Introduction générale
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2021 – 2, n° 12. varia - Auteur : Largentaye (Hélène de)
- Pages : 25 à 32
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Introduction gÉnÉrale
Hélène de Largentaye
Le présent dossier s’appuie sur des documents jusqu’à présent inédits détenus par la famille du traducteur, Jean de Largentaye (1903-1970). Ces écrits ont fait l’objet en 1996 d’une donation de son épouse Inés à King’s College dont John Maynard Keynes fut fellow et administrateur jusqu’à sa mort en 1946. L’Archive Centre de King’s College a bien voulu nous donner accès à des sources documentaires autres que celles de la famille Largentaye.
C’est parce que l’exploitation de ces documents nous révèle des informations inédites et soulève de nombreuses questions sur les conditions de la traduction, sur les difficultés de celle-ci, sur les relations personnelles qui se sont nouées entre auteur et traducteur, sur les milieux économiques et politiques des années 1930, en France et à l’étranger, que l’élaboration de ce dossier nous a paru mériter un intérêt, quatre-vingt-cinq ans après la publication de la première édition de The General Theory of Employment, Interest and Money.
Revenons au 31 janvier 1938, jour où Jean de Largentaye, jeune fonctionnaire au ministère des Finances, écrit à Keynes la lettre ci-dessus pour proposer ses services de traducteur.
En Allemagne, où le pouvoir nazi est en pleine expansion (l’Anschluss – l’annexion de l’Autriche – a lieu le 12 mars 1938), Keynes jouit d’une grande notoriété. La traduction allemande de The General Theory est publiée depuis plus d’un an (décembre 1936) ; elle se vend bien – un deuxième tirage de 2 000 exemplaires est prévu – et elle suscite de vifs débats.
Aux États-Unis, Franklin D. Roosevelt, élu Président en novembre 1932, lance dès 1933 des politiques (dites du New Deal) en rupture totale avec les dogmes classiques en vigueur jusque-là. Bien qu’elles aient été conçues indépendamment, ces politiques reçoivent l’appui 26de Keynes dans une lettre ouverte au Président Roosevelt publiée le 31 décembre 1933.
En France, Léon Blum préside le premier gouvernement du Front populaire en juin 1936. Il est renversé en juin 1937, revient au pouvoir brièvement en mars 1938, échoue à faire voter son plan de relance et tombe de nouveau trois semaines plus tard, en avril 1938. La situation économique reste préoccupante ; le pays est loin d’être prêt pour un conflit militaire alors que les visées hégémoniques de l’Allemagne nazie, après l’Anschluss, ne font plus de doute.
Qu’est-ce qui motive Largentaye au point de lui donner l’audace d’écrire cette lettre et à se tenir prêt à entreprendre un effort titanesque – la traduction d’un ouvrage de théorie économique de près de quatre cents pages – alors qu’il occupe un emploi à temps plein ?
La « nature exacte de l’inflation » l’intrigue, écrit-il. Le 7 mai 1937, Gaston Bergery, député du Front populaire, dans un long discours à la Chambre des députés, interpelle le gouvernement à qui il reproche de se laisser intimider par les « puissances d’argent » et de pratiquer une politique « d’asphyxie monétaire ». Au Mouvement général des fonds, Jean de Largentaye est chargé de rédiger la réponse qui sera signée par son directeur et collègue de l’inspection des Finances, Jacques Rueff.
Dans son discours, Gaston Bergery prône la « reflation » (mot qu’il préfère à « l’inflation ») qui, dans son propos, signifie l’expansion monétaire1. Il recommande ainsi une politique d’augmentation de la masse monétaire susceptible de relancer la production en même temps qu’elle peut provoquer une certaine augmentation des prix. Il dénonce la « pause » de Léon Blum comme une reculade sous la pression des « congrégations économiques », défendues notamment par Jacques Rueff et Charles Rist. Devant les atermoiements du gouvernement du Front populaire, Bergery demande une politique monétaire vigoureuse accompagnée d’un contrôle des changes, nonobstant l’aversion que ce contrôle inspire aux « puissances financières » attachées à la libre circulation de leurs capitaux et à leur emblème, l’étalon-or.
En rédigeant la réponse pour Vincent Auriol, ministre des Finances, Jean de Largentaye découvre dans le chapitre 21 « La théorie des prix » une explication satisfaisante de l’inflation. De plus, les convictions que 27Keynes exprime dans les dernières pages de son œuvre ne peuvent que le séduire dans la période troublée et inquiétante que traverse la France :
Les régimes autoritaires contemporains paraissent résoudre le problème du chômage aux dépens de la liberté et du rendement individuels. Il est certain que le monde ne supportera plus très longtemps l’état du chômage qui, en dehors de courts intervalles d’emballement, est à notre avis une conséquence inévitable de l’individualisme du régime capitaliste moderne. Mais une analyse correcte du problème permet de remédier au mal sans sacrifier la liberté ni le rendement (Keynes, [1942] 2017, p. 475-476).
Keynes poursuit, un peu plus loin :
Le monde se trouve aujourd’hui dans une impatience extraordinaire d’un diagnostic mieux fondé (ibid., p. 478).
En rejetant les postulats et dogmes dominants et en proposant une alternative originale, The General Theory vise, ni plus ni moins, à sauver les fondements du système capitaliste. Le candidat traducteur comprend alors les enjeux considérables d’une traduction française et la responsabilité qu’il endosserait s’il devait entreprendre la traduction de cette œuvre majeure.
L’apport principal de ce dossier est peut-être d’alimenter la réflexion sur la méthode et les difficultés de la traduction. Nous nous sommes appuyés pour cela sur la correspondance entre Keynes et Largentaye tout au long des vingt mois au cours desquels s’est déroulé ce travail. Cette correspondance inédite jusqu’ici, constitue un matériau exceptionnel. Elle présente une méthode de traduction et nous renseigne sur la façon dont furent choisis les mots justes pour exprimer des concepts nouveaux en français. Cette traduction est aussi une œuvre pédagogique dans la mesure où elle vise à rendre accessibles à un public non professionnel des raisonnements abstraits et contre-intuitifs au regard des postulats admis avant la publication de The General Theory. Elle illustre l’importance de la clarté des idées et des concepts pour concevoir une politique efficace, a fortiori quand cette politique est nouvelle. À cette fin, le traducteur s’est obstiné à faire accepter par l’auteur l’ajout à la fin du livre d’un lexique comprenant, outre les définitions en français des nouveaux concepts inventés par Keynes, les définitions précises de termes économiques qui existaient en français mais avec des acceptions 28qui pouvaient être différentes. Enfin la traduction de The General Theory est un exercice littéraire. Elle transpose dans la langue française avec toute l’élégance de celle-ci, de vrais morceaux de littérature anglaise devenus célèbres par leur puissance d’évocation et leur discrète ironie. Citons comme exemples, la psychologie du spéculateur comparée au parieur d’un concours de beauté « où, les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies » (ibid., chapitre 12, p. 222), ou bien les palliatifs pour accroître l’emploi tels « construire de superbes demeures […] des pyramides […] et creuser des trous dans le sol » (ibid., chapitre 16, p. 294) et enfin le caractère lent et donc supportable des changements préconisés par Keynes « l’euthanasie du rentier et du capitaliste oisif n’aura rien de soudain » (ibid., chapitre 24, p. 470).
L’analyse du lexique révèle aussi l’obsolescence inéluctable de toute traduction, preuve que celle-ci est utile et bien vivante. À cet égard, force est d’admettre que le vocabulaire économique français subit l’hégémonie de la langue anglaise. Animal spirits traduit par « esprits animaux » est devenu maintenant une expression courante dans le vocabulaire financier français, mais d’autres anglicismes entrés dans la terminologie économique française sont plus discutables.
Accessoirement enfin, la correspondance révèle une évolution insolite dans la relation entre les deux protagonistes. Largentaye, qui n’a pas trente-cinq ans, d’abord dans une attitude d’humilité et de respect, se hisse progressivement au niveau du grand Keynes, de vingt ans son aîné, au point de proposer à celui-ci de corriger les rares imperfections de son raisonnement ou de ses calculs. Le polytechnicien manie avec aisance le calcul différentiel, mieux sans doute que Keynes, le logicien probabiliste, peu porté à la mise en équations de grandeurs économiques.
Ce dossier nous éclaire par ailleurs sur l’état de l’enseignement et de la recherche ainsi que sur le niveau des milieux politiques et administratifs de l’époque en matière de théorie économique. Il montre le retard en France et le cloisonnement entre universitaires d’une part, fonctionnaires et politiques de l’autre qui existaient dans ce domaine, même si des groupes d’intellectuels, des réseaux syndicaux, des maisons d’édition et des éminences grises comme Georges Boris s’intéressaient aux théories et expériences étrangères. Auteur de La révolution Roosevelt en 1934, ce proche conseiller bilingue (français-anglais) de Léon Blum, bientôt ami intime de Pierre Mendès France, était certainement trop occupé au gouvernement 29pour envisager la traduction de l’ouvrage qu’il lit à la chute du premier gouvernement Blum en juin 1937. Mais pourquoi d’autres universitaires, notamment ceux qui étaient en cheville avec des maisons d’édition spécialisées dans les œuvres scientifiques étrangères, Payot au premier chef, n’ont-ils pas saisi l’occasion ? Il faudra attendre deux ans, soit début 1938, pour qu’un jeune fonctionnaire du ministère des Finances, se lance en cavalier seul dans le chantier titanesque de la traduction.
Ce dossier comprend cinq articles suivis de l’édition des lettres et de notes, jusqu’ici inédites, portant sur la traduction.
Le premier article, rédigé par Armand de Largentaye, fils du traducteur, évoque l’histoire de la traduction de The General Theory à travers le contexte personnel de son père. Cette histoire montre le cheminement intellectuel et politique de celui-ci et l’abandon de certains préjugés hérités de son milieu. Elle révèle en outre ses préoccupations précoces relatives aux questions monétaires.
Le deuxième, par Hélène de Largentaye, fille du traducteur, évoque les relations singulières entre l’éditeur Payot d’une part, Keynes et Jean de Largentaye de l’autre. Elle souligne les hésitations initiales de l’éditeur au moment de la publication en 1936 de The General Theory pour traduire cet ouvrage – pourtant reçu immédiatement sur la scène internationale comme une théorie révolutionnaire – puis, une fois la traduction terminée fin 1939, ses atermoiements, prétendument liés à l’occupation allemande, pour lancer et diffuser la publication qui aura lieu seulement trois ans plus tard, à l’automne 1942.
Le troisième article, rédigé également par Hélène de Largentaye, porte sur le lexique, spécificité de la traduction française dans la mesure où il n’existe pas d’équivalent dans les éditions allemande ou japonaise parues respectivement fin 1936 et en décembre 19412. Elle met en exergue l’opiniâtreté de Largentaye pour faire accepter cet addendum. Après un premier essai insatisfaisant, le lexique et les discussions sur la traduction des « termes techniques », un à un, ont dans l’ensemble donné raison au traducteur. Mais avec le recul de quatre-vingts ans, il serait peut-être judicieux d’actualiser certains termes et surtout d’étoffer ce lexique. En annexe de cet article figure un document inédit : l’avant dernière version du lexique portant les corrections manuscrites de Keynes et de Piero Sraffa et à laquelle ont été ajoutées quelques remarques de l’autrice.
30Le quatrième article fait état des « erreurs » relevées par Largentaye au cours de la traduction, en 1939, puis de la réédition de la Théorie générale trente ans plus tard en 1969, erreurs dont Keynes, puis ses exécuteurs testamentaires, acceptèrent les corrections. Il convient de noter que celles-ci, bien qu’ayant été dûment acceptées, n’ont pas été reprises dans les réimpressions successives de The General Theory.
Le cinquième article, dont Ramón Tortajada est l’auteur, porte sur les économistes français dans les années 1930 ainsi que sur le contexte administratif, syndical et politique. Contrairement à une idée communément admise et quelque peu caricaturée par Keynes lui-même, il existait en France des échanges et des débats sur les nouvelles théories économiques d’origine étrangère mais qui restaient sans influence sur les dogmes dominants.
Enfin, une dernière partie réunit quatre ensembles de documents inédits. D’abord, en version originale (l’anglais le plus souvent), la correspondance de trente-huit lettres, du 31 janvier 1938 au 5 janvier 1946, entre Jean de Largentaye et Keynes ; ensuite, trois lettres de l’éditeur Payot à Jean de Largentaye, une datée de 1938 et deux autres de 1941 ainsi que les deux courtes notes du traducteur demandées par l’éditeur ; enfin deux notes inédites du ministère des Finances rédigées par Jean de Largentaye, l’une le 27 mai 1937 au sujet de « l’asphyxie monétaire », terme utilisé par Gaston Bergery dans son interpellation à la Chambre des députés, et l’autre du 26 mars 1938 au sujet du financement des dépenses publiques extraordinaires en Allemagne. Enfin les lettres portant sur les « erreurs » relevées par Largentaye.
Quelques enseignements se dégagent de ce dossier.
Tout d’abord l’importance de la terminologie dans la « langue cible », clef de voûte des théories économiques et, osons le dire, des théories en général. Les concepts doivent être simples et évidents : « Les idées si laborieusement exprimées ici sont extrêmement simples et devraient être évidentes » (Keynes, [1942] 2017, p. 24). Lorsqu’en outre la théorie est iconoclaste, cet enseignement est d’autant plus important. Les définitions doivent être complétées et mises à jour régulièrement ; elles doivent prendre en considération les nouveaux concepts exprimés en langue étrangère.
Ensuite, ce dossier montre que l’histoire des idées économiques se répète. Depuis les années 1980, la contre-révolution néo-libérale chère 31aux milieux financiers, à l’échelle internationale comme à l’échelle nationale, toujours soucieux de généraliser la libre circulation des capitaux, fait écho aux dogmes des années 1930 inspirés de la théorie classique et contre lesquels Keynes s’est battu. Face au scandale des années 1930, à savoir le divorce entre les attentes de la théorie classique et la réalité – accroissement du chômage et appauvrissement des pays, terreaux propices à la montée des régimes totalitaires et l’exacerbation des rivalités entre nations – quelles étaient les analyses proposées par les économistes ? Comment ceux-ci trouvaient-ils les mots et concepts justes pour expliquer, convaincre et diffuser leurs idées ? Et comment leurs idées se sont-elles propagées dans les autres pays ?
Nous laisserons au lecteur le soin de transposer cette problématique des années 1930 aux menaces d’envergure planétaire qui frappent le xxie siècle et qui se manifestent notamment par de graves dérèglements environnementaux et par des crises financières vertigineuses liées à un système monétaire international défaillant. Ces symptômes soulignent la nécessité de nouvelles théories dont un des termes clés pourrait bien être le concept de « biens communs ».
Ce dossier est une œuvre collective, recueillant des articles de trois économistes, Hélène et Armand de Largentaye, et Ramón Tortajada, éditeur des Commentaires de la Théorie Générale de Keynes à sa parution. Chaque article a été le fruit de riches débats entre les trois contributeurs du dossier.
Les auteurs souhaitent témoigner ici leur reconnaissance, pour leur aide précieuse, à Bertrand de Largentaye (frère d’Armand et d’Hélène), Marine de Simone et Antoine Jourdan. Lydiane Chabin, archiviste de l’É.N.A., Peter Jones et Patricia Mc Guire, respectivement fellow et archiviste de la bibliothèque de King’s College ont aimablement ouvert leurs fonds, Lord Eatwell, exécuteur littéraire de Sraffa, a permis la publication des lettres échangées entre Piero Sraffa et Jean de Largentaye et le service de l’Inspection générale des Finances a accordé l’autorisation de publier les notes du 27 mai 1937 et du 15 mars 1938. Sans eux, les travaux ci-après n’auraient pas pu être réalisés comme ils l’ont été, que toutes et tous en soient remerciés.
32RÉfÉrences bibliographiques
Keynes, John Maynard [1942], Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, traduction de Jean de Largentaye, Paris, Payot, 2017.
Tortajada, Ramón (éd.) [2009] Commentaires de la Théorie générale de Keynes à sa parution, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-12615-7
- EAN : 9782406126157
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12615-7.p.0025
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/12/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français