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Classiques Garnier

Introduction générale

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Introduction gÉnÉrale

Hélène de Largentaye

Le présent dossier sappuie sur des documents jusquà présent inédits détenus par la famille du traducteur, Jean de Largentaye (1903-1970). Ces écrits ont fait lobjet en 1996 dune donation de son épouse Inés à Kings College dont John Maynard Keynes fut fellow et administrateur jusquà sa mort en 1946. LArchive Centre de Kings College a bien voulu nous donner accès à des sources documentaires autres que celles de la famille Largentaye.

Cest parce que lexploitation de ces documents nous révèle des informations inédites et soulève de nombreuses questions sur les conditions de la traduction, sur les difficultés de celle-ci, sur les relations personnelles qui se sont nouées entre auteur et traducteur, sur les milieux économiques et politiques des années 1930, en France et à létranger, que lélaboration de ce dossier nous a paru mériter un intérêt, quatre-vingt-cinq ans après la publication de la première édition de The General Theory of Employment, Interest and Money.

Revenons au 31 janvier 1938, jour où Jean de Largentaye, jeune fonctionnaire au ministère des Finances, écrit à Keynes la lettre ci-dessus pour proposer ses services de traducteur.

En Allemagne, où le pouvoir nazi est en pleine expansion (lAnschluss – lannexion de lAutriche – a lieu le 12 mars 1938), Keynes jouit dune grande notoriété. La traduction allemande de The General Theory est publiée depuis plus dun an (décembre 1936) ; elle se vend bien – un deuxième tirage de 2 000 exemplaires est prévu – et elle suscite de vifs débats.

Aux États-Unis, Franklin D. Roosevelt, élu Président en novembre 1932, lance dès 1933 des politiques (dites du New Deal) en rupture totale avec les dogmes classiques en vigueur jusque-là. Bien quelles aient été conçues indépendamment, ces politiques reçoivent lappui 26de Keynes dans une lettre ouverte au Président Roosevelt publiée le 31 décembre 1933.

En France, Léon Blum préside le premier gouvernement du Front populaire en juin 1936. Il est renversé en juin 1937, revient au pouvoir brièvement en mars 1938, échoue à faire voter son plan de relance et tombe de nouveau trois semaines plus tard, en avril 1938. La situation économique reste préoccupante ; le pays est loin dêtre prêt pour un conflit militaire alors que les visées hégémoniques de lAllemagne nazie, après lAnschluss, ne font plus de doute.

Quest-ce qui motive Largentaye au point de lui donner laudace décrire cette lettre et à se tenir prêt à entreprendre un effort titanesque – la traduction dun ouvrage de théorie économique de près de quatre cents pages – alors quil occupe un emploi à temps plein ?

La « nature exacte de linflation » lintrigue, écrit-il. Le 7 mai 1937, Gaston Bergery, député du Front populaire, dans un long discours à la Chambre des députés, interpelle le gouvernement à qui il reproche de se laisser intimider par les « puissances dargent » et de pratiquer une politique « dasphyxie monétaire ». Au Mouvement général des fonds, Jean de Largentaye est chargé de rédiger la réponse qui sera signée par son directeur et collègue de linspection des Finances, Jacques Rueff.

Dans son discours, Gaston Bergery prône la « reflation » (mot quil préfère à « linflation ») qui, dans son propos, signifie lexpansion monétaire1. Il recommande ainsi une politique daugmentation de la masse monétaire susceptible de relancer la production en même temps quelle peut provoquer une certaine augmentation des prix. Il dénonce la « pause » de Léon Blum comme une reculade sous la pression des « congrégations économiques », défendues notamment par Jacques Rueff et Charles Rist. Devant les atermoiements du gouvernement du Front populaire, Bergery demande une politique monétaire vigoureuse accompagnée dun contrôle des changes, nonobstant laversion que ce contrôle inspire aux « puissances financières » attachées à la libre circulation de leurs capitaux et à leur emblème, létalon-or.

En rédigeant la réponse pour Vincent Auriol, ministre des Finances, Jean de Largentaye découvre dans le chapitre 21 « La théorie des prix » une explication satisfaisante de linflation. De plus, les convictions que 27Keynes exprime dans les dernières pages de son œuvre ne peuvent que le séduire dans la période troublée et inquiétante que traverse la France :

Les régimes autoritaires contemporains paraissent résoudre le problème du chômage aux dépens de la liberté et du rendement individuels. Il est certain que le monde ne supportera plus très longtemps létat du chômage qui, en dehors de courts intervalles demballement, est à notre avis une conséquence inévitable de lindividualisme du régime capitaliste moderne. Mais une analyse correcte du problème permet de remédier au mal sans sacrifier la liberté ni le rendement (Keynes, [1942] 2017, p. 475-476).

Keynes poursuit, un peu plus loin :

Le monde se trouve aujourdhui dans une impatience extraordinaire dun diagnostic mieux fondé (ibid., p. 478).

En rejetant les postulats et dogmes dominants et en proposant une alternative originale, The General Theory vise, ni plus ni moins, à sauver les fondements du système capitaliste. Le candidat traducteur comprend alors les enjeux considérables dune traduction française et la responsabilité quil endosserait sil devait entreprendre la traduction de cette œuvre majeure.

Lapport principal de ce dossier est peut-être dalimenter la réflexion sur la méthode et les difficultés de la traduction. Nous nous sommes appuyés pour cela sur la correspondance entre Keynes et Largentaye tout au long des vingt mois au cours desquels sest déroulé ce travail. Cette correspondance inédite jusquici, constitue un matériau exceptionnel. Elle présente une méthode de traduction et nous renseigne sur la façon dont furent choisis les mots justes pour exprimer des concepts nouveaux en français. Cette traduction est aussi une œuvre pédagogique dans la mesure où elle vise à rendre accessibles à un public non professionnel des raisonnements abstraits et contre-intuitifs au regard des postulats admis avant la publication de The General Theory. Elle illustre limportance de la clarté des idées et des concepts pour concevoir une politique efficace, a fortiori quand cette politique est nouvelle. À cette fin, le traducteur sest obstiné à faire accepter par lauteur lajout à la fin du livre dun lexique comprenant, outre les définitions en français des nouveaux concepts inventés par Keynes, les définitions précises de termes économiques qui existaient en français mais avec des acceptions 28qui pouvaient être différentes. Enfin la traduction de The General Theory est un exercice littéraire. Elle transpose dans la langue française avec toute lélégance de celle-ci, de vrais morceaux de littérature anglaise devenus célèbres par leur puissance dévocation et leur discrète ironie. Citons comme exemples, la psychologie du spéculateur comparée au parieur dun concours de beauté « où, les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies » (ibid., chapitre 12, p. 222), ou bien les palliatifs pour accroître lemploi tels « construire de superbes demeures [] des pyramides [] et creuser des trous dans le sol » (ibid., chapitre 16, p. 294) et enfin le caractère lent et donc supportable des changements préconisés par Keynes « leuthanasie du rentier et du capitaliste oisif naura rien de soudain » (ibid., chapitre 24, p. 470).

Lanalyse du lexique révèle aussi lobsolescence inéluctable de toute traduction, preuve que celle-ci est utile et bien vivante. À cet égard, force est dadmettre que le vocabulaire économique français subit lhégémonie de la langue anglaise. Animal spirits traduit par « esprits animaux » est devenu maintenant une expression courante dans le vocabulaire financier français, mais dautres anglicismes entrés dans la terminologie économique française sont plus discutables.

Accessoirement enfin, la correspondance révèle une évolution insolite dans la relation entre les deux protagonistes. Largentaye, qui na pas trente-cinq ans, dabord dans une attitude dhumilité et de respect, se hisse progressivement au niveau du grand Keynes, de vingt ans son aîné, au point de proposer à celui-ci de corriger les rares imperfections de son raisonnement ou de ses calculs. Le polytechnicien manie avec aisance le calcul différentiel, mieux sans doute que Keynes, le logicien probabiliste, peu porté à la mise en équations de grandeurs économiques.

Ce dossier nous éclaire par ailleurs sur létat de lenseignement et de la recherche ainsi que sur le niveau des milieux politiques et administratifs de lépoque en matière de théorie économique. Il montre le retard en France et le cloisonnement entre universitaires dune part, fonctionnaires et politiques de lautre qui existaient dans ce domaine, même si des groupes dintellectuels, des réseaux syndicaux, des maisons dédition et des éminences grises comme Georges Boris sintéressaient aux théories et expériences étrangères. Auteur de La révolution Roosevelt en 1934, ce proche conseiller bilingue (français-anglais) de Léon Blum, bientôt ami intime de Pierre Mendès France, était certainement trop occupé au gouvernement 29pour envisager la traduction de louvrage quil lit à la chute du premier gouvernement Blum en juin 1937. Mais pourquoi dautres universitaires, notamment ceux qui étaient en cheville avec des maisons dédition spécialisées dans les œuvres scientifiques étrangères, Payot au premier chef, nont-ils pas saisi loccasion ? Il faudra attendre deux ans, soit début 1938, pour quun jeune fonctionnaire du ministère des Finances, se lance en cavalier seul dans le chantier titanesque de la traduction.

Ce dossier comprend cinq articles suivis de lédition des lettres et de notes, jusquici inédites, portant sur la traduction.

Le premier article, rédigé par Armand de Largentaye, fils du traducteur, évoque lhistoire de la traduction de The General Theory à travers le contexte personnel de son père. Cette histoire montre le cheminement intellectuel et politique de celui-ci et labandon de certains préjugés hérités de son milieu. Elle révèle en outre ses préoccupations précoces relatives aux questions monétaires.

Le deuxième, par Hélène de Largentaye, fille du traducteur, évoque les relations singulières entre léditeur Payot dune part, Keynes et Jean de Largentaye de lautre. Elle souligne les hésitations initiales de léditeur au moment de la publication en 1936 de The General Theory pour traduire cet ouvrage – pourtant reçu immédiatement sur la scène internationale comme une théorie révolutionnaire – puis, une fois la traduction terminée fin 1939, ses atermoiements, prétendument liés à loccupation allemande, pour lancer et diffuser la publication qui aura lieu seulement trois ans plus tard, à lautomne 1942.

Le troisième article, rédigé également par Hélène de Largentaye, porte sur le lexique, spécificité de la traduction française dans la mesure où il nexiste pas déquivalent dans les éditions allemande ou japonaise parues respectivement fin 1936 et en décembre 19412. Elle met en exergue lopiniâtreté de Largentaye pour faire accepter cet addendum. Après un premier essai insatisfaisant, le lexique et les discussions sur la traduction des « termes techniques », un à un, ont dans lensemble donné raison au traducteur. Mais avec le recul de quatre-vingts ans, il serait peut-être judicieux dactualiser certains termes et surtout détoffer ce lexique. En annexe de cet article figure un document inédit : lavant dernière version du lexique portant les corrections manuscrites de Keynes et de Piero Sraffa et à laquelle ont été ajoutées quelques remarques de lautrice.

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Le quatrième article fait état des « erreurs » relevées par Largentaye au cours de la traduction, en 1939, puis de la réédition de la Théorie générale trente ans plus tard en 1969, erreurs dont Keynes, puis ses exécuteurs testamentaires, acceptèrent les corrections. Il convient de noter que celles-ci, bien quayant été dûment acceptées, nont pas été reprises dans les réimpressions successives de The General Theory.

Le cinquième article, dont Ramón Tortajada est lauteur, porte sur les économistes français dans les années 1930 ainsi que sur le contexte administratif, syndical et politique. Contrairement à une idée communément admise et quelque peu caricaturée par Keynes lui-même, il existait en France des échanges et des débats sur les nouvelles théories économiques dorigine étrangère mais qui restaient sans influence sur les dogmes dominants.

Enfin, une dernière partie réunit quatre ensembles de documents inédits. Dabord, en version originale (langlais le plus souvent), la correspondance de trente-huit lettres, du 31 janvier 1938 au 5 janvier 1946, entre Jean de Largentaye et Keynes ; ensuite, trois lettres de léditeur Payot à Jean de Largentaye, une datée de 1938 et deux autres de 1941 ainsi que les deux courtes notes du traducteur demandées par léditeur ; enfin deux notes inédites du ministère des Finances rédigées par Jean de Largentaye, lune le 27 mai 1937 au sujet de « lasphyxie monétaire », terme utilisé par Gaston Bergery dans son interpellation à la Chambre des députés, et lautre du 26 mars 1938 au sujet du financement des dépenses publiques extraordinaires en Allemagne. Enfin les lettres portant sur les « erreurs » relevées par Largentaye.

Quelques enseignements se dégagent de ce dossier.

Tout dabord limportance de la terminologie dans la « langue cible », clef de voûte des théories économiques et, osons le dire, des théories en général. Les concepts doivent être simples et évidents : « Les idées si laborieusement exprimées ici sont extrêmement simples et devraient être évidentes » (Keynes, [1942] 2017, p. 24). Lorsquen outre la théorie est iconoclaste, cet enseignement est dautant plus important. Les définitions doivent être complétées et mises à jour régulièrement ; elles doivent prendre en considération les nouveaux concepts exprimés en langue étrangère.

Ensuite, ce dossier montre que lhistoire des idées économiques se répète. Depuis les années 1980, la contre-révolution néo-libérale chère 31aux milieux financiers, à léchelle internationale comme à léchelle nationale, toujours soucieux de généraliser la libre circulation des capitaux, fait écho aux dogmes des années 1930 inspirés de la théorie classique et contre lesquels Keynes sest battu. Face au scandale des années 1930, à savoir le divorce entre les attentes de la théorie classique et la réalité – accroissement du chômage et appauvrissement des pays, terreaux propices à la montée des régimes totalitaires et lexacerbation des rivalités entre nations – quelles étaient les analyses proposées par les économistes ? Comment ceux-ci trouvaient-ils les mots et concepts justes pour expliquer, convaincre et diffuser leurs idées ? Et comment leurs idées se sont-elles propagées dans les autres pays ?

Nous laisserons au lecteur le soin de transposer cette problématique des années 1930 aux menaces denvergure planétaire qui frappent le xxie siècle et qui se manifestent notamment par de graves dérèglements environnementaux et par des crises financières vertigineuses liées à un système monétaire international défaillant. Ces symptômes soulignent la nécessité de nouvelles théories dont un des termes clés pourrait bien être le concept de « biens communs ».

Ce dossier est une œuvre collective, recueillant des articles de trois économistes, Hélène et Armand de Largentaye, et Ramón Tortajada, éditeur des Commentaires de la Théorie Générale de Keynes à sa parution. Chaque article a été le fruit de riches débats entre les trois contributeurs du dossier.

Les auteurs souhaitent témoigner ici leur reconnaissance, pour leur aide précieuse, à Bertrand de Largentaye (frère dArmand et dHélène), Marine de Simone et Antoine Jourdan. Lydiane Chabin, archiviste de lÉ.N.A., Peter Jones et Patricia Mc Guire, respectivement fellow et archiviste de la bibliothèque de Kings College ont aimablement ouvert leurs fonds, Lord Eatwell, exécuteur littéraire de Sraffa, a permis la publication des lettres échangées entre Piero Sraffa et Jean de Largentaye et le service de lInspection générale des Finances a accordé lautorisation de publier les notes du 27 mai 1937 et du 15 mars 1938. Sans eux, les travaux ci-après nauraient pas pu être réalisés comme ils lont été, que toutes et tous en soient remerciés.

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RÉfÉrences bibliographiques

Keynes, John Maynard [1942], Théorie générale de lemploi, de lintérêt et de la monnaie, traduction de Jean de Largentaye, Paris, Payot, 2017.

Tortajada, Ramón (éd.) [2009] Commentaires de la Théorie générale de Keynes à sa parution, Villeneuve dAscq, Presses universitaires du Septentrion.

1 Bergery évite, lorsquil le peut, dutiliser le terme « inflation » de crainte de rappeler lépisode dramatique de leffondrement monétaire de lAllemagne en 1923.

2 La traduction nippone de The General Theory fut cependant terminée dès février 1937.