Le capitalisme cause de la première guerre mondiale Les analyses de Rudolf Hilferding et de Rosa Luxemburg
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2020 – 2, n° 10. varia - Auteur : Pouchol (Marlyse)
- Pages : 177 à 207
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
LE CAPITALISME CAUSE
DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE
Les analyses de Rudolf Hilferding et de Rosa Luxemburg
Marlyse Pouchol
Université de Reims Champagne-Ardenne
CLERSÉ – UMR CNRS 8019
INTRODUCTION
La première guerre mondiale est un événement considérable de l’histoire humaine qui s’analyse, pour les deux auteurs, comme le produit de l’évolution du capitalisme. Rosa Luxemburg (1871-1919) et Rudolf Hilferding (1877-1941) ont tous deux clairement perçu les raisons pour lesquelles la course à l’implantation d’entreprises européennes dans des contrées extérieures non industrialisées qui s’est engagée dans les dernières décennies du xixe siècle risquait de devenir une source de conflit armé entre les nations d’où provenaient ces capitaux. L’impérialisme qu’ils appréhendent comme une nouvelle phase historique du capitalisme constitue indéniablement, pour chacun d’eux, le facteur d’une guerre qui ne ressemble pas à celles du passé en étant avant tout liée à une perversion des fonctions politiques des États créée par une logique d’expansion financière. Tous deux militent au sein du Parti social-démocrate d’Allemagne (le SPD) pour le dépassement du capitalisme et l’installation du socialisme. Ils adhèrent, ainsi, à la IIe Internationale, mouvement fondé en 1889, qui fait de l’association internationale des ouvriers le moyen par lequel la rupture avec la logique expansionniste 178des capitalismes nationaux et son avatar guerrier pourrait être obtenue. Tous deux, enfin, se sont opposés au vote des crédits de guerre le 4 août 1914, soit le lendemain du jour où l’Allemagne a déclaré la guerre à la France, alors que la majorité des élus du SPD, pourtant parti phare de la IIe Internationale, comme d’un seul coup gagnés au nationalisme belliqueux, n’hésitera pas à les voter.
En dépit de ces points communs, il y a des divergences d’analyse entre ces deux lecteurs de Marx pour lesquels la réflexion théorique nourrit l’engagement politique et réciproquement. Luxemburg est accablée par « la vague de nationalisme qui s’empare de la classe ouvrière1 » (Haupt in Luxemburg, 1914-1919, p. 17) dès la déclaration de guerre. Mais elle est surtout atterrée par la démission des dirigeants des partis ouvriers de tous les pays belligérants qui se rendent à la logique du capitalisme en acceptant une guerre qui transforme ceux qui étaient jusqu’alors leurs alliés de classe au sein de l’Internationale en ennemis à exterminer. Cette guerre constitue un véritable recul si ce n’est un enterrement de l’idée socialiste ; car le socialisme, dans la conception de Luxemburg, ne peut être qu’international puisqu’elle lui confère la mission de fournir des institutions susceptibles de dépasser la concurrence entre États-nations produite par le capitalisme. Hilferding qui a une autre vision de la politique et de l’État-nation envisage, pour sa part, que le socialisme puisse d’abord se réaliser dans un seul pays. Le texte qui suit vise à mettre en évidence que cette divergence relève aussi d’une analyse différente du capitalisme et par suite d’une compréhension des causes de l’impérialisme qui n’est pas exactement la même. La première partie est consacrée à Hilferding, la seconde à Luxemburg et il s’agira, dans les deux cas, de mettre en évidence l’agencement d’ensemble d’une argumentation qui ne met pas l’accent sur les mêmes éléments, voire qui ne répond pas aux mêmes genres de questions. Cette comparaison entre ces deux marxistes qui ne s’apprécient guère sera, incidemment, une occasion de préciser la position de Luxemburg et de mettre ainsi en cause une présentation caricaturale de sa pensée initiée, notamment, par Lénine et qui, étrangement, a la vie dure.
Dans Le Capital financier, ouvrage de 1910, Rudolf Hilferding2 explique comment l’idée de nation a pu évoluer et pourquoi « la bourgeoisie » 179est devenue nationaliste dans un contexte de concurrence mondialisée qui va la conduire à mettre l’État au service de ses intérêts. L’ouvrage envisage explicitement le risque de guerre et Hilferding n’a donc pu être surpris de la voir advenir. Par ailleurs, il ne doute pas comme il l’explique dans le dernier chapitre, que la guerre qui s’annonce, ne serait-ce qu’en raison du poids fiscal de l’armement qu’elle entraîne, pourra élargir la base des opposants au capitalisme et favoriser ainsi une victoire future du socialisme dans chaque pays.
De son côté, Rosa Luxemburg refuse ce genre de fatalisme qui finalement suppose qu’à quelque chose malheur est bon. Elle a, sans relâche, combattu pour que l’internationalisme ouvrier soit en mesure d’empêcher puis d’arrêter la guerre. Elle considère que la classe ouvrière des pays européens dispose d’un moyen de faire pression sur les capitalistes en les menaçant d’une grève internationale. Le vote des crédits de guerre par la majorité des élus du SPD s’interprète, dès lors, comme un renoncement à la mission que le prolétariat pourrait jouer pour stopper une guerre dont le déroulement assure, de fait, la pérennité du capitalisme, ne serait-ce que par les dépenses militaires des États qui permettent de poursuivre l’accumulation.
Tous deux accusent l’impérialisme, phase du capitalisme que Marx, mort en 1883, n’a pu connaître dans toute son ampleur, et dont chacun analyse la nouveauté en puisant dans les écrits du théoricien allemand mais pas exactement au même endroit. Hilferding met l’accent sur les exportations de capitaux reliées à des éléments nouveaux : l’essor du capital financier, sa fusion avec l’industrie et la taille grandissante des cartels ainsi formés engendrent une surabondance de capitaux qui rend compte de l’investissement extérieur. Pour Rosa Luxemburg l’impérialisme est révélateur de la façon dont la nature expansive du capitalisme transforme son environnement. L’élément à questionner est L’Accumulation du capital, titre de l’ouvrage qu’elle publie en 1913. Il s’agit de comprendre comment la croissance des capitaux en circulation dans le monde a pu concrètement se réaliser au cours de l’histoire3.
180I. CAPITAL FINANCIER, EXPORTATIONS
DES CAPITAUX ET NATIONALISME
La croissance des exportations de capitaux des pays européens au cours des dernières décennies du xixe siècle a soulevé l’attention d’Hilferding.
Les investissements à l’étranger semblent croître plus rapidement qu’à l’intérieur. En tout cas, le revenu total britannique au cours des années 1865-1898 n’a que doublé, alors que le revenu provenant des capitaux placés à l’étranger s’est dans le même temps multiplié par neuf4.
Des données ultérieures attestent de cette importante progression des sorties de capitaux. Elles sont évaluées à 9 milliards de dollars en 1870 et passent à 28 milliards en 1900 puis à 44 milliards en 1913 pour les pays d’Europe dont les deux tiers sont à l’actif du Royaume-Uni et de la France5. Hilferding considère que cette croissance des exportations de capitaux relève d’une caractéristique nouvelle du capitalisme désormais distinct du capitalisme industriel du début du xixe siècle. La nouveauté tiendrait à l’essor du capital financier qui se manifesterait par une pénétration de plus en plus accentuée d’un nouveau genre d’entreprises, la société par actions, couplée à une immixtion grandissante du secteur bancaire dans l’industrie ainsi qu’à une croissance des activités boursières relevant uniquement de la spéculation financière.
Les Bourses des valeurs ont, en effet, pris de l’importance, en particulier au Royaume-Uni, en France et en Allemagne, si bien que le financement des entreprises est de moins en moins lié à la propriété transmise au sein d’une caste de privilégiés. Les Bourses de valeurs permettent la collecte des épargnes des petits revenus et mobilisent des fonds sans précédents pour soutenir tous genres d’initiatives susceptibles de rapporter quelque profit dont ces petits épargnants recevront des subsides sous forme de dividendes ou d’intérêt. Les dernières décennies du xixe siècle correspondent à une période d’exaltation financière apparue en France sous le Second Empire et qui a inspiré Émile Zola lorsqu’il 181écrit L’Argent6 dans la série des Rougon-Macquart. L’importance de la Bourse en Allemagne, en particulier à Berlin, est relevée par Max Weber qui y consacre deux écrits (1894 et 1896)7 au cours desquels il décrit minutieusement son fonctionnement et ses travers pour appeler à une réglementation consistant à permettre l’accès à la Bourse uniquement aux hauts revenus, autrement dit à ceux qui ont les moyens de subir des revers de fortune. Hilferding met, pour sa part, l’accent sur la nouvelle configuration économique issu de ce mode de financement en soulignant la « cartellisation », c’est-à-dire la formation de groupe où la production industrielle et la finance s’entremêlent et fusionnent. Il demeure que le développement de la capitalisation boursière en Europe a créé une surabondance de capitaux qui s’est soldée dans les dernières décennies par un mouvement d’exportation vers d’autres continents, en particulier vers l’Afrique. Les dernières décennies du xixe siècle sont ainsi marquées par une phase de mondialisation financière durant laquelle les capitaux européens en surplus parcouraient la planète à la recherche d’un emploi fructueux, mouvement qui a été décrit par ceux qui cherchaient à en dénoncer les conséquences par le terme « d’impérialisme ».
I.1. La nouveautÉ de l ’ impÉrialisme par rapport au colonialisme
La surabondance des capitaux européens qui les met dans la situation de « recherche d’un emploi », (Hilferding, p. 436) explique leurs exportations vers des pays qui ne connaissent pas cette situation. Hilferding précise que « les sphères de placement pour le capital excédentaire » (Hilferding, p. 443) ne vont pas être des pays développés, mais « des territoires encore fermés, (…) où il serait possible de procéder à d’énormes placements de capitaux, en particulier dans la création d’un système de transports moderne, soit terrestres, soit maritimes » (Hilferding, p. 443). Les territoires coloniaux déjà conquis acquièrent ainsi une nouvelle fonction, tandis que la ruée vers d’autres contrées encore inexploitées va se trouver lancée. Hilferding précise que ces implantations sont tout à fait différentes des installations coloniales du passé qui ont, pour leur part, une plus longue histoire et qui étaient avant tout liées à l’accès à des produits inexistants en Europe. Lorsque « les territoires deviennent 182des sphères de placement de capital » les conséquences sont tout autres que lorsqu’il est question de « commerce qui, dans la mesure où il n’est pas commerce colonial, c’est-à-dire vol et pillage, (…) laisse intactes les structures sociales et politiques de ces pays (…) Cela change avec la prédominance de l’exportation de capital qui met en jeu des intérêts beaucoup plus vastes. Quand on construit à l’étranger des voies ferrées, qu’on y acquiert de la terre, qu’on y installe des ports, qu’on y ouvre et qu’on y exploite des mines, le risque est beaucoup plus grand que quand on se contente d’acheter et de vendre des marchandises » (Hilferding, p. 434). Cela mène nécessairement à « un changement dans l’attitude politique des pays exportateurs de capital » qui cherchent à imposer leurs « règles de droit » sans égard pour celles qui sont en place. Si l’impérialisme a pour origine des intérêts économiques de nature privée, il a des conséquences d’ordre politique plus générales.
Des administrations coloniales, sous-produits des États-nations se mettent en place sous l’influence des milieux d’affaires qui cherchent à employer de la main-d’œuvre locale, ce qui va signifier déstructurer les conditions de vie locales et enrôler une population qui jusqu’alors vivait tout à fait autrement. Une population qu’il faut obliger au travail salarié. La population locale n’est pas considérée comme une population de citoyens à part entière. L’idée d’égalité entre les peuples qui est le véritable fondement de la notion d’humanité est largement mise à mal. Une nouvelle relation s’introduit entre l’autorité et le peuple. L’autorité de l’État devient synonyme de contrainte et de force. Le contenu de la politique va se trouver dicté par des considérations utilitaires visant à installer et à préserver les intérêts économiques de quelques-uns sur des territoires extérieurs à un domaine d’intervention légitime de l’État, et va réduire la politique à un moyen de parvenir à une fin et l’État à la puissance qui permet de l’accomplir. Mais c’est plutôt Arendt qui, dans Les Origines du totalitarisme et en particulier dans le tome consacré à L’Impérialisme tirera les conséquences de cette expansion en matière de changement du statut de la politique.
Hilferding s’en tient au changement de la politique économique et avant tout de la politique commerciale induite par les implantations des capitaux européens à l’étranger.
183I.2. Le protectionnisme associÉ À l ’ impÉrialisme
Si la politique du laissez-passer d’inspiration britannique était parvenue à s’imposer à partir du milieu du xixe siècle (1846), on assiste, en revanche, à un retour du protectionnisme dans les deux dernières décennies du siècle qui a toutefois des caractéristiques nouvelles. Hilferding insiste sur « le changement de fonction du protectionnisme » devenu victorieux en Allemagne en 1879. L’ancien protectionnisme, tel que celui qui était préconisé par List8 avait en vue de soutenir « l’industrie nationale à ses débuts » en lui laissant le temps d’atteindre un niveau concurrentiel, « il en va autrement à l’époque des monopoles capitalistes ». Celui-ci concerne, désormais, la préservation des intérêts de groupes constitués. « Ce sont précisément les industries les plus puissantes, capables d’exporter, dont les capacités de concurrence sur le marché mondial ne font aucun doute (…) qui se prononcent en faveur d’une haute protection douanière » (Hilferding, p. 415) et qui parviennent à l’obtenir. Hilferding se prononce résolument contre des taxes sur les importations dont le but n’est plus de protéger des industries dans l’enfance susceptibles de créer de nouveaux emplois et d’engendrer une hausse des salaires nationaux bénéfiques aux ouvriers. La raison nouvelle du protectionnisme dessert tout à fait la classe ouvrière. Il permet, en revanche, aux cartels d’extraire un surprofit qui relève « d’un tribut imposé à l’ensemble des consommateurs » (Hilferding, p. 417). De plus ce surprofit permet, non de se protéger mais, au contraire de conquérir des marchés extérieurs, si bien que le protectionnisme est devenu « d’arme défensive du faible, une arme offensive du fort » (Hilferding, p. 419). « Ainsi, l’industrie cartellisée est hautement intéressée à faire du protectionnisme une institution permanente » (Hilferding, p. 416). Plus encore, le surprofit devient un motif non pas de fabriquer et d’exporter des marchandises, mais de transférer la production elle-même vers d’autres pays grâce à l’exportation de capital dont la mise en valeur sur d’autres territoires est une source supplémentaire de revenu. Ce mouvement entretient le protectionnisme et ouvre à des visées expansionnistes qui réclament une politique impérialiste, notamment parce que plus est vaste le 184territoire sur lequel s’appuie le tarif et plus est grand le profit du cartel. « À mesure que la passion coloniale provoquait une intervention plus active dans la politique mondiale, on s’efforçait de créer un territoire économique, entouré de barrières protectrices, aussi vaste que possible » (Hilferding, p. 424). Ce nouveau protectionnisme de nature offensive, loin de correspondre à un repli des nations sur elles-mêmes va de pair, au contraire, avec une extension de la sphère d’influence de l’État-nation hors de son territoire d’origine.
I.3. L ’ État protecteur des milieux d ’ affaires
et le risque de guerre
Au stade de l’impérialisme, l’État s’est fait le protecteur des intérêts des milieux d’affaires implantés à l’étranger, ce qui tend à modifier le sens et la raison d’être de cette institution dans les pays où, comme en France, l’État était associé depuis la Révolution de 1789 à des principes de liberté et d’égalité. Hilferding met en évidence un risque de guerre associé à cette nouvelle fonction qui établit une concurrence entre les États européens dans la conquête des territoires d’implantation. Les capitalistes possédant des intérêts dans les pays étrangers font appel « au pouvoir de l’État, dont l’autorité pourra les défendre jusque dans les coins les plus reculés du globe », d’où « l’appel au pavillon de guerre qu’il faut montrer partout pour que le pavillon commercial puisse être planté partout » (Hilferding, p. 435). La « concurrence autour des nouvelles sphères de placement » (Hilferding, p. 434) du capital excédentaire signifie que « la lutte économique devient rapidement une lutte pour le pouvoir menée à l’aide d’armes politiques » (Hilferding, p. 437). La méthode la plus simple pour gagner dans la concurrence consiste à« incorporer une partie du marché mondial dans le marché national, par conséquent de conquérir des marchés extérieurs grâce à la politique coloniale. (…) Ici les intérêts des États entrent directement en conflit » (Hilferding, p. 438). L’aspiration à la conquête d’un territoire de placement mène à une opposition croissante entre les grands territoires économiques qui n’ont pas tous le même passé colonial. Ainsi, « les prétentions allemandes à participer à la politique coloniale de la France » (Hilferding, p. 446) vont créer une opposition entre les deux pays et pousser la France du côté de l’Angleterre. Le fait que l’Allemagne ne dispose « d’aucune possession coloniale digne de ce nom » alors que la Grande-Bretagne 185et « les puissances de second rang, la France, la Belgique et la Hollande possèdent de vastes colonies (…) tend à aggraver considérablement l’antagonisme entre l’Allemagne et l’Angleterre avec ses satellites, et ne peut que mener à une solution de force » (Hilferding, p. 448).
Dans son ouvrage de 1910, Hilferding estime, toutefois, que ce risque de guerre est contrebalancé par l’existence « d’une certaine solidarité des intérêts internationaux de capitaux » (Hilferding, p. 448) qui concerne « le capital de prêt ». Ainsi, le capital français placé dans l’industrie allemande crée une sorte de communauté d’intérêt entre les deux pays qui pourrait réussir à l’emporter. Mais il remarque aussi, par ailleurs, qu’il existe « une lutte pour les sphères de placement du capital de prêt entre les groupes bancaires nationaux » des pays à industrie développée qui agit comme un succédané de la concurrence industrielle. « Ainsi la Serbie ne reçoit d’emprunt de l’Autriche, de l’Allemagne ou de la France, que si elle s’engage à faire venir ses canons ou son matériel ferroviaire de Skoda, de Krupp ou de Schneider » (Hilferding, p. 437). L’exportation de capital de prêt issue des pays où il est surabondant crée ainsi un rapport de dépendance de petits pays débiteurs, qui, de plus, sont contraints d’importer, à l’égard d’un pays créancier qui dispose aussi de l’avantage de réussir à placer ses marchandises. La dépendance financière du débiteur oblige les petites puissances à devenir « les satellites » d’une grande, tandis que les grandes se disputent les sphères de placement qui « ne sont pas encore en main ferme ». « En cela, la diplomatie est directement au service du capital à la recherche d’un emploi » (Hilferding, p. 446) et ne se sent pas concernée par le souci de la coexistence pacifique des nations.
I.4. La mutation des valeurs
et l ’ essor du nationalisme de la bourgeoisie
Hilferding a donc dressé le tableau d’une situation conflictuelle qu’il estime tout à fait nouvelle dans laquelle le capital financier a besoin de « la puissance politique de l’État » (Hilferding, p. 449) pour établir son emprise à l’extérieur. Dans ces conditions on assiste« à un changement complet dans l’attitude de la bourgeoise à l’égard de l’État » (Hilferding, p. 449). Quand elle a créé et pris la direction de manufactures et de fabriques, la bourgeoisie s’est opposée à un absolutiste politique, aux réglementations des corporations et a lutté contre la politique mercantiliste 186imposant des taxes sur les importations. La bourgeoisie libre-échangiste de l’Angleterre n’a pas besoin du pouvoir de l’État pour mener à bien ses activités. « La vie économique devait, tout au moins en principe, être soustraite au contrôle de ce dernier, dont le rôle devait se restreindre exclusivement au maintien de la sécurité et à l’établissement de l’égalité entre les citoyens » (Hilferding, p. 450). À l’ère du capital financier, il en va tout autrement. Celui-ci « a horreur de l’anarchie de la concurrence et réclame de l’organisation afin de pouvoir engager la lutte pour la concurrence à une échelle toujours plus élevée ». Il ne veut pas « la liberté, il veut la domination » (Hilferding, p. 451). Il a besoin « d’un État qui puisse intervenir partout pour transformer le monde entier en sphères de placement, mener une politique d’expansion et conquérir de nouvelles colonies » (Hilferding, p. 452). En adhérant aux exigences du capital financier revendiquant une politique d’expansion, « la conception du monde de la bourgeoisie » se trouve totalement bouleversée. Elle cesse d’être « pacifiste », alors qu’elle avait fait de l’harmonie des intérêts et de la paix un des arguments de soutien de son idéal à l’ère de l’entreprise industrielle individuelle. L’idée d’humanité fondée sur celle de l’égalité des peuples ne lui convient plus, elle est « remplacée par un idéal de la grandeur et de la puissance » (Hilferding, p. 452). « L’idée nationale (…), qui suppose de reconnaître le droit de toutes les nations à l’indépendance (…) est maintenant transformée en idée de l’élévation d’une propre nation au-dessus de toutes les autres ». Le but poursuiviconsiste désormais à « assurer à sa propre nation la domination sur le monde, effort aussi illimité que la tendance au profit du capital dont il découle » (Hilferding, p. 452). Il s’agit d’un « retournement singulier » de l’idée nationale qui n’est plus l’émanation du principe démocratique de l’égalité de tous les hommes mais « la position privilégiée qu’on doit reconnaître à sa propre nation ».
En n’étant plus seulement industriel mais aussi financier, le capital est devenu conquérant et doit aussi se fabriquer une nouvelle justification. La nation dominante sembledevoir sa domination à ses qualités naturelles particulières, par conséquent à ses qualités de race. L’idéologie raciste est ainsi une justification sous déguisement scientifique des ambitions du capital financier (Hilferding, p. 453).
Hilferding a bien évalué l’ensemble des dangers que recelait l’idéologie directement issue des placements de capitaux à l’étranger, une idéologie 187nationaliste qui pousse à la domination, valorise le conflit et ridiculise les vieilles idées libérales qu’elles soient d’origine politique ou d’origine économique en les présentant comme des rêves racornis d’un idéalisme pacifiste qui manque de réalisme et de virilité. Cette idéologie qui contient une exigence de « soumission de l’intérêt individuel à un intérêt général plus élevé » requiert une disparition des antagonismes de classe au profit de « l’action commune de la nation unie dans le même idéal de grandeur nationale » (Hilferding, p. 454), autrement dit l’Union sacrée contre l’étranger.
I.5. Hilferding et le combat du prolÉtariat
En dépit du risque de guerre qu’il décrit de façon convaincante, Hilferding demeure confiant dans l’avenir. Le dernier chapitre de son ouvrage de 1910 met en évidence qu’il suppose que le prolétariat ne se laissera pas leurrer par cette idéologie nationaliste, qu’il peut s’emparer du pouvoir de l’État via des élections de membres du Parti social-démocrate et remplacer la politique imposée par le conflit international des intérêts capitalistes par « une politique économique du prolétariat » (Hilferding, p. 322). Pour lui, – et Rosa Luxemburg serait tout-à-fait en désaccord avec la priorité du combat socialiste ainsi définie –, « la lutte du salariat contre le capital est d’abord une lutte pour la participation à la plus-value du produit annuel créée par la classe ouvrière » (Hilferding, p. 322). Les moyens pour y parvenir passent par l’élimination du protectionnisme, une élimination qui conduirait les capitalistes, si l’on en croit Hilferding, à renoncer au « marché extérieur » et à placer leurs capitaux sur le « marché intérieur », ce qui créerait un besoin de main d’œuvre national induisant un rapport de force favorable pour que les syndicats obtiennent des augmentations de salaires. Selon ce point de vue, l’éradication des droits de protection qui ont été obtenus par les « cartels », réduirait le stimulant aux exportations de capitaux qui ont induit l’impérialisme opposant les intérêts des nations.
Le libre-échange ne serait toutefois pas exactement l’alternative à retenir : « ce n’est pas le rétablissement de la libre concurrence, mais la suppression complète de la concurrence par la suppression du capitalisme qui peut être maintenant le but de la politique prolétarienne » (Hilferding, p. 324). C’est le socialisme qui s’impose comme « la seule réponse à l’impérialisme » (Hilferding, p. 324). Et celui-ci aurait, selon 188l’analyse d’Hilferding, désormais cessé d’être un idéal lointain dans la mesure où « la cartellisation internationale » qui s’est produite depuis la fin du xixe siècle correspond à « une socialisation de la production » à une échelle jamais égalée qui a réduit les rangs des capitalistes à une oligarchie dont l’expropriation pourrait se faire en laissant intactes des structures économiques particulièrement productives. Il suffirait que le prolétariat conquière l’État et prennent en main le capital financier des sociétés par actions qui se sont développées dans les principales branches de production et qu’il prenne « possession de six grandes banques berlinoises » (Hilferding, p. 324) pour que « l’organisation de la production et la réglementation consciente de l’économie » soit installée et se fassent au « profit de l’ensemble de la société ». Dans l’ouvrage d’Hilferding, l’essor du capital financier apparaît, tout compte fait, comme un événement positif de l’histoire humaine, du moins économiquement parlant. Il aurait permis la formation de groupes industriels et financiers dont l’existence rend plus aisé le passage au socialisme ; resterait le problème social et politique, soit le fait que ces groupes soient détenus par « des magnats du capital » qui voient le monde comme un territoire de placement et mettent chacun la force d’intervention de leur État au service de leurs intérêts privés.
Si Luxemburg s’alarme tout autant de la politique guerrière des États capitalistes, elle n’analyse pas les exportations de capitaux comme une simple dérive expansionniste à l’initiative de magnats du capital et qui, comme telle, serait susceptible d’être réorientée vers l’intérieur des pays. Son analyse du capitalisme n’est pas celle d’Hilferding, par suite le socialisme, comme solution aux méfaits du capitalisme, ne ressemble pas à la politique du prolétariat suggérée par l’auteur du Capital financier. Pour elle, on l’a déjà dit, le socialisme ne peut être qu’international.
II. LE SOCIALISME INTERNATIONAL
FACE À LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE
Le capitalisme n’est pas une forme de production qui pourrait être aménagée à l’avantage de tous par un État, quand bien même cet État 189serait dirigé par le prolétariat et quand bien même ce prolétariat serait à l’avant-garde du socialisme comme c’est le cas en Allemagne à cette époque. Imaginer qu’un changement de direction des cartels, autrement dit une nationalisation, pourrait suffire à mettre fin au capitalisme, c’est ne pas comprendre sa nature expansionniste et prédatrice. C’est refuser d’admettre qu’il est « la première forme économique incapable de subsister seule, à l’aide de son milieu et de son sol nourricier » (Luxemburg, 1913, t. 2, p. 135). Le capitalisme se nourrit des éléments non capitalistes, telle est la thèse essentielle que Luxemburg met en évidence dans L’Accumulation du capital, ouvrage publié en 19139 qui lui vaudra une volée de critiques de tous « les experts du marxisme officiel » (Luxemburg, 1915, p. 198). Voulant expliquer, en particulier dans le cadre de son activité d’enseignement à l’École du parti socialiste, la loi de développement du capitalisme donnant un « fondement scientifique au socialisme », elle est amenée à mettre en cause les schémas proposés par Marx dans le livre II du Capital, schémas qui concernent la nécessité d’un lien entre le secteur produisant des biens de consommation et le secteur produisant de l’équipement pour qu’il y ait « reproduction simple » et « reproduction élargie » du capital de l’ensemble considéré. En substance, elle établit que ces schémas ne peuvent pas permettre d’expliquer comment l’expansion du capital peut avoir lieu, non celle d’un capital individuel, mais celle du capital dans son ensemble dont la quantité ne cesse de croître au cours du temps. En effet, et selon les hypothèses explicites de Marx, ces schémas ne mettent en scène que deux classes sociales, celle des capitalistes et celle des salariés, sans évoquer les artisans et les paysans par exemple, et ceci au sein d’un espace unique qui serait une sorte de nation mondiale. Ils renvoient ainsi à un ensemble qu’il faut considérer comme « une fiction scientifique », soit une invention théorique représentative d’un stade « de domination générale et absolue du capitalisme sur toute la terre » (Luxemburg, 1915, p. 221) qui ne risque pas d’advenir un jour, ne serait-ce que parce que le plein emploi de la population dans le salariat n’a aucune raison d’être assuré par cette forme économique. Au revers d’une interprétation courante, et il faut le dire effectivement suggérée par les notes mêmes de Marx, Luxemburg établit que l’importance de ces schémas théoriques tient 190avant tout au fait qu’ils illustrent l’idée que l’accumulation pourrait tout-à-fait s’arrêter si un capitalisme total pouvait exister.
La plupart du temps cette proposition est très mal comprise. Elle est traditionnellement traduite par une thèse sans cesse répétée et transmise par des générations de marxistes selon laquelle Luxemburg considère que l’accumulation du capital pourrait s’arrêter en raison d’un problème de débouchés permettant la réalisation de la plus-value. Et ceci est interprété comme une prédiction annonçant la fin prochaine du capitalisme, ce qui semble autoriser le rejet et le dénigrement de l’analyse de Luxemburg sous le prétexte que le capitalisme est toujours là même un siècle après sa mort. Ce n’est pas ici le lieu de développer ce point qui exigerait de s’appesantir sur une distinction entre logique théorique et histoire concrète laquelle n’est précisément pas acceptée ou reste inaccessible à ceux qui évoquent les erreurs du luxemburgisme10. C’est Joan Robinson qui reconnaîtra plus tard l’intérêt de la question posée par Luxemburg au point de reprendre le même titre, L’Accumulation du capital, pour un ouvrage qu’elle publiera en 1956 et dans lequel elle intègre les événements historiques plus récents pour compléter la compréhension d’une logique d’expansion du capital qui ne se fait pas seulement par la production mais aussi par la prédation. Ce n’est pas cette analyse qui va s’imposer au sein du parti socialiste allemand.
II.1. Une analyse erronÉe du capitalisme
et un socialisme dÉnaturÉ, mal fondÉ
Les schémas du livre II ne peuvent en aucun cas être utilisés pour prouver que l’accumulation peut toujours se réaliser y compris dans un seul pays, comme le pense Hilferding. Dans La Critique des critiques, essai écrit en 1915 alors qu’elle est emprisonnée depuis février pour ses actions contre la guerre, Luxemburg répond à ceux qui ont émis des objections à l’encontre de son Accumulation du capital en analysant avec attention les divers arguments de rejet qui ont été mobilisés et qui 191ne sont d’ailleurs pas compatibles entre eux ; ce qui donne « un bel exemple de la clarté, de l’harmonie et de la cohérence du marxisme officiel dans son appréciation de la partie fondamentale du deuxième livre du Capital » (Luxemburg, 1915, p. 175). Pour sa part, comme le relève Luxemburg dans cet essai, Hilferding « croit à la possibilité objective de l’accumulation illimitée » (Luxemburg, 1915, p. 174). Pour lui, dit-elle en le citant, « on peut démontrer que toute extension de la production est possible pour autant qu’y suffisent les forces productives existantes », ce qui signifie qu’il considère que les schémas montrent « que les débouchés s’élargissent avec la production » (Luxemburg, 1915, p. 175). Autrement dit, en acceptant sans examen les schémas de reproduction du livre II du Capital, Hilferding admet ce que les économistes appellent la loi de Say, soit cette idée propre aux économistes admirateurs du capitalisme affirmant qu’il ne peut y avoir de crises de surproduction parce que toute offre engendre forcément sa propre demande. Or Marx a toujours dénoncé avec vigueur cette loi donnant une image idyllique et sans heurt du capitalisme, aussi faut-il considérer qu’il s’égare, – c’est la position de Luxemburg –, lorsqu’il cherche à analyser les conditions de la reproduction du capital de l’ensemble d’une société avec ses schémas théoriques du livre II qui reste d’ailleurs un livre inachevé et publié par Engels après la mort de Marx à partir des manuscrits qu’il avait laissés. En bref, pour Luxemburg, la conception du socialisme par Hilferding et l’idée que la voie parlementaire puisse permettre d’installer un socialisme en Allemagne et un socialisme qui serait susceptible de mettre fin à l’impérialisme de ce pays sont donc fondées sur une analyse erronée du capitalisme.
Pour maintenir la critique du capitalisme du livre I et le souci de Marx d’en faire un instrument de libération des prolétaires, mieux vaut laisser de côté les schémas de la reproduction qui, de plus, comme le montrent les réactions à L’Accumulation du capital, peuvent servir à justifier un socialisme national très éloigné de l’appel à l’unité des prolétaires de tous les pays lancé dans le Manifeste du parti communiste, publié par Marx et Engels en 1848. La compréhension de la nécessité de la dimension internationale du socialisme implique de saisir pleinement la nature du capitalisme, – ce qui accessoirement signifie de cesser d’identifier les schémas de reproduction du livre II à une théorie de l’accumulation illimitée –, pour revenir à sa caractéristique essentielle. L’expansion fait 192partie des gènes du capitalisme ; il « est la première forme économique douée d’une force de propagande ; il tend à se répandre sur le globe et à détruire toutes les autres formes économiques, n’en supportant aucune à côté de lui » (Luxemburg, 1913, t. 2, p. 134-135). Il a ainsi tendance à devenir « une forme mondiale » du point de vue de la circulation des capitaux mais sans que pour autant il soit en mesure d’établir une organisation de la production à l’échelle de la planète. « Il se brise à sa propre incapacité d’être cette forme mondiale de la production » (Luxemburg, 1913, t. 2, p. 135) dans la mesure où il ne peut s’émanciper du système de soutien de légitimité et de logistique que l’État procure à chacun de ses capitalistes. Dès lors le socialisme se présente comme le seul moyen de dépasser la contradiction historique du capitalisme, il s’impose comme la voie seule capable de réaliser la mondialisation ou plutôt l’internationalisation de la production « dans le sens de l’épanouissement de toutes les forces productives de la terre » (Luxemburg, 1913, t. 2, p. 135). Cela ne signifiera pas forcément la disparition des États, mais plutôt l’élimination de leur fonction de protection des intérêts du capital grâce à la formation d’un pouvoir ouvrier international en mesure de faire valoir et d’imposer les intérêts non pas des seuls prolétaires mais de l’humanité toute entière.
II.2. L ’ impÉrialisme dans la logique
de l ’ accumulation du capital
L’impérialisme qui se développe dans la décennie 1880 constitue un fait qui incite Luxemburg à porter une attention particulière à ce que Marx a décrit à la phase dite de « l’accumulation primitive ». Celle-ci correspond au mouvement des enclosures en Angleterre qui se répand au xviie siècle, soit un mouvement de privatisation des terres auparavant accessibles à tous qui a précédé et permis, grâce à la constitution de fortunes privées, l’apparition des manufactures et du salariat industriel. Sous cet angle, l’accumulation se présente comme le résultat d’un processus d’appropriation de ce qui était commun à tous, inséparable donc d’un phénomène d’expropriation. Luxemburg met en évidence que ce processus n’appartient pas seulement au passé du capitalisme mais qu’il se reproduit et doit se reproduire sans cesse au cours de l’histoire. Ainsi, l’exploitation du travail par son emploi dans l’industrie ne crée pas une nouvelle forme d’accumulation qui aurait fait disparaître, une 193fois pour toute, la brutalité de l’expropriation initiale ; elle s’y ajoute sans l’éliminer. Le capitalisme n’est pas seulement une forme économique de production caractérisée par l’exploitation du travail et la propriété privée des moyens de production, il va toujours de pair avec un mouvement d’expropriation sans lequel l’accumulation ne pourrait pas se poursuivre. On trouve déjà ici une sorte de processus de « destruction créatrice » que décrira plus tard Schumpeter, à cette différence près que l’auteur autrichien en fait une loi du progrès qui suggère qu’il faille s’en accommoder, tandis que Luxemburg conçoit la nécessité de rompre avec une forme de production de nature expansive qui a toujours besoin de détruire pour continuer à exister.
L’implantation d’entreprises capitalistes dans des pays qui ne connaissent pas cette forme de production, phénomène caractéristique de la phase impérialiste, a été précédé par un travail de sape de l’économie des pays ciblés qui a commencé dès l’apparition du commerce colonial, lequel constitue déjà, – c’est une différence avec l’analyse d’Hilferding –, une intrusion qui ouvre à la déstructuration de la vie économique et sociale interne de ces territoires. Ce que les invasions et les guerres séculaires d’un passé plus lointain n’avaient pu détruire se trouve irrémédiablement sapé dès l’apparition du commerce colonial par une force insidieuse qui cherche à s’emparer de moyens de production d’autres pays. Avant l’époque impérialiste, « des exemples classiques de l’emploi de ces méthodes dans les colonies sont fournis par la politique des Anglais aux Indes et celle des Français en Algérie » (Luxemburg, 1913, t. 2, p. 46). Selon l’analyse de Luxemburg, « le but ultime du capital anglais était d’arracher à la commune indienne la base de son existence : la terre, et de s’en emparer » (Luxemburg, 1913, t. 2, p. 46). La colonisation se lit comme une appropriation ou encore comme une privatisation de moyens de production qui ont, à l’origine, un statut de propriété collective dans les sociétés où la logique du capitalisme n’a pas encore pénétré. Sur ce point, « l’Algérie sous la domination politique française tient une place d’honneur dans les annales de l’économie coloniale capitaliste » (Luxemburg, 1913, t. 2, p. 50). En effet, en France, la Troisième République ne s’est pas « embarrassée de démarches préliminaires » (Luxemburg, 1913, t. 2, p. 55-56), elle est allée droit au but. La Commission pour le règlement de la situation agricole en Algérie propose « l’établissement de la propriété privée chez les Arabes » (Luxemburg, 1941913, t. 2, p. 53). Ainsi, « en 1873, l’Assemblée élabora une loi, dont le but avoué était le partage immédiat des terres des 700 tribus arabes en parcelles individuelles, l’introduction de la propriété privée par la force » (Luxemburg, 1913, t. 2, p. 56). Par cet acte législatif, la conquête était ouverte au capital. Contrairement donc à ce qu’annonce Hilferding, le colonialisme correspond déjà à une phase historique où les capitalistes ont besoin de l’État pour accompagner leur souci d’expansion nécessaire à la survie de leur entreprise en concurrence avec d’autres. Mais l’impérialisme introduit tout de même quelque chose de nouveau, car l’État capitaliste ne s’en tient pas seulement à la promulgation de lois ouvrant à la légitimité de l’accaparement privé des terres hors de son territoire.
II.3. Le nouveau moyen de l ’ accumulation
et la logique de la guerre
La nouveauté de l’impérialisme, tel que l’analyse Luxemburg, tient au fait qu’il s’agit désormais de s’accaparer le revenu monétaire des espaces extérieurs aux nations et non pas seulement des terres, de la main d’œuvre ou des matières premières comme c’est le cas à la période coloniale. Il s’avère que l’activité de production n’est plus le seul moyen d’engendrer du capital, autrement dit une autre source que celle de la plus-value ou encore de l’exploitation du travail salarié a pris de l’importance. Le nouveau genre de capital est extrait par les États qui prélèvent des impôts indirects à partir de taxes sur les produits de consommation imposées indifféremment à toutes les populations y compris celles des milieux non capitalistes. Les recettes fiscales, qui ne sont donc pas seulement des ponctions sur les revenus, salaires et profits, des entreprises capitalistes, sont drainées par les appareils des États, que ceux-ci soient situés en Europe, en Asie ou en Afrique. L’accumulation capitaliste peut alors se poursuivre selon la même logique, mais elle se réalise désormais par un mouvement d’appropriation privée des recettes publiques qui s’ajoute aux autres. L’appropriation des recettes publiques a commencé à s’établir dans les pays européens pour ensuite s’étendre à la captation des recettes publiques hors de l’Europe. Voilà le condensé de la thèse de Luxemburg présentant le nouveau moyen de poursuite de l’accumulation du capital qui va présider à l’impérialisme.
195Elle associe l’impérialisme à l’emprunt international auquel les pays colonisés qui ont perdu leur capacité à l’autosuffisance économique sont contraints d’avoir recours. Selon un mécanisme déjà perçu par Sismondi11 et qui concernait à l’époque uniquement les capitaux de prêts anglais il s’agit de prêter aux pays dominés afin de leur permettre de développer une industrie de type capitaliste sur leurs sols, créant ainsi des revenus à l’intérieur de ces pays qui les rendent en mesure d’acheter les produits fabriqués en Angleterre. Vers 1875, « la Bourse de Londres fut saisie d’une fièvre de prêts à l’étranger (…) qui entraîna immédiatement une croissance rapide des exportations de marchandises anglaises vers les pays d’outre-mer » (Luxemburg, 1913, t. 2, p. 96-97). Loin d’être une aide au développement, ces prêts correspondent à la création d’un débouché pour les produits du pays qui les ont initiés. Les choses se compliquent quand d’autres pays européens se mettent à leur tour à développer leur faculté de prêts à l’étranger grâce à l’essor impressionnant des Bourses des valeurs, ce qui nous amène à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. Dans son ouvrage de 1913, Luxemburg annonce que « depuis vingt ans, il s’est produit un seul phénomène nouveau : les capitaux allemands, français et belges participèrent à côté du capital anglais aux investissements à l’étranger, et notamment aux prêts » (Luxemburg, 1913, t. 2, p. 97). La violence de la concurrence entre ces capitaux européens pour les placements à l’étranger ne peut toutefois pas se comprendre sans prendre en considération le fait que les recettes publiques des États de la vieille Europe ont acquis une fonction nouvelle. Le dernier chapitre de son ouvrage de 1913, intitulé « Le militarisme, champ d’action du capital » explique que le système fiscal des pays européens a été la voie par laquelle l’économie paysanne a été déstructurée et contrainte d’acheter des marchandises au système capitaliste et qu’une partie du produit de ces recettes a été orientée vers les dépenses d’armement, ce qui a servi l’essor de ce type d’industrie dont les clients quasi uniques sont les États. Dans ce cas aussi, il faudrait parler d’une appropriation privée d’une partie d’un pot commun constitué par les recettes publiques. Le revirement protectionnisme de la fin du xixe siècle en Europe s’interprète dans cette lignée ; il alimente une manne fiscale qui sera captée par une industrie d’armement en plein essor depuis la guerre de 1870 entre la France et l’Allemagne qui s’est soldée par la 196perte de l’Alsace-Lorraine. Mais ce ne sont pas des enjeux territoriaux qui sont le ferment de la première guerre mondiale, et la récupération de ces territoires perdus ne peut être sérieusement perçue comme le motif de l’entrée en guerre de la France. De même, l’attentat de Sarajevo du 28 juin 1914 qui provoque la mort de l’archiduc héritier de l’Empire austro-hongrois, François-Ferdinand, lequel est suivi par l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie (le 23 juillet) à l’origine de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France (le 3 août) et de la guerre mondiale le 4 août, ne peut être saisi comme une cause du conflit mondial ; il ne s’agit, comme le reconnaît la social-démocratie allemande dans les jours qui suivent l’assassinat, que « de l’allumette qui va mettre le feu aux poudres12 ». La première guerre mondiale doit être considérée comme la conséquence d’un phénomène économique, tout à fait dans la logique d’expansion d’un nouveau moyen d’accumulation du capital qui consiste en une captation des recettes publiques pour servir des intérêts privés au sein d’abord des pays européens avant de concerner les recettes fiscales des États issus de la colonisation.
II.4. la guerre tout à fait prÉvisible
Après la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France et alors qu’elle est en prison pour avoir tenté de s’y opposer, Luxemburg écrit en avril 1915, un court essai, La Crise de la social-démocratie, parue d’abord de façon anonyme sous le titre La Brochure de Junius (1916)13, dans lequel sa vision théorique est étayée par les faits historiques précis qui expliquent comment la logique de la guerre a pu se constituer. « Deux lignes de force de l’évolution historique la plus récente conduisent tout droit à la guerre actuelle » (Luxemburg, 1916, p. 12). La première renvoie à la constitution « des États capitalistes modernes » qui a pour point de départ la guerre de 1870 de Bismarck contre la France qui initie la course aux armements. Avec Bismarck, le « militarisme » se déploie non pour défendre une nation susceptible d’être mise en danger mais clairement 197comme un programme d’attaque. Il s’agissait de créer, – du moins telle que la politique est officiellement présentée –, une flotte de dimension mondiale pour faire d’elle « un concurrent de la première puissance navale du monde : l’Angleterre » (Luxemburg, 1916, p. 14). En réalité, il s’agissait surtout de fournir un prétexte aux dépenses militaires de l’État allemand qui, acquis aux intérêts des industries de ce secteur, leur offrait un débouché assuré quand bien même l’utilité de cette ambition pouvait être douteuse. La seconde ligne se situe quelque temps plus tard et commence vers les années 1880 lorsque l’on assiste à « une nouvelle ruée particulièrement violente vers les conquêtes coloniales » qui se traduit dans les années 1890 par une effervescence d’expansion des États européens « à qui-mieux-mieux vers les pays et les zones du monde restées non capitalistes » (Luxemburg, 1916, p. 13). Il s’agit alors d’obtenir non pas la jouissance des ressources d’un territoire mais la domination sur un appareil d’État étranger lequel est transformé en « appareil de succion » de sa population pour le plus grand bien du capital bancaire et industriel européen.
Luxemburg décrit de façon très instructive comment l’impérialisme allemand qui arrive après celui des anglais et des français s’est implanté en « Turquie », dénomination qui, à l’époque, couvre l’Empire ottoman, soit un territoire plus vaste que celui qui naîtra après la première guerre mondiale. « En 1888, le capital allemand fait son apparition » (Luxemburg, 1916, p. 15) en « Turquie ». La Deutsche Bank obtient « en 1899 la concession et l’exploitation d’un port », puis en 1901, « la concession pour un grand chemin de fer de Bagdad au Golfe persique » et en 1907 celle « pour l’assèchement de la mer de Karaviran et l’irrigation de la plaine de Koma » (Luxemburg, 1916, p. 15). Le financement de cette « œuvre civilisatrice grandiose » est avancé par la Banque allemande selon un système de dettes publiques qui fait de l’État turc le débiteur des capitaux privés allemands. Comme ces grands travaux ne correspondent pas aux besoins de l’économie paysanne du pays, les grandes compagnies européennes (des entreprises françaises et anglaises pour la « Turquie européenne » et des entreprises allemandes pour la « Turquie d’Asie ») qui construisent ces chemins de fer ne peuvent en attendre un profit suffisant, si bien que c’est aussi l’État qui doit faire en sorte de compenser ce manque. En conséquence l’État turc doit, pour ces deux types de raison, trouver des fonds qu’il obtient par 198transformation des dîmes, « impôt paysan en nature, blé, mouton ou soie », en une source de recettes fiscales monétaires. Luxemburg décrit « un processus de succion de l’économie paysanne par le capital bancaire et industriel », principalement allemand, qui se fait par l’intermédiaire d’un Gouvernement turc devenu « le vassal de la politique extérieure allemande » (Luxemburg, 1916, p. 16). Dans ces conditions, l’intérêt de l’impérialisme allemand est que la puissance de l’État turc soit renforcée du moins « assez longtemps pour que le pays soit dévoré de l’intérieur par le capital allemand » (Luxemburg, 1916, p. 16). C’est ainsi que « les intérêts de la Deutsche Bank ont fait entrer l’Empire allemand en conflit avec tous les autres États et tout d’abord l’Angleterre » (Luxemburg, 1916, p. 17). Luxemburg décrit alors de façon tout à fait passionnante cet imbroglio d’intérêts qui a lié l’Allemagne à l’Autriche qui ne tolère pas le développement de la Serbie contre des impérialismes plus anciens, ceux de l’Angleterre et de la France et contre celui de la Russie qui a des intérêts dans les Balkans et soutient la Serbie. Il apparaît que la guerre mondiale était tout-à-fait prévisible bien avant le 4 août 1914, et d’ailleurs, rappelle Luxemburg, la social-démocratie allemande prophétisait une dizaine d’années déjà avant cette date l’approche d’une guerre manifestement au programme d’un impérialisme allemand en but à d’autres impérialismes.
II.5. La victoire du nationalisme et du capitalisme
En donnant les raisons qui faisaient que la guerre était tout-à-fait prévisible et en rappelant que la social-démocratie allemande avait bien saisi les enjeux guerriers de l’impérialisme, La Brochure de Junius vise à faire admettre aux sociaux-démocrates que leurs élus n’auraient jamais dû voter pour les crédits alloués aux dépenses de guerre, ce qui revenait à servir les intérêts du militarisme. Hilferding a lui aussi pris une position contre le vote des crédits, mais sans l’asseoir sur des arguments aussi clairs que Luxemburg. Pour elle, le vote des socio-démocrates équivaut à un reniement de leur analyse précédente qui saisissait clairement l’agressivité intrinsèque à la logique de l’accumulation du capital ; il correspond à une capitulation face à l’ennemi de classe en lui laissant toute latitude d’action et se lit comme une trahison de la visée internationaliste du socialisme. Du jour au lendemain, ils ont cessé d’aborder la guerre comme le résultat logique de l’impérialisme capitaliste pour 199la présenter comme une situation exceptionnelle justifiant la suspension de la lutte des classes et exigeant l’Union sacrée de tous au sein de la nation. Au lieu de continuer à s’opposer à la guerre en lançant un mouvement international de « guerre à la guerre », chaque parti ouvrier s’est retranché sous la coupe de son État et a accepté que les prolétaires s’entretuent entre eux comme s’ils étaient mutuellement des ennemis mettant en danger leur propre patrie. La victoire du nationalisme est ainsi, en même temps, celle du capitalisme car celui-ci se trouve miraculeusement travesti sous couvert de la nation en une société sans classe soudée par un intérêt commun. L’appel du Manifeste communiste de Marx et Engels reçoit un complément ahurissant qui peut se résumer à cette nouvelle formule : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous en temps de paix, tranchez-vous la gorge en cas de guerre ! » (Luxemburg, 1916, t. IV, p. 32).
L’adhésion à cette idéologie nationaliste relève d’une incompréhension de la nature nécessairement expansive du capitalisme qui en fait une forme économique ayant vocation à atteindre une dimension mondiale, sans toutefois qu’elle soit en mesure de fonder un principe d’organisation internationale susceptible de dépasser son caractère conflictuel et destructeur. Luxemburg pense précisément le socialisme comme la forme politique en mesure de contenir la mondialisation de l’économie dans un cadre pacifique, si bien que la fondation du socialisme dans un seul pays ne peut avoir aucun sens et relève de l’aberration si elle est conçue comme un but en soi. Seule l’unité des prolétaires de tous les pays peut fonder ce point de vue international susceptible de reconnaitre à chaque peuple le droit à l’indépendance et à la liberté. Le socialisme international vise la coopération des nations, pas leur disparition. L’idéal national est, en effet, tout à fait louable lorsqu’il signifie la libre disposition de son propre destin, mais il est, en revanche, fallacieux et relève d’un pur fantasme lorsque « l’existence nationale repose sur la mise en esclavage d’autres peuples ». Au contraire des États capitalistes, « le socialisme international reconnaît aux nations le droit d’être libres, indépendantes, égales. Mais lui seul est en mesure de créer de telles nations » (Luxemburg, 1916, p. 35), celles qui sont capables de s’en tenir à leur frontière et de respecter la liberté culturelle et spirituelle des autres peuples.
Selon cette visée, « la tâche essentielle »des partisans du socialisme et des dirigeants de la social-démocratie« consiste aujourd’hui à rassembler 200le prolétariat de tous les pays en une force révolutionnaire vivante » (Luxemburg, 1916, p. 47) en mesure de lui faire accomplir sa mission de constitution d’une forme économique et politique au service de l’humanité. Cela prendra toutefois le temps qu’il faudra car ce ne sont pas « des prescriptions et des recettes ridicules de nature technique » qui peuvent changer le cours de l’histoire. « Les révolutions ne sont pas “faites”, au sens de fabriquer selon un plan préconçu à l’avance, et les grands mouvements populaires ne sont pas mis en scène avec des recettes techniques qui sortiraient de la poche des dirigeants des instances du parti » (Luxemburg, 1916, p. 47). Le Parti ne peut en aucun cas se substituer à l’action et à l’initiative de la « masse » des prolétaires, son rôle se limite à transmettre des connaissances sur la logique du capitalisme et à libérer les esprits « de la tutelle de la bourgeoisie qui se manifeste par l’influence de l’idéologie nationaliste » (Luxemburg, 1916, p. 48).
L’action parlementaire, l’action syndicale et l’activité globale du mouvement ouvrier ne devraient être que des moyens de faire progresser la conscience de la mission des prolétaires qui est celle d’arrêter une logique d’expansion, autrement dit de stopper un processus d’appropriation privée du monde ayant pour corollaire l’expropriation de ses habitants, ce qui, sans nécessité, dresse les populations des nations les unes contre les autres.
Mais au moment même où il devenait évident que le capitalisme mettait en œuvre une logique de violence, la social-démocratie a choisi de l’innocenter pour reporter la faute sur l’agressivité supposée d’étrangers dont il faudrait se défendre.
À l’heure où « l’hypnose nationalisme » et « l’idéologie de la guerre » (Luxemburg, 1916, t. IV, p. 29 et p. 50) reprennent de la vigueur, il serait bienvenu de rappeler la mission que Luxemburg attribuait au prolétariat.
CONCLUSION
Luxemburg et Hilferding ont, tout au long de leur vie, mené un combat contre le capitalisme qui finira par en faire des cibles à abattre, comme nous le verrons dans l’épilogue. Ils ont fait la promotion du 201socialisme avant que ce terme ne soit identifié au système de production qui va s’installer en Russie après la Révolution de 1917 et qui en ternira totalement l’image au point qu’aujourd’hui encore les défauts du capitalisme semblent préférables à toute tentative de mettre en place délibérément autre chose. Ils sont, en revanche, pour leur part, et chacun à leur manière, attachés autant au socialisme qu’à la démocratie, l’un n’allant d’ailleurs pas sans l’autre. Dès la première année, Luxemburg sera très critique à l’égard de la façon dont les bolcheviks mènent la révolution. « Pour elle, rien ne saurait justifier qu’un régime qui se légitime d’une révolution populaire abolisse la vie démocratique », ainsi que l’explique Martine Leibovici (1991, p. 64) dans un article qui montre que Luxemburg refuse toute conception de l’action politique menée d’en haut par quelques têtes pensantes se substituant à l’initiative populaire. Mieux vaut des défaites des luttes révolutionnaires que de forcer l’histoire. Dans son dernier écrit analysant cette fois l’écrasement sanglant du soulèvement spartakiste qui suit la reddition allemande, elle confirme cette vision du pouvoir politique. « La direction peut et doit être créée par les masses et sortir des masses. Les masses sont le facteur décisif, elles sont le rocher sur lequel la victoire finale de la révolution sera édifiée » (Luxemburg, 1919, p. 94). Cette assurance dans la victoire finale au bout d’un chemin qui sera sans doute très long et parsemé de défaites instructives est à associer à une vision du capitalisme saisi par sa logique expansionniste destructrice appelée à pervertir tout ce qui existe y compris ce qui l’a rendu possible, telle la démocratie qu’il a contribué à mettre en place contre la monarchie absolue. Le capitalisme voué à l’expansion pour l’expansion n’est pas en mesure de construire un régime politique durable susceptible de répondre à l’appétit de démocratie qui s’est emparé du peuple dans toutes les nations au fur et à mesure que cette forme de l’économie s’est répandue dans le monde. Sa logique économique qui l’oblige à détruire ce qui a pu constituer un jour un progrès ne lui donne aucune possibilité de s’arrêter, ce qui lui ôte tout pouvoir de fonder une institution démocratique authentique pour laquelle « la liberté, c’est toujours au moins la liberté de celui qui pense autrement ».
202ÉPILOGUE
Les fins tragiques que vont connaître les deux auteurs ne sont pas sans lien avec leur combat contre le capitalisme et l’idéologie nationaliste, comme volonté de domination, hostilité à l’égard des autres cultures et besoin de destruction, qu’il a contribué à engendrer.
Luxemburg a multiplié les initiatives pour tenter d’enrayer la logique de la guerre. Elle passe en jugement, le 20 février 1914, pour « incitation publique à la désobéissance » à la suite d’un discours prononcé en septembre 1913 à Francfort-sur-le-Main au cours duquel elle exhortait les ouvriers à refuser de prendre les armes en cas de mobilisation. Elle est condamnée à un an de prison ferme, mais fait appel, ce qui reporte son incarcération. Pendant le temps de liberté qui lui reste, elle poursuit sans faillir ses actions contre la guerre en accusant, cette fois-ci, dans un discours prononcé en mars 1914, les militaires allemands de maltraiter leurs soldats, ce qui lui vaut une poursuite pour « insulte à l’armée14 ». Elle est finalement incarcérée en février 1915 et sortira juste un an plus tard en 1916. Dès sa sortie de prison, elle poursuit son opposition à la guerre et prend part à la manifestation du 1er mai au cours de laquelle Karl Liebknecht lance le slogan « À bas la guerre, à bas le gouvernement15 ». Il est immédiatement arrêté et Luxemburg sera, pour sa part, à nouveau incarcérée le 9 juillet 1916. Elle suivra et commentera la Révolution russe d’octobre 17 depuis son lieu de détention. Notons qu’avant cet événement considérable, les sociaux-démocrates allemands opposés à la guerre sont exclus du SPD en janvier 1917. Les exclus fondent alors l’USPD (avril 1917), le Parti social-démocrate indépendant allemand auquel se rattachent Hilferding et Luxemburg laquelle se situe toutefois dans un courant plus radical qui est celui de la Ligue spartakiste. Luxemburg sort de prison le 9 novembre 1918, à la faveur des révoltes populaires et des mouvements de contestation du Gouvernement en place qui font suite à la défaite de l’Allemagne et à la banqueroute de ses militaires ; ce qui mènera le SPD au pouvoir dans un Gouvernement de coalition. Les tensions au sein des socialistes s’accentuent au cours 203de cette révolution allemande qui a réussi à contraindre l’empereur Guillaume II à abdiquer. Le SPD désormais au Gouvernement entend mener une politique modérée afin notamment d’éviter la radicalisation qui a eu lieu en Russie. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht prônent, pour leur part, une poursuite de la Révolution en donnant le pouvoir aux conseils d’ouvriers et de soldats qui se sont constitués contre ceux qui les ont menés à la guerre. Les divergences s’accentuent au sein de l’USPD. Les spartakistes décident de le quitter pour fonder le 1er janvier 1919 le KPD, le Parti communiste allemand (PCA) qui prend la direction d’un mouvement d’insurrection. Luxemburg en fait partie mais, fidèle en cela à sa conception du pouvoir, elle s’oppose à toute pratique terroriste et tente de convaincre le congrès du KPD de participer au processus électoral16. La population qui s’est soulevée contre le Gouvernement semble désormais prête à assumer une politique d’un genre nouveau en rupture avec le capitalisme. Dès sa sortie de prison, Luxemburg arrive à Berlin où elle voit une population en pleine effervescence :
Les ouvriers des grandes usines sont en grève. Les cortèges, soldats en tête portant le drapeau rouge envahissent le centre (…) Elle met sa plume au service de la révolution, y consacre toute son énergie (…) Les réunions, les meetings se succèdent (…) elle mène une vie haletante, épuisante. Obligée de se cacher en permanence, elle ne peut passer la nuit chez elle, elle doit déménager d’un hôtel à l’autre sous un faux nom (…) La social-démocratie au pouvoir aussi bien que la contre révolution réclament sa tête (Haupt in Luxemburg, 1914-1919, p. 37).
La semaine des spartakistes de janvier finit en bain de sang et la traque est lancée contre leurs partisans. Le 15 janvier au soir Liebknecht et Luxemburg sont arrêtés à Willmersdorf et emmenés à l’hôtel Eden, quartier général provisoire du commandement militaire. Liebknecht est tué « de deux coups de feu à bout portant » à la sortie de l’établissement par l’escorte qui devait l’emmener en prison.
Quand Luxemburg sortit, quinze à vingt militaires entourèrent l’automobile qui devait l’emmener. La sentinelle de garde devant l’hôtel lui enfonça le crâne de deux coups de crosse. On la coucha inanimée dans la voiture qui avança. À cent mètres de là, un gradé qui l’accompagnait l’acheva d’un coup 204de revolver. Puis son cadavre fût jeté dans la Spree17 (Haupt in Luxemburg, 1914-1919, p. 39).
Le cadavre resta introuvable. Ce n’est que des mois après qu’il émergea de l’eau.
La fin tragique d’Hilferding nous mène à la seconde guerre mondiale dont le déclenchement n’est pas sans lien, comme l’explique Keynes, avec les conséquences économiques de la paix signée par le Traité de Versailles de 1919.
Lorsque qu’en 1910 paraît Le Capital financier Hilferding, autrichien d’origine, vit à Berlin depuis quatre ans. Il a enseigné à l’École du parti social-démocrate, mais est remplacé par Luxemburg en 1907. Il fait partie de ceux qui, au sein du SPD, se sont opposés au vote des crédits de guerre du groupe social-démocrate du Reichstag. N’ayant pas la nationalité allemande, il est mobilisé dans l’armée autrichienne en 1915, mais la guerre finie, « il retourne à Berlin et devient aussitôt rédacteur en chef de la Freiheit et membre du comité directeur du Parti social-démocrate indépendant (USPD) », (Bourdet, Hilferding, p. 16) né de la scission d’avril 1917. Il défend la voie parlementaire et s’oppose aux spartakistes qui mis en minorité vont donc fonder le KPD le 1er janvier 1919. Il devient un personnage politique de premier plan et obtient la nationalité allemande en 1920 tandis que son activité de théoricien du capitalisme s’en trouve très réduite. Il n’écrit « plus que des articles et des discours » (Bourdet, Hilferding, p. 14) et « fait carrière dans le grand parti socialiste » (Bourdet Hilferding, p. 17). Il est élu député du Reichstag en 1921 et conserve cette place jusqu’à l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933. Il sera un éphémère ministre des Finances d’août à octobre 1923 puis occupera à nouveau cette fonction après les élections de 1928. Il devra, comme cela avait été le cas précédemment, démissionner du ministère, le 6 décembre 1929, à la suite cette fois d’une divergence de politique avec la Reichsbank. Celle-ci entend mettre en place des mesures de réduction des emprunts en vue d’éviter l’inflation, tandis qu’Hilferding négocie « avec la banque américaine Dillon l’octroi d’un crédit à court terme pour assurer le traitement des fonctionnaires » (Bourdet, Hilferding.org, p. 18). Ce litige avec la Banque du Reich qui se conclut par son éviction serait, d’après Bourdet, un élément qui 205expliquerait pourquoi Hilferding a pu penser que le pouvoir d’Hitler ne durerait pas longtemps croyant qu’il serait rejeté dès qu’il toucherait à la Reichsbank. Mais il dût admettre son erreur d’appréciation. Traqué par la Gestapo, il se réfugie au Danemark en mars 1933, puis en Suisse où il vit dans le dénuement jusqu’en 1938 en cherchant à poursuivre le combat politique. Il vit ensuite à Paris et, en juin 1940, fuit vers le sud de la France pour tenter de s’embarquer vers les États-Unis. Hilferding ne se fait en effet pas d’illusion sur le sort qui peut l’attendre au vu de la clause de la convention d’armistice : « Le gouvernement français est tenu de livrer, sur demande, tous les ressortissants allemands désignés par le gouvernement du Reich et qui se trouveront en France ou dans les possessions françaises » [Art. 19] (Bourdet, Hilferding, p. 20). Hilferding même déchu de sa nationalité allemande par Hitler était sous la menace de cette clause que le Gouvernement de Pétain avait décidé de faire respecter. Une demande d’extradition datée du 1er décembre 1940 n’est pas suivie d’effet tout de suite mais la traque continue. Malgré l’aide de Vincent Auriol et de Léon Blum, Hilferding et sa famille ne parviendront pas à quitter la France. Les dernières tentatives ayant échoué ils se retrouvent à Arles consignés dans un hôtel. Hilferding y est arrêté par la police française le 8 février 1941 suite au renforcement de la politique de collaboration de la France avec l’Allemagne. Il est transféré à la prison de la Santé à Paris dont il ne ressort pas vivant. On ne sait rien de précis sur les circonstances, ni même le lieu de sa mort. Assassinat, ou suicide par empoisonnement, pendaison ou défenestration, les témoignages ne concordent pas et on en reste aux hypothèses.
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1 Luxemburg, 1914-1919, p. 7-40.
2 Hilferding (1910). La domination actuelle de la finance a fait redécouvrir l’ouvrage d’Hilferding dont les apports ont été soulignés, notamment, par Christian Palloix (2006, p. 265-285). Dans le même numéro de la revue, on trouve aussi une autre lecture proposée par Christian Tutin (2006, p. 217-239).
3 Je remercie les deux rapporteurs qui, en m’obligeant à clarifier mon propos, m’ont permis de rédiger une problématique plus explicite.
4 Giffen cité par Hilferding, op. cit., note p. 438.
5 Bairoch, 1976.
6 Zola, 1891.
7 Weber, 1894-1896.
8 Friedrich List, défenseur d’un protectionnisme éducatif pour les industries dans l’enfance, est mort, ironie de l’histoire, l’année même, soit en 1846, qui est passée à la postérité pour l’avènement de l’ère du libre-échange avec l’abolition des Corn Laws en Angleterre. Voir Bairoch, 1998, p. 37.
9 Luxemburg (1913) en deux tomes. Le second tome contient La Critique des critiques (1915).
10 La position de Luxemburg à propos des schémas de la reproduction du capital de Marx est développée dans « Accumulation du capital et impérialisme selon Rosa Luxemburg », texte présenté à l’occasion du Colloque international L’actualité de Rosa Luxemburg. Dialogue entre histoire et politique organisé par l’Université libre de Bruxelles les 25 et 26 avril 2019. Cette position est reprise et précisée également dans « Rosa Luxemburg et le marxisme officiel », Colloque de l’AFEP et de l’IIPPE, organisé par l’Université de Lille et Sciences Po Lille, les 3, 4 et 5 juillet 2019.
11 Voir les passages de Sismondi (1773-1842) cités par Luxemburg (1913, t. 2, p. 94-95).
12 Citation extraite par Luxemburg du journal Vorwärts du 25 juillet qui montre que la social-démocratie n’est a priori pas dupe de ce prétexte de la première guerre mondiale (Luxemburg, 1916, p. 9).
13 Luxemburg (1916). Junius est le pseudonyme repris à un pamphlétaire anglais qui s’est opposé à l’absolutisme de George III. Lénine s’attaquera à la conception de son auteur dans un texte daté de juillet 1916 et intitulé À propos de la brochure de Junius.
14 Ettinger, 1990.
15 Liebknecht & Luxemburg, 1916-1918.
16 « Au Congrès de la fondation du Parti communiste, une nette majorité s’était prononcée pour la non participation aux élections (Assemblée nationale) qui eurent lieu le 19 janvier 1919 » (Luxemburg, 1914-1919, note p. 371).
17 Andler (1919, p. 249-253) cité par Georges Haupt.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-11064-4
- EAN : 9782406110644
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11064-4.p.0177
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/12/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : impérialisme, Première Guerre mondiale, Luxemburg, Hilferding