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Classiques Garnier

Revue des livres

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2020 – 2, n° 10
    . varia
  • Auteurs : Ülgen (Faruk), Misaki (Kayoko), Pignol (Claire), Ravix (Joël Thomas), Herencia (Bernard), Frobert (Ludovic), Robert (François)
  • Pages : 319 à 364
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406110644
  • ISBN : 978-2-406-11064-4
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11064-4.p.0319
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/12/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langues : Français, Anglais
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Trouver lintrus ou comment penser
une Économie monÉtaire capitaliste1

Jean Cartelier, Lintrus et labsent. Essai sur le travail et le salariat dans la théorie économique, Presses Universitaires de Paris-Ouest, collection Essais économiques, Paris, 2016, 173 pages, bibliographie en fin douvrage, sans index.

Faruk Ülgen

Université Grenoble Alpes

CREG – EA 4625

Louvrage2 de Jean Cartelier sannonce comme un Essai portant sur les modalités dont les théories économiques rendent compte du travail et du salariat. Cependant, la lecture de cet Essai montre que nous sommes face à une histoire de ces notions qui va de Smith (1776) aux travaux de Fleurbaey (2012). La démonstration est convaincante. Lhistoire de la pensée économique concerne tant les auteurs les plus contemporains que les auteurs du passé. Louvrage vise à démontrer que, contrairement à laffirmation reprise par la plupart des théories économiques, le contrat de travail ne saurait être un contrat comme les autres, plus précisément ce contrat, car contrat il y a, ne saurait appartenir à lespace des contrats marchands.

Louvrage (173 p.), se compose de deux parties précédées dun Avant propos (5 p.) et dune longue Introduction. Les limites de la marchandise (12 p.). La partie I (50 p.), « Travail et salariat : une approche critique », se compose de deux chapitres : 1) « Le travail chez les classiques et Marx : labsent » ; 2) « Travail et salariat dans la théorie mainstream : lintrus et labsent ».

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Lenjeu de cette première partie est de première importance puisque le titre même de louvrage en découle. Là, Jean Cartelier effectue une critique minutieuse de la façon dont ces théories entendent rendre compte des salaires et du travail. Il conclut à leur incapacité à intégrer le travail en tant que marchandise dans leur démarche. Leur échec tient à une cause profonde. Ces théories, en dépit de leurs différences ont en commun davoir une « approche réelle » de léconomie et de considérer que le travail doit être traité comme une marchandise. La partie II (72 p.), « Travail et salariat : une approche critique », se compose de trois chapitres : 1) « La formation de léconomie entrepreneuriale : les deux grands récits » suivi dune annexe, « Le modèle de Matsuyama et Un modèle schumpétérien » ; 2) « Le salaire comme subordination monétaire » ; 3) « Travail, salariat, profit et exploitation ». Contrairement à ce que le titre peut laisser penser, cette seconde partie est éminemment positive. Lauteur y affirme la possibilité dune conception de la relation salariale alternative aux conceptions « classiques » ou mainstream. La relation salariale ne renvoie à aucune relation marchande, ce nest ni la vente ni la location de marchandise (ou de services), elle doit sentendre dune tout autre manière, cest une relation de subordination monétaire. La conclusion (10 p.), « Économie salariale et économie de marché » est une vision densemble sur larticulation contemporaine entre la dimension financière et le fonctionnement des entreprises.

Une interprétation possible est que cet essai sinscrit, comme celui publié en anglais chez Routledge en 2018 (Money, Market and Capital : The Case for a Monetary Analysis), dans une trajectoire de long terme. Marcello Messori, en 1997 (p. 19), décrivait ainsi un possible programme de travail tant des Cahiers déconomie politique[CEP] que de ses fondateurs, Benetti et Cartelier : « les CEP ont toujours étudié les théories des auteurs passés dans le but de trouver des solutions aux problèmes analytiques actuels (…), il se peut que les CEP (…) naient pas encore suffisamment exploité le potentiel que représente leur démarche avec les différentes approches orthodoxes contemporaines ». Essai après essai, article après article, Benetti et Cartelier, Benetti seul, Cartelier seul, se sont engagés dans la voie ouverte en 1980 avec la parution de Marchands, salariat et capitalistes : la prise en compte à titre premier de la dimension monétaire, ou encore « lapproche monétaire », conduit à une autre façon de concevoir les relations économiques. Lessai de Jean Cartelier entend 321le prouver en ce qui concerne la relation salariale, relation qui dans les sociétés contemporaines est le mode normal de la plupart des processus de production3.

Comme on peut sy attendre, la lecture dun tel ouvrage ne peut être que lente, cette recension ne pouvait être que lente également mais aussi incomplète tant les thèmes couvrent lensemble des théories économiques « réelles ». Peut-on avancer une (des) analyse(s) des sociétés sans aborder la question du « labeur » puisque le salariat traverse toutes les théories économiques ?

Le salariat est, en effet, la façon dont la majorité des individus de notre société participent à la production au sens large []

avec une question : sa nature,

sagit-il dun échange, fut-il un peu particulier, ou dautre chose ? ce qui va dépendre dans la théorie moderne, directement du point de savoir sil est légitime de faire figurer le travail (ou les « services du travail ») dans lespace des biens. Si on répond positivement, et quelles que soient les particularités du bien travail, le salariat doit être pensé comme une relation déchange. Si, comme on le verra, il faut répondre négativement, la relation salariale apparaît comme irréductible à léchange. Il faut la penser autrement et cesser de considérer quune économie avec salariat est qualitativement une économie marchande (p. 25).

Lauteur, très correctement, montre que la « question du travail » ne se réduit pas à la théorie économique ou à léconomie politique. Elle est partout présente : dans les travaux de juristes tel Alain Supiot (Critique du droit du travail, 1994), de « penseurs de la société » comme Karl 322Polanyi (La Grande transformation, 1944), de sociologue et philosophe comme Dominique Méda (Le Travail, une valeur en voie de disparition, 1995). LEssai renvoie à la théorie économique au niveau le plus abstrait. Cette théorie en dépit (ou peut-être à cause) de son niveau dabstraction ne cesse dirriguer le discours public, dimprégner les mentalités et de donner une caution scientifique à tous les préjugés que des intérêts plus ou moins bien compris entretiennent (p. 14).

Il est des livres qui continuent dinterpeller la pensée du lecteur une fois la lecture achevée, celui de Jean Cartelier nous semble être lun de ceux-là. Louvrage sannonce comme un « essai » sur une notion qui traverse lensemble des théories économiques : le travail. Il interroge les économistes classiques (au sens de Marx) comme les théories les plus modernes. Il montre que létude de la pensée économique participe pleinement des recherches en économie politique, surtout lorsquil sagit des catégories les plus assises, celles qui vont de soi pour tout un chacun, même pour les non-économistes, et ne sont plus interrogées.

Linterrogation à propos de la nature du travail (ou de la force de travail) et du salariat en rappelle une autre : si tout rapport marchand est nécessairement monétaire est-ce que toute relation monétaire implique une relation marchande ? Est-ce que le salariat sinscrit dans lensemble des relations marchandes ? Le travail ou encore la force de travail participeraient-ils de lespace marchand ? Peut-on les considérer comme des marchandises, particulières ou non ?

La réponse de Jean Cartelier, dans la continuité de son ouvrage4 avec Carlo Benetti, est quil nen est rien.

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Voyons largumentaire développé.

Léconomie, en tant que domaine de savoir autonome, existe depuis seulement quelques siècles, née avec lapparition dune nouvelle société, distincte des civilisations précédentes. Dans la représentation particulière que léconomie fait de la société, lindividu est supposé libre, souverain de ses désirs et actions, il remplace les seigneurs des cieux et de la terre. Les premiers penseurs (au sens symbolique de notre littérature) dun monde nouveau se donnent comme objet détude cet homme nouveau qui veut et organise pour prendre ce quil veut (ou ce quil peut) au moyen dun ensemble de relations régies par des lois supposées quasi naturelles, physiques, tels les mouvements des astres. La société dindividus libres, mus par leurs intérêts subjectifs mais non moins réels, exprimés par des fonctions dutilité (ou de profit) qui sont définissables à leur tour en des termes objectifs et rationnels, à linstar des mécanismes horlogers décrits par tant de lois mécaniques, est née. Elle fait désormais lobjet dune pensée (que nous appellerons plus tard lécole classique ou léconomie classique) qui cherche à exprimer cet ensemble dindividus conscients et volontaires qui constituent une société autour de lois que Newton rêvait de modéliser ; mouvements gravitationnels tendant vers une harmonie naturelle autonome grâce à une agglomération de comportements intéressés qui devraient, tout compte fait, déboucher sur un résultat louable tant sur le plan moral que mathématique, un équilibre arithmétique socialement optimal. À ce sujet, Norriss Hetherington (1983) rapporte les notes de John Millar qui avait suivi les cours de Smith sur la philosophie morale en 1751-1752 à Édimbourg où « la vie intellectuelle à luniversité était nourrie, dans une large mesure, par les écrits de Bacon et de Newton ». Millar, qui devint un collègue de Smith à luniversité de Glasgow plus tard (dont Smith fut le recteur entre 1787 et 1789), écrivit, plus tard, que Montesquieu avec son Esprit des Lois est équivalent, en analyse de lÉtat, à Bacon, comme Dr. Smith est le Newton de léconomie5.

Lesprit des Lumières et lidée dune science libératrice de lhomme trouvent leur expression dans cette « nouvelle science » à travers le 324marché, supposé sétablir sur un ensemble de variables de comportements humains, sociaux dun nombre réduit, loffre, la demande, le prix. Objets de désirs subjectifs et donc libres et indépendants, les biens et services, et objet de convoitise finale commune, la satisfaction en utilité ou en profit, sont identifiés comme les moyens et les objectifs utilisables dans la représentation intelligible de cette société moderne. La société déconomie de marché, louée par les fondateurs de son savoir spécifique, léconomie politique, devient ainsi au fil des années, la science par excellence de lhumain qui, lui-même, est désormais élevé au rang de lhomme économique, rationnel, consciencieux, volontaire, libre et optimisateur, menant à un optimum social.

Cette version de la genèse logique de la société intéresse plus précisément lanalyse menée par Jean Cartelier dans cet ouvrage. Cette genèse « est fondée sur léchange et la division du travail, les deux termes étant liés comme le sont la poule et lœuf. Elle aboutit à concevoir une société formée de sujets économiques » (p. 79). Dans cette perspective, lambition de la théorie économique est de montrer « comment des individus différents peuvent, tout en poursuivant leur intérêt propre, former une société en échangeant les biens résultant de leur activité. Ces individus sont réputés libres. Ils agissent pour leur propre compte » (ibid.)6.

Léconomie de marché, entendue généralement comme société des individus libres, souverains et volontaires7, est supposée constituer notre environnement socio-politique, le foyer dune civilisation progressiste et de progrès pour les uns, et pour les autres, la « quintessence » de lindividualisme, forme suprême daliénation humaine.

Dès son « Avant-propos », Cartelier annonce la couleur de son travail, cette analyse engagée de longue date avec une précision à toute épreuve : il sagit dun malentendu fondamental sur la notion même de léconomie de marché, « nous sommes victimes dune illusion », dans la mesure où la façon dont la majorité des individus obtiennent leur moyen dexistence – le salaire – nest pas fondée sur les relations déchange sur un marché ! Quil sagisse donc des prêcheurs ou, au contraire, des pourfendeurs de la société de marché, la notion déconomie de marché ne se prête pas à une 325analyse rigoureuse et appropriée de la société capitaliste dans laquelle nous évoluons. La position de Cartelier est, on ne peut plus rigoureuse : si le salariat est la forme dominante des rapports économiques dans nos sociétés et si le travail, contrairement aux classiques (A. Smith, D. Ricardo, et dans une certaine mesure, K. Marx, pour ne citer que quelques-uns des plus connus), nest pas un objet déchange comme le serait une tomate, un tank ou encore un logiciel ; ni réductible, contrairement à la théorie de léquilibre général walrasien (et ses diverses versions plus modernes), à une pure relation déchange de façon à pouvoir entrer dans lespace des biens et services, moyens de maximiser des fonctions dutilité des individus rationnels dans un monde concurrentiel, alors on ne peut plus penser notre société économique moderne comme une économie de marché dans laquelle léchange marchand serait le lien social par excellence.

Lobjet du livre de Cartelier, annoncé comme étant plus modeste que la pure et simple remise en question des théories de la valeur8, en proposant une étude axée sur le statut du travail et le sens du salariat, est en fait exhaustif. Il englobe toute la pensée et la pratique économiques. Page 22, lauteur précise, que lobjet de son travail nest pas de questionner la pertinence du modèle de base dune économie de marché, tel quexposé, par exemple, dans les Éléments déconomie politique pure de Léon Walras, mais « plutôt celle de son extension possible et de lutilisation dun tel modèle étendu pour analyser nos sociétés modernes ». Ou, en dautres termes, on pourrait dire que le modèle déconomie déchange (de marché) peut être considéré en soi comme un modèle pertinent et cohérent mais pas pour appréhender la société capitaliste dans laquelle nous vivons aujourdhui9. Le lecteur ne peut donc pas cantonner sa 326perception de ce livre à ce tour de modestie. Les implications dune telle position sont doubles : de nature négative, destructrice, et de nature positive, constructive. Afin de faire mieux ressortir les enjeux liés à lanalyse présentée par Jean Cartelier, jadopte ici une attitude quelque peu provocatrice en ignorant les nuances entre le blanc et le noir.

Les implications sont dabord de nature destructrice en ce quelles remettent en question la validité de ce qui est communément appelée la « science économique » et celle des propositions de politique économique qui en sont habituellement tirées pour application dans notre vie de tous les jours. Par exemple10, si je suis au chômage, ce nest pas parce que le salaire du marché est trop élevé11 par rapport à son niveau déquilibre, mais cest en raison dautres variables quil conviendrait alors dexpliciter. Alors, les politiques de lutte contre le chômage qui prennent appui sur les modèles dun marché du travail depuis des décennies se trouveraient en porte à faux par rapport à leur objet, mal identifié par un savoir qui, lui-même, se serait développé depuis plusieurs siècles sur des hypothèses incongrues.

Les implications de la position développée dans ce livre sont de nature positive en ce quelles pourraient nous permettre de rétablir des bases plus cohérentes et intelligibles dans la compréhension du fonctionnement des économies dans lesquelles les échanges sont monétaires. Il faudrait alors repenser les politiques économiques si lon veut vraiment trouver des solutions au fonctionnement de nos économies qui peuvent provoquer des conséquences socialement néfastes.

Le fondement de largumentaire du livre de Cartelier, le travail et son statut dans la société économique, est lobjet de convoitise, explicite 327ou implicite, de toutes les théories économiques. La marchandise pour certains, un service pour dautres, mais quel que soit le nom-voile quon lui donne, cest LA variable qui met directement en jeu lhumain au-delà de ses désirs, et des moyens – biens et services – qui permettraient de les atteindre. Ce nest pas pour rien que lune des premières références « positives » données dans le livre est Karl Polanyi, qui soutenait que le travail (aux côtés de la monnaie et de la terre) était une marchandise fictive (non incluable dans lunivers des biens et services du marché).

Largumentaire se développe par le négatif sur limpossibilité de parler du travail et de la relation de travail dans les théories économiques de la valeur (dites de valeur-travail ou de valeur-utilité). Le lecteur saura apprécier la teneur et lintérêt de ces arguments, je me cantonnerai ici (forcément de façon subjective) à une synthèse non exhaustive de certains points de lexposé.

En considérant en premier lieu les auteurs classiques, Smith et Ricardo, mais aussi Marx, le livre marque son exhaustivité conceptuelle.

La division marchande des activités économiques est fondée chez Smith sur des producteurs indépendants et privés devant confronter le résultat de leur activité sur le marché. Cest en cela que « léchange sur le marché des marchandises produites est ce qui institue la société » et « La Théorie de la valeur a pour objet de déterminer les rapports déchange réglant les relations entre les individus » (p. 36).

Le cahier des charges de la théorie est donc de déterminer les prix et les richesses individuelles. Mais, remarque Cartelier (p. 38), il y a un dilemme dans cette approche entre la conception du travail comme principe de la valeur ou comme marchandise car lorsque lon considère le travail en tant que tel, on ne peut pas déterminer sa quantité et lorsquon le considère comme coût (ou rémunération), il peut être remplacé par le salaire et donc il ne peut y figurer en tant que tel (en tant queffort humain). Létude de la Richesse des nations de Smith débouche sur la conclusion que si le travail nest pas un élément de lespace des biens (donc il nest pas marchandise), alors il peut être utilisé pour expliquer les grandeurs de valeurs. Or, chez Smith, cest le marché qui détermine les prix et le travail na pas de consistance conceptuelle dans la détermination des valeurs de marché. Si, au contraire, le travail est vu comme une marchandise, alors il fait partie de lespace des biens et na aucune place particulière dans la théorie des prix.

328

Lattitude de Ricardo, considéré comme le théoricien de la valeur-travail type qui aurait – plus que – inspiré Marx, peut paraître quelque peu différente de celle de Smith. Or en passant en revue les différents arguments développés par Ricardo dans Desprincipes de léconomie politique et de limpôt, et dans certaines de ses correspondances, notamment avec Malthus, Cartelier arrive à la conclusion que le travail, en tant que tel, est également absent chez Ricardo car « ce ne sont nullement les efforts des travailleurs qui comptent mais le coût quils représentent pour les capitalistes » (p. 58). Dans un système de prix ricardien (et sraffaien), « les coûts des inputs, et eux seulement, sont pertinents quelle quen soit la variété » (ibid.).

Face à ces déceptions théoriques sur les approches censées fournir une place de premier ordre au travail dans la société capitaliste, quen est-il de lunivers marxien, qui offrirait une différence fondamentale entre la valeur dusage et la valeur déchange comme le double caractère du travail ?

Ici, le travail est à la fois plus simple et plus compliqué que précédemment puisque Marx fournit soit ses propres autocritiques logiques soit le terreau pour que ses lecteurs puissent le faire à sa place. Et Jean Cartelier est lun des lecteurs les plus attentifs et les plus fidèles aux textes de Marx en offrant ainsi une analyse des hypothèses de lauteur du Capital, tant en ce qui concerne la question de la détermination des grandeurs de la valeur quen ce qui touche à la transformation des formes de la valeur et « la genèse » de la forme monnaie. Cartelier montre quil est impossible de déterminer les grandeurs de valeurs reflétant ce quest la division marchande des activités. Il devient, par contre, possible délaborer une représentation de la société marchande en raisonnant à partir de la monnaie et des évaluations privées (reflétées par les dépenses) et en en retrouvant les propriétés essentielles indiquées par Marx. Et Cartelier ajoute que cest parce que Marx a suivi la voie ouverte par Smith et Ricardo, comme direction scientifique pertinente, quil na pas réussi « à résoudre les problèmes fondamentaux quil a eu limmense mérite de poser » (p. 65).

Contrairement aux théories précédentes, le travail est postulé dès le départ dans la théorie mainstream. Nous entendons par ce terme toutes les approches fondées sur le modèle dun équilibre économique établi par les offres et les demandes ségalisant au travers des mouvements de prix des biens et services sur les marchés.

La question est alors de savoir sil est légitime que le travail y figure ou sil est au contraire un « intrus ». Le travail (ou les services du travail) 329est un « facteur de production » offert et demandé sur un marché spécifique comme le serait nimporte quel autre bien ou service. Il convient ici de noter que les théoriciens néoclassiques ont accompli un exploit conceptuel remarquable à la fin du xixe siècle en supprimant tout débat lié aux théories classiques sur le travail, la valeur-travail et la question de la répartition entre la rémunération du travail et le profit. John Bates Clark (1899) annonce la règle de la productivité finale : en régime de libre concurrence, le travail reçoit ce quil crée, le capitaliste reçoit ce que crée le capital et lentrepreneur reçoit ce que crée sa fonction de coordination. Chaque « facteur de production » est rétribué selon son apport (sa productivité) au produit final, il ny a ni conflit ni politique ni humain dans ce schéma, il ny a quune technique arithmétique dun équilibre en économie déchange. Or, Cartelier précise quil y a confusion dans la théorie mainstream concernant le traitement du travail entre deux types de relations, celles qui ont lieu au marché et celles qui ont lieu dans lentreprise, respectivement équivalence et hiérarchie (p. 77), et comme le sens véritable de léquivalence de léchange est léquivalence de statut des échangistes, « Léchange est réputé équivalent quand il intervient entre individus ayant la même condition : être un sujet économique dont toutes les actions doivent être librement consenties » (p. 80), ce qui nest pas le cas du travail contrairement au capital. Il en ressort que « Le travail est le nom de lactivité salariée qui nest pas une activité libre au sens de la philosophie sociale fondant la théorie de léchange, comme lest, en revanche, celle de producteur indépendant » (p. 83).

Largumentaire de Cartelier peut enfin annoncer la direction de la reconstruction théorique de léconomie : le travail nappartient pas à lensemble des biens postulé par la « théorie académique de la valeur et des prix » (p. 87) ne pouvant figurer ni dans les dotations initiales des individus ni dans leurs fonctions de préférences. Le travail ou les services du travail sont « des intrus ». Le salariat nest pas une relation déchange (telle que définie plus haut), ce nest pas non plus une relation politique (puisquen dehors du champ économique, les individus sont tous des citoyens). La détermination du statut du travail et le sens du salariat occupe le reste de louvrage et passe par lexposé, sous toutes ses formes conceptuelles disponibles, dune économie monétaire.

Dans cet objectif, le livre questionne la pertinence des éléments de distinction entre les statuts économiques des individus, entre entrepreneurs 330et salariés, tels quexposés dans la tradition smithienne – ayant donné lieu aux modèles standard de léconomie fondant lexplication sur les différences des inclinations ou préférences individuelles12 – ou dans la tradition schumpétérienne – ayant donné lieu à des modèles que lon pourrait identifier par les noms de Keynes et Kalecki et qui font intervenir une vision différente du capitalisme avec lintervention cruciale du système de crédit en vue de financer les projets entrepreneuriaux.

Lanalyse évolue alors vers le statut du salariat et lexposé dune approche monétaire qui pourrait se présenter comme une théorie économique alternative à léconomie standard (mainstream). La boucle est ainsi bouclée. Cherchant à montrer de façon pertinente et cohérente avec les caractéristiques observables de nos sociétés capitalistes modernes, la signification du travail et du salariat (le rapport salarial), lanalyse fait ressortir la « vraie nature » de léconomie capitaliste comme une économie monétaire (p. 123) dans laquelle le statut « social » de chaque individu est déterminé par les conditions de son accès à la monnaie, le principal (le seul ?) moyen dexistence économique et, dans une large mesure, aussi social.

Le salariat devient alors compréhensible comme un rapport de « soumission monétaire » :

une économie salariale est différente dune économie de marché. [] une économie salariale possède une propriété particulière, conséquence de la subordination monétaire des salariés []. La relation salariale, au contraire de celle déchange, est asymétrique : lentrepreneur agit pour son propre compte et est responsable de ses actions (il peut faire faillite par exemple) ; le salarié, au contraire, nest pas responsable économiquement des actions quil effectue sous la direction de lentrepreneur (p. 153).

Lutopie de léconomie de marché trouve dans cet ouvrage une analyse qui vise à faire ressortir la réalité de léconomie capitaliste :

En insistant sur les différences significatives existant entre économie de marché et économie salariale, le présent essai va dans le même sens que Marx, en dépit du refus de son argumentation fondée sur sa théorie de la valeur. Il est essentiel de ne pas confondre lutopie de léconomie de marché et la réalité de léconomie capitaliste. Cela permet de préciser la cible de la critique, non léchange décentralisé associé au marché, mais lexploitation des salariés au sein des entreprises (p. 169).

331

« Labsent et lintrus » entrent en scène et définissent la nature de la société économique que la théorie cherche à analyser.

Concluons ces quelques lignes de la recension de lEssai de Jean Cartelier. Certes cet Essai concerne au premier chef ceux qui sintéressent, en professionnels ou en intellectuels aux questions économiques de nos sociétés « capitalistes », mais il devrait aussi intéresser celles et ceux qui ont la tâche de mener à bien un cours déconomie du travail, et qui à tout moment saffrontent avec la notion dun « marché du travail » ou de « lemploi13 ». Naturellement, il concerne aussi les étudiants de ces cours qui pourront sappuyer sur les démonstrations de lEssai pour être en mesure de poser des questions à leurs enseignants. Il concerne aussi tout un chacun désireux de comprendre au-delà des affirmations tranchantes sur lévolution du « marché » du travail.

Cet Essai, nous lavons vu, a aussi une portée plus large, il contribue à sinterroger sur le domaine de pertinence des théories économiques qui ne mettent pas la dimension monétaire au premier rang de leur démarche. Somme toute un livre à lire. Et à relire, tant il soulève lintérêt et les erreurs, dans toute leur complexité et richesse, de lensemble dune pensée disciplinaire que lon a coutume de nommer « économie ».

bibliographie

Benetti, Carlo & Cartelier, Jean [1980], Marchands, salariat et capitalistes, Grenoble-Paris, PUG-Maspéro.

Cartelier, Jean [2018], Money, Markets and Capital : The Case for a Monetary Analysis, Abington-New York, Routledge.

Clark, John Bates [1899], The Distribution of Wealth, Londres, Macmillan.

Diemer, Arnaud & Guillemin, Hervé [2011], « Léconomie politique au miroir de la physique : Adam Smith et Isaac Newton », Revue dhistoire des sciences, vol. 64, No 1, p. 5-26.

Fleurbaey, Marc [2012], « The Facets of Exploitation », FMSH-WP-2012-11.

Hetherington, Norriss S. [1983], « Isaac Newtons Influence on Adam Smiths Natural Laws in Economics », Journal of the History of Ideas, vol. 44, No 3, juil.-sept., p. 497-505.

332

Messori, Marcello [1997], « Histoire de lanalyse économique et économie politique. À propos des Cahiers déconomie politique », Cahiers déconomie politique, No 29, p. 7-19.

Skinner, Andrew [1965], « Economics and History – The Scottish Enlightenment », Scottish Journal of Political Economy, No 12, p. 1-22.

Taouil, Rédouane [1997], « Approche monétaire et rapport salarial », Cahiers déconomie politique, No 29, p. 67-81.

Traité de Versailles [1919], https://mjp.univ-perp.fr/traites/1919versailles10.htm (consulté le 01/08/2020).

Ülgen, Faruk [2017], « Financialization and Vested Interests : Self-Regulation versus Financial Stability as a Public Good », Journal of Economic Issues, vol. 51, No 2, p. 332-340.

Veblen, Thorstein [1919], The Vested Interests and the State of the Industrial Arts, New York, B.W. Huebsch.

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Claire Pignol, La théorie de léquilibre général, Villeneuve dAscq, Presses universitaires du Septentrion, 2017, 132 p.

Kayoko Misaki

Shiga University

The book aims to show the possibilities and limits of the general equilibrium theory as a social theory from the viewpoint of a historian of economic thought. General equilibrium theory mainly addresses how market economy could coordinate decentralized individual decisions. According to the author, economists have been working on this problem since the invisible hand concept was introduced by Adam Smith in the 18th century. The general equilibrium theory has been tacked with this concept by elaborating its price theory. However, in the development process of price analysis, many flaws were uncovered in view of the social theory. This book concludes that it is impossible to construct a social theory or to realize social justice based only on individualism which is at the core of general equilibrium theory.

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It can be argued that this book is extremely ambitious. For, although it deals with such fundamental and controversial subjects both in terms of economic analysis and history of economic thought, it is written succinctly (131 pages) with universal readability, avoiding the use of mathematics wherever possible. The book has five chapters. Chapter I deals with the coordination of independent decisions and the theorem of existence of a general equilibrium. Chapter II deals with Pareto Optimality and the theorems of welfare economics. Chapter III discusses the internal difficulties of the general equilibrium theory—the stability and uniqueness of the equilibrium. Chapter IV deals with the concept of competition and price-takers. Chapter V argues social justice in general equilibrium theory.

By reading this book, readers who have an elementary knowledge of economics will discover the interesting complex debates among economists on general equilibrium theory. For example, the concepts of competition, especially the condition of price taking by Walras, Arrow-Debreu, and others, were never the same as the perfect competition concept in microeconomics textbooks (Chapter IV). This will lead readers to find the contrast in their visions of market economy, which is one of the most fascinating contributions of this book.

However, from a methodological viewpoint of the history of economic thought, I find a few irregularities in this book. Foremost, the book does not provide a clear definition of the general equilibrium theory. Judging from the authors frequent references, it can be presumed that in many cases, the Arrow-Debreu model or the Arrow-Hahns textbook is referenced. The main purpose of this book is to explain the formation process of economic analysis tools from Walras (or Adam Smith) extended to them. This is what Blaug calls an “absolutist” approach, which “has eyes only for the strictly intellectual development of the subject, regarded as a steady progression from error to truth”14. How did the Arrow and Debreu model answer the possibility of coordination between independent decisions, which had been the fundamental question in the history of economic thought since the 18th century, with their theorem of existence of a general equilibrium for competitive economy in 1954? Although it has some limitations, the author may infer in a certain sense that the Arrow-Debreu model progressed from error to truth from Smith or Walras.

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However, this approach does not work, as this book argues for the problem of justice. An alternative will be needed, which “regards every single theory put forward in the past as a more or less faithful reflection of contemporary conditions, each theory being in principle equally justified in its own context”15, that Blaug calls a “relativist” approach. For, when each economist argues what the society should be or the question of justice, they argue under a particular historical background and with their own methodology. In my opinion, the justice for Walras or the justice for Debreu could exist, but justice for the general equilibrium theory does not.

Unfortunately, this book lacks historical and methodological considerations from this perspective. For example, the author explains Pareto optimum as a criterion for welfare in Chapter II stating, “by its unanimity character, it excludes all the oppression of a minority” (p. 41). The question arises as to whether the author considers the original intention of Pareto to postulate this criterion not as a social equilibrium but just as an economic equilibrium with his own division of economics and sociology. Besides, the author fails to mention the controversy of the measurability of utility, which is a crucial key to understanding his critique of Walras on this matter16.

The authors absolutist approach leads to an incorrect explanation of Walrass idea of justice in chapter V. As the book points out, Walrass basic idea of the distribution rule can be summarized as “equality of conditions and inequality of positions” (p. 102). As per Walras, the former implies nationalization of land, while the latter refers to free competition. The author ignores the former and insists only on the importance of the latter to conclude that Walras has a meritocratic view of justice. Indeed, Walras insisted that an individual has the right to personal faculty, labor, and wage. In fact, this view fortified his plan for the abolition of all taxes. Note that he proposed the nationalization of land as a part of his plan, which not only realizes equality of the conditions of people but also guarantees national revenues.

On the contrary, the author opposes Walrass meritocratic view to the modern theory of general equilibrium that, in many cases, promises the joint possession of resources. This explanation is misguided and inverted. Walras was one of the earliest economists who advocated the common 335ownership of land in the history of general equilibrium. The author has overlooked this fact, which may lead the readers to misconstrue Walras as a libertarian. Similarly, the authors explanation of Walrass methodology is imprecise, and the interpretation of Walras position on relationships between justice and pure economics is completely reversed.

Although, the book deals with various doctrines about the general equilibrium theory over the years, it fails to explain their historical and methodological backgrounds in terms of social theory. This approach will certainly mislead general readers, contrary to the authors original intention. For example, the book states Hayek on price and information in a decentralized economy (p. 24) and Lange on tâtonnement in a centralized economy (p. 69) separately, but fails to refer to their opposition in the socialist calculation debate, which, in my opinion, is crucial to understand the subject of this book. If this books objective is to show absolutism approach to the development of general equilibrium analysis as tools to examine the real economy, the author should have used more mathematical formulations instead of providing so many narratives. The book will prove more useful and comprehensive for general readers.

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Lhistoire de la pensée économique
se résume-t-elle à deux méthodes ?

Réponse à Kayoko Misaki

Claire Pignol17

Université Paris I

PHARE – EA 7418

Les catégories dun historien de la pensée économique, aussi influent fût-il, suffisent-elles à rendre compte de toutes les lectures et analyses des grands auteurs qui ont constitué la pensée économique ? Cest ce que suppose la recension de Kayoko Misaki pour qui tout travail dhistoire 336de la pensée économique sinscrirait nécessairement dans lune des deux approches – absolutiste et relativiste – énoncées par Blaug (1962, 1996). Mon ouvrage ne sinscrit certes pas dans une approche relativiste qui examine chaque théorie ou chaque auteur dans son contexte historique et méthodologique. Le point de vue que jadopte possède une dimension rétrospective. Je pars des questions, des hypothèses et des résultats du modèle déquilibre général tel quil se présente au moment de son apogée. Par théorie de léquilibre général, jentends donc, comme je lindique dès lintroduction, les développements du modèle dArrow-Debreu dont un panorama remarquable est donné dans louvrage dArrow et Hahn (1971). Mais ces développements résultent dune longue histoire et cest pourquoi je mobilise les travaux des théoriciens du xixe siècle –Walras et Edgeworth par exemple – non pour établir une généalogie historique de la pensée de léquilibre général mais pour faire apparaître, grâce aux auteurs anciens, des questions ou des hypothèses qui éclairent des points aveugles de la théorie de la seconde moitié du xxe siècle. Cette démarche suffit-elle à me ranger dans le camp dune approche absolutiste de lhistoire de la pensée économique ? Disons nettement que je ne my reconnais pas. Pour Blaug qui se réclame de lapproche absolutiste, la science économique vise à proposer des outils qui expliqueraient le fonctionnement effectif des économies, et progresse de lerreur vers la vérité. Je partage les doutes qui, de manière récurrente, ont accompagné le développement de la pensée économique dans sa prétention à la scientificité. La science économique en général, la théorie de léquilibre général en particulier, fournissent-elles des outils qui permettraient danalyser le monde réel ? Rien nest moins sûr. Les théories économiques nous informent peut-être davantage sur nos représentations des économies réelles et les questions quelles suscitent en nous, que sur leur fonctionnement effectif. Cest pourquoi il sest agi pour moi dans cet ouvrage non dexposer la lente et patiente fabrication des outils par lesquels la théorie de léquilibre général prétend analyser le monde réel, mais de faire apparaître les questions, qui ne sont en aucune manière spontanées, et les présupposés qui, quoiquils puissent différer selon les auteurs, présentent suffisamment de similitudes dun auteur à lautre pour avoir guidé les théoriciens de léquilibre général depuis la fin du xixe siècle. Mettre au jour ces questions et ces présupposés ne signifie pas nécessairement les exposer et les discuter au regard du contexte dans 337lequel ils ont été énoncés. Ces présupposés importent indépendamment des conditions de leur formulation parce quils agissent sur nos représentations de léconomie. La question qui moccupe est moins détablir ce que Walras a pensé que ce que nous pouvons hériter de sa pensée, ce dont peut-être nous héritons sans même le savoir, comme les secrets de famille qui, quoique tus, imprègnent souterrainement, sans que nul en ait conscience, la vie des individus. Lapproche relativiste, lorsquelle se borne à étudier la validité de lanalyse au regard du contexte dans lequel elle a été produite, manque dambition18. Lisant un grand économiste, doit-on se limiter à faire apparaître la relation entre ses analyses et le contexte dans lequel elles ont été produites ? Nest-il pas plus fructueux de mettre à lœuvre, cest-à-dire à lépreuve, ces analyses en faisant apparaître ce quelles disent de valable dans tout contexte ? Lhistorien de la philosophie sappuie sur les concepts dAristote ou Descartes non seulement pour en établir la pertinence dans le contexte dans lequel ils ont été formulés, mais aussi en supposant que leur intérêt perdure quand bien même le contexte varie. Cest dans cet esprit que jai mobilisé Walras, en considérant que son analyse de la justice nexprime pas seulement sa pensée propre mais contient des enseignements précieux dans tout contexte.

Kayoko Misaki me reproche de donner une lecture biaisée de Walras, qui ne rendrait pas compte de la spécificité de sa pensée et le ferait passer, à tort, pour un libertarien. Nul lecteur de Walras nignore quil plaidait pour une nationalisation des terres dont lÉtat, qui représente lhumanité présente et future, est seul propriétaire légitime19. Insister sur ce point occulte pourtant un élément plus essentiel : lappropriation commune des ressources naturelles à travers la nationalisation des terres népuise pas la compréhension du slogan walrassien « égalité des conditions, inégalités des positions ». Il faut récuser larticulation trop simple énoncée par Kayoko Misaki entre légalité des conditions, qui exigerait pour Walras la propriété collective des terres, et linégalité 338des positions, qui impliquerait la concurrence. Légalité des conditions implique chez Walras non seulement la nationalisation des terres mais une forme particulière de concurrence, qui impose un prix unique pour tous les agents et dans tous les échanges – là est la querelle de Walras avec Edgeworth – et la vente des produits à leur prix de revient. Même en négligeant la nationalisation des terres, légalité des conditions impose chez Walras une procédure concurrentielle bien plus contraignante que la seule règle de léchange volontaire. Là est la différence essentielle entre Walras et les libertariens, pour lesquels léchange conserve la justice à condition quil soit volontaire. La lecture de Walras enrichit alors notre compréhension des rapports entre justice et marché parce quelle met au jour un lieu de désaccord – entre Walras et les libertariens – qui, contrairement aux positions sur la propriété des terres, napparaît pas de manière évidente mais se dissimule dans lanalyse économique de léchange. Walras alors nous intéresse non dans son contexte ou parce quil préfigure – ou pas – des vérités qui seront ensuite établies. Il nous intéresse parce que ce quil énonce peut valoir dans nimporte quel contexte et peut avoir été oublié, ou dissimulé, dans les approches plus contemporaines. Cest à cet usage des auteurs anciens qui peut réinterpréter les questions et les hypothèses actuelles de la discipline20, que cet ouvrage veut inviter.

BIBLIOGRAPHIE

Blaug, Mark, [1996], “Introduction : Has Economic Theory Progressed ?”, Economic Theory in Retrospect, fifth edition, Cambridge University Press.

Kurz, Heinz, [2006], “Whither the history of economic thought ? Going nowhere rather slowly ?”, The European Journal of the History of Economic Thought, Volume 13 (4), p. 463-488.

Walras, Léon, [1990], Études déconomie sociale, vol. IX, Paris, Économica.

339

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Ghislain Deleplace, Histoire de la pensée économique. Du « royaume agricole » de Quesnay au « monde à la Arrow-Debreu », 3e édition, Paris, Dunod, 2018, xx et 537 pages.

Joël Thomas Ravix

Université Côte dAzur

GREDEG – UMR CNRS 7321

La nouvelle édition de ce « cours complet » dhistoire de la pensée économique succède à la deuxième, parue en 2007, et conserve le même esprit que la première dont la publication remonte à 1999, cest-à-dire à environ une vingtaine dannées. Une telle longévité montre que louvrage, en dépit ou à cause de son caractère original, est parvenu à simposer parmi des manuels dhistoire de la pensée économique en langue française, qui sont généralement plus traditionnels. Toutefois, avant de revenir sur cette particularité, il convient de rappeler la manière dont il sorganise.

Il est ainsi possible de commencer par remarquer que le plan général de cette nouvelle édition reste globalement identique à celui des deux éditions précédentes puisque le découpage initial en trois parties est conservé. La première partie porte sur « la théorie classique », la deuxième partie sintitule « De la révolution marginaliste à la révolution keynésienne » et enfin la troisième partie traite des « limites de lunification de la théorie moderne ». De même, lorganisation en chapitres, à lintérieur de chacune des parties, reste également similaire. La première partie passe toujours en revue les analyses des pères fondateurs de léconomie politique : François Quesnay, Adam Smith, David Ricardo et Karl Marx, en consacrant un chapitre à chacun dentre eux. La deuxième partie conserve une approche thématique en traitant tout dabord de la théorie marginaliste de la valeur, puis de la théorie de la valeur et de léquilibre monétaire global, pour déboucher sur la théorie macroéconomique de John Maynard Keynes. La dernière partie maintient également son découpage initial en consacrant un chapitre à la théorie 340de léquilibre général en dynamique, que Ghislain Deleplace qualifie de « monde à la Arrow-Debreu », puis un chapitre à labsorption de la macroéconomie dans la microéconomie et enfin un dernier chapitre regroupe des « hétérodoxies diverses » : lapproche sraffienne, la théorie post-keynésienne et lapproche de la circulation.

Bien que son plan général reste largement le même, louvrage a été entièrement révisé et actualisé, de sorte quun certain nombre de modifications importantes ont été introduites par rapport à lédition de 2007. Les principaux changements se trouvent dans le chapitre consacré à Ricardo, où lauteur intègre les résultats de ses travaux de recherches les plus récents sur la théorie monétaire de Ricardo, quil a publiés un an auparavant (Deleplace, 2017) ; mais aussi et surtout dans la troisième partie de louvrage puisque les contenus des chapitres 9 et 10 ont été très largement refondus pour tenir compte des principales évolutions théoriques que lanalyse économique a connu au cours des dix dernières années.

Ces changements confirment que louvrage est bien plus quun simple manuel dhistoire de la pensée économique. Plus précisément, il « revendique son appartenance à une histoire analytique de la pensée économique » (p. xviii)21. Une telle volonté de privilégier une dimension fondamentalement analytique, déjà présente dans les éditions antérieures, est de nouveau clairement affirmée. Elle constitue incontestablement à la fois la spécificité et le principal apport de ce manuel, qui sexpriment à travers trois traits caractéristiques.

Le premier est lidée quil est possible dordonner « le développement de la science économique depuis deux siècles et demi » (p. 7) selon deux axes : dune part, un « clivage entre approche réelle et approche monétaire » ; dautre part, un « clivage entre microéconomie et macroéconomie » (p. 12). Ghislain Deleplace précise son point de vue dans les termes suivants : « les deux clivages qui serviront ici de fils directeurs dans ce manuel ne se recouvrent pas, ni historiquement, ni analytiquement. (…) Il y a donc une complexité des débats, qui ne se dissout pas dans un recouvrement entre les deux clivages retenus ; ladhésion à une approche réelle nest le signe, ni dun désintérêt pour la monnaie, ni dun rejet de la macroéconomie, et ladhésion à une approche monétaire ne condamne pas à lignorance de la formation des prix sur les marchés 341des biens. Cest pourquoi je les conserverai tous les deux comme fils directeurs de cette histoire de la pensée économique » (p. 16-17).

Le deuxième trait caractéristique est que, en dehors de quelques repères biographiques sur les grands auteurs retenus, louvrage se concentre presque exclusivement sur les développements analytiques qui ont progressivement structuré la science économique contemporaine et les débats théoriques, souvent âpres, qui les ont accompagnés. La conséquence de ce choix de méthode est de laisser de côté les éléments plus historiques et socio-politiques qui pourraient venir sinon expliquer du moins éclairer de tels débats en les replaçant dans leur contexte. Pourtant, du xviiie au xxe siècle, cet environnement sest profondément transformé et a donc certainement, dune manière ou dune autre, orienté lévolution de la pensée économique. Or, cette dimension est volontairement laissée de côté puisquon trouve simplement à la fin de louvrage un index des auteurs et un index des concepts. Plus précisément, la préoccupation historique se résume pour lessentiel dans le souci de maintenir une approche chronologique, même si le dernier chapitre, qui traite « Des hétérodoxies diverses », vient légèrement en perturber la logique. Toutefois, compte tenu des choix analytiques posés initialement, il était quasiment impossible de procéder autrement. Mais ladoption dune telle méthode accentue le côté abstrait dun ouvrage qui privilégie déjà des débats purement théoriques et le plus souvent très formels.

Le troisième trait caractéristique se trouve dans la préférence accordée à certains auteurs et à certaines thématiques. Dans ce domaine, le choix principal est lexclusion complète de lensemble des auteurs et des courants antérieurs à ce que Ghislain Deleplace nomme la théorie classique, et dans laquelle il encadre Smith et Ricardo par Quesnay et Marx. Sont ainsi volontairement ignorés des auteurs antérieurs, comme les auteurs dits mercantilistes, mais aussi Petty, Cantillon, Boisguilbert ou David Hume, considérés généralement comme fondamentaux pour comprendre les débats ayant conduit à lémergence de la pensée classique ; mais aussi dautres auteurs contemporains de Quesnay ou postérieurs, dont il est admis quils ont joué un rôle tout aussi essentiel dans lélaboration des différentes facettes de léconomie politique. Parmi eux, il est possible de citer Steuart, Turgot, Condorcet, Say, Malthus, Torrens ou John Stuart Mill ; encore que certains, comme Malthus et Say, sont indirectement évoqués à propos de leurs débats avec Ricardo. Cette option, clairement 342assumée, est justifiée dans les termes suivants : « En dehors des problèmes de place, il faut confesser ce parti pris : la théorie classique est dominée par la haute stature de Ricardo, et ce Ricardo est celui que Sraffa a révélé et réhabilité. On peut certes soutenir quil y a dautres auteurs classiques aussi importants que Ricardo, et quil existe dautres interprétations de Ricardo que celle de Sraffa. Dans les deux cas, cela conduit alors à envisager davantage la continuité entre la théorie classique (y compris Ricardo) et la théorie marginaliste qui la supplantera définitivement à partir des années 1870 ; à linverse, le point de vue défendu ici insiste davantage sur la rupture entre ces deux théories » (p. 19).

Cest en fait parce quil place principalement laccent sur la rupture et non sur la continuité entre lapproche classique et lapproche marginaliste, que le livre de Ghislain Deleplace se démarque nettement de la plupart des autres manuels plus traditionnels qui, dans la perspective ouverte par Joseph Schumpeter (1954), privilégient généralement lidée dune élaboration linéaire et progressive de la science économique. Peut-on pour autant considérer quune telle démarche est véritablement « hétérodoxe » ? Telle est linterprétation proposée par Michel De Vroey (2001) dans le long commentaire consacré à la première édition de louvrage. Dans sa réponse, Ghislain Deleplace (2002) sen est défendu avec raison et dautant plus vigoureusement quil ne revendiquait en aucune manière ce qualificatif. En fait, sil est vrai quil pense dune autre manière, paradoxalement son livre respecte pour lessentiel les critères traditionnels de tout manuel dhistoire de la pensée économique. Dune part, il traite dauteurs, dont le statut nest contesté par personne, tout en respectant une démarche parfaitement chronologique, qui se déploie du « royaume agricole » de Quesnay au « monde à la Arrow-Debreu ». Dautre part, il se propose dexpliquer pourquoi et comment ce « monde » est devenu le paradigme dominant de la science économique contemporaine.

On ne sera donc pas surpris par cette troisième édition qui maintient la même ligne que les précédentes, tout en les prolongeant. Elle continue ainsi à offrir un panorama étendu et précis de lévolution de la pensée économique, qui mobilise certes une lecture critique mais dans un cadre somme toute académique. Cest dailleurs dans cette ambivalence que réside sans doute loriginalité de louvrage de Ghislain Deleplace, ainsi que son principal intérêt, et qui en fait toujours un outil pédagogique irremplaçable pour lenseignement de lhistoire de la pensée économique.

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BIBLIOGRAPHIE

De Vroey, Michel [2001], « Lhistoire des théories économiques sous le prisme de lhétérodoxie. Une analyse critique de lHistoire de la pensée économique de Ghislain Deleplace », Cahiers déconomie politique, no 38, p. 115-133.

Deleplace, Ghislain [2002], « Lhétérodoxie rend-elle un historien de la pensée économique aveugle et sourd ? », Cahiers déconomie politique, no 43, p. 93-102.

Deleplace, Ghislain [2017], Ricardo on Money. A Reappraisal, Abington, Routledge.

Schumpeter, Joseph A. [1954], History of Economic Analysis, London, George Allen & Unwin.

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Sergey Zanin, Utopisme et idées politiques. Visite de Pierre-Paul Joachim Henri Lemercier de La Rivière à Saint-Pétersbourg. Avec la publication des inédits, Paris, Classiques Garnier, 2018.

Bernard Herencia

Université Gustave Eiffel

LIPHA – EA 7373 & Triangle – UMR CNRS 5206

Lhistorien Sergey Zanin livre avec cet ouvrage le second volet dun triptyque consacré à une « enquête sur les représentations sociales des Lumières françaises » avec :

une recherche sur lidéal social de Rousseau (Société idéale et horizon dutopie chez J.-J. Rousseau, 2012) ;

un essai sur les « représentations de la société idéale propres à un groupe dintellectuels, ainsi que les mécanismes sociaux et culturels qui se mettaient en œuvre au moment où Catherine II invita Lemercier de La Rivière à sa cour » (Utopisme et idées politiques, 2018) ;

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une étude du « modèle institutionnel inventé au cours des débats sur la constitution polonaise » (à paraître).

Louvrage est composé en 2 parties. La première est plus spécifiquement consacrée à la visite de Lemercier de la Rivière en Russie et la genèse dune vision utopique (185 pages hors abréviations, avant-propos, introduction, bibliographie, index et table des matières). Le titre principal de louvrage « Utopisme et écrits politiques » renvoie ainsi entièrement à la seconde partie de louvrage. Cette dernière sintéresse en fait au concours ouvert en janvier 1767, soit quelques mois avant la visite de Lemercier en Russie, sur la propriété des paysans proposé par la Société impériale libre déconomie de Saint-Pétersbourg. Il comprend deux développements, le premier (46 pages) consacré au mémoire que souhaitait proposer Du Pont, dont seul le Discours préliminaire sera envoyé en espérant faire ainsi patienter la société ; le reste du mémoire aurait disparu – a-t-il seulement été écrit ? Ensuite, lauteur publie et discute un mémoire manuscrit – intitulé LEsprit de lInstruction de Sa Majesté limpératrice de la Russie, pour la formation dun code de lois, ou développement des principes puisés dans ladite Instruction – que lauteur attribue à Dimitri Galitzine pour une écriture en 1774.

À propos des sources, S. Zanin se propose dembrasser la masse des inédits en « mettant de côté » le guide des archives édité par Georges Dulac et Sergueï Karp, même si les documents qui lui servent dappui sont généralement répertoriés dans leur guide (Dulac & Karp, 2007). S. Zanin affirme toutefois avoir « retrouvé » dans les archives russes les documents manuscrits quil a annexés à son essai. Les annexes proposées sont organisées en 4 ensembles :

I – correspondance russe de Lemercier de la Rivière : 25 lettres (dont 19 de Lemercier de la Rivière à ses contacts : Dimitri Galitzine, Nikita Panine, Alexandre Budberg et Christoph von Campenhausen) et une convention ;

II – 26 lettres et autres documents à propos de Lemercier de la Rivière ;

III – Discours préliminaire de Du Pont pour le concours de la Société économique de Saint-Pétersbourg ;

IV – mémoire attribué à Galitzine : LEsprit de lInstruction etc.

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Malheureusement les documents publiés comportent de nombreuses erreurs de transcription qui doivent conduire les chercheurs à consulter les originaux, comme jai pu le constater à la lecture des lettres de lannexe 1 dont javais obtenu les copies il y a déjà longtemps sous forme dun microfilm aujourdhui déposé à lInstitut national détudes démographiques. Un inventaire complet des pièces disponibles aurait été un apport important pour la recherche et nous espérons que S. Zanin proposera prochainement linventaire des documents constituant « le grand amas de manuscrits » de Catherine II quil évoque et actuellement conservés aux RGADA (Archives russes dÉtat des actes anciens). À de multiples occasions sont mentionnées les « notes » de la tsarine sur le projet de Nakaz : une étude densemble reste donc à mener sur ce point. Cependant S. Zanin semble parfois optimiste sur la richesse des fonds : il affirme (p. 50) lexistence dune « correspondance régulière » entre Lemercier de la Rivière et Catherine II, mais napporte aucun indice concret de son existence.

La fort utile publication de LEsprit de linstruction permet de mettre en lumières les emprunts du Nakaz à la philosophie du temps, notamment à Lemercier de la Rivière : le tableau de correspondance en p. 224 et celui de la p. 229 permettent bien den prendre la mesure. Notons que S. Zanin conteste âprement létude de Georges Dulac (Dulac, 1988) et attribue le texte à Dimitri Galitzine et non à Guillaume François Le Trosne, mais sa conclusion introduit une nuance pour une paternité « la plus probable » (p. 242) tandis quil affirme plus haut que lexamen réalisé par Dulac est « une réduction à limpossible » (p. 220). Il faut noter que lauteur nhésite pas à attaquer le travail dautres spécialistes de la physiocratie de manière similaire et, pour le dire franchement, un peu outrée.

Le livre propose un réexamen du séjour de Lemercier de la Rivière avec un nouvel éclairage à partir notamment doutils conceptuels et méthodologiques puisés dans lœuvre de Paul Ricœur pour réinscrire « le temps vécu sur le temps du monde au plan de lhistoire » en vertu de la portée de la représentation mnémonique. Dès lors, S. Zanin, assimile la physiocratie à une « vision du monde meilleur » et en fait une utopie qui complète lidéologie (p. 144) dont la fonction institutrice tient à linstauration dun imaginaire symbolique. S. Zanin mobilise également Maurice Halbwachs qui invite à étudier le cadre social et culturel de 346la mémoire du passé (p. 39) ou encore Jürgen Habermas et propose de remédier à ce que le philosophe allemand na pas vu à propos de lusage et de lappropriation des symboles (p. 260). La recherche que S. Zanin propose sur la représentation mnémonique est déclinée en mémoire-représentation, mémoire-création, mémoire-narration etc. ; ce faisant, il revisite les documents historiques disponibles en considérant leurs auteurs comme témoins-narrateurs et ainsi « lavenir apparaît comme étant “préparé” par le passé quil décrit ».

Au début de lan 1767, Lemercier de la Rivière, célèbre pour son administration coloniale aux Antilles durant la guerre de Sept ans, et dont louvrage à paraître – Lordre naturel et essentiel des sociétés politiques (Lemercier de la Rivière, 1767a) – alimente les attentes des milieux intellectuels, va être sollicité par Catherine II et ses relais parisiens pour venir à Saint-Pétersbourg au moment où limpératrice achève la préparation de son Nakaz, ses instructions pour un nouveau code des lois22. S. Zanin mobilise la littérature classique sur le sujet ainsi que quelques travaux moins étudiés, par exemple ceux de Vassili Bilbassov. Le récit quil propose du voyage (il y aura des étapes à Berlin et Riga) et du séjour napporte guère déléments factuels nouveaux par rapport à la littérature antérieure, mais il permet de mettre en lumière certains détails, par exemple les hésitations de Lemercier de la Rivière et des acteurs russes apparaissent plus clairement à travers le récit de S. Zanin.

Pour lauteur, étudier « la biographie intellectuelle de Lemercier de la Rivière [lui] semble une entreprise dénuée de sens ». Cela nous paraît au contraire être la principale conduite à tenir pour comprendre la construction et les évolutions de la pensée dun intellectuel et en loccurrence ici un homme de terrain (parlementaire, administrateur, etc.) doublé dun théoricien de tout premier plan. Si lon se restreint à lépisode du séjour russe – et une biographie intellectuelle ne peut guère se concevoir pour un moment seulement (près dun semestre) : lentreprise est tout à fait difficile à mener car il ne sagit justement que dun épisode dans la vie dun intellectuel actif durant cinq décennies. Les archives personnelles, même rares, nont pas toutes disparues et les témoignages ne sont ni tous « infidèles » ni « souvent malveillants » (p. 66) et S. Zanin propose toutefois létude de ces documents pour se porter notamment sur le canevas du récit. Il résume assez bien la volonté 347et les attentes de la tsarine et rejoint en cela les principales études antérieures : « Catherine II “opère” une sorte de sondage sur la recevabilité des idées philosophiques [de Montesquieu, Cesare Beccaria, Lemercier de la Rivière, etc.] dont elle veut auréoler son autorité » ; Montesquieu est mort, Beccaria sollicité refuse, Lemercier de la Rivière également approché sur la base de son Mémoire justificatif (Lemercier de la Rivière, 1767b) au ministre Étienne François de Choiseul (à la suite de son expérience antillaise) et des grandes promesses de succès de son traité à paraître, accepte.

Nous rejoignons S. Zanin lorsquil évoque « lillusion passagère » (la recherche dune gloire intellectuelle) plus que la fortune que bien dautres rechercheraient auprès de la « Félice du Nord » (p. 145), même si sa [Lemercier de la Rivière] situation financière après ses intendances antillaises était très précaire. Lauteur en appelle encore à Karl Mannheim pour tenter de montrer que la « chimère » dun individu (en loccurrence Lemercier de la Rivière) va rejoindre et intégrer les « buts politiques » dun groupe « sociologiquement déterminé » (les interlocuteurs de Lemercier de la Rivière à Paris, Berlin, Riga et Saint-Pétersbourg).

S. Zanin propose une démarche intéressante et pleine de promesses pour étudier Lordre naturel et essentiel des sociétés politiques et se « fixe la tâche de donner une lecture de son principal ouvrage centrée sur lusage de la rhétorique et des images » même si son auteur « sacrifi[e] les beautés du style et lélégance de lexpression ». Cet ambitieux programme est malheureusement entaché par de nombreuses erreurs factuelles assez grossières. Ainsi, la page de titre contient plusieurs erreurs. Le physiocrate Paul Pierre Lemercier de la Rivière, outre linversion de ses deux premiers prénoms, ne sest jamais prénommé Joachim ni Henri. Ces prénoms résultent de méprises commises par plusieurs anciens bibliographes : le premier dentre eux est Johann Samuel Ersch dès 1797, mais il faut également compter avec les erreurs de Louis Gabriel Michaud en 1818 et celles de Joseph Marie Quérard en 1824. Seuls des copistes maladroits ont perpétué durant quelques années des confusions mêlant ainsi les œuvres et actions de trois personnages : Lambert Rivière (1753-1828), employé ministériel puis administrateur dans lAube ; Pierre François Joaquim Henry-Larivière (1761-1838), juriste et député du Calvados et Paul Pierre Lemercier de la Rivière (1719-1801), administrateur colonial et physiocrate. La consultation des ouvrages du spécialiste de Lemercier 348de la Rivière, Frédéric Louis Philippe May23 (1905-1982), qui écrit sur léconomiste dès les années 1930 (et jusquà la fin des années 1970) aurait aisément permis déchapper à ces confusions. Ceci est dautant plus surprenant que S. Zanin affirme (p. 27) avoir consulté les copies des actes de baptême et de décès du physiocrate. Dautres sources récentes – notamment nos travaux ou notre site web dédié à Paul Pierre Lemercier de la Rivière (Herencia, 2013-2020) – pouvaient encore permettre de ne pas retomber dans ces erreurs vieilles de deux siècles.

Par ailleurs, S. Zanin renonce à s« attarder sur les termes dont lemploi fréquent dans leurs [les physiocrates] ouvrages rebute un lecteur, notamment, “évidence”, “naturel”, “nécessairement” ou encore “physiquement impossible” » (p. 95-96). Compléter létude de traités déconomie politique dune analyse littéraire, stylistique est une perspective qui ne peut quenrichir notre connaissance de ces œuvres. Par contre, mobiliser la seconde pour ignorer la première ne peut que conduire à une impasse intellectuelle surtout en reléguant des concepts majeurs (de lanalyse physiocratique) au rang de simples « termes » dont on pourrait sépargner la compréhension et, à propos des physiocrates, S. Zanin « croi[t] plus utile détudier litinéraire des réflexions suivis par leurs critiques que de conduire lanalyse interne de leur doctrine » (p. 199). Cette étude est par exemple menée à laide de la métaphore de larbre que lon peut retrouver sous la plume de Lemercier de la Rivière à de multiples reprises (il faudrait en sus ici confronter ces usages à celui quen fait Victor Riqueti de Mirabeau24). Enfin, il ne faut pas perdre de vue que Lemercier de la Rivière est juriste et que, lorsquil évoque les « branches de ladministration » des sociétés, cest dabord aux domaines, aux « branches » du droit quil faut penser. Ainsi « limage du grand arbre de la société » nest pas quun simple « souvenir pur » (au sens proposé par Paul Ricœur) de l« éducation religieuse et familiale » de Lemercier de la Rivière comme tente de le démontrer S. Zanin (p. 105). Nos propres études nont pas permis de conclure : sa philosophie politique ne présente pas dalliance explicite avec la doctrine chrétienne. Lorigine de lordre naturel importe peu aux physiocrates car cest lordre lui-même qui est déterminant. Lemercier de la Rivière biaise avec les valeurs dominantes : sil ne peut les repousser explicitement, il sattache à démontrer quen dépit des positions 349des théistes ou des athéistes, lordre naturel physiocratique possède sa propre cohérence interne et que lambition physiocratique focalise sur le monde à construire : « je cherche à peindre les choses telles quelles doivent être essentiellement, sans consulter ce quelles sont ou ce quelles ont été » (Lemercier de la Rivière, 1767a, p. 185). Enfin, juriste toujours, la plume de Lemercier de la Rivière en matière stylistique recourt dabord au syllogisme que S. Zanin névoque pas.

Il y a effectivement chez S. Zanin une profonde méconnaissance des physiocrates et de leur corpus théorique. Il affirme par exemple que la physiocratie touche à son déclin au moment du voyage de Lemercier de la Rivière (1767 est pourtant la phase la plus active de lécole) et invoque la somme de Georges Weulersse qui inscrit le mouvement physiocratique entre 1756 et 1770 (Weulersse, 1910) : cest méconnaitre que Weulersse va encore donner trois ouvrages dédiés à létude du mouvement jusquen 1792 (Weulersse, 1950, 1959 et 1985). Lannée 1767 est celle de la formulation de la théorie du despotisme légal, concept central de la réflexion politique que développe Lemercier de la Rivière. François Quesnay, le chef de file des physiocrates propose Despotisme de la Chine25 (publié dans les numéros de mars à juin 1767 des Éphémérides du citoyen, lorgane de presse des physiocrates), la seconde version du Droit naturel et les Maximes générales du gouvernement économique dun royaume agricole (ces deux derniers textes sont publiés en novembre dans le recueil Physiocratie préparé par Pierre Samuel Du Pont (Du Pont, 1768a). Cette année et la suivante constituent un véritable point dorgue de la littérature physiocratique avec encore la publication de Lordre naturel et essentiel des sociétés politiques, La Physiocratie ou Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain et De lOrigine et des progrès dune science nouvelle (Du Pont, 1768b)26, LExplication du tableau économique à Mme de *** par Nicolas Baudeau (Baudeau, 1767-1770), les Éléments de la Philosophie rurale (Mirabeau, 1767) et les premières Lettres sur la dépravation et la restauration de lordre légal par Victor Riqueti de Mirabeau (Mirabeau, 1767-1771) et encore quatre textes de François Quesnay (Problème économique, Second problème économique, Sur le Gouvernement des Yncas du Pérou et Lettre de M. Alpha sur le langage de la science économique).

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Comment méconnaitre à ce point le corpus physiocratique pour affirmer encore que « la plupart des articles [des Éphémérides du citoyen], étaient rédigés par Pierre Samuel Dupont de Nemours ». La tribune des physiocrates est fondée et dirigée par Nicolas Baudeau et publiée en 1765-1772, 1774-1776 et 1787-1788. En labsence de Baudeau (appelé pour un canonicat en Pologne), Du Pont dirige le journal entre mai 1768 et mars 1772 seulement et contribue beaucoup à son écriture (en annotant simplement parfois abondamment les articles publiés, mais il est loin dêtre le principal contributeur du journal (Herencia, 2014a, p. 53-181). Dans cette publication S. Zanin cite sans le nommer « lauteur du résumé » (p. 104-105) de Lordre naturel et essentiel des sociétés politiques (mais assimile les numéros de janvier et de décembre 1767) : il est connu quil sagit de Baudeau. Plus déterminant, une lecture erronée lui fait assimiler despotisme légal et monarchie héréditaire (p. 105). Le « despotisme légal » ne renvoie pas directement à un certain type de monarchie (que les physiocrates préfèrent certes héréditaire) mais à lemprise nécessairement despotique quils attendent de la loi naturelle : le despotisme légal doit donc dabord être entendu comme un état de droit. Par contre, il attribue à Du Pont la perception du « despotisme légal » comme « régime politique qui garantit la suprématie des lois » (p. 210) alors quil sest toujours bien gardé de reprendre le concept lemercien si mal compris et décrié. Pour S. Zanin (p. 203), le séjour russe amène Lemercier de la Rivière à prendre ses distances avec le « despotisme éclairé », cela nest guère défendable puisquil va dans les années suivantes sintéresser aux politiques polonais et à Gustave III de Suède. Lauteur dUtopisme et idées politiques pense aussi que cest pour lui loccasion daffiner le concept de « despotisme légal » : en fait tout est dit dans Lordre naturel et essentiel des sociétés politiques déjà paru et Lemercier de la Rivière passera ensuite le reste de son œuvre à éviter de recourir à lexpression tout en restant fidèle à sa recherche dun état de droit. Enfin il affirme (p. 241) que le despotisme légal est le « grand absent du mémoire et de louvrage de 1796 de Dimitri Galitzine : il suffit de lire le commentaire 3 de LEsprit de lInstruction » (p. 376-377) en annexe IV du présent ouvrage et le chapitre ii « Des loix » de LEsprit des économistes (Galitzine, 1796) pour se convaincre du contraire (lexpression est absente mais pas le concept de suprématie des lois naturelles). Enfin, S. Zanin reprend une ancienne méprise en soulignant la « copropriété foncière du souverain » (p. 236) : 351Lemercier de la Rivière nenvisage bien sûr rien dautre que la co-propriété du souverain sur le produit net des terres, ce qui est tout autre chose.

Reste que létude de S. Zanin pour développer une approche en termes dutopisme du voyage et du séjour de Lemercier de la Rivière à lEst pouvait ouvrir des perspectives nouvelles pour enrichir notre connaissance de cet épisode. Mais la démonstration nest guère réalisée pour mettre en évidence le « mythe de la Russie réformée qui émerge au cours des échanges du physiocrate » car il ne sagit pas dun mythe mais plutôt dun espoir, voire dune promesse pour Lemercier de la Rivière comme pour les élites de lEst. En effet, cest la conclusion importante énoncée dès louverture de louvrage (p. 10) : « lanalyse des documents prouvent que les physiocrates et leurs interlocuteurs russes ont bâti une vision illusoire de la Russie réformée selon les recettes physiocratiques ». En effet, à la suite dAlexandre Cioranescu, S. Zanin dissocie « utopisme » (le plan des idées ; les idées physiocratiques) de l« utopie » (les ouvrages utopiques ; les écrits physiocratiques) (p. 180-181) mais il invoque aussi lutopie et outre son usage. Il tente le long de son essai de convaincre le lecteur que Lordre naturel et essentiel des sociétés politiques est une utopie. En fait, cest du côté de Lheureuse nation quil faut chercher (Herencia, 2014b). À quelques endroits S. Zanin sy essaie en vain : il affirme que Lheureuse nation – la dernière publication de Lemercier de la Rivière – paraît à la fin des années 1780 alors quelle est publiée en 1792 (Lemercier de la Rivière, 1792). Louvrage nest guère lu puisque, sous des allures de description des mœurs et institutions politiques du peuple imaginaire des Féliciens, Lemercier de la Rivière produit en fait un dernier traité politique (après ceux des années 1787-1789) pour alimenter les débats révolutionnaires tout en restant prudent à une époque où son passé dadministrateur colonial pourrait le conduire à léchafaud. Surtout, louvrage nest pas un « roman » utopique comme affirmé (p. 96 et 211) ou une « paraphrase » de Lordre naturel et essentiel des sociétés politiques (p. 211) et Lemercier de la Rivière est présenté comme un « romancier utopique » (p. 214) qui, par définition pourrait donner libre cours à ses « fantaisies » (p. 265). Lauteur semble nen avoir parcouru que la préface (p. 255) car Lheureuse nation est dabord un traité politique qui permet (avec le « Manuel des Féliciens », qui clôt louvrage) de répondre une dernière fois à Jean-Jacques Rousseau. Lheureuse nation na rien dun roman, il est même dénué de toute trame romanesque. Enfin, S. Zanin fait-il définitivement fausse route lorsquil 352affirme qu« en composant son ouvrage [Lordre naturel et essentiel des sociétés politiques], lauteur utopiste entend plutôt réaliser ses visées culturelles et sociales que révolutionner un genre littéraire » (p. 267) ?

Utopisme et idées politiques comporte de nombreuses fautes y compris pour les noms (Éric Cojosso pour Éric Gojosso) et les références. À dautres endroits, il prête aux autres chercheurs des opinions ou des défauts quils nont pas. Ainsi, S. Zanin écrit (p. 36) que lauteur de ces lignes aurait considéré Lemercier de la Rivière « comme un homme de cabinet sans aucune expérience en politique » ce qui est contredit de manière évidente par une lecture même cursive de ma thèse (Herencia, 2011) et de mes travaux ultérieurs qui visent à démontrer que ses conceptions politiques sont le fruit de ses activités de juriste, de parlementaire et dadministrateur colonial.

Lauteur fait également un usage fréquent (et cela lui avait déjà été reproché par James MacLean (2014) pour son précédent ouvrage) dexpressions qui nont pas leur place dans un ouvrage analytique (« de mon point de vue », « à mon avis »). La lecture de cet ouvrage laisse une impression dexercice inachevé : les documents darchives tout à fait intéressants (et il faut saluer lentreprise de publication pour les rendre plus accessibles) auraient dû être confrontés – et ils le sont en partie – à un examen littéraire et philosophique mais également à létat des connaissances sur le mouvement physiocratique et ses aspirations à proposer un modèle politique. S. Zanin souhaitait renverser la table mais ne parvient guère à dispenser le chercheur de létude des auteurs classiques et des travaux spécialisés sur le séjour de Lemercier de la Rivière27, la période et le contexte. Sa conclusion la plus intéressante est finalement de constater quà défaut davoir pu influencer laction politique de Catherine II et de ses principaux relais, son séjour et surtout son ouvrage majeur – Lordre naturel et essentiel des sociétés politiques – ont influencé des intellectuels et hommes de pouvoir russes dans la mesure où son discours résonnait avec leurs « souhaits, idées et attentes sociales » (p. 268).

Nous espérons vivement que le troisième ouvrage annoncé – pour une étude du « modèle institutionnel inventé au cours des débats sur le constitution polonaise » – rendra compte dune étude véritablement approfondie des apports respectifs des intellectuels occidentaux pour réformer le politique polonais.

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BIBLIOGRAPHIE

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Weulersse, Georges [1985], La physiocratie à laube de la Révolution, 1781-1792, Corinne Beutler (éd.), Paris, Éditions de lÉcole des Hautes Études en Sciences Sociales.

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Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi, Œuvres économiques complètes, Paris, Économica, vol. I, Tableau de lagriculture toscane et autres écrits ; vol. II, De la richesse commerciale ; vol. III, Écrits déconomie politique (1799-1815) ; vol. IV, Écrits déconomie politique (1816-1842) ; vol. V, Nouveaux principes déconomie politique, 2015 ; vol. VI, Études sur les sciences sociales, 2018.

Ludovic Frobert

Triangle – UMR CNRS 5206

ENS Lyon

La parution en 2018 des Études sur les sciences sociales a clôt la publication en six volumes des Œuvres économiques complètes de Simonde de Sismondi. Publiée chez Économica, cette édition a été lœuvre dune équipe du Centre Walras-Pareto de lUniversité de Lausanne, équipe composée de Pascal Bridel, Francesca dal Degan et Nicolas Eyguesier.

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Comment isoler et extraire la partie économique dune œuvre ayant revendiqué le caractère enchâssé de la réflexion économique dans un ensemble plus vaste où lhistoire et la réflexion morale et politique paraissent dominer ? Cest la gageure que ce sont ici proposés de relever les éditeurs. Dans leur « Introduction générale » (vol. I) ils rappellent la singularité dune œuvre économique qui se focalisant sur la « science de la distribution » ne peut progresser quen prenant en compte les facteurs politiques, historiques ou sociaux. Une œuvre qui, en outre, ne cessera de placer les différentes durées économiques et les problèmes dajustements qui se posent – au premier chef lors des crises et déséquilibres – au sein de dynamiques plus larges. Des dynamiques ou même des évolutions dont les dimensions contraintes nempêchent nullement les possibilités dintervention et de correction et place finalement le normatif au cœur même de lenquête économique. Léconomie chez Sismondi est une science morale, sociale et politique, une science ancillaire à disposition du législateur, une science prenant appui sur les expériences de lhistoire.

Cest donc un choix, et malaisé, dopter pour une édition des seules œuvres économiques complètes du penseur genevois. Ce choix sexplique dabord par limpossibilité déditer tout Sismondi, auteur prolifique des multiples volumes de Histoire des républiques italiennes du Moyen Âge ou de Histoire des Français. Les éditeurs rappellent que, vers 1835, dressant le catalogue de ses œuvres complètes, Sismondi comptabilise soixante-cinq volumes (dont huit ne concernent strictement que léconomie). La difficulté est souvent réelle toutefois de distinguer chez Sismondi léconomique du non-économique : son argumentation ne cesse de mêler les registres, et certaines thématiques retenues ici, les colonies par exemple, sont par elles-mêmes au croisement des disciplines et interrogations. Le volume terminal, Études sur les sciences sociales intègrent dailleurs indissociablement les Études sur les constitutions des peuples libres et les Études sur léconomie politique. Il nempêche que les 6 volumes de cette édition invitent à une entrée par léconomie dans la pensée de Sismondi. On en découvre les dimensions analytiques sans que soit éclipsée la gangue morale, sociale et politique faisant tenir toute lœuvre. On bénéficie à la fois, et pour reprendre la distinction dAmartya Sen mobilisée par les éditeurs, ce quen son temps et notamment lors de controverses célèbres avec ses contemporains, de Say à Ricardo, Sismondi apporte à léconomie comme ingénierie (economics as engineering) et tout ce que sa 356démarche ajoute à léconomie comme éthique (economics as ethics). Plus même, loption générale retenue ici permet de signaler en quoi la fécondité analytique de Sismondi a dépendu de lenvergure dinterrogations morales et politiques que venaient conforter chez lui les expériences et leçons de lhistoire. Introduisant pour la Bibliothèque universelle de Genève un « Fragment inédit dune introduction aux Études sur les sciences sociales », léditeur Auguste de la Rive, interprétant la démarche de Sismondi, notait judicieusement : « Lhistoire nest quune des branches de la science sociale, de cette science vaste et complexe qui recherche les principes daprès lesquels le but qui réunit les hommes en société sera le plus sûrement et le plus promptement atteint. Le contingent de lumière que lhistoire élabore au profit de la science sociale en est sans contredit lun des éléments les plus précieux et les plus difficiles à remplacer ; cest la voix du passé, promulguant en quelque sorte ce que les théories ont produit pour le bonheur ou le malheur des sociétés qui ne sont plus, et instruisant avec lautorité de lexpérience les sociétés à venir de ce quelles doivent prévoir de ces théories sil leur plaît de se les appliquer » (vol. IV)28.

Lappareil critique mobilise de fort éclairantes présentations générales par volume et une courte présentation souvent très utile de chacun des textes sélectionnés. Sil sagit dun corpus des œuvres définies comme économiques, les éditeurs insistent aussi sur le fait quils en proposent une édition complète. Il est vrai que la connaissance quon peut avoir ici du Sismondi économiste ne se limite pas à la lecture de sa Richesse commerciale ou des deux éditions de ses Nouveaux principes déconomie politique. A titre dexemple, le volume III consacré aux Écrits déconomie politique de la période 1799-1815, offre un ensemble de textes, dont nombre dinédits (ainsi, le tout premier « Les ressources de la Toscane »), qui entourent la publication de la Richesse commerciale. Cela modifie la perception que lon peut avoir de ce premier opus – souvent présenté comme une pâle synthèse de la Richesse des nations dAdam Smith. Cela montre, déjà, la variété et loriginalité des tonalités sismondiennes, et peut 357même permettre de se positionner de façon plus nuancée sur la question des deux Sismondi, avant et après la rédaction en 1816-1817 de larticle « Political Economy » qui paraîtra un peu plus tard dans lEdinburgh Encyclopaedia. Le volume IV consacré aux Écrits de la période suivante signale identiquement à la fois létendu et la variété des interventions de Sismondi et leur cohérence autour dune intention et dun projet qui saffirment et évoluent dannées en années au fil des observations. Significativement lun des derniers textes du volume IV reproduit le fragment inédit dintroduction à ses Études des sciences sociales, révélateur dune période tardive de lœuvre. Sur un plan plus global, les éditeurs revendiquent, en matière de notes dédition une « approche essentiellement non-interventionniste » permettant de ne pas alourdir le texte et déviter ainsi la tentation de vouloir présenter le « vrai Sismondi ». Les notes sont effectivement discrètes. Mais on peut ici sinterroger sur cette option, surtout si la philosophie générale de cette édition était bien de balancer les dimensions mécanique et éthique de lœuvre de Sismondi, et, se faisant, de souligner toute limportance en économie, hier aussi bien quaujourdhui, de cette dimension éthique. Dans ce cas, quelques notes supplémentaires permettant de relier les arguments présents dans les textes économiques complets de Sismondi à des développements plus philosophiques, historiques, politiques présents dans dautres pans majeurs de son œuvre, au premier chef Histoire des républiques italiennes du Moyen Âge, auraient pu opportunément enrichir cette édition.

Telle quelle se présente, cette édition va modifier et faire progresser les études sur Sismondi. Au gré des volumes et des intérêts le chercheur peut, au choix, mieux se plonger dans les débats analytiques autour de la loi des débouchés et des controverses que la notion émergente de crise périodique soulève ; il est invité à revenir sur les questions de méthodologie économique, Sismondi défendant, contre la chrématistique des économistes de son temps, loption dune économie politique élargie entendant, dans le cadre dune vaste science sociale, assumer grâce à lhistoire un vrai dialogue avec la morale et la politique ; le chercheur ne peut également manquer chez Sismondi ce que Joseph Schumpeter, en son temps, avait signalé : loriginalité dune dynamique totale, et même dune théorie de lévolution empruntant à lanalyse économique, mais aussi au droit, à lhistoire, à létude comparée des pays, des sociétés et des nations ; un minimum danachronisme peut 358même conduire le chercheur à sintéresser aux ruminations que les idées de Sismondi sur richesse, inégalités tolérables, bonheur, progrès, émancipation, voire République peuvent aujourdhui susciter. Les Œuvres économiques complètes peuvent encore inviter le chercheur à sinterroger de façon renouvelée sur le « problème de Sismondi ». Problème tant de fois formulé dun auteur focalisé sur la question de la domination et sur la désormais nécessaire articulation de la liberté des Anciens et de celle des Modernes ; dun auteur qui brillamment pratiquera cette interrogation sur le chapitre des colonies, de lesclavage, de la traite ; mais qui si attentif aux pathologies nouvelles de lindustrie demeurera fermé aux réformes radicales quappelait alors la nouvelle « exploitation de lhomme par lhomme ».

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Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky, LÉtat détricoté. De la Résistance à la République en marche, Éditions du Détour, Paris, 2018, 222 p.

François Robert

Triangle – UMR CNRS 5206

ENS Lyon

À lheure où le gouvernement termine de démanteler les derniers piliers de létat social mis en place par le Conseil national de la résistance (CNR), louvrage de Margairaz et Tartakowsky semploie à nous aider à comprendre la généalogie dune politique néolibérale telle que nous la subissons aujourdhui.

Les auteurs, loin de sattacher aux représentations, examinent les politiques publiques dans leur diversité et les mettent dans une perspective historique sur un temps long (70 ans). De cette analyse, deux périodes sen détachent. La première débute par la constitution dun État social construit autour du programme du Conseil national de la résistance (CNR) avec une mise en place dun véritable service public 359et des politiques de régulation. Cette phase se termine au tournant des années 70-80 et amorce une nouvelle mutation industrielle. La seconde démarre durant cette mutation et débouche sur la troisième industrialisation mêlant mutation financière, mondialisation et financiarisation de léconomie durant laquelle la dérégulation économique et financière a profondément transformé lÉtat, laffaiblissant sur son volant régulateur, le renforçant sur sa partie régalienne. Néanmoins, malgré ces bouleversements, lÉtat social subsiste avec des dépenses sociales maintenues voire accrues.

Cet ouvrage résulte dun travail décriture à quatre mains dans lequel les auteurs décortiquent à tour de rôle, dans leur spécialité, histoire économique (Margairaz) et histoire sociale (Tartakowsky), ces phases chronologiques exposées dans un ordonnancement très équilibré (deux parties et trois chapitres chacune soit six chapitres dune trentaine de pages), avec des notes en fin douvrage. Les deux grandes parties sattachent à décrire, lune létat social et sa crise (1945-1992) et lautre la libéralisation de lÉtat (1993-2017). Nous rendrons peu compte ici des évolutions sociétales pour ne nous concentrer que sur léconomie car les mélanges de léconomie et du social font ici perdre au récit sa force de démonstration.

Tout dabord, ils sattardent à décrire les soubassements de lÉtat tel que le CNR lavait conçu, non pas du point de vue politique pour lequel il échouera à constituer un grand parti, mais au niveau des structures de lÉtat. Parmi celles-ci, on retrouve le Plan, les nationalisations dont le système bancaire (Banque de France et 4 banques de dépôt), le statut de la fonction publique ou encore la Sécurité sociale. Ce sont ces soubassements qui seront violemment attaqués par les libéraux dont Denis Kessler, un des principaux dirigeants et figure pensante du MEDEF qui lexprimera publiquement en 2007 : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement sy emploie. Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner limpression de patchwork, tant elles paraissent variées, dimportance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme, … À y regarder de plus près, on constate quil y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des 360réformes ? Cest simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il sagit aujourdhui de sortir de 1945 et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ». Ces propos condensent, à eux seuls et rétrospectivement, tout le programme de déconstruction auquel ils se sont attelés. La continuité du maintien de cette politique tient dune part, au soutien des deux forces politiques majeures, les gaullistes et les communistes, et dautre part, à un marché restreint au cadre national qui ne subissait pas les assauts de la mondialisation.

Jusquaux années 1960, le peu de porosité des frontières rend possible des politiques économiques keynésiennes et productivistes reposant en grande partie sur la modernisation des secteurs de base de léconomie tels lénergie et les transports. Lactivité économique se développe ainsi à labri de la concurrence internationale même si les plans, instruments de planification de léconomie, instaurés dès 1946 par Monnet, la préparent à louverture des échanges internationaux.

À partir des années 1960 et jusquaux années 1980 des pans entiers de létat social vont saffaisser les uns après les autres résistant plus ou moins bien aux dynamiques nationales et internationales. Lors de la préparation du Ve plan (1966-1970), les autorités de lÉtat prenant acte des effets de la concurrence internationale envisagent une combinaison du Plan avec le marché. Cette planification à la française qui se veut être le fondement dune économie concertée (compromis social) suscite lattention dans de nombreux pays européens. Avec louverture internationale et le renouvellement de ses cadres, le Plan tend à se libéraliser. La culture de la régulation commence à perdre son caractère fédérateur. Les entreprises publiques se voient contraintes dadopter une gestion plus conforme aux règles du marché au moment où lorganisation bancaire entre dans un vaste programme de libéralisation. Mais, le mouvement social du printemps 1968, la crise du système monétaire (1971-1973), du choc pétrolier (1974), le ralentissement de la croissance et la montée du chômage interrompt le processus de libéralisation qui sape les fondements de la planification.

Lélection de Mitterrand relance ce processus. Elle constitue un revirement majeur de la politique économique. Malgré une consolidation du rôle de lÉtat (nationalisations bancaires et industrielles, augmentation des prestations sociales et renforcement du statut de la fonction publique), 361la politique keynésienne menée par les socialistes échoue. La raison en incombe à un certain isolement de la France en Europe et à un discrédit jeté sur les politiques keynésiennes qui combinent inflation et chômage alors quelles devraient, en principe, les neutraliser. Ce discrédit est porté par les économistes de lécole de Chicago qui prônent une politique monétariste, mettant en cause le poids excessif des États dans léconomie. La politique de relance (1981-1983) se traduit par trois dévaluations et deux plans de rigueur budgétaire et salariale avec une désindexation des salaires à linflation (1982). Le but est de réduire les dépenses et linflation pour intégrer définitivement le Système monétaire européen (SME), ce qui va impliquer une politique de désinflation pour se rapprocher des taux allemands. Dautre part, il sagit de substituer à la politique de la demande, une politique de loffre conduisant à remettre en cause la dépense publique et la finalité de limpôt. Cette baisse des prélèvements obligatoires est défendue au nom de lallégement de léconomie. Limpôt devient une charge et non plus une ressource redistributive. La gauche épouse dorénavant les valeurs défendues traditionnellement par la droite. La libéralisation bancaire, boursière et financière (1984-1988) constitue le second volant des grandes réformes de dérégularisation qui va bouleverser de manière irréversible le système financier français. À une économie financée par les banques sous contrôle de lÉtat succède une économie financée par les marchés. Lanecdote citée par les auteurs des propos de Jacques Chirac lors dune vague de privatisations résume leur degré de cynisme. Chirac pour bien montrer le côté irréversible de sa politique de privatisation (1986-1988) se réfère à Hernan Cortès qui brûle ses vaisseaux au Mexique pour empêcher ses hommes de revenir en Espagne.

La seconde partie de louvrage sintéresse à la libéralisation de létat et débute par une date symbolique, la destruction du mur de Berlin, actant leffondrement du système économique et politique socialiste en Europe de lEst. Dès lors, les partisans du capitalisme libéral se voient confortés dans leurs convictions quil ny a pas dautres alternatives. Dans le processus de mondialisation financière (globalization), la Troisième révolution industrielle va accélérer le mouvement, le nourrir de manière réciproque et balayer, dans les pays avancés, les secteurs qui ont porté la croissance daprès-guerre. Cette situation engendre une très forte instabilité monétaire et voit réapparaître les cycles économiques 362(1987, 2001, 2007, 2009-2011). Ces grandes mutations se doublent dune transformation majeure à léchelle européenne. Coup sur coup, lActe unique européen (1986) débouche sur un grand marché intérieur (1993) et lUnion économique et monétaire (UEM) sur le traité de Maastrich (1992) qui instaure la libéralisation complète des capitaux. La création dune Banque européenne (BCE) et la création dune monnaie unique (1999 et 2002) scellent le sort des États membres qui doivent se plier aux nouveaux critères du Pacte de stabilité et de croissance (1997) avec un déficit des administrations publiques fixé à 3% et une dette publique à 60% du PIB. LÉtat, avec ces nouvelles mesures, perd sa souveraineté monétaire.

Cette libéralisation va de pair avec une nouvelle conception de lÉtat. La question relative au mode de gestion de lÉtat surgit dans les années 1970 par lémergence dun nouveau paradigme, la nouvelle gestion publique ou le New publicmanagement. En France Michel Rocard sera un des premiers protagonistes dun « renouveau » du service public. LÉtat doit se concentrer sur le pilotage de laction publique et transfère lexécution à des agences publiques sous contrat avec lÉtat comme lOffice national des forêts (1964), lAgence nationale pour lemploi (1967), … En réalité ces principes, portés par lOrganisation de coopération et de développement économique (OCDE) connaissent un fort engouement au Royaume-Uni et en Italie. En France, ils seront pensés dans le cadre des Xe (1989-1992) et XIe plans (1992-2006). Au tournant des années 1990, le service public se convertit au raisonnement gestionnaire avec toujours lidée que la structure centrale ne doit garder que des compétences qui relèvent impérativement de ses missions. Toutes les autres doivent être externalisées. Un commissariat à la réforme de lÉtat est créé en septembre 1995. Sensuit, une « modernisation » de lÉtat et des services publics (2001) incarnée par la loi organique relative aux finances publiques (LOLF, 2001) qui emprunte à des techniques managériales bien présentes dans les pays anglo-saxons. Les réformes qui en découlent ne sont pas remises en cause par les gouvernements ultérieurs. Cest dans ce cadre que débute les atteintes à lÉtat social avec la suppression des « rigidités du marché du travail » (allégeance du coût du travail pour les employeurs) et la modification, en 1993, des règles de calcul des retraites pour le secteur privé (passage des 10 aux 25 dernières années). Le Plan visant à étendre ces règles aux 363fonctionnaires, en 1995, se heurte à des fortes mobilisations et les met provisoirement, en échec.

Avec larrivée de Sarkozy au pouvoir, la rupture est consommée. En 2005, le ministre du Budget a en charge la Réforme de lÉtat, prélude à la révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2007 pour réduire les dépenses publiques. Des audits, dont nombre de membres sont issus du privé, se chargent dexaminer et de proposer des réformes des politiques publiques telles la réorganisation des administrations centrales et des services déconcentrés, lallègement des procédures administratives etc. La réforme des collectivités territoriales vient compléter la loi de programmation budgétaire (2009-2011). Les mouvements sociaux qui en découlent ninfléchissent pas les réformes, « ce nest pas la rue qui gouverne » comme le dit Jean-Pierre Raffarin. La politique de dérégulation frappe de plein fouet les universités (loi sur lautonomie des universités, en 2006) et les hôpitaux (loi Hôpital, patients, santé et territoire HPST en 2207, 2009). Ces politiques sinscrivent dans le temps long, depuis 1997 pour luniversité, 2003 pour la santé et génèrent des renforcements des procédures dévaluation avec la création dagences spécifiques : Agence nationale de la santé (ARS), Agence dévaluation de la recherche et de lenseignement supérieur (AERES). Larmée, la police et la justice subissent, elles aussi, des réorganisations drastiques. Lensemble de ces mesures saccompagne dun côté, dune baisse de limpôt [bouclier fiscal contenu dans la loi TEPA (Travail, emploi, pouvoir dachat) de 2007], de lallongement des durées de cotisation pour la retraite (âge minimal porté à 62 ans en 2010), et de lautre, dune mise en place dun état plus sécuritaire (créations et fusion de fichiers dempreintes génétiques, durcissement de la loi à lencontre des étrangers, …). La gauche ninfléchira pas la tendance même si François Hollande opère une certaine libéralisation sociétale (lois Taubira, Leonetti, Duflot) et abroge la loi HPST. En effet, il ne remet pas en question la loi LOLF devenue la loi-cadre des politiques publiques, il ne renégocie pas le pacte budgétaire européen destiné à contenir lendettement des États européens, et surtout, il crée le Crédit dimpôt compétitivité emploi de 40 milliards (CICE, 2012) qui allège le coût du travail et les cotisations patronales et réforme le Code du travail (loi El Khomri, 2016). À la veille des élections présidentielles de 2017, lÉtat français est un État quasi libéralisé qui résiste peut-être mieux que les autres 364pays européens à la chute de lÉtat social : lemploi public se situe au-dessus de la moyenne (89 agents publics pour 1000 habitants). Mais, avec Emmanuel Macron, lÉtat va se réduire à un exécutif dexperts et prendre le pas sur le Parlement. Lexécutif moderne est devenu la tête de lÉtat. Il gère le néolibéralisme en faisant appel à la « société civile » vue comme la société des classes supérieures. Cette société accompagne leffacement progressif de lÉtat dans le cadre du néolibéralisme. Sensuit toute une série de réformes : Code du travail, Assurance chômage, Retraites, Statut de la fonction publique, Collectivités territoriales, etc. qui accentuent le démembrement de lÉtat social. Sil est vrai que la France sinscrit dans un processus global, nous ne pouvons pas pour autant exonérer les différents gouvernements de leurs responsabilités.

Le livre nest pas exempt de critiques. Tout dabord, la densité des politiques décrites est telle quelle laisse peu de place à lanalyse. Ensuite, le mélange de léconomie et du social fait perdre au lecteur le fil de leur démonstration dautant que toutes les réformes sociétales et culturelles qui sont menées durant cette période suivent peu ou prou ces transformations économiques. Malgré ces bémols, les auteurs démontrent avec brio la « marche en avant » dun néolibéralisme à la française porté par les gouvernements successifs dans une logique implacable dinvisibilisation de lhumain au profit du marché. Glacial.

1 La version finale de ce compte rendu est le résultat de multiples débats et échanges que jai eus avec Ramón Tortajada sur une période inhabituellement longue (pour un recensement douvrage). Je remercie vivement Ramón pour son attention et ses idées éclaireuses, mais aussi Jean (Cartelier) qui a écrit cet ouvrage et qui ma permis, indirectement, den faire une lecture. Ce sont des amis et collègues dont lestime que je porte à leur égard est inestimable.

2 Toutes les références, qui sont indiquées par la ou les pages, renvoient à cet ouvrage.

3 Dans un article de 1997, à partir de louvrage de Benetti & Cartelier de 1980, Rédouane Taouil proposa une approche de la relation salariale qui nest pas sans écho avec le thème de lEssai. Reprenant Bruno Lautier, il affirma que « si lon admet que la monnaie est la seule médiation entre les individus et si lon définit le salarié par le fait quil na pas daccès libre à la monnaie, il ny a pas dautre possibilité que de définir le rapport salarial comme relation de dépendance monétaire totalement déconnectée des modalités de son exercice dans la production » (p. 78). Il en résulte que « la force de travail [ou le travail n.d.a.] nest plus donnée a priori mais se trouve économiquement déterminée par la mise en œuvre du processus productif sous lautorité de lentrepreneur » (p. 79). Il conclut ainsi : « En excluant radicalement le travail de la classe des marchandises lapproche monétaire assume la forme singulière du rapport salarial. De ce point de vue, elle pourrait constituer une alternative aux approches récentes qui, faute dune rupture avec le modèle marchand, conçoivent le rapport salarial comme une relation marchande incomplète » (p. 80).

4 Benetti & Cartelier (1980). Puisquil est fait référence à cet ouvrage, il convient de signaler un changement important quant à la genèse de la monnaie. En 1980, lexigence première était celle de la création dune « unité de compte commune », lémission de moyens de paiement venait après lors du règlement des soldes des entrepreneurs. Ici ce nest plus le cas. Lémission de monnaie structure la société avant que la production et les échanges aient lieu. Certains (les entrepreneurs) ont accès à la monnaie avant de lancer la production et les autres (les plus nombreux, les salariés) non, cest après. Ce changement saccompagne de la reconnaissance que la monnaie requiert une autorité qui est au-delà du marché, un « souverain ». Lémission de monnaie « relève de la souveraineté : une autorité monétaire y est présente directement ou indirectement » (p. 125). Notons, en passant, que lon ne sait pas pourquoi certains (les moins nombreux, mais les plus chanceux, les plus audacieux, les plus riches, …) ont accès au crédit et pourquoi les autres (les plus nombreux, les moins audacieux, les moins chanceux, les moins riches, …) non, sachant que le plus grand nombre dindividus ne se présente même pas aux guichets de linstance monétaire pour solliciter un crédit (autre que de consommation). Mais une éventuelle réponse à cette question nécessiterait certainement des arguments qui pourraient aller au-delà du domaine de compétence de léconomiste.

5 Voir à ce sujet Andrew Skinner (1965). Le lecteur intéressé par linfluence de la physique mécanique newtonienne sur la philosophie et léconomie de Smith pourrait aussi consulter larticle de Diemer & Guillemin (2011).

6 Ce sont les travaux privés et indépendants les uns des autres de Marx.

7 Aujourdhui, lamalgame est plus que tentant, elle est devenue une croyance commune à quasiment tous les citoyens de la terre, entre léconomie de marché et la démocratie (et les droits de lhumain).

8 Qui constituent la théorie économique « standard » que la profession utilise aujourdhui soit pour établir des modèles positifs et/ou normatifs afin de comprendre le fonctionnement de la société et de proposer des politiques économiques pour son amélioration, soit pour en montrer les limites et les dysfonctionnements.

9 « Aurait-il pu être la “bonne représentation” dune autre société ayant existé ou pouvant exister, que lon pourrait qualifier déconomie de marché ? », reste une question hors sujet ici. Une référence à ce sujet pourrait être Thorstein Veblen qui, notamment dans Vested Interests (1919), étudie lévolution du capitalisme depuis le xviiie siècle jusquau début des années 1920. Il en conclue que léconomie a évolué dun environnement concurrentiel entre petites unités de décision vers un monde peuplé par de grandes sociétés (oligopolistes ou monopolistes) contrôlées par des banques dinvestissement. Veblen remarque alors que les principes de « liberté individualiste » (comme « opportunités égales », « auto-détermination » et « autonomie » du xviiie siècle) qui étaient fondés sur la règle de « vivre et laisser vivre », et qui avaient établi la propriété privée comme le fondement de la nouvelle société, nont pas empêché le capitalisme de se transformer en un système dans lequel des réseaux gigantesques de propriété sur les holdings contrôlent les conditions de vie de lhomme ordinaire. Cf. Ülgen (2017).

10 Cet exemple nest pas des moindres étant donnés les problèmes socio-économiques dans lesquels évoluent les sociétés modernes !

11 Soit parce quil est établi de façon artificielle par lintervention de lÉtat ou des syndicats, faussant le libre jeu de loffre et de la demande concurrentielles émanant dindividus libres et volontaires (théories néoclassiques et libérales qui se fondent habituellement sur lhypothèse de marchés efficients), soit parce que les marchés sont imparfaits/incomplets et ne fonctionnent pas assez bien de façon à établir léquilibre comme prévu dans le modèle walrasien (théories néo ou nouveaux keynésiennes ; contrats implicites, salaires defficience, approches en termes de jeux non-coopératifs, information asymétrique, économie comportementale, etc. qui peuvent aussi trouver refuge dans lunivers néoclassique du premier groupe).

12 Comportements différents en matière dépargne et/ou daccumulation du capital (p. 90).

13 Cet Essai a aussi une surprenante vertu mémorielle. En effet, qui se souvient de larticle 427 du Traité de Versailles qui déclare à la partie XIII, qui fonde lOrganisation internationale du travail, que « le travail ne doit pas être considéré simplement comme une marchandise ou un article de commerce » ?

14 Blaug, Mark, [1996] “Introduction: Has Economic Theory Progressed?”, Economic Theory in Retrospect, the fifth edition, Cambridge University Press, p. 2.

15 Ibid., p. 2.

16 The distinction of cardinal utility and of ordinal utility is mentioned later in Chapter V.

17 Je remercie Goulven Rubin pour sa lecture attentive et ses conseils.

18 Létude du contexte intellectuel peut cependant rendre sensible à loriginalité de la pensée des économistes du passé, non pour attacher leurs analyses au contexte dans lequel elles ont été produites mais pour renouveler notre lecture des débats contemporains.

19 « Les terres nappartiennent pas à tous les hommes dune génération ; elles appartiennent à lhumanité, cest-à-dire à toutes les générations dhommes (…). En termes juridiques, lhumanité est propriétaire, et la génération présente est usufruitière des terres » (Walras, 1896, p. 189).

20 Une position similaire est défendue par H. Kurz : « By reversing Samuelsons above proposal, we could say that a further task of the history of economic thought is to study the present state of economics from the standpoint of past authors. » (Kurz, 2006, p. 468).

21 Les références indiquées par la page renvoient à louvrage recensé.

22 Pour une chronologie précise, le lecteur pourra se reporter à notre étude (Herencia, 2012).

23 Son nom complet de naissance.

24 Voir, par exemple dans Lami des hommes (Mirabeau, 1756, p. 7).

25 Pour ce texte et les suivants de Quesnay, voir (Quesnay, 2005).

26 Louvrage daté de 1768 paraît toutefois en décembre 1767. Le lecteur peut consulter notre transcription intégrale (Lemercier de la Rivière, 1767, p. 449-479).

27 Pour cette littérature voir Herencia, 2014c, p. 5-6.

28 Comme le soulignent de leur côté les éditeurs : « Lhistoire et non les modèles, est finalement pour Sismondi le seul laboratoire des sciences sociales. Létude de la dynamique des déséquilibres dans un cadre institutionnel donné, liée à la recherche de la liberté, du bonheur et de la richesse de toutes les classes de la société, est lautre composante nécessaire à la compréhension dun système dont le développement économique, démographique et social repose aussi sur des phénomènes “non naturels” et “non automatiques” ».