson traite des systèmes monétaires réels qui sont, selon lui, de deux types : ils peuvent être purement métalliques ou être constitués de plusieurs banques d’émission qui émettent des billets convertibles à taux fixes dans la monnaie métallique. L’idée de Gruson (1949, p. 255) est que, quel que soit le système monétaire et bancaire, on peut imaginer qu’il existe une banque centrale fictive et supposer que toutes les opérations réelles consistent dans les virements enregistrés dans les comptes de cette banque fictive. On est ainsi ramené à l’hypothèse de la première partie sous la seule réserve que nous devons prêter une politique à la banque centrale et des réactions aux agents qui détiennent les signes monétaires. Par exemple, dans le cas d’une circulation métallique, une émission de monnaie correspondrait non au financement d’investissements mais au financement de la consommation des personnes qui extraient l’or ou l’argent. Dans le cas d’un système d’étalon métallique, les institutions d’émission doivent respecter l’obligation de convertibilité de leur monnaie contre l’or à taux fixe. Ceci suffit à déterminer leur politique de crédit.
III.2.4. Une œuvre singulière
Parmi les travaux que les ingénieurs économistes français entreprirent pour discuter les idées avancées par Keynes dans sa Théorie générale, l’œuvre de Gruson occupe une place spécifique car les thèses qu’il défend sont proches de celles de Keynes et parce qu’il ne s’appuie 413pas sur la théorie walrasienne de l’équilibre général. Le plus souvent, il raisonne en valeur : il n’analyse pas les rapports entre les quantités offertes et demandées mais entre la valeur globale des biens offerts et le flux de dépenses. Quand il traite des choix des individus, il se garde d’évoquer une hypothèse de rationalité, de maximisation de l’utilité ou des profits. Il s’efforce plutôt de présenter les diverses possibilités et les évolutions qui en découlent. Ce ne sont pas nécessairement les prix qui s’ajustent quand un déséquilibre apparaît sur un marché, ce ne sont pas nécessairement non plus les quantités. Quand, par exemple, les débouchés d’une entreprise diminuent, ses dirigeants peuvent décider de diminuer leurs prix mais ils peuvent tout aussi bien, s’ils sont optimistes, laisser augmenter leurs stocks de produits finis en ayant, si besoin, recours à leur banque pour se financer.
L’hypothèse fondamentale de la plus grande partie de son ouvrage est que la monnaie est neutre, ce qui signifie, dans sa terminologie, qu’elle est émise pour financer les investissements. On peut ainsi la considérer comme une variable endogène. Il s’écarte ainsi du modèle keynésien traditionnel et cette hypothèse joue un rôle essentiel quand il analyse les processus d’ajustements, par exemple, les effets d’une variation des salaires monétaires. Gruson écarte l’analyse que Keynes fait de la demande de monnaie. Selon lui, l’encaisse désirée est déterminée par les anticipations que forment les agents sur leurs recettes et leurs dépenses futures. Ils déterminent leur encaisse pour être toujours capables de payer. Cependant, quand l’économie est fluctuante et elle l’est nécessairement, prévoir les recettes et les dépenses devient impossible. Alors apparaît une encaisse d’incertitude qui traduit la perplexité des individus. C’est par ce biais que le taux d’intérêt va intervenir et non pas par le biais d’une encaisse de spéculation.
L’origine des déséquilibres expansionnistes et dépressifs se trouve dans l’évolution des techniques. Suivant un schéma très classique, un progrès technique qui permet de produire des biens anciens avec moins de travail peut donner naissance à une tendance dépressive. Pour la compenser, il faudrait introduire des biens nouveaux dont la création stimulerait la demande. Une telle compensation n’est qu’un effet du hasard. Existe-t-il des mécanismes d’ajustement capables de rétablir l’équilibre ? L’introduction de machines peut réduire l’emploi et créer un chômage. Peut-on soutenir qu’une baisse des salaires monétaires réduirait le chômage ? Gruson pose le 414problème de façon très particulière sans discuter les effets d’une variation des salaires sur la quantité produite qu’il suppose, au contraire, constante. Il ne s’intéresse qu’à l’effet de la baisse des salaires sur la valeur de l’offre de biens et sur la valeur de la demande globale. Une baisse des salaires diminue la valeur, mesurée aux prix de revient, des biens offerts mais, simultanément, elle diminue le revenu et le flux des dépenses. L’issue est incertaine, elle dépendra en particulier de l’usage que les entreprises feront de l’argent qu’elles ne verseront pas à leurs salariés. Elles peuvent investir ces sommes mais aussi, ou plutôt, les employer pour rembourser les emprunts qu’elles ont contractés auprès de la banque. Si tel est leur choix la quantité de monnaie diminuera ce qui est dépressif.
Peut-on soutenir que si l’encaisse globalement désirée excède l’encaisse effective, la quantité totale de monnaie en circulation s’ajustera comme Rueff l’explique dans L’ordre social (1945, t. 1, p. 228) ? Comme les individus ne peuvent se procurer de la monnaie qu’en vendant des créances ou des biens, le taux d’intérêt augmentera et les prix des biens diminueront. Si le taux d’intérêt sur le marché monétaire atteint le taux d’escompte, il cessera de croître et les titres qui sont offerts seront achetés par la banque centrale ce qui entraînera une augmentation de la quantité de monnaie. Simultanément la baisse des prix suscitera une diminution de l’encaisse monétaire désirée. Gruson admet l’existence d’un tel mécanisme mais il ajoute que, simultanément, une autre réaction se fait jour. Tous les acheteurs, en période de baisse des prix, réduisent au maximum leurs achats de façon à tirer le maximum de profit d’une baisse ultérieure des prix. De leur côté, les producteurs liquident leurs stocks de produits finis et réduisent leur production par crainte d’une nouvelle réduction de leurs débouchés. La baisse des prix, loin d’être stabilisatrice, aggrave le déséquilibre initial.
Les conclusions que Gruson tire de son analyse pour la politique économique sont voisines de celles de Keynes. L’action de la banque centrale est souhaitable mais elle peut être insuffisante. Pour justifier cette idée Gruson invoque un argument différent de celui de Keynes. Le problème n’est pas que, dans une récession, la banque est incapable de réduire le taux d’intérêt, la difficulté tient au fait que l’impact de la politique monétaire sur l’investissement est limité. Ainsi une intervention de la Puissance publique sur les investissements publics ou privés peut s’avérer nécessaire pour stabiliser la conjoncture.
415Conclusion
L’apport des ingénieurs économistes français dans les débats suscités par la publication de la Théorie générale est important aussi bien dans leur dimension critique que dans leurs tentatives de reconstruction.
Leurs critiques portent essentiellement sur deux points : la théorie de l’intérêt et la méthode. Keynes traite la quantité de monnaie comme une variable exogène. Les ingénieurs économistes français la considèrent comme une variable endogène. La régulation monétaire peut obéir à des règles différentes. Dans le cas le plus simple – celui d’une monnaie inconvertible – si la banque centrale pratique une politique de réescompte, Rueff explique que la quantité de monnaie émise dépend du montant des effets présentés au réescompte. Pour Allais, le problème n’est pas celui des émissions de la banque centrale mais celui de la monnaie scripturale et celui de la thésaurisation. Reprenant les idées d’Irving Fisher, Allais pense que là réside l’origine des fluctuations économiques. La politique économique adéquate est celle qui impose aux banques commerciales de constituer des réserves à 100 % pour couvrir les écrits qu’elles accordent. Ce qui surprend, c’est qu’Allais qui dédie son ouvrage à Fisher ne fasse pas référence à son article sur la théorie de la dépression fondée sur les relations entre la déflation et l’évolution de la dette.
Les ingénieurs économistes critiquent l’importance que Keynes donne, dans son analyse du taux d’intérêt, au motif de spéculation. Ils admettent, certes, que des individus qui anticipent une baisse des cours des titres puissent conserver de la monnaie pour acheter, plus tard, ces titres à un prix avantageux. Mais ils minimisent l’importance d’un tel effet. Selon eux, l’encaisse monétaire est, pour l’essentiel, une encaisse de transaction déterminée par les décalages temporels entre recettes et dépenses ; mais l’avenir est incertain. Allais est ainsi conduit à admettre que les agents puissent constituer des réserves spéculatives pour tirer un bénéfice des fluctuations des prix et des cours. Gruson explique que, quand l’économie est perturbée par le progrès technique, les décalages entre recettes et dépenses deviennent imprévisibles. Perplexes, les individus laissent se constituer une marge d’indécision. Ces réserves spéculatives et ces marges d’indécision sont sensibles au taux d’intérêt 416pour des raisons différentes. Allais évoque le coût d’opportunité que supportent les agents qui constituent des réserves spéculatives alors que Gruson soutient que les intermédiaires qui drainent les marges d’indécision sont découragés si le taux d’intérêt est trop faible. Ainsi Allais et Gruson, après avoir rejeté la notion keynésienne d’encaisse de spéculation introduisent dans leurs analyses des notions dont le rôle est comparable.
Les ingénieurs économistes français critiquent Keynes pour avoir soutenu que le taux d’intérêt n’est pas la rémunération de l’épargne mais de la renonciation à la liquidité. Massé reproche à Keynes de s’appuyer en l’occurrence sur une dynamique du déséquilibre basée sur la notion de causalité et non sur la dynamique de l’équilibre basée sur la notion d’interdépendance. Il rappelle qu’à l’équilibre la prime de liquidité et la préférence pour le présent sont, l’une et l’autre, égales au taux d’intérêt. Le problème est de savoir comment on articule ces concepts. Selon lui, il faut d’abord analyser les situations d’équilibre. C’est seulement quand cette tâche est achevée que l’on peut comprendre la dynamique du déséquilibre. C’est la démarche que suit très clairement Allais quand il étudie la détermination du taux d’intérêt.
Gruson et Massé traitent, l’un comme l’autre, de la construction des modèles macroéconomiques mais leurs démarches sont différentes. Ils sont, cela importe, dans des positions différentes : Gruson est engagé dans un travail « plus concret » que Massé. En effet, durant l’écriture de son livre, il conçoit un cadre comptable que pourra utiliser le service des études statistiques et financières du ministère des Finances alors que Massé poursuit, dans ses deux articles, un objectif essentiellement théorique. Il soutient que, pour avoir un intérêt, un modèle macroéconomique doit s’appuyer sur la théorie de l’équilibre général. Dans une telle démarche, la difficulté centrale est, à son sens, la stabilité de l’équilibre, propriété que l’on ne peut pas simplement déduire du comportement rationnel des agents. Gruson se garde bien de faire référence à la théorie de l’équilibre général et, même, à la théorie marginaliste des choix. Il raisonne seulement sur des flux en valeur de façon à mettre en évidence des situations où une intervention des autorités publiques, de la banque centrale et de l’État est nécessaire pour que l’investissement s’établisse à un niveau qui implique à la fois la stabilité des prix et de l’emploi.
417Ainsi la contribution des ingénieurs économistes français dans le débat suscité par la publication de la Théorie générale est importante et l’on aurait tort, à mon sens, de l’oublier.
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1 Ce texte a été présenté au 18e colloque de l’Association Charles Gide qui s’est tenu à Lausanne du 10 au 12 septembre 2020. Je remercie les participants pour leurs critiques et leurs suggestions. Je remercie les rapporteurs de la Revue d’histoire de la pensée économique pour leurs critiques. Je reste seul responsable des erreurs que peut comporter ce texte.
2 Sur Jacques Rueff (1896-1978), on consultera l’ouvrage de Christopher Chivvis (2010).
3 Sur Maurice Allais (1911-2010), on lira, notamment, les articles de Christine Allais (2020) et Jean-Michel Grandmont (1989).
4 Sur Pierre Massé (1898-1987), on consultera l’article d’Alain Beltran et Martine Bungener (1987) qui présente ses travaux avant sa nomination comme Commissaire au plan.
5 Sur Claude Gruson (1910-2000), on peut consulter la notice biographique de Pascale Gruson et Nathalie Viet-Depaule (2021).
6 Allais (1947, p. 243) explique que « les réserves spéculatives que l’on constitue pour faire face à des éventualités anormales ou pour bénéficier de disparités de taux d’intérêt ou de prix sont d’autant plus grandes que le taux d’intérêt est plus bas ».
7 Certes Keynes admet que la puissance des trois motifs (motif de revenu, motif professionnel, motif de précaution) qui déterminent l’encaisse de transaction « dépend en partie du coût et de la sécurité des méthodes qui permettent d’obtenir de l’argent en cas de besoin » mais il conclut « que ces facteurs se révèlent d’importance mineure, sauf si on a affaire à de grands changements dans le coût de détention de la monnaie » ([1936] 1973, p. 196). Allais suggère que ces coûts ne sont pas d’importance mineure.
8 Les propriétés de stabilité ne vont pas de soi. Samuelson (1947, p. 276-283) discute la stabilité d’un système keynésien. Massé (1952) étudie la stabilité d’un système où les marchés sont concurrentiels. Ce n’est que beaucoup plus tard que sera posée par Grandmont (1974) la question de l’existence.
9 L’intérêt pur est le prix des services du capital, abstraction faite de tout risque et de tout travail d’administration. Dans une économie monétaire, il apparaît comme le rendement d’une créance qui n’offre aucun avantage de liquidité et dont le remboursement est certain. Sa détention ne doit impliquer aucun frais de gestion et de conservation.
10 Massé (1952, p. 68-69) rejette cette proposition car il considère que l’on ne peut pas – même en première approximation – décomposer en deux sous-systèmes les équations de l’équilibre économique. Au demeurant, Allais admet que le taux d’intérêt dépend de la préférence pour la liquidité. Il écarte donc l’idée d’une dichotomie.
11 Le modèle n’est pas dichotomique au sens fort car les variables réelles dépendent des conditions monétaires.
12 Allais ([1954 a] 1956) reprendra et développera plus tard cette idée. Il construira des modèles qui comportent deux types de solution correspondant soit à une convergence vers l’équilibre, soit à une convergence vers un cycle limite. On peut consulter, par exemple sur ce point, la communication qu’il présenta en 1954 au Congrès européen de la société d’économétrie, communication qui fut publié en 1956 par Metroeconomica.
13 Cet équilibre peut être statique ou dynamique.
14 C’est Allais qui souligne.
15 On emploie ici le mot « classique » au sens où l’entendait Keynes.
16 La thèse défendue par Rueff est comparable avec celle que Say ([1814], 2006, p. 248) avançait dans la seconde édition de son Traité d’économie politique. Elle est cependant différente car Say n’évoquait pas l’intervention d’une banque centrale. Il soutenait que si la monnaie venait à manquer on lui substituerait d’autres moyens de paiement, en l’occurrence des effets de commerce.
17 La condition est nécessaire mais non suffisante (Massé, 1948, p. 127). Il faut supposer que les services rendus par les divers actifs sont indépendants et considérer la monnaie comme une réserve spéculative, abstraction faite de son utilisation comme fonds de roulement.
18 Voir sur ce point l’analyse de Modigliani (1963, p. 82). Pour résumer brièvement une question plutôt complexe, disons que la formulation de Hicks implique qu’une variation des prix ou du revenu réel ont le même effet sur la valeur de la consommation, de l’investissement et de la demande de monnaie, ce qui n’est pas, en général, vrai.
19 À cette époque, Gruson a joué un rôle important dans la conception de la comptabilité nationale française et dans la mise en place des budgets économiques comme il apparaît dans la note publiée en 1950 par la revue Statistiques et Études financières.
20 Gruson (1949, p. 86-88 et p. 138) donne au mot dépense dans l’expression « flux de dépenses » un sens qui n’est pas conforme au sens commun. Une dépense est un paiement dans lequel un producteur enregistre une recette. Il exclut ainsi du flux de dépenses tout paiement qui correspond à la rémunération d’un service personnel, au versement d’un impôt, à la rémunération d’un fonctionnaire, à un prêt ou à un don en numéraire.
21 Il n’y a pas de faux droits au sens de Rueff.
22 C’est la solution qu’adopte Keynes dans le Traité de la monnaie mais non dans la Théorie générale.
23 On reprend ici la terminologie de Gruson bien qu’elle soit parfois surprenante. Par « pouvoir d’achat disponible », il faut entendre la valeur de la demande globale.
24 Un revenu peut être acquis avant que le produit ne soit achevé et disponible pour la vente.
25 Dans le modèle de Modigliani (1963), le niveau de la production réelle dépend du rapport M/W. Ainsi, quand pour une quantité de monnaie donnée le salaire monétaire diminue, la production et l’emploi augmentent ; mais si une baisse des salaires monétaires suscite une baisse de la quantité de monnaie, le produit peut, selon les cas, augmenter ou diminuer.
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-13254-7
- EAN: 9782406132547
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13254-7.p.0355
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-01-2022
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Economic engineers, Rueff, Allais, Gruson, Massé, interest rate, stability, unemployment, money.