Revue des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2020 – 2, n° 10. varia - Auteurs : Ülgen (Faruk), Misaki (Kayoko), Pignol (Claire), Ravix (Joël Thomas), Herencia (Bernard), Frobert (Ludovic), Robert (François)
- Pages : 319 à 364
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Trouver l’intrus ou comment penser
une Économie monÉtaire capitaliste1
Jean Cartelier, L’intrus et l’absent. Essai sur le travail et le salariat dans la théorie économique, Presses Universitaires de Paris-Ouest, collection Essais économiques, Paris, 2016, 173 pages, bibliographie en fin d’ouvrage, sans index.
Faruk Ülgen
Université Grenoble Alpes
CREG – EA 4625
L’ouvrage2 de Jean Cartelier s’annonce comme un Essai portant sur les modalités dont les théories économiques rendent compte du travail et du salariat. Cependant, la lecture de cet Essai montre que nous sommes face à une histoire de ces notions qui va de Smith (1776) aux travaux de Fleurbaey (2012). La démonstration est convaincante. L’histoire de la pensée économique concerne tant les auteurs les plus contemporains que les auteurs du passé. L’ouvrage vise à démontrer que, contrairement à l’affirmation reprise par la plupart des théories économiques, le contrat de travail ne saurait être un contrat comme les autres, plus précisément ce contrat, car contrat il y a, ne saurait appartenir à l’espace des contrats marchands.
L’ouvrage (173 p.), se compose de deux parties précédées d’un Avant propos (5 p.) et d’une longue Introduction. Les limites de la marchandise (12 p.). La partie I (50 p.), « Travail et salariat : une approche critique », se compose de deux chapitres : 1) « Le travail chez les classiques et Marx : l’absent » ; 2) « Travail et salariat dans la théorie mainstream : l’intrus et l’absent ».
320L’enjeu de cette première partie est de première importance puisque le titre même de l’ouvrage en découle. Là, Jean Cartelier effectue une critique minutieuse de la façon dont ces théories entendent rendre compte des salaires et du travail. Il conclut à leur incapacité à intégrer le travail en tant que marchandise dans leur démarche. Leur échec tient à une cause profonde. Ces théories, en dépit de leurs différences ont en commun d’avoir une « approche réelle » de l’économie et de considérer que le travail doit être traité comme une marchandise. La partie II (72 p.), « Travail et salariat : une approche critique », se compose de trois chapitres : 1) « La formation de l’économie entrepreneuriale : les deux grands récits » suivi d’une annexe, « Le modèle de Matsuyama et Un modèle schumpétérien » ; 2) « Le salaire comme subordination monétaire » ; 3) « Travail, salariat, profit et exploitation ». Contrairement à ce que le titre peut laisser penser, cette seconde partie est éminemment positive. L’auteur y affirme la possibilité d’une conception de la relation salariale alternative aux conceptions « classiques » ou mainstream. La relation salariale ne renvoie à aucune relation marchande, ce n’est ni la vente ni la location de marchandise (ou de services), elle doit s’entendre d’une tout autre manière, c’est une relation de subordination monétaire. La conclusion (10 p.), « Économie salariale et économie de marché » est une vision d’ensemble sur l’articulation contemporaine entre la dimension financière et le fonctionnement des entreprises.
Une interprétation possible est que cet essai s’inscrit, comme celui publié en anglais chez Routledge en 2018 (Money, Market and Capital : The Case for a Monetary Analysis), dans une trajectoire de long terme. Marcello Messori, en 1997 (p. 19), décrivait ainsi un possible programme de travail tant des Cahiers d’économie politique[CEP] que de ses fondateurs, Benetti et Cartelier : « les CEP ont toujours étudié les théories des auteurs passés dans le but de trouver des solutions aux problèmes analytiques actuels (…), il se peut que les CEP (…) n’aient pas encore suffisamment exploité le potentiel que représente leur démarche avec les différentes approches orthodoxes contemporaines ». Essai après essai, article après article, Benetti et Cartelier, Benetti seul, Cartelier seul, se sont engagés dans la voie ouverte en 1980 avec la parution de Marchands, salariat et capitalistes : la prise en compte à titre premier de la dimension monétaire, ou encore « l’approche monétaire », conduit à une autre façon de concevoir les relations économiques. L’essai de Jean Cartelier entend 321le prouver en ce qui concerne la relation salariale, relation qui dans les sociétés contemporaines est le mode normal de la plupart des processus de production3.
Comme on peut s’y attendre, la lecture d’un tel ouvrage ne peut être que lente, cette recension ne pouvait être que lente également mais aussi incomplète tant les thèmes couvrent l’ensemble des théories économiques « réelles ». Peut-on avancer une (des) analyse(s) des sociétés sans aborder la question du « labeur » puisque le salariat traverse toutes les théories économiques ?
Le salariat est, en effet, la façon dont la majorité des individus de notre société participent à la production au sens large […]
avec une question : sa nature,
s’agit-il d’un échange, fut-il un peu particulier, ou d’autre chose ? ce qui va dépendre dans la théorie moderne, directement du point de savoir s’il est légitime de faire figurer le travail (ou les « services du travail ») dans l’espace des biens. Si on répond positivement, et quelles que soient les particularités du bien travail, le salariat doit être pensé comme une relation d’échange. Si, comme on le verra, il faut répondre négativement, la relation salariale apparaît comme irréductible à l’échange. Il faut la penser autrement et cesser de considérer qu’une économie avec salariat est qualitativement une économie marchande (p. 25).
L’auteur, très correctement, montre que la « question du travail » ne se réduit pas à la théorie économique ou à l’économie politique. Elle est partout présente : dans les travaux de juristes tel Alain Supiot (Critique du droit du travail, 1994), de « penseurs de la société » comme Karl 322Polanyi (La Grande transformation, 1944), de sociologue et philosophe comme Dominique Méda (Le Travail, une valeur en voie de disparition, 1995). L’Essai renvoie à la théorie économique au niveau le plus abstrait. Cette théorie en dépit (ou peut-être à cause) de son niveau d’abstraction ne cesse d’irriguer le discours public, d’imprégner les mentalités et de donner une caution scientifique à tous les préjugés que des intérêts plus ou moins bien compris entretiennent (p. 14).
Il est des livres qui continuent d’interpeller la pensée du lecteur une fois la lecture achevée, celui de Jean Cartelier nous semble être l’un de ceux-là. L’ouvrage s’annonce comme un « essai » sur une notion qui traverse l’ensemble des théories économiques : le travail. Il interroge les économistes classiques (au sens de Marx) comme les théories les plus modernes. Il montre que l’étude de la pensée économique participe pleinement des recherches en économie politique, surtout lorsqu’il s’agit des catégories les plus assises, celles qui vont de soi pour tout un chacun, même pour les non-économistes, et ne sont plus interrogées.
L’interrogation à propos de la nature du travail (ou de la force de travail) et du salariat en rappelle une autre : si tout rapport marchand est nécessairement monétaire est-ce que toute relation monétaire implique une relation marchande ? Est-ce que le salariat s’inscrit dans l’ensemble des relations marchandes ? Le travail ou encore la force de travail participeraient-ils de l’espace marchand ? Peut-on les considérer comme des marchandises, particulières ou non ?
La réponse de Jean Cartelier, dans la continuité de son ouvrage4 avec Carlo Benetti, est qu’il n’en est rien.
323Voyons l’argumentaire développé.
L’économie, en tant que domaine de savoir autonome, existe depuis seulement quelques siècles, née avec l’apparition d’une nouvelle société, distincte des civilisations précédentes. Dans la représentation particulière que l’économie fait de la société, l’individu est supposé libre, souverain de ses désirs et actions, il remplace les seigneurs des cieux et de la terre. Les premiers penseurs (au sens symbolique de notre littérature) d’un monde nouveau se donnent comme objet d’étude cet homme nouveau qui veut et organise pour prendre ce qu’il veut (ou ce qu‘il peut) au moyen d’un ensemble de relations régies par des lois supposées quasi naturelles, physiques, tels les mouvements des astres. La société d’individus libres, mus par leurs intérêts subjectifs mais non moins réels, exprimés par des fonctions d’utilité (ou de profit) qui sont définissables à leur tour en des termes objectifs et rationnels, à l’instar des mécanismes horlogers décrits par tant de lois mécaniques, est née. Elle fait désormais l’objet d’une pensée (que nous appellerons plus tard l’école classique ou l’économie classique) qui cherche à exprimer cet ensemble d’individus conscients et volontaires qui constituent une société autour de lois que Newton rêvait de modéliser ; mouvements gravitationnels tendant vers une harmonie naturelle autonome grâce à une agglomération de comportements intéressés qui devraient, tout compte fait, déboucher sur un résultat louable tant sur le plan moral que mathématique, un équilibre arithmétique socialement optimal. À ce sujet, Norriss Hetherington (1983) rapporte les notes de John Millar qui avait suivi les cours de Smith sur la philosophie morale en 1751-1752 à Édimbourg où « la vie intellectuelle à l’université était nourrie, dans une large mesure, par les écrits de Bacon et de Newton ». Millar, qui devint un collègue de Smith à l’université de Glasgow plus tard (dont Smith fut le recteur entre 1787 et 1789), écrivit, plus tard, que Montesquieu avec son Esprit des Lois est équivalent, en analyse de l’État, à Bacon, comme Dr. Smith est le Newton de l’économie5.
L’esprit des Lumières et l’idée d’une science libératrice de l’homme trouvent leur expression dans cette « nouvelle science » à travers le 324marché, supposé s’établir sur un ensemble de variables de comportements humains, sociaux d’un nombre réduit, l’offre, la demande, le prix. Objets de désirs subjectifs et donc libres et indépendants, les biens et services, et objet de convoitise finale commune, la satisfaction en utilité ou en profit, sont identifiés comme les moyens et les objectifs utilisables dans la représentation intelligible de cette société moderne. La société d’économie de marché, louée par les fondateurs de son savoir spécifique, l’économie politique, devient ainsi au fil des années, la science par excellence de l’humain qui, lui-même, est désormais élevé au rang de l’homme économique, rationnel, consciencieux, volontaire, libre et optimisateur, menant à un optimum social.
Cette version de la genèse logique de la société intéresse plus précisément l’analyse menée par Jean Cartelier dans cet ouvrage. Cette genèse « est fondée sur l’échange et la division du travail, les deux termes étant liés comme le sont la poule et l’œuf. Elle aboutit à concevoir une société formée de sujets économiques » (p. 79). Dans cette perspective, l’ambition de la théorie économique est de montrer « comment des individus différents peuvent, tout en poursuivant leur intérêt propre, former une société en échangeant les biens résultant de leur activité. Ces individus sont réputés libres. Ils agissent pour leur propre compte » (ibid.)6.
L’économie de marché, entendue généralement comme société des individus libres, souverains et volontaires7, est supposée constituer notre environnement socio-politique, le foyer d’une civilisation progressiste et de progrès pour les uns, et pour les autres, la « quintessence » de l’individualisme, forme suprême d’aliénation humaine.
Dès son « Avant-propos », Cartelier annonce la couleur de son travail, cette analyse engagée de longue date avec une précision à toute épreuve : il s’agit d’un malentendu fondamental sur la notion même de l’économie de marché, « nous sommes victimes d’une illusion », dans la mesure où la façon dont la majorité des individus obtiennent leur moyen d’existence – le salaire – n’est pas fondée sur les relations d’échange sur un marché ! Qu’il s’agisse donc des prêcheurs ou, au contraire, des pourfendeurs de la société de marché, la notion d’économie de marché ne se prête pas à une 325analyse rigoureuse et appropriée de la société capitaliste dans laquelle nous évoluons. La position de Cartelier est, on ne peut plus rigoureuse : si le salariat est la forme dominante des rapports économiques dans nos sociétés et si le travail, contrairement aux classiques (A. Smith, D. Ricardo, et dans une certaine mesure, K. Marx, pour ne citer que quelques-uns des plus connus), n’est pas un objet d’échange comme le serait une tomate, un tank ou encore un logiciel ; ni réductible, contrairement à la théorie de l’équilibre général walrasien (et ses diverses versions plus modernes), à une pure relation d’échange de façon à pouvoir entrer dans l’espace des biens et services, moyens de maximiser des fonctions d’utilité des individus rationnels dans un monde concurrentiel, alors on ne peut plus penser notre société économique moderne comme une économie de marché dans laquelle l’échange marchand serait le lien social par excellence.
L’objet du livre de Cartelier, annoncé comme étant plus modeste que la pure et simple remise en question des théories de la valeur8, en proposant une étude axée sur le statut du travail et le sens du salariat, est en fait exhaustif. Il englobe toute la pensée et la pratique économiques. Page 22, l’auteur précise, que l’objet de son travail n’est pas de questionner la pertinence du modèle de base d’une économie de marché, tel qu’exposé, par exemple, dans les Éléments d’économie politique pure de Léon Walras, mais « plutôt celle de son extension possible et de l’utilisation d’un tel modèle étendu pour analyser nos sociétés modernes ». Ou, en d’autres termes, on pourrait dire que le modèle d’économie d’échange (de marché) peut être considéré en soi comme un modèle pertinent et cohérent mais pas pour appréhender la société capitaliste dans laquelle nous vivons aujourd’hui9. Le lecteur ne peut donc pas cantonner sa 326perception de ce livre à ce tour de modestie. Les implications d’une telle position sont doubles : de nature négative, destructrice, et de nature positive, constructive. Afin de faire mieux ressortir les enjeux liés à l’analyse présentée par Jean Cartelier, j’adopte ici une attitude quelque peu provocatrice en ignorant les nuances entre le blanc et le noir.
Les implications sont d’abord de nature destructrice en ce qu’elles remettent en question la validité de ce qui est communément appelée la « science économique » et celle des propositions de politique économique qui en sont habituellement tirées pour application dans notre vie de tous les jours. Par exemple10, si je suis au chômage, ce n’est pas parce que le salaire du marché est trop élevé11 par rapport à son niveau d’équilibre, mais c’est en raison d’autres variables qu’il conviendrait alors d’expliciter. Alors, les politiques de lutte contre le chômage qui prennent appui sur les modèles d’un marché du travail depuis des décennies se trouveraient en porte à faux par rapport à leur objet, mal identifié par un savoir qui, lui-même, se serait développé depuis plusieurs siècles sur des hypothèses incongrues.
Les implications de la position développée dans ce livre sont de nature positive en ce qu’elles pourraient nous permettre de rétablir des bases plus cohérentes et intelligibles dans la compréhension du fonctionnement des économies dans lesquelles les échanges sont monétaires. Il faudrait alors repenser les politiques économiques si l’on veut vraiment trouver des solutions au fonctionnement de nos économies qui peuvent provoquer des conséquences socialement néfastes.
Le fondement de l’argumentaire du livre de Cartelier, le travail et son statut dans la société économique, est l’objet de convoitise, explicite 327ou implicite, de toutes les théories économiques. La marchandise pour certains, un service pour d’autres, mais quel que soit le nom-voile qu’on lui donne, c’est LA variable qui met directement en jeu l’humain au-delà de ses désirs, et des moyens – biens et services – qui permettraient de les atteindre. Ce n’est pas pour rien que l’une des premières références « positives » données dans le livre est Karl Polanyi, qui soutenait que le travail (aux côtés de la monnaie et de la terre) était une marchandise fictive (non incluable dans l’univers des biens et services du marché).
L’argumentaire se développe par le négatif sur l’impossibilité de parler du travail et de la relation de travail dans les théories économiques de la valeur (dites de valeur-travail ou de valeur-utilité). Le lecteur saura apprécier la teneur et l’intérêt de ces arguments, je me cantonnerai ici (forcément de façon subjective) à une synthèse non exhaustive de certains points de l’exposé.
En considérant en premier lieu les auteurs classiques, Smith et Ricardo, mais aussi Marx, le livre marque son exhaustivité conceptuelle.
La division marchande des activités économiques est fondée chez Smith sur des producteurs indépendants et privés devant confronter le résultat de leur activité sur le marché. C’est en cela que « l’échange sur le marché des marchandises produites est ce qui institue la société » et « La Théorie de la valeur a pour objet de déterminer les rapports d’échange réglant les relations entre les individus » (p. 36).
Le cahier des charges de la théorie est donc de déterminer les prix et les richesses individuelles. Mais, remarque Cartelier (p. 38), il y a un dilemme dans cette approche entre la conception du travail comme principe de la valeur ou comme marchandise car lorsque l’on considère le travail en tant que tel, on ne peut pas déterminer sa quantité et lorsqu’on le considère comme coût (ou rémunération), il peut être remplacé par le salaire et donc il ne peut y figurer en tant que tel (en tant qu’effort humain). L’étude de la Richesse des nations de Smith débouche sur la conclusion que si le travail n’est pas un élément de l’espace des biens (donc il n’est pas marchandise), alors il peut être utilisé pour expliquer les grandeurs de valeurs. Or, chez Smith, c’est le marché qui détermine les prix et le travail n’a pas de consistance conceptuelle dans la détermination des valeurs de marché. Si, au contraire, le travail est vu comme une marchandise, alors il fait partie de l’espace des biens et n’a aucune place particulière dans la théorie des prix.
328L’attitude de Ricardo, considéré comme le théoricien de la valeur-travail type qui aurait – plus que – inspiré Marx, peut paraître quelque peu différente de celle de Smith. Or en passant en revue les différents arguments développés par Ricardo dans Desprincipes de l’économie politique et de l’impôt, et dans certaines de ses correspondances, notamment avec Malthus, Cartelier arrive à la conclusion que le travail, en tant que tel, est également absent chez Ricardo car « ce ne sont nullement les efforts des travailleurs qui comptent mais le coût qu’ils représentent pour les capitalistes » (p. 58). Dans un système de prix ricardien (et sraffaien), « les coûts des inputs, et eux seulement, sont pertinents quelle qu’en soit la variété » (ibid.).
Face à ces déceptions théoriques sur les approches censées fournir une place de premier ordre au travail dans la société capitaliste, qu’en est-il de l’univers marxien, qui offrirait une différence fondamentale entre la valeur d’usage et la valeur d’échange comme le double caractère du travail ?
Ici, le travail est à la fois plus simple et plus compliqué que précédemment puisque Marx fournit soit ses propres autocritiques logiques soit le terreau pour que ses lecteurs puissent le faire à sa place. Et Jean Cartelier est l’un des lecteurs les plus attentifs et les plus fidèles aux textes de Marx en offrant ainsi une analyse des hypothèses de l’auteur du Capital, tant en ce qui concerne la question de la détermination des grandeurs de la valeur qu’en ce qui touche à la transformation des formes de la valeur et « la genèse » de la forme monnaie. Cartelier montre qu’il est impossible de déterminer les grandeurs de valeurs reflétant ce qu’est la division marchande des activités. Il devient, par contre, possible d’élaborer une représentation de la société marchande en raisonnant à partir de la monnaie et des évaluations privées (reflétées par les dépenses) et en en retrouvant les propriétés essentielles indiquées par Marx. Et Cartelier ajoute que c’est parce que Marx a suivi la voie ouverte par Smith et Ricardo, comme direction scientifique pertinente, qu’il n’a pas réussi « à résoudre les problèmes fondamentaux qu’il a eu l’immense mérite de poser » (p. 65).
Contrairement aux théories précédentes, le travail est postulé dès le départ dans la théorie mainstream. Nous entendons par ce terme toutes les approches fondées sur le modèle d’un équilibre économique établi par les offres et les demandes s’égalisant au travers des mouvements de prix des biens et services sur les marchés.
La question est alors de savoir s’il est légitime que le travail y figure ou s’il est au contraire un « intrus ». Le travail (ou les services du travail) 329est un « facteur de production » offert et demandé sur un marché spécifique comme le serait n’importe quel autre bien ou service. Il convient ici de noter que les théoriciens néoclassiques ont accompli un exploit conceptuel remarquable à la fin du xixe siècle en supprimant tout débat lié aux théories classiques sur le travail, la valeur-travail et la question de la répartition entre la rémunération du travail et le profit. John Bates Clark (1899) annonce la règle de la productivité finale : en régime de libre concurrence, le travail reçoit ce qu’il crée, le capitaliste reçoit ce que crée le capital et l’entrepreneur reçoit ce que crée sa fonction de coordination. Chaque « facteur de production » est rétribué selon son apport (sa productivité) au produit final, il n’y a ni conflit ni politique ni humain dans ce schéma, il n’y a qu’une technique arithmétique d’un équilibre en économie d’échange. Or, Cartelier précise qu’il y a confusion dans la théorie mainstream concernant le traitement du travail entre deux types de relations, celles qui ont lieu au marché et celles qui ont lieu dans l’entreprise, respectivement équivalence et hiérarchie (p. 77), et comme le sens véritable de l’équivalence de l’échange est l’équivalence de statut des échangistes, « L’échange est réputé équivalent quand il intervient entre individus ayant la même condition : être un sujet économique dont toutes les actions doivent être librement consenties » (p. 80), ce qui n’est pas le cas du travail contrairement au capital. Il en ressort que « Le travail est le nom de l’activité salariée qui n’est pas une activité libre au sens de la philosophie sociale fondant la théorie de l’échange, comme l’est, en revanche, celle de producteur indépendant » (p. 83).
L’argumentaire de Cartelier peut enfin annoncer la direction de la reconstruction théorique de l’économie : le travail n’appartient pas à l’ensemble des biens postulé par la « théorie académique de la valeur et des prix » (p. 87) ne pouvant figurer ni dans les dotations initiales des individus ni dans leurs fonctions de préférences. Le travail ou les services du travail sont « des intrus ». Le salariat n’est pas une relation d’échange (telle que définie plus haut), ce n’est pas non plus une relation politique (puisqu’en dehors du champ économique, les individus sont tous des citoyens). La détermination du statut du travail et le sens du salariat occupe le reste de l’ouvrage et passe par l’exposé, sous toutes ses formes conceptuelles disponibles, d’une économie monétaire.
Dans cet objectif, le livre questionne la pertinence des éléments de distinction entre les statuts économiques des individus, entre entrepreneurs 330et salariés, tels qu’exposés dans la tradition smithienne – ayant donné lieu aux modèles standard de l’économie fondant l’explication sur les différences des inclinations ou préférences individuelles12 – ou dans la tradition schumpétérienne – ayant donné lieu à des modèles que l’on pourrait identifier par les noms de Keynes et Kalecki et qui font intervenir une vision différente du capitalisme avec l’intervention cruciale du système de crédit en vue de financer les projets entrepreneuriaux.
L’analyse évolue alors vers le statut du salariat et l’exposé d’une approche monétaire qui pourrait se présenter comme une théorie économique alternative à l’économie standard (mainstream). La boucle est ainsi bouclée. Cherchant à montrer de façon pertinente et cohérente avec les caractéristiques observables de nos sociétés capitalistes modernes, la signification du travail et du salariat (le rapport salarial), l’analyse fait ressortir la « vraie nature » de l’économie capitaliste comme une économie monétaire (p. 123) dans laquelle le statut « social » de chaque individu est déterminé par les conditions de son accès à la monnaie, le principal (le seul ?) moyen d’existence économique et, dans une large mesure, aussi social.
Le salariat devient alors compréhensible comme un rapport de « soumission monétaire » :
une économie salariale est différente d’une économie de marché. […] une économie salariale possède une propriété particulière, conséquence de la subordination monétaire des salariés […]. La relation salariale, au contraire de celle d’échange, est asymétrique : l’entrepreneur agit pour son propre compte et est responsable de ses actions (il peut faire faillite par exemple) ; le salarié, au contraire, n’est pas responsable économiquement des actions qu’il effectue sous la direction de l’entrepreneur (p. 153).
L’utopie de l’économie de marché trouve dans cet ouvrage une analyse qui vise à faire ressortir la réalité de l’économie capitaliste :
En insistant sur les différences significatives existant entre économie de marché et économie salariale, le présent essai va dans le même sens que Marx, en dépit du refus de son argumentation fondée sur sa théorie de la valeur. Il est essentiel de ne pas confondre l’utopie de l’économie de marché et la réalité de l’économie capitaliste. Cela permet de préciser la cible de la critique, non l’échange décentralisé associé au marché, mais l’exploitation des salariés au sein des entreprises (p. 169).
331« L’absent et l’intrus » entrent en scène et définissent la nature de la société économique que la théorie cherche à analyser.
Concluons ces quelques lignes de la recension de l’Essai de Jean Cartelier. Certes cet Essai concerne au premier chef ceux qui s’intéressent, en professionnels ou en intellectuels aux questions économiques de nos sociétés « capitalistes », mais il devrait aussi intéresser celles et ceux qui ont la tâche de mener à bien un cours d’économie du travail, et qui à tout moment s’affrontent avec la notion d’un « marché du travail » ou de « l’emploi13 ». Naturellement, il concerne aussi les étudiants de ces cours qui pourront s’appuyer sur les démonstrations de l’Essai pour être en mesure de poser des questions à leurs enseignants. Il concerne aussi tout un chacun désireux de comprendre au-delà des affirmations tranchantes sur l’évolution du « marché » du travail.
Cet Essai, nous l’avons vu, a aussi une portée plus large, il contribue à s‘interroger sur le domaine de pertinence des théories économiques qui ne mettent pas la dimension monétaire au premier rang de leur démarche. Somme toute un livre à lire. Et à relire, tant il soulève l’intérêt et les erreurs, dans toute leur complexité et richesse, de l’ensemble d’une pensée disciplinaire que l’on a coutume de nommer « économie ».
bibliographie
Benetti, Carlo & Cartelier, Jean [1980], Marchands, salariat et capitalistes, Grenoble-Paris, PUG-Maspéro.
Cartelier, Jean [2018], Money, Markets and Capital : The Case for a Monetary Analysis, Abington-New York, Routledge.
Clark, John Bates [1899], The Distribution of Wealth, Londres, Macmillan.
Diemer, Arnaud & Guillemin, Hervé [2011], « L’économie politique au miroir de la physique : Adam Smith et Isaac Newton », Revue d’histoire des sciences, vol. 64, No 1, p. 5-26.
Fleurbaey, Marc [2012], « The Facets of Exploitation », FMSH-WP-2012-11.
Hetherington, Norriss S. [1983], « Isaac Newton’s Influence on Adam Smith’s Natural Laws in Economics », Journal of the History of Ideas, vol. 44, No 3, juil.-sept., p. 497-505.
332Messori, Marcello [1997], « Histoire de l’analyse économique et économie politique. À propos des Cahiers d’économie politique », Cahiers d’économie politique, No 29, p. 7-19.
Skinner, Andrew [1965], « Economics and History – The Scottish Enlightenment », Scottish Journal of Political Economy, No 12, p. 1-22.
Taouil, Rédouane [1997], « Approche monétaire et rapport salarial », Cahiers d’économie politique, No 29, p. 67-81.
Traité de Versailles [1919], https://mjp.univ-perp.fr/traites/1919versailles10.htm (consulté le 01/08/2020).
Ülgen, Faruk [2017], « Financialization and Vested Interests : Self-Regulation versus Financial Stability as a Public Good », Journal of Economic Issues, vol. 51, No 2, p. 332-340.
Veblen, Thorstein [1919], The Vested Interests and the State of the Industrial Arts, New York, B.W. Huebsch.
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Claire Pignol, La théorie de l’équilibre général, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017, 132 p.
Kayoko Misaki
Shiga University
The book aims to show the possibilities and limits of the general equilibrium theory as a social theory from the viewpoint of a historian of economic thought. General equilibrium theory mainly addresses how market economy could coordinate decentralized individual decisions. According to the author, economists have been working on this problem since the invisible hand concept was introduced by Adam Smith in the 18th century. The general equilibrium theory has been tacked with this concept by elaborating its price theory. However, in the development process of price analysis, many flaws were uncovered in view of the social theory. This book concludes that it is impossible to construct a social theory or to realize social justice based only on individualism which is at the core of general equilibrium theory.
333It can be argued that this book is extremely ambitious. For, although it deals with such fundamental and controversial subjects both in terms of economic analysis and history of economic thought, it is written succinctly (131 pages) with universal readability, avoiding the use of mathematics wherever possible. The book has five chapters. Chapter I deals with the coordination of independent decisions and the theorem of existence of a general equilibrium. Chapter II deals with Pareto Optimality and the theorems of welfare economics. Chapter III discusses the internal difficulties of the general equilibrium theory—the stability and uniqueness of the equilibrium. Chapter IV deals with the concept of competition and price-takers. Chapter V argues social justice in general equilibrium theory.
By reading this book, readers who have an elementary knowledge of economics will discover the interesting complex debates among economists on general equilibrium theory. For example, the concepts of competition, especially the condition of price taking by Walras, Arrow-Debreu, and others, were never the same as the perfect competition concept in microeconomics textbooks (Chapter IV). This will lead readers to find the contrast in their visions of market economy, which is one of the most fascinating contributions of this book.
However, from a methodological viewpoint of the history of economic thought, I find a few irregularities in this book. Foremost, the book does not provide a clear definition of the general equilibrium theory. Judging from the author’s frequent references, it can be presumed that in many cases, the Arrow-Debreu model or the Arrow-Hahn’s textbook is referenced. The main purpose of this book is to explain the formation process of economic analysis tools from Walras (or Adam Smith) extended to them. This is what Blaug calls an “absolutist” approach, which “has eyes only for the strictly intellectual development of the subject, regarded as a steady progression from error to truth”14. How did the Arrow and Debreu model answer the possibility of coordination between independent decisions, which had been the fundamental question in the history of economic thought since the 18th century, with their theorem of existence of a general equilibrium for competitive economy in 1954? Although it has some limitations, the author may infer in a certain sense that the Arrow-Debreu model progressed from error to truth from Smith or Walras.
334However, this approach does not work, as this book argues for the problem of justice. An alternative will be needed, which “regards every single theory put forward in the past as a more or less faithful reflection of contemporary conditions, each theory being in principle equally justified in its own context”15, that Blaug calls a “relativist” approach. For, when each economist argues what the society should be or the question of justice, they argue under a particular historical background and with their own methodology. In my opinion, the justice for Walras or the justice for Debreu could exist, but justice for the general equilibrium theory does not.
Unfortunately, this book lacks historical and methodological considerations from this perspective. For example, the author explains Pareto optimum as a criterion for ‘welfare’ in Chapter II stating, “by its unanimity character, it excludes all the oppression of a minority” (p. 41). The question arises as to whether the author considers the original intention of Pareto to postulate this criterion not as a social equilibrium but just as an economic equilibrium with his own division of economics and sociology. Besides, the author fails to mention the controversy of the measurability of utility, which is a crucial key to understanding his critique of Walras on this matter16.
The author’s absolutist approach leads to an incorrect explanation of Walras’s idea of justice in chapter V. As the book points out, Walras’s basic idea of the distribution rule can be summarized as “equality of conditions and inequality of positions” (p. 102). As per Walras, the former implies nationalization of land, while the latter refers to free competition. The author ignores the former and insists only on the importance of the latter to conclude that Walras has a meritocratic view of justice. Indeed, Walras insisted that an individual has the right to personal faculty, labor, and wage. In fact, this view fortified his plan for the abolition of all taxes. Note that he proposed the nationalization of land as a part of his plan, which not only realizes equality of the conditions of people but also guarantees national revenues.
On the contrary, the author opposes Walras’s meritocratic view to the modern theory of general equilibrium that, in many cases, promises the joint possession of resources. This explanation is misguided and inverted. Walras was one of the earliest economists who advocated the common 335ownership of land in the history of general equilibrium. The author has overlooked this fact, which may lead the readers to misconstrue Walras as a libertarian. Similarly, the author’s explanation of Walras’s methodology is imprecise, and the interpretation of Walras’ position on relationships between justice and pure economics is completely reversed.
Although, the book deals with various doctrines about the general equilibrium theory over the years, it fails to explain their historical and methodological backgrounds in terms of social theory. This approach will certainly mislead general readers, contrary to the author’s original intention. For example, the book states Hayek on price and information in a decentralized economy (p. 24) and Lange on tâtonnement in a centralized economy (p. 69) separately, but fails to refer to their opposition in the socialist calculation debate, which, in my opinion, is crucial to understand the subject of this book. If this book’s objective is to show absolutism approach to the development of general equilibrium analysis as tools to examine the real economy, the author should have used more mathematical formulations instead of providing so many narratives. The book will prove more useful and comprehensive for general readers.
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L’histoire de la pensée économique
se résume-t-elle à deux méthodes ?
Réponse à Kayoko Misaki
Claire Pignol17
Université Paris I
PHARE – EA 7418
Les catégories d’un historien de la pensée économique, aussi influent fût-il, suffisent-elles à rendre compte de toutes les lectures et analyses des grands auteurs qui ont constitué la pensée économique ? C’est ce que suppose la recension de Kayoko Misaki pour qui tout travail d’histoire 336de la pensée économique s’inscrirait nécessairement dans l’une des deux approches – absolutiste et relativiste – énoncées par Blaug (1962, 1996). Mon ouvrage ne s’inscrit certes pas dans une approche relativiste qui examine chaque théorie ou chaque auteur dans son contexte historique et méthodologique. Le point de vue que j’adopte possède une dimension rétrospective. Je pars des questions, des hypothèses et des résultats du modèle d’équilibre général tel qu’il se présente au moment de son apogée. Par théorie de l’équilibre général, j’entends donc, comme je l’indique dès l’introduction, les développements du modèle d’Arrow-Debreu dont un panorama remarquable est donné dans l’ouvrage d’Arrow et Hahn (1971). Mais ces développements résultent d’une longue histoire et c’est pourquoi je mobilise les travaux des théoriciens du xixe siècle –Walras et Edgeworth par exemple – non pour établir une généalogie historique de la pensée de l’équilibre général mais pour faire apparaître, grâce aux auteurs anciens, des questions ou des hypothèses qui éclairent des points aveugles de la théorie de la seconde moitié du xxe siècle. Cette démarche suffit-elle à me ranger dans le camp d’une approche absolutiste de l’histoire de la pensée économique ? Disons nettement que je ne m’y reconnais pas. Pour Blaug qui se réclame de l’approche absolutiste, la science économique vise à proposer des outils qui expliqueraient le fonctionnement effectif des économies, et progresse de l’erreur vers la vérité. Je partage les doutes qui, de manière récurrente, ont accompagné le développement de la pensée économique dans sa prétention à la scientificité. La science économique en général, la théorie de l’équilibre général en particulier, fournissent-elles des outils qui permettraient d’analyser le monde réel ? Rien n’est moins sûr. Les théories économiques nous informent peut-être davantage sur nos représentations des économies réelles et les questions qu’elles suscitent en nous, que sur leur fonctionnement effectif. C’est pourquoi il s’est agi pour moi dans cet ouvrage non d’exposer la lente et patiente fabrication des outils par lesquels la théorie de l’équilibre général prétend analyser le monde réel, mais de faire apparaître les questions, qui ne sont en aucune manière spontanées, et les présupposés qui, quoiqu’ils puissent différer selon les auteurs, présentent suffisamment de similitudes d’un auteur à l’autre pour avoir guidé les théoriciens de l’équilibre général depuis la fin du xixe siècle. Mettre au jour ces questions et ces présupposés ne signifie pas nécessairement les exposer et les discuter au regard du contexte dans 337lequel ils ont été énoncés. Ces présupposés importent indépendamment des conditions de leur formulation parce qu’ils agissent sur nos représentations de l’économie. La question qui m’occupe est moins d’établir ce que Walras a pensé que ce que nous pouvons hériter de sa pensée, ce dont peut-être nous héritons sans même le savoir, comme les secrets de famille qui, quoique tus, imprègnent souterrainement, sans que nul en ait conscience, la vie des individus. L’approche relativiste, lorsqu’elle se borne à étudier la validité de l’analyse au regard du contexte dans lequel elle a été produite, manque d’ambition18. Lisant un grand économiste, doit-on se limiter à faire apparaître la relation entre ses analyses et le contexte dans lequel elles ont été produites ? N’est-il pas plus fructueux de mettre à l’œuvre, c’est-à-dire à l’épreuve, ces analyses en faisant apparaître ce qu’elles disent de valable dans tout contexte ? L’historien de la philosophie s’appuie sur les concepts d’Aristote ou Descartes non seulement pour en établir la pertinence dans le contexte dans lequel ils ont été formulés, mais aussi en supposant que leur intérêt perdure quand bien même le contexte varie. C’est dans cet esprit que j’ai mobilisé Walras, en considérant que son analyse de la justice n’exprime pas seulement sa pensée propre mais contient des enseignements précieux dans tout contexte.
Kayoko Misaki me reproche de donner une lecture biaisée de Walras, qui ne rendrait pas compte de la spécificité de sa pensée et le ferait passer, à tort, pour un libertarien. Nul lecteur de Walras n’ignore qu’il plaidait pour une nationalisation des terres dont l’État, qui représente l’humanité présente et future, est seul propriétaire légitime19. Insister sur ce point occulte pourtant un élément plus essentiel : l’appropriation commune des ressources naturelles à travers la nationalisation des terres n’épuise pas la compréhension du slogan walrassien « égalité des conditions, inégalités des positions ». Il faut récuser l’articulation trop simple énoncée par Kayoko Misaki entre l’égalité des conditions, qui exigerait pour Walras la propriété collective des terres, et l’inégalité 338des positions, qui impliquerait la concurrence. L’égalité des conditions implique chez Walras non seulement la nationalisation des terres mais une forme particulière de concurrence, qui impose un prix unique pour tous les agents et dans tous les échanges – là est la querelle de Walras avec Edgeworth – et la vente des produits à leur prix de revient. Même en négligeant la nationalisation des terres, l’égalité des conditions impose chez Walras une procédure concurrentielle bien plus contraignante que la seule règle de l’échange volontaire. Là est la différence essentielle entre Walras et les libertariens, pour lesquels l’échange conserve la justice à condition qu’il soit volontaire. La lecture de Walras enrichit alors notre compréhension des rapports entre justice et marché parce qu’elle met au jour un lieu de désaccord – entre Walras et les libertariens – qui, contrairement aux positions sur la propriété des terres, n’apparaît pas de manière évidente mais se dissimule dans l’analyse économique de l’échange. Walras alors nous intéresse non dans son contexte ou parce qu’il préfigure – ou pas – des vérités qui seront ensuite établies. Il nous intéresse parce que ce qu’il énonce peut valoir dans n’importe quel contexte et peut avoir été oublié, ou dissimulé, dans les approches plus contemporaines. C’est à cet usage des auteurs anciens qui peut réinterpréter les questions et les hypothèses actuelles de la discipline20, que cet ouvrage veut inviter.
BIBLIOGRAPHIE
Blaug, Mark, [1996], “Introduction : Has Economic Theory Progressed ?”, Economic Theory in Retrospect, fifth edition, Cambridge University Press.
Kurz, Heinz, [2006], “Whither the history of economic thought ? Going nowhere rather slowly ?”, The European Journal of the History of Economic Thought, Volume 13 (4), p. 463-488.
Walras, Léon, [1990], Études d’économie sociale, vol. IX, Paris, Économica.
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Ghislain Deleplace, Histoire de la pensée économique. Du « royaume agricole » de Quesnay au « monde à la Arrow-Debreu », 3e édition, Paris, Dunod, 2018, xx et 537 pages.
Joël Thomas Ravix
Université Côte d’Azur
GREDEG – UMR CNRS 7321
La nouvelle édition de ce « cours complet » d’histoire de la pensée économique succède à la deuxième, parue en 2007, et conserve le même esprit que la première dont la publication remonte à 1999, c’est-à-dire à environ une vingtaine d’années. Une telle longévité montre que l’ouvrage, en dépit ou à cause de son caractère original, est parvenu à s’imposer parmi des manuels d’histoire de la pensée économique en langue française, qui sont généralement plus traditionnels. Toutefois, avant de revenir sur cette particularité, il convient de rappeler la manière dont il s’organise.
Il est ainsi possible de commencer par remarquer que le plan général de cette nouvelle édition reste globalement identique à celui des deux éditions précédentes puisque le découpage initial en trois parties est conservé. La première partie porte sur « la théorie classique », la deuxième partie s’intitule « De la révolution marginaliste à la révolution keynésienne » et enfin la troisième partie traite des « limites de l’unification de la théorie moderne ». De même, l’organisation en chapitres, à l’intérieur de chacune des parties, reste également similaire. La première partie passe toujours en revue les analyses des pères fondateurs de l’économie politique : François Quesnay, Adam Smith, David Ricardo et Karl Marx, en consacrant un chapitre à chacun d’entre eux. La deuxième partie conserve une approche thématique en traitant tout d’abord de la théorie marginaliste de la valeur, puis de la théorie de la valeur et de l’équilibre monétaire global, pour déboucher sur la théorie macroéconomique de John Maynard Keynes. La dernière partie maintient également son découpage initial en consacrant un chapitre à la théorie 340de l’équilibre général en dynamique, que Ghislain Deleplace qualifie de « monde à la Arrow-Debreu », puis un chapitre à l’absorption de la macroéconomie dans la microéconomie et enfin un dernier chapitre regroupe des « hétérodoxies diverses » : l’approche sraffienne, la théorie post-keynésienne et l’approche de la circulation.
Bien que son plan général reste largement le même, l’ouvrage a été entièrement révisé et actualisé, de sorte qu’un certain nombre de modifications importantes ont été introduites par rapport à l’édition de 2007. Les principaux changements se trouvent dans le chapitre consacré à Ricardo, où l’auteur intègre les résultats de ses travaux de recherches les plus récents sur la théorie monétaire de Ricardo, qu’il a publiés un an auparavant (Deleplace, 2017) ; mais aussi et surtout dans la troisième partie de l’ouvrage puisque les contenus des chapitres 9 et 10 ont été très largement refondus pour tenir compte des principales évolutions théoriques que l’analyse économique a connu au cours des dix dernières années.
Ces changements confirment que l’ouvrage est bien plus qu’un simple manuel d’histoire de la pensée économique. Plus précisément, il « revendique son appartenance à une histoire analytique de la pensée économique » (p. xviii)21. Une telle volonté de privilégier une dimension fondamentalement analytique, déjà présente dans les éditions antérieures, est de nouveau clairement affirmée. Elle constitue incontestablement à la fois la spécificité et le principal apport de ce manuel, qui s’expriment à travers trois traits caractéristiques.
Le premier est l’idée qu’il est possible d’ordonner « le développement de la science économique depuis deux siècles et demi » (p. 7) selon deux axes : d’une part, un « clivage entre approche réelle et approche monétaire » ; d’autre part, un « clivage entre microéconomie et macroéconomie » (p. 12). Ghislain Deleplace précise son point de vue dans les termes suivants : « les deux clivages qui serviront ici de fils directeurs dans ce manuel ne se recouvrent pas, ni historiquement, ni analytiquement. (…) Il y a donc une complexité des débats, qui ne se dissout pas dans un recouvrement entre les deux clivages retenus ; l’adhésion à une approche réelle n’est le signe, ni d’un désintérêt pour la monnaie, ni d’un rejet de la macroéconomie, et l’adhésion à une approche monétaire ne condamne pas à l’ignorance de la formation des prix sur les marchés 341des biens. C’est pourquoi je les conserverai tous les deux comme fils directeurs de cette histoire de la pensée économique » (p. 16-17).
Le deuxième trait caractéristique est que, en dehors de quelques repères biographiques sur les grands auteurs retenus, l’ouvrage se concentre presque exclusivement sur les développements analytiques qui ont progressivement structuré la science économique contemporaine et les débats théoriques, souvent âpres, qui les ont accompagnés. La conséquence de ce choix de méthode est de laisser de côté les éléments plus historiques et socio-politiques qui pourraient venir sinon expliquer du moins éclairer de tels débats en les replaçant dans leur contexte. Pourtant, du xviiie au xxe siècle, cet environnement s’est profondément transformé et a donc certainement, d’une manière ou d’une autre, orienté l’évolution de la pensée économique. Or, cette dimension est volontairement laissée de côté puisqu’on trouve simplement à la fin de l’ouvrage un index des auteurs et un index des concepts. Plus précisément, la préoccupation historique se résume pour l’essentiel dans le souci de maintenir une approche chronologique, même si le dernier chapitre, qui traite « Des hétérodoxies diverses », vient légèrement en perturber la logique. Toutefois, compte tenu des choix analytiques posés initialement, il était quasiment impossible de procéder autrement. Mais l’adoption d’une telle méthode accentue le côté abstrait d’un ouvrage qui privilégie déjà des débats purement théoriques et le plus souvent très formels.
Le troisième trait caractéristique se trouve dans la préférence accordée à certains auteurs et à certaines thématiques. Dans ce domaine, le choix principal est l’exclusion complète de l’ensemble des auteurs et des courants antérieurs à ce que Ghislain Deleplace nomme la théorie classique, et dans laquelle il encadre Smith et Ricardo par Quesnay et Marx. Sont ainsi volontairement ignorés des auteurs antérieurs, comme les auteurs dits mercantilistes, mais aussi Petty, Cantillon, Boisguilbert ou David Hume, considérés généralement comme fondamentaux pour comprendre les débats ayant conduit à l’émergence de la pensée classique ; mais aussi d’autres auteurs contemporains de Quesnay ou postérieurs, dont il est admis qu’ils ont joué un rôle tout aussi essentiel dans l’élaboration des différentes facettes de l’économie politique. Parmi eux, il est possible de citer Steuart, Turgot, Condorcet, Say, Malthus, Torrens ou John Stuart Mill ; encore que certains, comme Malthus et Say, sont indirectement évoqués à propos de leurs débats avec Ricardo. Cette option, clairement 342assumée, est justifiée dans les termes suivants : « En dehors des problèmes de place, il faut confesser ce parti pris : la théorie classique est dominée par la haute stature de Ricardo, et ce Ricardo est celui que Sraffa a révélé et réhabilité. On peut certes soutenir qu’il y a d’autres auteurs classiques aussi importants que Ricardo, et qu’il existe d’autres interprétations de Ricardo que celle de Sraffa. Dans les deux cas, cela conduit alors à envisager davantage la continuité entre la théorie classique (y compris Ricardo) et la théorie marginaliste qui la supplantera définitivement à partir des années 1870 ; à l’inverse, le point de vue défendu ici insiste davantage sur la rupture entre ces deux théories » (p. 19).
C’est en fait parce qu’il place principalement l’accent sur la rupture et non sur la continuité entre l’approche classique et l’approche marginaliste, que le livre de Ghislain Deleplace se démarque nettement de la plupart des autres manuels plus traditionnels qui, dans la perspective ouverte par Joseph Schumpeter (1954), privilégient généralement l’idée d’une élaboration linéaire et progressive de la science économique. Peut-on pour autant considérer qu’une telle démarche est véritablement « hétérodoxe » ? Telle est l’interprétation proposée par Michel De Vroey (2001) dans le long commentaire consacré à la première édition de l’ouvrage. Dans sa réponse, Ghislain Deleplace (2002) s’en est défendu avec raison et d’autant plus vigoureusement qu’il ne revendiquait en aucune manière ce qualificatif. En fait, s’il est vrai qu’il pense d’une autre manière, paradoxalement son livre respecte pour l’essentiel les critères traditionnels de tout manuel d’histoire de la pensée économique. D’une part, il traite d’auteurs, dont le statut n’est contesté par personne, tout en respectant une démarche parfaitement chronologique, qui se déploie du « royaume agricole » de Quesnay au « monde à la Arrow-Debreu ». D’autre part, il se propose d’expliquer pourquoi et comment ce « monde » est devenu le paradigme dominant de la science économique contemporaine.
On ne sera donc pas surpris par cette troisième édition qui maintient la même ligne que les précédentes, tout en les prolongeant. Elle continue ainsi à offrir un panorama étendu et précis de l’évolution de la pensée économique, qui mobilise certes une lecture critique mais dans un cadre somme toute académique. C’est d’ailleurs dans cette ambivalence que réside sans doute l’originalité de l’ouvrage de Ghislain Deleplace, ainsi que son principal intérêt, et qui en fait toujours un outil pédagogique irremplaçable pour l’enseignement de l’histoire de la pensée économique.
343BIBLIOGRAPHIE
De Vroey, Michel [2001], « L’histoire des théories économiques sous le prisme de l’hétérodoxie. Une analyse critique de l’Histoire de la pensée économique de Ghislain Deleplace », Cahiers d’économie politique, no 38, p. 115-133.
Deleplace, Ghislain [2002], « L’hétérodoxie rend-elle un historien de la pensée économique aveugle et sourd ? », Cahiers d’économie politique, no 43, p. 93-102.
Deleplace, Ghislain [2017], Ricardo on Money. A Reappraisal, Abington, Routledge.
Schumpeter, Joseph A. [1954], History of Economic Analysis, London, George Allen & Unwin.
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Sergey Zanin, Utopisme et idées politiques. Visite de Pierre-Paul Joachim Henri Lemercier de La Rivière à Saint-Pétersbourg. Avec la publication des inédits, Paris, Classiques Garnier, 2018.
Bernard Herencia
Université Gustave Eiffel
LIPHA – EA 7373 & Triangle – UMR CNRS 5206
L’historien Sergey Zanin livre avec cet ouvrage le second volet d’un triptyque consacré à une « enquête sur les représentations sociales des Lumières françaises » avec :
–une recherche sur l’idéal social de Rousseau (Société idéale et horizon d’utopie chez J.-J. Rousseau, 2012) ;
–un essai sur les « représentations de la société idéale propres à un groupe d’intellectuels, ainsi que les mécanismes sociaux et culturels qui se mettaient en œuvre au moment où Catherine II invita Lemercier de La Rivière à sa cour » (Utopisme et idées politiques, 2018) ;
344–une étude du « modèle institutionnel inventé au cours des débats sur la constitution polonaise » (à paraître).
L’ouvrage est composé en 2 parties. La première est plus spécifiquement consacrée à la visite de Lemercier de la Rivière en Russie et la genèse d’une vision utopique (185 pages hors abréviations, avant-propos, introduction, bibliographie, index et table des matières). Le titre principal de l’ouvrage « Utopisme et écrits politiques » renvoie ainsi entièrement à la seconde partie de l’ouvrage. Cette dernière s’intéresse en fait au concours ouvert en janvier 1767, soit quelques mois avant la visite de Lemercier en Russie, sur la propriété des paysans proposé par la Société impériale libre d’économie de Saint-Pétersbourg. Il comprend deux développements, le premier (46 pages) consacré au mémoire que souhaitait proposer Du Pont, dont seul le Discours préliminaire sera envoyé en espérant faire ainsi patienter la société ; le reste du mémoire aurait disparu – a-t-il seulement été écrit ? Ensuite, l’auteur publie et discute un mémoire manuscrit – intitulé L’Esprit de l’Instruction de Sa Majesté l’impératrice de la Russie, pour la formation d’un code de lois, ou développement des principes puisés dans ladite Instruction – que l’auteur attribue à Dimitri Galitzine pour une écriture en 1774.
À propos des sources, S. Zanin se propose d’embrasser la masse des inédits en « mettant de côté » le guide des archives édité par Georges Dulac et Sergueï Karp, même si les documents qui lui servent d’appui sont généralement répertoriés dans leur guide (Dulac & Karp, 2007). S. Zanin affirme toutefois avoir « retrouvé » dans les archives russes les documents manuscrits qu’il a annexés à son essai. Les annexes proposées sont organisées en 4 ensembles :
–I – correspondance russe de Lemercier de la Rivière : 25 lettres (dont 19 de Lemercier de la Rivière à ses contacts : Dimitri Galitzine, Nikita Panine, Alexandre Budberg et Christoph von Campenhausen) et une convention ;
–II – 26 lettres et autres documents à propos de Lemercier de la Rivière ;
–III – Discours préliminaire de Du Pont pour le concours de la Société économique de Saint-Pétersbourg ;
–IV – mémoire attribué à Galitzine : L’Esprit de l’Instruction etc.
345Malheureusement les documents publiés comportent de nombreuses erreurs de transcription qui doivent conduire les chercheurs à consulter les originaux, comme j’ai pu le constater à la lecture des lettres de l’annexe 1 dont j’avais obtenu les copies il y a déjà longtemps sous forme d’un microfilm aujourd’hui déposé à l’Institut national d’études démographiques. Un inventaire complet des pièces disponibles aurait été un apport important pour la recherche et nous espérons que S. Zanin proposera prochainement l’inventaire des documents constituant « le grand amas de manuscrits » de Catherine II qu’il évoque et actuellement conservés aux RGADA (Archives russes d’État des actes anciens). À de multiples occasions sont mentionnées les « notes » de la tsarine sur le projet de Nakaz : une étude d’ensemble reste donc à mener sur ce point. Cependant S. Zanin semble parfois optimiste sur la richesse des fonds : il affirme (p. 50) l’existence d’une « correspondance régulière » entre Lemercier de la Rivière et Catherine II, mais n’apporte aucun indice concret de son existence.
La fort utile publication de L’Esprit de l’instruction permet de mettre en lumières les emprunts du Nakaz à la philosophie du temps, notamment à Lemercier de la Rivière : le tableau de correspondance en p. 224 et celui de la p. 229 permettent bien d’en prendre la mesure. Notons que S. Zanin conteste âprement l’étude de Georges Dulac (Dulac, 1988) et attribue le texte à Dimitri Galitzine et non à Guillaume François Le Trosne, mais sa conclusion introduit une nuance pour une paternité « la plus probable » (p. 242) tandis qu’il affirme plus haut que l’examen réalisé par Dulac est « une réduction à l’impossible » (p. 220). Il faut noter que l’auteur n’hésite pas à attaquer le travail d’autres spécialistes de la physiocratie de manière similaire et, pour le dire franchement, un peu outrée.
Le livre propose un réexamen du séjour de Lemercier de la Rivière avec un nouvel éclairage à partir notamment d’outils conceptuels et méthodologiques puisés dans l’œuvre de Paul Ricœur pour réinscrire « le temps vécu sur le temps du monde au plan de l’histoire » en vertu de la portée de la représentation mnémonique. Dès lors, S. Zanin, assimile la physiocratie à une « vision du monde meilleur » et en fait une utopie qui complète l’idéologie (p. 144) dont la fonction institutrice tient à l’instauration d’un imaginaire symbolique. S. Zanin mobilise également Maurice Halbwachs qui invite à étudier le cadre social et culturel de 346la mémoire du passé (p. 39) ou encore Jürgen Habermas et propose de remédier à ce que le philosophe allemand n’a pas vu à propos de l’usage et de l’appropriation des symboles (p. 260). La recherche que S. Zanin propose sur la représentation mnémonique est déclinée en mémoire-représentation, mémoire-création, mémoire-narration etc. ; ce faisant, il revisite les documents historiques disponibles en considérant leurs auteurs comme témoins-narrateurs et ainsi « l’avenir apparaît comme étant “préparé” par le passé qu’il décrit ».
Au début de l’an 1767, Lemercier de la Rivière, célèbre pour son administration coloniale aux Antilles durant la guerre de Sept ans, et dont l’ouvrage à paraître – L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (Lemercier de la Rivière, 1767a) – alimente les attentes des milieux intellectuels, va être sollicité par Catherine II et ses relais parisiens pour venir à Saint-Pétersbourg au moment où l’impératrice achève la préparation de son Nakaz, ses instructions pour un nouveau code des lois22. S. Zanin mobilise la littérature classique sur le sujet ainsi que quelques travaux moins étudiés, par exemple ceux de Vassili Bilbassov. Le récit qu’il propose du voyage (il y aura des étapes à Berlin et Riga) et du séjour n’apporte guère d’éléments factuels nouveaux par rapport à la littérature antérieure, mais il permet de mettre en lumière certains détails, par exemple les hésitations de Lemercier de la Rivière et des acteurs russes apparaissent plus clairement à travers le récit de S. Zanin.
Pour l’auteur, étudier « la biographie intellectuelle de Lemercier de la Rivière [lui] semble une entreprise dénuée de sens ». Cela nous paraît au contraire être la principale conduite à tenir pour comprendre la construction et les évolutions de la pensée d’un intellectuel et en l’occurrence ici un homme de terrain (parlementaire, administrateur, etc.) doublé d’un théoricien de tout premier plan. Si l’on se restreint à l’épisode du séjour russe – et une biographie intellectuelle ne peut guère se concevoir pour un moment seulement (près d’un semestre) : l’entreprise est tout à fait difficile à mener car il ne s’agit justement que d’un épisode dans la vie d’un intellectuel actif durant cinq décennies. Les archives personnelles, même rares, n’ont pas toutes disparues et les témoignages ne sont ni tous « infidèles » ni « souvent malveillants » (p. 66) et S. Zanin propose toutefois l’étude de ces documents pour se porter notamment sur le canevas du récit. Il résume assez bien la volonté 347et les attentes de la tsarine et rejoint en cela les principales études antérieures : « Catherine II “opère” une sorte de sondage sur la recevabilité des idées philosophiques [de Montesquieu, Cesare Beccaria, Lemercier de la Rivière, etc.] dont elle veut auréoler son autorité » ; Montesquieu est mort, Beccaria sollicité refuse, Lemercier de la Rivière également approché sur la base de son Mémoire justificatif (Lemercier de la Rivière, 1767b) au ministre Étienne François de Choiseul (à la suite de son expérience antillaise) et des grandes promesses de succès de son traité à paraître, accepte.
Nous rejoignons S. Zanin lorsqu’il évoque « l’illusion passagère » (la recherche d’une gloire intellectuelle) plus que la fortune que bien d’autres rechercheraient auprès de la « Félice du Nord » (p. 145), même si sa [Lemercier de la Rivière] situation financière après ses intendances antillaises était très précaire. L’auteur en appelle encore à Karl Mannheim pour tenter de montrer que la « chimère » d’un individu (en l’occurrence Lemercier de la Rivière) va rejoindre et intégrer les « buts politiques » d’un groupe « sociologiquement déterminé » (les interlocuteurs de Lemercier de la Rivière à Paris, Berlin, Riga et Saint-Pétersbourg).
S. Zanin propose une démarche intéressante et pleine de promesses pour étudier L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques et se « fixe la tâche de donner une lecture de son principal ouvrage centrée sur l’usage de la rhétorique et des images » même si son auteur « sacrifi[e] les beautés du style et l’élégance de l’expression ». Cet ambitieux programme est malheureusement entaché par de nombreuses erreurs factuelles assez grossières. Ainsi, la page de titre contient plusieurs erreurs. Le physiocrate Paul Pierre Lemercier de la Rivière, outre l’inversion de ses deux premiers prénoms, ne s’est jamais prénommé Joachim ni Henri. Ces prénoms résultent de méprises commises par plusieurs anciens bibliographes : le premier d’entre eux est Johann Samuel Ersch dès 1797, mais il faut également compter avec les erreurs de Louis Gabriel Michaud en 1818 et celles de Joseph Marie Quérard en 1824. Seuls des copistes maladroits ont perpétué durant quelques années des confusions mêlant ainsi les œuvres et actions de trois personnages : Lambert Rivière (1753-1828), employé ministériel puis administrateur dans l’Aube ; Pierre François Joaquim Henry-Larivière (1761-1838), juriste et député du Calvados et Paul Pierre Lemercier de la Rivière (1719-1801), administrateur colonial et physiocrate. La consultation des ouvrages du spécialiste de Lemercier 348de la Rivière, Frédéric Louis Philippe May23 (1905-1982), qui écrit sur l’économiste dès les années 1930 (et jusqu’à la fin des années 1970) aurait aisément permis d’échapper à ces confusions. Ceci est d’autant plus surprenant que S. Zanin affirme (p. 27) avoir consulté les copies des actes de baptême et de décès du physiocrate. D’autres sources récentes – notamment nos travaux ou notre site web dédié à Paul Pierre Lemercier de la Rivière (Herencia, 2013-2020) – pouvaient encore permettre de ne pas retomber dans ces erreurs vieilles de deux siècles.
Par ailleurs, S. Zanin renonce à s’« attarder sur les termes dont l’emploi fréquent dans leurs [les physiocrates] ouvrages rebute un lecteur, notamment, “évidence”, “naturel”, “nécessairement” ou encore “physiquement impossible” » (p. 95-96). Compléter l’étude de traités d’économie politique d’une analyse littéraire, stylistique est une perspective qui ne peut qu’enrichir notre connaissance de ces œuvres. Par contre, mobiliser la seconde pour ignorer la première ne peut que conduire à une impasse intellectuelle surtout en reléguant des concepts majeurs (de l’analyse physiocratique) au rang de simples « termes » dont on pourrait s’épargner la compréhension et, à propos des physiocrates, S. Zanin « croi[t] plus utile d’étudier l’itinéraire des réflexions suivis par leurs critiques que de conduire l’analyse interne de leur doctrine » (p. 199). Cette étude est par exemple menée à l’aide de la métaphore de l’arbre que l’on peut retrouver sous la plume de Lemercier de la Rivière à de multiples reprises (il faudrait en sus ici confronter ces usages à celui qu’en fait Victor Riqueti de Mirabeau24). Enfin, il ne faut pas perdre de vue que Lemercier de la Rivière est juriste et que, lorsqu’il évoque les « branches de l’administration » des sociétés, c’est d’abord aux domaines, aux « branches » du droit qu’il faut penser. Ainsi « l’image du grand arbre de la société » n’est pas qu’un simple « souvenir pur » (au sens proposé par Paul Ricœur) de l’« éducation religieuse et familiale » de Lemercier de la Rivière comme tente de le démontrer S. Zanin (p. 105). Nos propres études n’ont pas permis de conclure : sa philosophie politique ne présente pas d’alliance explicite avec la doctrine chrétienne. L’origine de l’ordre naturel importe peu aux physiocrates car c’est l’ordre lui-même qui est déterminant. Lemercier de la Rivière biaise avec les valeurs dominantes : s’il ne peut les repousser explicitement, il s’attache à démontrer qu’en dépit des positions 349des théistes ou des athéistes, l’ordre naturel physiocratique possède sa propre cohérence interne et que l’ambition physiocratique focalise sur le monde à construire : « je cherche à peindre les choses telles qu’elles doivent être essentiellement, sans consulter ce qu’elles sont ou ce qu’elles ont été » (Lemercier de la Rivière, 1767a, p. 185). Enfin, juriste toujours, la plume de Lemercier de la Rivière en matière stylistique recourt d’abord au syllogisme que S. Zanin n’évoque pas.
Il y a effectivement chez S. Zanin une profonde méconnaissance des physiocrates et de leur corpus théorique. Il affirme par exemple que la physiocratie touche à son déclin au moment du voyage de Lemercier de la Rivière (1767 est pourtant la phase la plus active de l’école) et invoque la somme de Georges Weulersse qui inscrit le mouvement physiocratique entre 1756 et 1770 (Weulersse, 1910) : c’est méconnaitre que Weulersse va encore donner trois ouvrages dédiés à l’étude du mouvement jusqu’en 1792 (Weulersse, 1950, 1959 et 1985). L’année 1767 est celle de la formulation de la théorie du despotisme légal, concept central de la réflexion politique que développe Lemercier de la Rivière. François Quesnay, le chef de file des physiocrates propose Despotisme de la Chine25 (publié dans les numéros de mars à juin 1767 des Éphémérides du citoyen, l’organe de presse des physiocrates), la seconde version du Droit naturel et les Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole (ces deux derniers textes sont publiés en novembre dans le recueil Physiocratie préparé par Pierre Samuel Du Pont (Du Pont, 1768a). Cette année et la suivante constituent un véritable point d’orgue de la littérature physiocratique avec encore la publication de L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, La Physiocratie ou Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain et De l’Origine et des progrès d’une science nouvelle (Du Pont, 1768b)26, L’Explication du tableau économique à Mme de *** par Nicolas Baudeau (Baudeau, 1767-1770), les Éléments de la Philosophie rurale (Mirabeau, 1767) et les premières Lettres sur la dépravation et la restauration de l’ordre légal par Victor Riqueti de Mirabeau (Mirabeau, 1767-1771) et encore quatre textes de François Quesnay (Problème économique, Second problème économique, Sur le Gouvernement des Yncas du Pérou et Lettre de M. Alpha sur le langage de la science économique).
350Comment méconnaitre à ce point le corpus physiocratique pour affirmer encore que « la plupart des articles [des Éphémérides du citoyen], étaient rédigés par Pierre Samuel Dupont de Nemours ». La tribune des physiocrates est fondée et dirigée par Nicolas Baudeau et publiée en 1765-1772, 1774-1776 et 1787-1788. En l’absence de Baudeau (appelé pour un canonicat en Pologne), Du Pont dirige le journal entre mai 1768 et mars 1772 seulement et contribue beaucoup à son écriture (en annotant simplement parfois abondamment les articles publiés, mais il est loin d’être le principal contributeur du journal (Herencia, 2014a, p. 53-181). Dans cette publication S. Zanin cite sans le nommer « l’auteur du résumé » (p. 104-105) de L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (mais assimile les numéros de janvier et de décembre 1767) : il est connu qu’il s’agit de Baudeau. Plus déterminant, une lecture erronée lui fait assimiler despotisme légal et monarchie héréditaire (p. 105). Le « despotisme légal » ne renvoie pas directement à un certain type de monarchie (que les physiocrates préfèrent certes héréditaire) mais à l’emprise nécessairement despotique qu’ils attendent de la loi naturelle : le despotisme légal doit donc d’abord être entendu comme un état de droit. Par contre, il attribue à Du Pont la perception du « despotisme légal » comme « régime politique qui garantit la suprématie des lois » (p. 210) alors qu’il s’est toujours bien gardé de reprendre le concept lemercien si mal compris et décrié. Pour S. Zanin (p. 203), le séjour russe amène Lemercier de la Rivière à prendre ses distances avec le « despotisme éclairé », cela n’est guère défendable puisqu’il va dans les années suivantes s’intéresser aux politiques polonais et à Gustave III de Suède. L’auteur d’Utopisme et idées politiques pense aussi que c’est pour lui l’occasion d’affiner le concept de « despotisme légal » : en fait tout est dit dans L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques déjà paru et Lemercier de la Rivière passera ensuite le reste de son œuvre à éviter de recourir à l’expression tout en restant fidèle à sa recherche d’un état de droit. Enfin il affirme (p. 241) que le despotisme légal est le « grand absent du mémoire et de l’ouvrage de 1796 de Dimitri Galitzine : il suffit de lire le commentaire 3 de L’Esprit de l’Instruction » (p. 376-377) en annexe IV du présent ouvrage et le chapitre ii « Des loix » de L’Esprit des économistes (Galitzine, 1796) pour se convaincre du contraire (l’expression est absente mais pas le concept de suprématie des lois naturelles). Enfin, S. Zanin reprend une ancienne méprise en soulignant la « copropriété foncière du souverain » (p. 236) : 351Lemercier de la Rivière n’envisage bien sûr rien d’autre que la co-propriété du souverain sur le produit net des terres, ce qui est tout autre chose.
Reste que l’étude de S. Zanin pour développer une approche en termes d’utopisme du voyage et du séjour de Lemercier de la Rivière à l’Est pouvait ouvrir des perspectives nouvelles pour enrichir notre connaissance de cet épisode. Mais la démonstration n’est guère réalisée pour mettre en évidence le « mythe de la Russie réformée qui émerge au cours des échanges du physiocrate » car il ne s’agit pas d’un mythe mais plutôt d’un espoir, voire d’une promesse pour Lemercier de la Rivière comme pour les élites de l’Est. En effet, c’est la conclusion importante énoncée dès l’ouverture de l’ouvrage (p. 10) : « l’analyse des documents prouvent que les physiocrates et leurs interlocuteurs russes ont bâti une vision illusoire de la Russie réformée selon les recettes physiocratiques ». En effet, à la suite d’Alexandre Cioranescu, S. Zanin dissocie « utopisme » (le plan des idées ; les idées physiocratiques) de l’« utopie » (les ouvrages utopiques ; les écrits physiocratiques) (p. 180-181) mais il invoque aussi l’utopie et outre son usage. Il tente le long de son essai de convaincre le lecteur que L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques est une utopie. En fait, c’est du côté de L’heureuse nation qu’il faut chercher (Herencia, 2014b). À quelques endroits S. Zanin s’y essaie en vain : il affirme que L’heureuse nation – la dernière publication de Lemercier de la Rivière – paraît à la fin des années 1780 alors qu’elle est publiée en 1792 (Lemercier de la Rivière, 1792). L’ouvrage n’est guère lu puisque, sous des allures de description des mœurs et institutions politiques du peuple imaginaire des Féliciens, Lemercier de la Rivière produit en fait un dernier traité politique (après ceux des années 1787-1789) pour alimenter les débats révolutionnaires tout en restant prudent à une époque où son passé d’administrateur colonial pourrait le conduire à l’échafaud. Surtout, l’ouvrage n’est pas un « roman » utopique comme affirmé (p. 96 et 211) ou une « paraphrase » de L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (p. 211) et Lemercier de la Rivière est présenté comme un « romancier utopique » (p. 214) qui, par définition pourrait donner libre cours à ses « fantaisies » (p. 265). L’auteur semble n’en avoir parcouru que la préface (p. 255) car L’heureuse nation est d’abord un traité politique qui permet (avec le « Manuel des Féliciens », qui clôt l’ouvrage) de répondre une dernière fois à Jean-Jacques Rousseau. L’heureuse nation n’a rien d’un roman, il est même dénué de toute trame romanesque. Enfin, S. Zanin fait-il définitivement fausse route lorsqu’il 352affirme qu’« en composant son ouvrage [L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques], l’auteur utopiste entend plutôt réaliser ses visées culturelles et sociales que révolutionner un genre littéraire » (p. 267) ?
Utopisme et idées politiques comporte de nombreuses fautes y compris pour les noms (Éric Cojosso pour Éric Gojosso) et les références. À d’autres endroits, il prête aux autres chercheurs des opinions ou des défauts qu’ils n’ont pas. Ainsi, S. Zanin écrit (p. 36) que l’auteur de ces lignes aurait considéré Lemercier de la Rivière « comme un homme de cabinet sans aucune expérience en politique » ce qui est contredit de manière évidente par une lecture même cursive de ma thèse (Herencia, 2011) et de mes travaux ultérieurs qui visent à démontrer que ses conceptions politiques sont le fruit de ses activités de juriste, de parlementaire et d’administrateur colonial.
L’auteur fait également un usage fréquent (et cela lui avait déjà été reproché par James MacLean (2014) pour son précédent ouvrage) d’expressions qui n’ont pas leur place dans un ouvrage analytique (« de mon point de vue », « à mon avis »). La lecture de cet ouvrage laisse une impression d’exercice inachevé : les documents d’archives tout à fait intéressants (et il faut saluer l’entreprise de publication pour les rendre plus accessibles) auraient dû être confrontés – et ils le sont en partie – à un examen littéraire et philosophique mais également à l’état des connaissances sur le mouvement physiocratique et ses aspirations à proposer un modèle politique. S. Zanin souhaitait renverser la table mais ne parvient guère à dispenser le chercheur de l’étude des auteurs classiques et des travaux spécialisés sur le séjour de Lemercier de la Rivière27, la période et le contexte. Sa conclusion la plus intéressante est finalement de constater qu’à défaut d’avoir pu influencer l’action politique de Catherine II et de ses principaux relais, son séjour et surtout son ouvrage majeur – L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques – ont influencé des intellectuels et hommes de pouvoir russes dans la mesure où son discours résonnait avec leurs « souhaits, idées et attentes sociales » (p. 268).
Nous espérons vivement que le troisième ouvrage annoncé – pour une étude du « modèle institutionnel inventé au cours des débats sur le constitution polonaise » – rendra compte d’une étude véritablement approfondie des apports respectifs des intellectuels occidentaux pour réformer le politique polonais.
353BIBLIOGRAPHIE
Baudeau, Nicolas [1767-1770], « Explication du tableau économique à Mme de *** », Éphémérides du citoyen, 1767 t. XI-XII, 1768 t. III et 1770 t. II.
Du Pont, Pierre Samuel [1768a], Physiocratie ou Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain, Paris, Merlin.
Du Pont, Pierre Samuel [1768b], De l’Origine et des progrès d’une science nouvelle, Londres et Paris, Desaint.
Dulac, Georges [1988], « Pour reconsidérer l’histoire des Observations sur le Nakaz », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, t. 254, p. 457-514.
Dulac, Georges, Karp, Sergueï & al.[2007], Les Archives de l’Est et la France des Lumières. Guide des archives et inédits, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du xviiie siècle, 2 vol.
Galitzine, Dimitri [1796], De l’esprit des économistes ou Les économistes justifiés d’avoir posé par leurs principes les bases de la révolution françoise, Brunsvick, s.n.
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Herencia, Bernard [2013-2020], https://www.bernard-herencia.com/, consulté le 18 mars 2020.
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Herencia, Bernard [2014c], « Paul Pierre Lemercier de la Rivière (1719-1801). Notice abrégée », document électronique : http://bernard-herencia.com/ (page « Chambre de merveilles »), consulté le 19 mars 2020.
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Lemercier de la Rivière, Paul Pierre [1767b], Mémoire pour Mr. le Duc de Choiseul, dit Mémoire justificatif, Archives nationales, Col. E276, pièce 43, 85 p.
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MacLean, James [2014], « Sergey Zanin, Société idéale et horizon d’utopie chez J.-J. Rousseau [compte rendu] », @nalyses. Revue des littératures franco-canadiennes et québécoise, vol. 9, nº 1, hiver 2014, 523-528.
Mirabeau, Victor Riqueti de [1756], L’ami des hommes, partie II, Avignon, s. n.
354M irabeau, Victor Riqueti de [1767], Élémens de la philosophie rurale, La Haye, Les Libraires associés.
Mirabeau, Victor Riqueti de [1767-1771], « Lettres sur la dépravation et la restauration de l’ordre légal », Éphémérides du citoyen, 1767 t. IX-XII, 1768 t. I-VI et 1771 t. III-V. Quesnay, François [2005], Œuvres économiques complètes et autres textes, Christine Théré, Loïc Charles et Jean-Claude Perrot (éd.), Paris, Institut national d’études démographiques, 2 t.
Weulersse, Georges [1910], Le mouvement physiocratique en France de 1756 à 1770 Genève, Slatkine, 2003, 2 vol.
Weulersse, Georges [1950], La physiocratie sous les ministères de Turgot et de Necker, Paris, Presses universitaires de France.
Weulersse, Georges [1959], La physiocratie à la fin du règne de Louis XV (1770-1774), Paris, Presses universitaires de France.
Weulersse, Georges [1985], La physiocratie à l’aube de la Révolution, 1781-1792, Corinne Beutler (éd.), Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.
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Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi, Œuvres économiques complètes, Paris, Économica, vol. I, Tableau de l’agriculture toscane et autres écrits ; vol. II, De la richesse commerciale ; vol. III, Écrits d’économie politique (1799-1815) ; vol. IV, Écrits d’économie politique (1816-1842) ; vol. V, Nouveaux principes d’économie politique, 2015 ; vol. VI, Études sur les sciences sociales, 2018.
Ludovic Frobert
Triangle – UMR CNRS 5206
ENS Lyon
La parution en 2018 des Études sur les sciences sociales a clôt la publication en six volumes des Œuvres économiques complètes de Simonde de Sismondi. Publiée chez Économica, cette édition a été l’œuvre d’une équipe du Centre Walras-Pareto de l’Université de Lausanne, équipe composée de Pascal Bridel, Francesca dal Degan et Nicolas Eyguesier.
355Comment isoler et extraire la partie économique d’une œuvre ayant revendiqué le caractère enchâssé de la réflexion économique dans un ensemble plus vaste où l’histoire et la réflexion morale et politique paraissent dominer ? C’est la gageure que ce sont ici proposés de relever les éditeurs. Dans leur « Introduction générale » (vol. I) ils rappellent la singularité d’une œuvre économique qui se focalisant sur la « science de la distribution » ne peut progresser qu’en prenant en compte les facteurs politiques, historiques ou sociaux. Une œuvre qui, en outre, ne cessera de placer les différentes durées économiques et les problèmes d’ajustements qui se posent – au premier chef lors des crises et déséquilibres – au sein de dynamiques plus larges. Des dynamiques ou même des évolutions dont les dimensions contraintes n’empêchent nullement les possibilités d’intervention et de correction et place finalement le normatif au cœur même de l’enquête économique. L’économie chez Sismondi est une science morale, sociale et politique, une science ancillaire à disposition du législateur, une science prenant appui sur les expériences de l’histoire.
C’est donc un choix, et malaisé, d’opter pour une édition des seules œuvres économiques complètes du penseur genevois. Ce choix s’explique d’abord par l’impossibilité d’éditer tout Sismondi, auteur prolifique des multiples volumes de Histoire des républiques italiennes du Moyen Âge ou de Histoire des Français. Les éditeurs rappellent que, vers 1835, dressant le catalogue de ses œuvres complètes, Sismondi comptabilise soixante-cinq volumes (dont huit ne concernent strictement que l’économie). La difficulté est souvent réelle toutefois de distinguer chez Sismondi l’économique du non-économique : son argumentation ne cesse de mêler les registres, et certaines thématiques retenues ici, les colonies par exemple, sont par elles-mêmes au croisement des disciplines et interrogations. Le volume terminal, Études sur les sciences sociales intègrent d’ailleurs indissociablement les Études sur les constitutions des peuples libres et les Études sur l’économie politique. Il n’empêche que les 6 volumes de cette édition invitent à une entrée par l’économie dans la pensée de Sismondi. On en découvre les dimensions analytiques sans que soit éclipsée la gangue morale, sociale et politique faisant tenir toute l’œuvre. On bénéficie à la fois, et pour reprendre la distinction d’Amartya Sen mobilisée par les éditeurs, ce qu’en son temps et notamment lors de controverses célèbres avec ses contemporains, de Say à Ricardo, Sismondi apporte à l’économie comme ingénierie (economics as engineering) et tout ce que sa 356démarche ajoute à l’économie comme éthique (economics as ethics). Plus même, l’option générale retenue ici permet de signaler en quoi la fécondité analytique de Sismondi a dépendu de l’envergure d’interrogations morales et politiques que venaient conforter chez lui les expériences et leçons de l’histoire. Introduisant pour la Bibliothèque universelle de Genève un « Fragment inédit d’une introduction aux Études sur les sciences sociales », l’éditeur Auguste de la Rive, interprétant la démarche de Sismondi, notait judicieusement : « L’histoire n’est qu’une des branches de la science sociale, de cette science vaste et complexe qui recherche les principes d’après lesquels le but qui réunit les hommes en société sera le plus sûrement et le plus promptement atteint. Le contingent de lumière que l’histoire élabore au profit de la science sociale en est sans contredit l’un des éléments les plus précieux et les plus difficiles à remplacer ; c’est la voix du passé, promulguant en quelque sorte ce que les théories ont produit pour le bonheur ou le malheur des sociétés qui ne sont plus, et instruisant avec l’autorité de l’expérience les sociétés à venir de ce qu’elles doivent prévoir de ces théories s’il leur plaît de se les appliquer » (vol. IV)28.
L’appareil critique mobilise de fort éclairantes présentations générales par volume et une courte présentation souvent très utile de chacun des textes sélectionnés. S’il s’agit d’un corpus des œuvres définies comme économiques, les éditeurs insistent aussi sur le fait qu’ils en proposent une édition complète. Il est vrai que la connaissance qu’on peut avoir ici du Sismondi économiste ne se limite pas à la lecture de sa Richesse commerciale ou des deux éditions de ses Nouveaux principes d’économie politique. A titre d’exemple, le volume III consacré aux Écrits d’économie politique de la période 1799-1815, offre un ensemble de textes, dont nombre d’inédits (ainsi, le tout premier « Les ressources de la Toscane »), qui entourent la publication de la Richesse commerciale. Cela modifie la perception que l’on peut avoir de ce premier opus – souvent présenté comme une pâle synthèse de la Richesse des nations d’Adam Smith. Cela montre, déjà, la variété et l’originalité des tonalités sismondiennes, et peut 357même permettre de se positionner de façon plus nuancée sur la question des deux Sismondi, avant et après la rédaction en 1816-1817 de l’article « Political Economy » qui paraîtra un peu plus tard dans l’Edinburgh Encyclopaedia. Le volume IV consacré aux Écrits de la période suivante signale identiquement à la fois l’étendu et la variété des interventions de Sismondi et leur cohérence autour d’une intention et d’un projet qui s’affirment et évoluent d’années en années au fil des observations. Significativement l’un des derniers textes du volume IV reproduit le fragment inédit d’introduction à ses Études des sciences sociales, révélateur d’une période tardive de l’œuvre. Sur un plan plus global, les éditeurs revendiquent, en matière de notes d’édition une « approche essentiellement non-interventionniste » permettant de ne pas alourdir le texte et d’éviter ainsi la tentation de vouloir présenter le « vrai Sismondi ». Les notes sont effectivement discrètes. Mais on peut ici s’interroger sur cette option, surtout si la philosophie générale de cette édition était bien de balancer les dimensions mécanique et éthique de l’œuvre de Sismondi, et, se faisant, de souligner toute l’importance en économie, hier aussi bien qu’aujourd’hui, de cette dimension éthique. Dans ce cas, quelques notes supplémentaires permettant de relier les arguments présents dans les textes économiques complets de Sismondi à des développements plus philosophiques, historiques, politiques présents dans d’autres pans majeurs de son œuvre, au premier chef Histoire des républiques italiennes du Moyen Âge, auraient pu opportunément enrichir cette édition.
Telle qu’elle se présente, cette édition va modifier et faire progresser les études sur Sismondi. Au gré des volumes et des intérêts le chercheur peut, au choix, mieux se plonger dans les débats analytiques autour de la loi des débouchés et des controverses que la notion émergente de crise périodique soulève ; il est invité à revenir sur les questions de méthodologie économique, Sismondi défendant, contre la chrématistique des économistes de son temps, l’option d’une économie politique élargie entendant, dans le cadre d’une vaste science sociale, assumer grâce à l’histoire un vrai dialogue avec la morale et la politique ; le chercheur ne peut également manquer chez Sismondi ce que Joseph Schumpeter, en son temps, avait signalé : l’originalité d’une dynamique totale, et même d’une théorie de l’évolution empruntant à l’analyse économique, mais aussi au droit, à l’histoire, à l’étude comparée des pays, des sociétés et des nations ; un minimum d’anachronisme peut 358même conduire le chercheur à s’intéresser aux ruminations que les idées de Sismondi sur richesse, inégalités tolérables, bonheur, progrès, émancipation, voire République peuvent aujourd’hui susciter. Les Œuvres économiques complètes peuvent encore inviter le chercheur à s’interroger de façon renouvelée sur le « problème de Sismondi ». Problème tant de fois formulé d’un auteur focalisé sur la question de la domination et sur la désormais nécessaire articulation de la liberté des Anciens et de celle des Modernes ; d’un auteur qui brillamment pratiquera cette interrogation sur le chapitre des colonies, de l’esclavage, de la traite ; mais qui si attentif aux pathologies nouvelles de l’industrie demeurera fermé aux réformes radicales qu’appelait alors la nouvelle « exploitation de l’homme par l’homme ».
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Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky, L’État détricoté. De la Résistance à la République en marche, Éditions du Détour, Paris, 2018, 222 p.
François Robert
Triangle – UMR CNRS 5206
ENS Lyon
À l’heure où le gouvernement termine de démanteler les derniers piliers de l’état social mis en place par le Conseil national de la résistance (CNR), l’ouvrage de Margairaz et Tartakowsky s’emploie à nous aider à comprendre la généalogie d’une politique néolibérale telle que nous la subissons aujourd’hui.
Les auteurs, loin de s’attacher aux représentations, examinent les politiques publiques dans leur diversité et les mettent dans une perspective historique sur un temps long (70 ans). De cette analyse, deux périodes s’en détachent. La première débute par la constitution d’un État social construit autour du programme du Conseil national de la résistance (CNR) avec une mise en place d’un véritable service public 359et des politiques de régulation. Cette phase se termine au tournant des années 70-80 et amorce une nouvelle mutation industrielle. La seconde démarre durant cette mutation et débouche sur la troisième industrialisation mêlant mutation financière, mondialisation et financiarisation de l’économie durant laquelle la dérégulation économique et financière a profondément transformé l’État, l’affaiblissant sur son volant régulateur, le renforçant sur sa partie régalienne. Néanmoins, malgré ces bouleversements, l’État social subsiste avec des dépenses sociales maintenues voire accrues.
Cet ouvrage résulte d’un travail d’écriture à quatre mains dans lequel les auteurs décortiquent à tour de rôle, dans leur spécialité, histoire économique (Margairaz) et histoire sociale (Tartakowsky), ces phases chronologiques exposées dans un ordonnancement très équilibré (deux parties et trois chapitres chacune soit six chapitres d’une trentaine de pages), avec des notes en fin d’ouvrage. Les deux grandes parties s’attachent à décrire, l’une l’état social et sa crise (1945-1992) et l’autre la libéralisation de l’État (1993-2017). Nous rendrons peu compte ici des évolutions sociétales pour ne nous concentrer que sur l’économie car les mélanges de l’économie et du social font ici perdre au récit sa force de démonstration.
Tout d’abord, ils s’attardent à décrire les soubassements de l’État tel que le CNR l’avait conçu, non pas du point de vue politique pour lequel il échouera à constituer un grand parti, mais au niveau des structures de l’État. Parmi celles-ci, on retrouve le Plan, les nationalisations dont le système bancaire (Banque de France et 4 banques de dépôt), le statut de la fonction publique ou encore la Sécurité sociale. Ce sont ces soubassements qui seront violemment attaqués par les libéraux dont Denis Kessler, un des principaux dirigeants et figure pensante du MEDEF qui l’exprimera publiquement en 2007 : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie. Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner l’impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme, … À y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des 360réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945 et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ». Ces propos condensent, à eux seuls et rétrospectivement, tout le programme de déconstruction auquel ils se sont attelés. La continuité du maintien de cette politique tient d’une part, au soutien des deux forces politiques majeures, les gaullistes et les communistes, et d’autre part, à un marché restreint au cadre national qui ne subissait pas les assauts de la mondialisation.
Jusqu’aux années 1960, le peu de porosité des frontières rend possible des politiques économiques keynésiennes et productivistes reposant en grande partie sur la modernisation des secteurs de base de l’économie tels l’énergie et les transports. L’activité économique se développe ainsi à l’abri de la concurrence internationale même si les plans, instruments de planification de l’économie, instaurés dès 1946 par Monnet, la préparent à l’ouverture des échanges internationaux.
À partir des années 1960 et jusqu’aux années 1980 des pans entiers de l’état social vont s’affaisser les uns après les autres résistant plus ou moins bien aux dynamiques nationales et internationales. Lors de la préparation du Ve plan (1966-1970), les autorités de l’État prenant acte des effets de la concurrence internationale envisagent une combinaison du Plan avec le marché. Cette planification à la française qui se veut être le fondement d’une économie concertée (compromis social) suscite l’attention dans de nombreux pays européens. Avec l’ouverture internationale et le renouvellement de ses cadres, le Plan tend à se libéraliser. La culture de la régulation commence à perdre son caractère fédérateur. Les entreprises publiques se voient contraintes d’adopter une gestion plus conforme aux règles du marché au moment où l’organisation bancaire entre dans un vaste programme de libéralisation. Mais, le mouvement social du printemps 1968, la crise du système monétaire (1971-1973), du choc pétrolier (1974), le ralentissement de la croissance et la montée du chômage interrompt le processus de libéralisation qui sape les fondements de la planification.
L’élection de Mitterrand relance ce processus. Elle constitue un revirement majeur de la politique économique. Malgré une consolidation du rôle de l’État (nationalisations bancaires et industrielles, augmentation des prestations sociales et renforcement du statut de la fonction publique), 361la politique keynésienne menée par les socialistes échoue. La raison en incombe à un certain isolement de la France en Europe et à un discrédit jeté sur les politiques keynésiennes qui combinent inflation et chômage alors qu’elles devraient, en principe, les neutraliser. Ce discrédit est porté par les économistes de l’école de Chicago qui prônent une politique monétariste, mettant en cause le poids excessif des États dans l’économie. La politique de relance (1981-1983) se traduit par trois dévaluations et deux plans de rigueur budgétaire et salariale avec une désindexation des salaires à l’inflation (1982). Le but est de réduire les dépenses et l’inflation pour intégrer définitivement le Système monétaire européen (SME), ce qui va impliquer une politique de désinflation pour se rapprocher des taux allemands. D’autre part, il s’agit de substituer à la politique de la demande, une politique de l’offre conduisant à remettre en cause la dépense publique et la finalité de l’impôt. Cette baisse des prélèvements obligatoires est défendue au nom de l’allégement de l’économie. L’impôt devient une charge et non plus une ressource redistributive. La gauche épouse dorénavant les valeurs défendues traditionnellement par la droite. La libéralisation bancaire, boursière et financière (1984-1988) constitue le second volant des grandes réformes de dérégularisation qui va bouleverser de manière irréversible le système financier français. À une économie financée par les banques sous contrôle de l’État succède une économie financée par les marchés. L’anecdote citée par les auteurs des propos de Jacques Chirac lors d’une vague de privatisations résume leur degré de cynisme. Chirac pour bien montrer le côté irréversible de sa politique de privatisation (1986-1988) se réfère à Hernan Cortès qui brûle ses vaisseaux au Mexique pour empêcher ses hommes de revenir en Espagne.
La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse à la libéralisation de l’état et débute par une date symbolique, la destruction du mur de Berlin, actant l’effondrement du système économique et politique socialiste en Europe de l’Est. Dès lors, les partisans du capitalisme libéral se voient confortés dans leurs convictions qu’il n’y a pas d’autres alternatives. Dans le processus de mondialisation financière (globalization), la Troisième révolution industrielle va accélérer le mouvement, le nourrir de manière réciproque et balayer, dans les pays avancés, les secteurs qui ont porté la croissance d’après-guerre. Cette situation engendre une très forte instabilité monétaire et voit réapparaître les cycles économiques 362(1987, 2001, 2007, 2009-2011). Ces grandes mutations se doublent d’une transformation majeure à l’échelle européenne. Coup sur coup, l’Acte unique européen (1986) débouche sur un grand marché intérieur (1993) et l’Union économique et monétaire (UEM) sur le traité de Maastrich (1992) qui instaure la libéralisation complète des capitaux. La création d’une Banque européenne (BCE) et la création d’une monnaie unique (1999 et 2002) scellent le sort des États membres qui doivent se plier aux nouveaux critères du Pacte de stabilité et de croissance (1997) avec un déficit des administrations publiques fixé à 3% et une dette publique à 60% du PIB. L’État, avec ces nouvelles mesures, perd sa souveraineté monétaire.
Cette libéralisation va de pair avec une nouvelle conception de l’État. La question relative au mode de gestion de l’État surgit dans les années 1970 par l’émergence d’un nouveau paradigme, la nouvelle gestion publique ou le New publicmanagement. En France Michel Rocard sera un des premiers protagonistes d’un « renouveau » du service public. L’État doit se concentrer sur le pilotage de l’action publique et transfère l’exécution à des agences publiques sous contrat avec l’État comme l’Office national des forêts (1964), l’Agence nationale pour l’emploi (1967), … En réalité ces principes, portés par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) connaissent un fort engouement au Royaume-Uni et en Italie. En France, ils seront pensés dans le cadre des Xe (1989-1992) et XIe plans (1992-2006). Au tournant des années 1990, le service public se convertit au raisonnement gestionnaire avec toujours l’idée que la structure centrale ne doit garder que des compétences qui relèvent impérativement de ses missions. Toutes les autres doivent être externalisées. Un commissariat à la réforme de l’État est créé en septembre 1995. S’ensuit, une « modernisation » de l’État et des services publics (2001) incarnée par la loi organique relative aux finances publiques (LOLF, 2001) qui emprunte à des techniques managériales bien présentes dans les pays anglo-saxons. Les réformes qui en découlent ne sont pas remises en cause par les gouvernements ultérieurs. C’est dans ce cadre que débute les atteintes à l’État social avec la suppression des « rigidités du marché du travail » (allégeance du coût du travail pour les employeurs) et la modification, en 1993, des règles de calcul des retraites pour le secteur privé (passage des 10 aux 25 dernières années). Le Plan visant à étendre ces règles aux 363fonctionnaires, en 1995, se heurte à des fortes mobilisations et les met provisoirement, en échec.
Avec l’arrivée de Sarkozy au pouvoir, la rupture est consommée. En 2005, le ministre du Budget a en charge la Réforme de l’État, prélude à la révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2007 pour réduire les dépenses publiques. Des audits, dont nombre de membres sont issus du privé, se chargent d’examiner et de proposer des réformes des politiques publiques telles la réorganisation des administrations centrales et des services déconcentrés, l’allègement des procédures administratives etc. La réforme des collectivités territoriales vient compléter la loi de programmation budgétaire (2009-2011). Les mouvements sociaux qui en découlent n’infléchissent pas les réformes, « ce n’est pas la rue qui gouverne » comme le dit Jean-Pierre Raffarin. La politique de dérégulation frappe de plein fouet les universités (loi sur l’autonomie des universités, en 2006) et les hôpitaux (loi Hôpital, patients, santé et territoire HPST en 2207, 2009). Ces politiques s’inscrivent dans le temps long, depuis 1997 pour l’université, 2003 pour la santé et génèrent des renforcements des procédures d’évaluation avec la création d’agences spécifiques : Agence nationale de la santé (ARS), Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES). L’armée, la police et la justice subissent, elles aussi, des réorganisations drastiques. L’ensemble de ces mesures s’accompagne d’un côté, d’une baisse de l’impôt [bouclier fiscal contenu dans la loi TEPA (Travail, emploi, pouvoir d’achat) de 2007], de l’allongement des durées de cotisation pour la retraite (âge minimal porté à 62 ans en 2010), et de l’autre, d’une mise en place d’un état plus sécuritaire (créations et fusion de fichiers d’empreintes génétiques, durcissement de la loi à l’encontre des étrangers, …). La gauche n’infléchira pas la tendance même si François Hollande opère une certaine libéralisation sociétale (lois Taubira, Leonetti, Duflot) et abroge la loi HPST. En effet, il ne remet pas en question la loi LOLF devenue la loi-cadre des politiques publiques, il ne renégocie pas le pacte budgétaire européen destiné à contenir l’endettement des États européens, et surtout, il crée le Crédit d’impôt compétitivité emploi de 40 milliards (CICE, 2012) qui allège le coût du travail et les cotisations patronales et réforme le Code du travail (loi El Khomri, 2016). À la veille des élections présidentielles de 2017, l’État français est un État quasi libéralisé qui résiste peut-être mieux que les autres 364pays européens à la chute de l’État social : l’emploi public se situe au-dessus de la moyenne (89 agents publics pour 1000 habitants). Mais, avec Emmanuel Macron, l’État va se réduire à un exécutif d’experts et prendre le pas sur le Parlement. L’exécutif moderne est devenu la tête de l’État. Il gère le néolibéralisme en faisant appel à la « société civile » vue comme la société des classes supérieures. Cette société accompagne l’effacement progressif de l’État dans le cadre du néolibéralisme. S’ensuit toute une série de réformes : Code du travail, Assurance chômage, Retraites, Statut de la fonction publique, Collectivités territoriales, etc. qui accentuent le démembrement de l’État social. S’il est vrai que la France s’inscrit dans un processus global, nous ne pouvons pas pour autant exonérer les différents gouvernements de leurs responsabilités.
Le livre n’est pas exempt de critiques. Tout d’abord, la densité des politiques décrites est telle qu’elle laisse peu de place à l’analyse. Ensuite, le mélange de l’économie et du social fait perdre au lecteur le fil de leur démonstration d’autant que toutes les réformes sociétales et culturelles qui sont menées durant cette période suivent peu ou prou ces transformations économiques. Malgré ces bémols, les auteurs démontrent avec brio la « marche en avant » d’un néolibéralisme à la française porté par les gouvernements successifs dans une logique implacable d’invisibilisation de l’humain au profit du marché. Glacial.
1 La version finale de ce compte rendu est le résultat de multiples débats et échanges que j’ai eus avec Ramón Tortajada sur une période inhabituellement longue (pour un recensement d’ouvrage). Je remercie vivement Ramón pour son attention et ses idées éclaireuses, mais aussi Jean (Cartelier) qui a écrit cet ouvrage et qui m’a permis, indirectement, d’en faire une lecture. Ce sont des amis et collègues dont l’estime que je porte à leur égard est inestimable.
2 Toutes les références, qui sont indiquées par la ou les pages, renvoient à cet ouvrage.
3 Dans un article de 1997, à partir de l’ouvrage de Benetti & Cartelier de 1980, Rédouane Taouil proposa une approche de la relation salariale qui n’est pas sans écho avec le thème de l’Essai. Reprenant Bruno Lautier, il affirma que « si l’on admet que la monnaie est la seule médiation entre les individus et si l’on définit le salarié par le fait qu’il n’a pas d’accès libre à la monnaie, il n’y a pas d’autre possibilité que de définir le rapport salarial comme relation de dépendance monétaire totalement déconnectée des modalités de son exercice dans la production » (p. 78). Il en résulte que « la force de travail [ou le travail n.d.a.] n’est plus donnée a priori mais se trouve économiquement déterminée par la mise en œuvre du processus productif sous l’autorité de l’entrepreneur » (p. 79). Il conclut ainsi : « En excluant radicalement le travail de la classe des marchandises l’approche monétaire assume la forme singulière du rapport salarial. De ce point de vue, elle pourrait constituer une alternative aux approches récentes qui, faute d’une rupture avec le modèle marchand, conçoivent le rapport salarial comme une relation marchande incomplète » (p. 80).
4 Benetti & Cartelier (1980). Puisqu’il est fait référence à cet ouvrage, il convient de signaler un changement important quant à la genèse de la monnaie. En 1980, l’exigence première était celle de la création d’une « unité de compte commune », l’émission de moyens de paiement venait après lors du règlement des soldes des entrepreneurs. Ici ce n’est plus le cas. L’émission de monnaie structure la société avant que la production et les échanges aient lieu. Certains (les entrepreneurs) ont accès à la monnaie avant de lancer la production et les autres (les plus nombreux, les salariés) non, c’est après. Ce changement s’accompagne de la reconnaissance que la monnaie requiert une autorité qui est au-delà du marché, un « souverain ». L’émission de monnaie « relève de la souveraineté : une autorité monétaire y est présente directement ou indirectement » (p. 125). Notons, en passant, que l’on ne sait pas pourquoi certains (les moins nombreux, mais les plus chanceux, les plus audacieux, les plus riches, …) ont accès au crédit et pourquoi les autres (les plus nombreux, les moins audacieux, les moins chanceux, les moins riches, …) non, sachant que le plus grand nombre d’individus ne se présente même pas aux guichets de l‘instance monétaire pour solliciter un crédit (autre que de consommation). Mais une éventuelle réponse à cette question nécessiterait certainement des arguments qui pourraient aller au-delà du domaine de compétence de l’économiste.
5 Voir à ce sujet Andrew Skinner (1965). Le lecteur intéressé par l’influence de la physique mécanique newtonienne sur la philosophie et l’économie de Smith pourrait aussi consulter l’article de Diemer & Guillemin (2011).
6 Ce sont les travaux privés et indépendants les uns des autres de Marx.
7 Aujourd’hui, l’amalgame est plus que tentant, elle est devenue une croyance commune à quasiment tous les citoyens de la terre, entre l’économie de marché et la démocratie (et les droits de l’humain).
8 Qui constituent la théorie économique « standard » que la profession utilise aujourd’hui soit pour établir des modèles positifs et/ou normatifs afin de comprendre le fonctionnement de la société et de proposer des politiques économiques pour son amélioration, soit pour en montrer les limites et les dysfonctionnements.
9 « Aurait-il pu être la “bonne représentation” d’une autre société ayant existé ou pouvant exister, que l’on pourrait qualifier d’économie de marché ? », reste une question hors sujet ici. Une référence à ce sujet pourrait être Thorstein Veblen qui, notamment dans Vested Interests (1919), étudie l’évolution du capitalisme depuis le xviiie siècle jusqu’au début des années 1920. Il en conclue que l’économie a évolué d’un environnement concurrentiel entre petites unités de décision vers un monde peuplé par de grandes sociétés (oligopolistes ou monopolistes) contrôlées par des banques d’investissement. Veblen remarque alors que les principes de « liberté individualiste » (comme « opportunités égales », « auto-détermination » et « autonomie » du xviiie siècle) qui étaient fondés sur la règle de « vivre et laisser vivre », et qui avaient établi la propriété privée comme le fondement de la nouvelle société, n’ont pas empêché le capitalisme de se transformer en un système dans lequel des réseaux gigantesques de propriété sur les holdings contrôlent les conditions de vie de l’homme ordinaire. Cf. Ülgen (2017).
10 Cet exemple n’est pas des moindres étant donnés les problèmes socio-économiques dans lesquels évoluent les sociétés modernes !
11 Soit parce qu’il est établi de façon artificielle par l’intervention de l’État ou des syndicats, faussant le libre jeu de l’offre et de la demande concurrentielles émanant d’individus libres et volontaires (théories néoclassiques et libérales qui se fondent habituellement sur l’hypothèse de marchés efficients), soit parce que les marchés sont imparfaits/incomplets et ne fonctionnent pas assez bien de façon à établir l’équilibre comme prévu dans le modèle walrasien (théories néo ou nouveaux keynésiennes ; contrats implicites, salaires d’efficience, approches en termes de jeux non-coopératifs, information asymétrique, économie comportementale, etc. qui peuvent aussi trouver refuge dans l’univers néoclassique du premier groupe).
12 Comportements différents en matière d’épargne et/ou d’accumulation du capital (p. 90).
13 Cet Essai a aussi une surprenante vertu mémorielle. En effet, qui se souvient de l’article 427 du Traité de Versailles qui déclare à la partie XIII, qui fonde l’Organisation internationale du travail, que « le travail ne doit pas être considéré simplement comme une marchandise ou un article de commerce » ?
14 Blaug, Mark, [1996] “Introduction: Has Economic Theory Progressed?”, Economic Theory in Retrospect, the fifth edition, Cambridge University Press, p. 2.
15 Ibid., p. 2.
16 The distinction of cardinal utility and of ordinal utility is mentioned later in Chapter V.
17 Je remercie Goulven Rubin pour sa lecture attentive et ses conseils.
18 L’étude du contexte intellectuel peut cependant rendre sensible à l’originalité de la pensée des économistes du passé, non pour attacher leurs analyses au contexte dans lequel elles ont été produites mais pour renouveler notre lecture des débats contemporains.
19 « Les terres n’appartiennent pas à tous les hommes d’une génération ; elles appartiennent à l’humanité, c’est-à-dire à toutes les générations d’hommes (…). En termes juridiques, l’humanité est propriétaire, et la génération présente est usufruitière des terres » (Walras, 1896, p. 189).
20 Une position similaire est défendue par H. Kurz : « By reversing Samuelson’s above proposal, we could say that a further task of the history of economic thought is to study the present state of economics from the standpoint of past authors. » (Kurz, 2006, p. 468).
21 Les références indiquées par la page renvoient à l’ouvrage recensé.
22 Pour une chronologie précise, le lecteur pourra se reporter à notre étude (Herencia, 2012).
23 Son nom complet de naissance.
24 Voir, par exemple dans L’ami des hommes (Mirabeau, 1756, p. 7).
25 Pour ce texte et les suivants de Quesnay, voir (Quesnay, 2005).
26 L’ouvrage daté de 1768 paraît toutefois en décembre 1767. Le lecteur peut consulter notre transcription intégrale (Lemercier de la Rivière, 1767, p. 449-479).
27 Pour cette littérature voir Herencia, 2014c, p. 5-6.
28 Comme le soulignent de leur côté les éditeurs : « L’histoire et non les modèles, est finalement pour Sismondi le seul laboratoire des sciences sociales. L’étude de la dynamique des déséquilibres dans un cadre institutionnel donné, liée à la recherche de la liberté, du bonheur et de la richesse de toutes les classes de la société, est l’autre composante nécessaire à la compréhension d’un système dont le développement économique, démographique et social repose aussi sur des phénomènes “non naturels” et “non automatiques” ».
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-11064-4
- EAN : 9782406110644
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11064-4.p.0319
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/12/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langues : Français, Anglais