Thorstein Veblen face à la première guerre mondiale Patriotisme, propriété absentéiste et impérialisme
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2020 – 2, n° 10. varia - Auteurs : Brette (Olivier), Chirat (Alexandre)
- Pages : 141 à 175
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Thorstein Veblen
face à la PremiÈre Guerre Mondiale
Patriotisme, propriété absentéiste et impérialisme
Olivier Brette
INSA Lyon
Triangle – UMR CNRS 5206
Alexandre Chirat
Université Lumière Lyon 2
Triangle – UMR CNRS 5206
Thorstein Veblen (1857-1929) est reconnu pour être un économiste iconoclaste. Parmi ses prises de position en tant qu’intellectuel public, par le média d’articles de presse, on a régulièrement souligné son prétendu pacifisme. Toutefois, Capozzola (1999) a montré que la posture de Veblen au cours de la première guerre mondiale ne pouvait se résoudre dans la dichotomie simpliste entre « pro-guerre » et « anti-guerre1 ». Une telle vision ne suffit notamment pas à rendre compte de son appréhension des causes et des conséquences de la Grande Guerre, dont il fut un contemporain attentif. L’objet de cet article est de montrer comment cet évènement s’inscrit dans le cadre de son analyse institutionnaliste-historique de la dynamique du capitalisme, en particulier des mutations de l’entreprise. Nous soutenons la thèse selon laquelle l’analyse que Veblen développe du conflit est indissociable de son ambition de renouveler profondément l’objet et la méthode de la science économique. Ainsi, la 142mise en évidence des fondements méthodologiques et anthropologiques de son projet d’économie « évolutionniste » ou « post-darwinienne » permet de mieux saisir sa lecture de la première guerre mondiale et sa vision des suites du conflit. Elle conduit notamment à relativiser l’affirmation de Plotkin et Tilman selon laquelle, pour Veblen, la guerre serait « militaire et politique, non capitaliste » (2011, p. 135). Selon nous, l’enjeu de l’économie véblénienne est moins de catégoriser les causes du conflit que de retracer le processus de « causalité cumulative » qui l’a rendue possible. Or, l’analyse que Veblen produit de ce processus le conduit à mettre en évidence des origines anthropologiques et historiques communes aux activités guerrières et aux pratiques commerciales et financières. Par ailleurs, les fortes réticences que manifeste Veblen lorsqu’il s’agit de formuler des prédictions quant à l’évolution des penchants belliqueux au sein des sociétés modernes et, partant, quant à la probabilité de survenue de nouveaux conflits, dérivent directement de sa conception « post-darwinienne » de l’évolution institutionnelle. Les fondements institutionnalistes et évolutionnistes de l’analyse véblénienne de la première guerre mondiale et de ses suites ont déjà été relevés (Coulomb, 2004, p. 147 ; Coulomb & al., 2008, p. 376-377 ; Mampaey, 2009, p. 58-59). Cependant, la pleine compréhension de ces fondements et des implications qu’en tire Veblen exige d’y revenir à partir d’une lecture globale de son œuvre et notamment de son maître-ouvrage, The Instinct of Workmanship and the State of the Industrial Arts (1914), qui contient la version la plus aboutie de sa théorie de l’évolution institutionnelle sur longue période (Brette, 2003, 2004a)2.
Nous commençons par rendre compte de l’analyse que Veblen fait des causes profondes de la guerre à partir d’une double mise en perspective historique et anthropologique des sociétés occidentales (Section I). Pour Veblen (1914), la guerre doit être pensée comme un phénomène institutionnel dont il convient d’analyser l’émergence et l’évolution dans le temps long de l’histoire des sociétés. L’institutionnalisation de la guerre a constitué l’une des principales manifestations des instincts de rivalité de l’homme, au même titre que celle de la propriété privée qui lui serait concomitante. En outre, Veblen affirme que les pratiques belliqueuses se sont développées à partir d’un champ de connaissances 143particulier dans lequel il place également les compétences commerciales et financières. Au total, cette section a pour but de mettre en évidence les liens étroits que Veblen établit entre la guerre et les affaires.
La Section II nous conduit à resserrer la focale sur l’analyse que Veblen propose des causes propres à la première guerre mondiale. Celles-ci résident, selon lui, dans une conjonction historique particulière de conditions techniques (« l’ère de la machine »), juridiques (la distribution des droits de propriété et de contrôle sur les moyens de production) et politiques (l’impérialisme des grandes puissances). La Grande Guerre se présente alors comme le produit d’un « Nouvel Ordre » technico-politico-économique qui émerge au tournant du xxe siècle et qui se caractérise par le développement simultané du machinisme, du patriotisme et des sociétés par actions, fondées sur l’institution de la « propriété absentéiste » (Veblen, 1917, 1923). Cette approche de la guerre le conduit à développer une analyse de la symbiose des intérêts qui unit les grandes entreprises à l’appareil d’État dans le cadre de ce qu’il nomme « l’impérialisme démocratique » américain (Veblen, 1923)3. Nous soutenons que si Veblen met en évidence des différences entre les « États démocratiques » et les « États dynastiques », tels que l’Allemagne et le Japon, celles-ci sont de degrés plutôt que de nature. Conformément à son projet évolutionniste, son objectif est moins de produire une typologie des formes d’États contemporains que de rendre compte des processus d’évolution des structures institutionnelles à l’œuvre parmi les pays engagés dans le conflit.
La troisième Section de l’article s’attache à expliciter les conditions que Veblen juge nécessaires afin d’établir une paix durable. La Grande Guerre l’amène en effet à publier un traité sur La Nature de la paix au cours même du conflit (Veblen, 1917), ainsi qu’une recension éminemment critique de l’analyse menée par Keynes (1920) dans Les Conséquences économiques de la paix (Veblen, 1920). En cohérence avec son analyse des causes de la guerre, Veblen considère qu’un renversement de l’ordre politico-économique prévalent est un prérequis indispensable à l’endiguement 144de nouveaux conflits entre les grandes puissances. Notre lecture visant à resituer son analyse de la Grande Guerre dans le cadre global de son économie institutionnaliste et évolutionniste permet de comprendre les liens unissant ses écrits sur la paix à sa vision de l’expérience bolchévique.
I. Aux origines du phénomène belliqueux :
les fondements anthropologiques
et institutionnels de la guerre
L’analyse de la guerre développée par Veblen doit être resituée dans le cadre du projet scientifique d’ampleur que celui-ci souhaite mettre en œuvre dans le champ de l’économie. Veblen, en effet, entend rompre avec l’approche « statique » et « taxinomique » qui caractérise, selon lui, l’économie marginaliste ou « néoclassique4 », pour jeter les bases d’une économie « évolutionniste » ou « post-darwinienne », qu’il définit en ces termes :
Une économie évolutionniste doit être la théorie d’un processus de croissance culturelle telle qu’elle est déterminée par l’intérêt économique, une théorie d’une séquence cumulative d’institutions économiques formulée en termes de son propre processus (Veblen, 1898c, p. 77)5.
Il s’agit de renouveler profondément la méthode et l’objet de la théorie économique. Pour Veblen, toute « science moderne » se doit d’appréhender les phénomènes qu’elle étudie dans une perspective « dynamique » et « non téléologique ». Cela signifie que la compréhension d’un phénomène nécessite de prendre en compte sa place et son rôle dans un processus d’évolution par nature ouvert, c’est-à-dire dont l’issue est a priori indéterminée et donc imprévisible. En outre, Veblen considère que 145l’économie doit se donner comme objet d’analyse principal l’évolution des « institutions », qu’il définit comme des « habitudes de pensée établies et communes à la généralité des hommes », dans une société donnée à une époque déterminée de son histoire (Veblen, 1909, p. 239). Ces modèles mentaux partagés sont un facteur essentiel de structuration des rapports sociaux. Selon Veblen, « l’appareil institutionnel [est] le système habituel de règles et de principes qui régulent la vie de la communauté » (1914, p. 35). Si les institutions ont la force de l’évidence pour les individus qui les suivent, la tâche principale des sciences sociales, et de l’économie en particulier, est de rendre compte du processus par lequel elles ont émergé, se sont reproduites et ont évolué au fil du temps. Faire de l’économie une science « post-darwinienne » implique donc que celle-ci s’attache à étudier l’évolution des institutions économiques en tant que processus de « causalité cumulative », sans préjuger de l’orientation ni a fortiori de l’issue de cette dynamique6.
Les institutions en vigueur dans une société n’évoluent pas indépendamment les unes des autres mais conjointement, dans la mesure où elles sont constitutives d’un système qui présente une certaine cohérence c’est-à-dire le « complexe culturel » (Veblen, 1909, p. 241). Pour Veblen, « le schème culturel est, en réalité, une seule et même entité faite de nombreux éléments imbriqués, dont aucun ne peut être grandement perturbé sans affecter le fonctionnement de tout le reste » (1904, p. 374). Dans The Instinct of Workmanship and the State of the Industrial Arts (1914), il jette les bases d’une théorie de l’évolution institutionnelle sur une très longue période qui le conduit à identifier quatre principaux « schèmes culturels » typiques dans l’histoire des sociétés humaines, dont la succession résumerait l’évolution socio-économique du monde occidental : « l’ère sauvage », « l’ère barbare », dont il situe l’apparition en Europe occidentale au milieu du néolithique, « l’ère artisanale », qui émerge au bas Moyen Âge et s’étend jusqu’au 146xviiie siècle, et enfin « l’ère des machines » qui est aussi une « ère des affaires » (Brette, 2003).
Chacun de ces stades, à l’exception du dernier, est caractérisé par une « logique institutionnelle » dominante – i.e. une orientation générale de pensée dominante, dans laquelle s’inscrivent un certain nombre d’institutions cohérentes entre elles et conformes à cette orientation – fondée sur des penchants instinctifs spécifiques. S’inspirant des travaux anthropologiques et psychologiques de son temps, Veblen considère que l’être humain est mû par des instincts qui constituent autant de propensions fondamentales et héréditaires de l’action humaine. Les instincts ont pour caractéristique première le fait de « suggérer, plus ou moins impérativement, une fin objective de l’effort [an objective end of endeavour] » (Veblen, 1914, p. 3), mais sous une forme injonctive suffisamment vague pour permettre son adaptation au contexte dans lequel s’inscrit l’individu7. Veblen distingue en particulier deux catégories d’instincts dont les manifestations sont largement antinomiques : l’instinct du travail bien fait [instinct of workmanship] et l’instinct de sympathie sociale [parental bent] d’une part, les instincts de rivalité ou de prédation d’autre part8.
Veblen affirme que le « stade primitif » des sociétés humaines a été caractérisé par la coexistence de petites communautés pacifiques dont le « schème culturel » était dominé par une « logique institutionnelle » fondée sur l’instinct du travail bien fait et celui de sympathie sociale. Reprenant à son compte un argument darwinien, il considère que
[l]es principales conditions de la survie dans les circonstances [du stade originel de l’humanité] seraient une propension à tirer, de façon altruiste et 147impersonnelle, le maximum des moyens matériels disponibles et un penchant à mobiliser toutes les ressources de connaissances et de matière au service de la vie du groupe (Veblen, 1914, p. 36-37).
« L’ère sauvage » aurait ainsi offert un environnement institutionnel favorable à l’accumulation des connaissances techniques, notamment dans le domaine de l’agriculture et de l’élevage. Ce progrès technique aurait engendré une amélioration des conditions matérielles d’existence, jusqu’à permettre l’apparition d’un surplus, c’est-à-dire « une accumulation de richesses au-delà des biens couramment nécessaires à la subsistance et au-delà du modeste lot d’effets personnels qui n’ont de valeur que pour l’homme sauvage qui les détient » (ibid., p. 150). D’après Veblen, cette capacité des sociétés à dégager un surplus économique aurait ouvert la voie à l’affirmation des instincts de rivalité et à l’institutionnalisation de la propriété privée. Progressivement, se serait imposée une nouvelle « logique institutionnelle » fondamentalement différente de celle qui prévalait dans les « sociétés sauvages ». Ainsi,
[l]es communautés […] passent des coutumes et du penchant pacifiques plus ou moins précaires qui caractérisent les cultures primitives, à une attitude plus ou moins habituelle relevant de l’exploit prédateur. Avec l’avènement de la guerre vient le chef de guerre entre les mains duquel s’accumulent l’autorité et les avantages pécuniaires, plus ou moins proportionnellement au degré selon lequel les exploits et les idéaux belliqueux deviennent habituels dans la communauté (Veblen, 1914, p. 157).
Les sociétés entrent alors dans une « ère barbare » caractérisée par une stratification sociale en deux classes principales : une classe laborieuse chargée des activités technico-industrielles d’une part et une classe parasitaire qui s’exonère elle-même de tout travail productif au profit d’activités belliqueuses, politiques, sportives ou religieuses (Veblen, 1898b, p. 361).
Il faut toutefois se garder d’interpréter ce basculement des sociétés dans « l’ère barbare » comme le fruit d’un strict déterminisme technologique (Brette, 2003). Une telle analyse contreviendrait aux principes fondamentaux de l’économie « post-darwinienne » que Veblen entend développer. Si le progrès technique constitue une condition sine qua non de l’apparition de la guerre, il ne suffit pas à rendre compte de son institutionnalisation dans le cadre d’un nouveau « schème culturel ». 148Le changement de « logique institutionnelle » dominante suppose la généralisation des habitudes de pensée « prédatrices » et, parallèlement, de celles portant à la « soumission ». Pour Veblen, la principale cause de cette généralisation se situe dans la « contamination » progressive des instincts du travail bien fait et de sympathie sociale par les instincts de rivalité. Ainsi, dans des « conditions propices de friction et de jalousie », comme l’est une situation dans laquelle certains individus tentent de s’approprier le surplus de la communauté, l’émulation dans le travail, que soutient spontanément l’instinct du travail bien fait, va progressivement être détournée vers une émulation dans l’affrontement physique, c’est-à-dire la démonstration de force (Veblen, 1914, p. 42-43). Par ailleurs, les instincts de rivalité vont, selon Veblen, orienter l’instinct de sympathie sociale vers le « sens de l’honneur » de la communauté et le dévouement au chef – autant d’habitudes de pensée dont le patriotisme contemporain conserve l’héritage (cf. Section II). Ainsi,
[l]e sentiment de l’intérêt commun, qui est lui-même, pour l’essentiel, une manifestation diffuse de l’instinct de sympathie sociale, en vient, au mieux, à se focaliser sur la gloire de l’étendard plutôt que sur la plénitude de la vie de la communauté dans son ensemble, ou, plus couramment, en vient à se concentrer dans la loyauté, c’est-à-dire l’asservissement au chef de guerre reconnu et à ses successeurs dynastiques (Veblen, 1914, p. 161).
Les instincts de rivalité vont donc progressivement neutraliser l’expression de la propension au travail bien fait et du penchant de sympathie sociale. Ce phénomène de « contamination » est croissant, dans la mesure où s’enclenche un processus de rétroactions positives entre les instincts de rivalité et la « logique institutionnelle prédatrice ». Enfin, cette « logique institutionnelle » qui donne sa spécificité au « complexe culturel » des « sociétés barbares » en vient à être verrouillée, si bien que « l’intérêt personnel supplante le bien commun dans les idéaux et les aspirations des hommes » (ibid., p. 160)9.
Si les instincts de rivalité prennent le pas sur les instincts du travail bien fait et de sympathie sociale, ceux-ci ne disparaissent pas de la population. Ils y demeurent à l’état latent, et continuent d’être transmis de 149générations en générations. Cette transmission héréditaire des instincts a une importance capitale dans le système de Veblen, puisqu’elle lui permet d’expliquer que les instincts du travail bien fait et de sympathie sociale ont pu s’affirmer de nouveau dans l’histoire de l’humanité, lorsque l’évolution des conditions institutionnelles de la rivalité l’a permis (ibid., p. 200). Veblen affirme à cet égard que le développement de la « logique institutionnelle prédatrice » a progressivement conduit à faire de l’accumulation de la richesse le critère même de la distinction sociale, alors qu’elle n’était jusqu’alors qu’un témoignage des prouesses du guerrier. Comme il l’affirme dans The Theory of the Leisure Class, « la propriété prit [d’abord] la forme du butin, détenu comme un trophée attestant du succès de la razzia » (Veblen, 1899, p. 27). Puis, par un processus de « raffinement »institutionnel, les hommes en sont venus à considérer que « la richesse [était] elle-même intrinsèquement honorable et [conférait] l’honneur à son propriétaire », quelle que soit la façon dont elle était acquise (ibid., p. 29). Or, cette évolution des critères de distinction sociale aurait, selon Veblen, engendré une certaine pacification des rapports humains. Partant, elle aurait permis le développement d’un contexte institutionnel plus favorable à l’expression de l’instinct du travail bien fait, amorçant, par là même, la transition des sociétés occidentales vers « l’ère artisanale ». Ainsi,
le fondement de la croissance des institutions s’est déplacé de la prouesse à la propriété consacrée par l’usage. Sitôt que ce changement fut fermement établi, le développement du commerce, de l’industrie et d’un système technologique est venu au premier plan des préoccupations. L’intérêt habituel porté à ces choses a alors réagi sur la nature des institutions en vigueur, accélérant ainsi la croissance des conditions favorables à son propre développement. […] L’instinct du travail bien fait et les sentiments qui lui sont associés en sont donc venus, par une gradation imperceptible, à reprendre la première place parmi les facteurs qui déterminent le cours de l’habituation et, partant, le caractère de la culture qui en résulte (Veblen, 1914, p. 203-204).
Cette évolution n’a toutefois pas conduit à réprimer toute expression des instincts de prédation, notamment dans la sphère politique. En effet, la fin du Moyen Âge et le début des Temps modernes sont une époque de formation des États que Veblen analyse en ces termes :
La construction de l’État était une entreprise concurrentielle de guerre et de politique, dans laquelle les pouvoirs dynastiques ou princiers rivaux cherchaient tous leur propre avantage aux dépens de tous ceux qu’il pouvait 150affecter. Étant essentiellement une entreprise prédatrice, ses moyens étaient ceux de la fraude et de la force (Veblen, 1923, p. 22).
Pour Veblen, quelle qu’ait pu être l’évolution ultérieure des États, ceux-ci portent en eux les motivations prédatrices qui ont présidé à leur formation (cf. Section II).
L’ère artisanale voit également le développement du « système des Droits Naturels » qui conçoit la propriété privée comme un droit imprescriptible de l’individu et reconnaît à celui-ci un pouvoir discrétionnaire sur les biens qu’il possède. Cependant, Veblen considère que ce système, qui était adapté aux exigences de l’artisanat et du petit commerce, n’atteint sa maturité que dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle, à une époque où, précisément, l’économie artisanale commence à céder le pas à l’industrie mécanique (Veblen 1914, p. 287, 341-342). La mécanisation et l’intégration croissantes des processus productifs qui marquent l’entrée des sociétés humaines dans « l’ère de la machine » conduisent progressivement à l’émergence de grandes entreprises, organisées sur la base d’une division des fonctions entre, d’un côté les « emplois industriels » concernés par les activités productives, et, de l’autre les « emplois pécuniaires » ayant pour objet la conduite des activités commerciales et financières (Veblen, 1901). La persistance, dans le cadre de « l’ère des machines », des principes juridiques hérités de « l’ère artisanale » conduit ainsi à conférer le pouvoir de direction de l’entreprise aux propriétaires de ses actifs (absentee owners) et à leurs mandataires. Cela signifie que le contrôle ultime du système productif « industriel » revient légalement à des acteurs qui non seulement n’ont aucune compétence pour les gérer mais ont en vue des objectifs « pécuniaires » – i.e. la recherche du plus grand profit net possible – dont la poursuite ne garantit en aucune façon la satisfaction de l’intérêt matériel de la société dans son ensemble (Brette, 2004b).
Pour Veblen, les sociétés capitalistes du début du xxe siècle sont dès lors caractérisées par un « schème culturel » incohérent et par là même instable. Celui-ci reposerait principalement sur deux « logiques institutionnelles » contradictoires dont aucune n’aurait véritablement réussi à prendre le pas sur l’autre : d’une part, une « logique » industrielle fondée sur l’instinct du travail bien fait et issue des habitudes d’action développées au contact des processus mécaniques par les ouvriers et, plus encore, les techniciens et les ingénieurs – « la logique du processus 151de la machine » – et, d’autre part, une « logique » pécuniaire assise sur les instincts de rivalité et l’institution de la propriété privée héritée de « l’ère artisanale » – « la logique du système des prix »(Veblen, 1914, p. 190, 310-311). Ainsi, le capitalisme moderne serait fondé sur un « conflit de forces institutionnelles », en l’absence d’un principe de régulation ultime, c’est-à-dire d’une « logique institutionnelle » dominante, susceptible de le trancher (Veblen, 1904, p. 376). Selon Veblen, ce conflit serait l’expression d’une incohérence majeure dans le « complexe culturel » des sociétés occidentales du début du xxe siècle, si bien que le « Nouvel Ordre » que constitue le capitalisme d’affaires ne constituerait à ses yeux qu’« un agencement inadapté[a misfit] » (Veblen, 1923, p. 210). En outre, de cette incohérence découlerait une profonde instabilité de ce système institutionnel dont Veblen pense qu’il sera, tôt ou tard, supplanté par un nouveau « schème culturel » dans lequel s’affirmera une « logique institutionnelle » dominante (Veblen, 1904, p. 400). Conformément aux principes méthodologiques de son économie « évolutionniste », Veblen se refuse néanmoins à préjuger de l’issue de ce conflit institutionnel. S’il envisage la possibilité de l’affirmation d’une « logique institutionnelle » de nature industrielle, à travers, par exemple, l’instauration d’un « soviet de techniciens » (Veblen, 1921 ; Brette, 2004b), il n’exclut pas une exacerbation des instincts de rivalité, dans le « patriotisme » et « l’impérialisme » (Veblen, 1923, p. 426-445). À cet égard, Veblen se distingue des auteurs marxistes, notamment des plus orthodoxes, auxquels il reproche leur lecture « téléologique », qu’il juge scientifiquement dépassée, de l’évolution des sociétés :
Il est parfaitement impossible, dans une optique darwinienne, de prédire si le « prolétariat » continuera à œuvrer pour la révolution socialiste ou s’il s’en détournera de nouveau et épuisera ses forces dans le vaste désert du patriotisme. C’est une question d’habitude et de propension innée, ainsi que de champ de stimuli auxquels le prolétariat est exposé et sera conduit à être exposé. Ce qui peut en résulter n’est pas un problème de cohérence logique, mais de réponse au stimulus (Veblen, 1907, p. 442).
Au terme de cette première section, il apparaît que, pour Veblen, la guerre est un phénomène institutionnel dont la compréhension des causes profondes exige une mise en perspective historique et anthropologique. Celle-ci le conduit à rattacher les activités belliqueuses à un ensemble de pratiques parasitaires dont la caractéristique commune 152est de permettre aux groupes sociaux qui les mettent en œuvre de s’approprier les fruits de l’efficacité technique de la communauté, sans contribuer eux-mêmes à leur production. Ainsi, il est significatif que Veblen voit dans l’institutionnalisation de la guerre un phénomène consubstantiel à celle de la propriété privée, l’une et l’autre constituant des manifestations des instincts de prédation. Ce sont ces mêmes instincts qui ont, selon lui, sous-tendu l’accumulation d’un champ de connaissances, qu’il qualifie de « pragmatiques » au sens où elles visent l’intérêt d’un individu ou d’un groupe social aux dépens d’autres individus ou groupes sociaux (Brette, 2004a, p. 57-67). Veblen voit dans l’art de la guerre et les compétences commerciales et financières deux expressions caractéristiques de cette forme de connaissances. Celles-ci s’opposent aux connaissances techniques, fondées sur l’instinct du travail bien fait, dont la finalité est l’adaptation matérielle de l’homme à son environnement, et qu’il considère comme le facteur de production premier conditionnant la productivité de tous les autres (terre, travail, outils, machines). Le savoir technique constitue un stock dont la croissance et la transmission sont le fait de la société tout entière (Brette, 2004b). Inversement, les « connaissances pragmatiques » sont l’instrument de l’appropriation des ressources productives de la société et de leur produit, au service d’intérêts particuliers, et ce aux dépens du bien commun. La mise en évidence des liens étroits qui, pour Veblen, unissent la guerre aux activités commerciales et financières – « les affaires » – constitue la toile de fond indispensable à la compréhension de son analyse de la Grande Guerre. Elle justifie la nécessité d’analyser les conflits modernes entre nations à l’aune d’une opposition, transnationale celle-ci, entre des « intérêts établis » (vested interests) dans les sphères politique et économique, et « l’homme ordinaire » (the common man), pour la jouissance de l’efficacité productive de l’humanité (Veblen, 1919b).
153II. Les conditions institutionnelles
de la Grande Guerre
Si Veblen propose une analyse institutionnaliste de l’origine de la guerre en tant que phénomène considéré dans sa généralité, il a également proposé une analyse détaillée du contexte institutionnel spécifique de la première guerre mondiale. Son analyse se fonde, conformément à sa méthodologie, sur l’étude des interactions qui unissent trois grands ordres d’institutions : l’ordre technologique, l’ordre économique et l’ordre politique. Nous avons indiqué précédemment que l’état des arts industriels caractéristique du premier quart du xxe siècle – c’est-à-dire l’état du stock de connaissances techniques atteint et les conditions matérielles de production qui lui sont associées – était le machinisme. Pour Veblen (1917, p. 5) l’armement moderne dépend de « l’usage direct des arts industriels » que sont capables de mettre en œuvre les nations. La guerre repose désormais de manière inédite sur la faculté à mettre en branle l’ensemble du système technique et industriel national : « les exploits qui comptent dans cette guerre [la guerre moderne] sont des exploits technologiques ; ce sont les exploits de la science technologique, des équipements industriels et de la formation technologique » (ibid., p. 304). Veblen note de surcroît que la vitesse à laquelle les entreprises guerrières peuvent être mobilisées et les possibilités d’endoctrinement des populations sous la forme du « nationalisme militant » se trouvent accrues par le développement des moyens de transport et de communication. Les arts mécaniques ont également une influence directe sur la stratégie militaire. Dès 1917, Veblen écrit que l’armement moderne favorise la « guerre offensive », et donc les potentialités de succès de l’armée qui attaque, clôturant « l’ère de l’armement défensif et de l’équilibrage diplomatique10 ». Ainsi, l’ordre institutionnel technologique est en tant que tel susceptible de rendre la paix « précaire » (ibid., p. 18, 21, 202, 230, 310). Pourtant, Veblen rend également compte du fait que l’intégration croissante des processus productifs requis par la mécanisation 154est susceptible d’engendrer l’affaiblissement progressif des barrières nationales, du fait de la reconnaissance de l’interdépendance technique des nations. Les habitudes de pensées mécanistes favorisées par l’état des arts industriels sont susceptibles d’atténuer les croyances spirituelles, en particulier le sens de l’honneur national (ibid., p. 198, 218). Dès lors, ce sont les relations de cet ordre institutionnel technologique aux autres institutions du complexe culturel – la propriété absentéiste, le patriotisme et l’impérialisme – qui permettent de rendre compte de la conjonction historique unique qui a rendu possible la Grande Guerre (ibid., p. 197).
Comme nous l’avons déjà souligné, Veblen soutient que le système institutionnel caractéristique du capitalisme moderne est instable, dans la mesure où s’affrontent, au sein des grandes entreprises et plus largement dans la société, la logique de l’instinct du travail bien fait et de la coopération – requise par la technologie – et la logique des instincts prédateurs et de la concurrence – fondée notamment sur la propriété privée. L’émergence des sociétés par actions, dirigées et contrôlées par des « propriétaires absentéistes », qui ne prennent pas part aux processus industriels de production, accroît la dissociation entre l’intérêt privé des affaires et l’intérêt matériel de la communauté (Veblen, 1917, p. 161, 250 ; 1923, p. 95, 98). Les entreprises d’affaires modernes, qui agissent sur des marchés essentiellement oligopolistiques, mettent en œuvre ce que Veblen nomme le « sabotage capitaliste » – retard, obstruction, interruption – afin de réduire volontairement la production et maintenir des niveaux de profits élevés au détriment des consommateurs (1917, p. 161-167)11. Dès 1904 et son livre The Theory of Business Enterprise, Veblen affirme que les guerres de conquête sont un moyen d’effectuer des dépenses de gaspillage, ce faisant de faire face à la sous-consommation, mais aussi de trouver de nouveaux débouchés pour les investissements de capitaux afin d’éviter des crises économiques sévères. Cette lecture de la guerre, nourrie par sa vision du conflit de 1898 entre l’Espagne et les États-Unis, appelle deux remarques. Premièrement, Veblen est ici 155imprégné des thèses de John A. Hobson sur l’impérialisme (Hobson, 1902)12. Deuxièmement, comme Cypher (2008, p. 44-46) et Mampaey (2009, p. 68-70) l’ont souligné, Veblen rend compte de la logique de ce que l’on a appelé, après la seconde guerre mondiale, le « keynésianisme militaire ». La guerre, affirme-t-il, favorise « l’emploi de la pleine efficacité productive de l’appareil industriel » (Veblen, 1904, p. 251-252, 296 ; 1917, p. 206). En résumé, Veblen considère que les guerres ont une nature éminemment commerciale – un héritage de la période mercantiliste – et des effets puissamment redistributifs – parasitaires en l’espèce – puisqu’elles permettent de restaurer les profits privés en soutenant l’activité économique, moyennant un coût public supporté par l’ensemble de la collectivité.
Après la première guerre mondiale, Veblen a réaffirmé sa thèse selon laquelle celle-ci fut menée au profit des « intérêts établis », « la propriété absentéiste » étant désormais « l’intérêt principal et immédiat qui contrôle la vie des hommes civilisés » (1923, p. 3). Cette lecture repose sur une hypothèse relative à l’ordre institutionnel politique, à savoir que les États modernes « sont organisés et administrés » par et pour « la classe qui représente les intérêts des affaires » (1917, p. 165)13. Cette caractérisation pose la question des différences entre ces États dits démocratiques (Royaume-Uni, États-Unis, France notamment) et les États impériaux (Allemagne, Japon). Veblen (1915a) soutient que les seconds sont dirigés par des autorités qui manifestent des penchants belliqueux marqués et exercent un contrôle coercitif étroit sur la masse de la population, qui leur voue, en retour, un respect empreint d’une quasi-dévotion. Les institutions politiques des États impériaux sont directement héritées de l’époque féodale. Les relations entre les gouvernants des États dits modernes et leur population respective ont, quant à elles, évolué depuis 156la fin du Moyen Âge. Le Royaume-Uni a été le pays précurseur de cette évolution compte tenu, d’une part de sa situation d’insularité, qui l’a relativement préservé des conflits continentaux, et d’autre part de son industrialisation précoce. Celle-ci a induit le développement d’habitudes de pensée « matérialistes », « impersonnelles » et « qui s’en tiennent aux faits [matter-of-fact] », lesquelles ont nourri un certain scepticisme de la population à l’égard des diverses autorités consacrées (Veblen 1915a, p. 85-144). Les États modernes « démocratiques », qui sont issus de cette évolution institutionnelle, présentent donc des caractéristiques distinctes de celles des États impériaux (Coulomb, 2004, p. 148 ; Mampaey, 2009, p. 61-62). Alors que les premiers sont désormais totalement inféodés aux intérêts des affaires, l’action des seconds reste tendue vers un objectif ultime d’affirmation de leur puissance politique au service duquel ils s’emploient à mobiliser les milieux d’affaires (Veblen, 1917, p. 192-199).
Pour autant, Veblen considère que les différences qui existent entre ces deux formes d’État, et entre les liens qu’ils entretiennent respectivement avec leur population, est plus affaire de degrés que de nature (Veblen, 1915a, p. 57, 100 ; Le Goff, 2019, p. 94). La conduite de la politique dans les États démocratiques, tout autant que dans les États impériaux, est essentiellement dictée par les objectifs parasitaires d’une coalition d’« intérêts établis », et non par les besoins du peuple (i.e.the common man) (Veblen, 1904, p. 284-286 ; 1919a, p. 175 ; 1919b, p. 125 ; 1921, p. 11-12, 22-26). La guerre est un moyen mobilisé par les États démocratiques comme par les États impériaux pour satisfaire leurs objectifs. Les entreprises guerrières que sont le protectionnisme – protection tarifaire et subventions aux entreprises nationales – et les conquêtes impérialistes – l’extension territoriale permettant de se réserver des marchés – constituent la mise en œuvre du sabotage capitaliste à l’échelle internationale. À l’instar du sabotage capitaliste réalisé à l’échelle nationale, la finalité recherchée est le profit privé au détriment de l’intérêt matériel de la communauté (Veblen, 1917, p. 24-26, 66 ; 1921, p. 20, 53-54). C’est la raison pour laquelle Veblen se prononce à plusieurs reprises en faveur du libre-échange14. Il est de 157ceux qui estiment, de surcroît, que rendre les nations économiquement interdépendantes est susceptible non d’empêcher, mais au moins de limiter la guerre (Veblen, 1917, p. 205-206, 264-265, 292)15. La littérature secondaire a souvent insisté sur l’idée selon laquelle Veblen accordait une place primordiale aux facteurs idéologico-politiques dans son explication de la Grande Guerre (Edgell et Townshend, 1992 ; Plotkin 2010). L’essence de la guerre serait pour Veblen « militaire et politique, non capitaliste », selon Plotkin et Tilman (2011, p. 135). Or, nous avons montré précédemment que, pour Veblen, la guerre et les affaires ressortissent à la même culture prédatrice16. En outre, sa conception de l’État moderne, comme institution certes politique mais assujettie aux intérêts des affaires, nous a conduits à soutenir que Veblen avait pensé la première guerre mondiale comme un phénomène indissociablement politique et capitaliste. Cette interprétation peut être étayée en considérant l’importance qu’il accorde aux interactions entre les ordres économique et politique dans son analyse de l’Allemagne impériale d’une part et des États dits démocratiques d’autre part.
Dans l’ensemble, le but de Imperial Germany (Veblen, 1915a) est de retracer la trajectoire institutionnelle de ce pays, pour comprendre sa situation singulière à l’aube de la première guerre mondiale, une situation caractérisée par la conjugaison d’un système technique des plus modernes et des institutions politiques largement héritées de l’époque féodale (voir aussi 1917, p. 194). De façon générale, Veblen soutient que le rythme d’évolution des institutions est plus lent que celui des avancées techniques, si bien que les premières se trouvent fréquemment mal adaptées à l’état des secondes. Toutefois, il considère que ce décalage atteint un niveau exceptionnel dans le cas de l’Allemagne impériale du 158début du xxe siècle. La raison en est que l’industrialisation de ce pays ne s’est pas fondée sur un processus endogène d’innovations, mais sur l’importation des techniques qui avaient été développées en Grande-Bretagne (Veblen, 1915a, p. 82). Or, pour Veblen, « dans le passage d’une communauté à une autre, les éléments technologiques ainsi empruntés ne véhiculent pas les autres éléments culturels périphériques qui sont nés dans leur sillage, au cours de leur développement et de leur utilisation » (ibid., p. 83). Autrement dit, l’Allemagne n’a pas connu les effets que l’industrialisation a exercés sur le système institutionnel britannique, ce d’autant moins que le processus de rattrapage technologique allemand a été particulièrement rapide17. En effet, non seulement l’Allemagne a pu tirer parti a posteriori de l’expérience britannique, mais la mise en œuvre des techniques de production mécanique a été peu contraignante du point de vue de la formation de la main d’œuvre (Veblen, 1915a, p. 126-128 ; Arrow, 2000, p. 175).
Selon Veblen, deux groupes sociaux auraient joué un rôle déterminant dans la trajectoire du pays : « les capitaines d’industrie allemands » – épaulés de cadres ayant reçu une formation technique et industrielle et pouvant mobiliser une main d’œuvre relativement efficace et docile – d’une part, et « le pouvoir dynastique » d’autre part18. Les premiers auraient été d’autant plus enclins à investir dans l’importation des techniques britanniques de production mécanique que leurs choix d’investissement n’étaient pas gouvernés par la recherche d’une rentabilité maximale mais satisfaisante (Veblen, 1915a, p. 186-190)19. Le pouvoir impérial serait, quant à lui, parvenu à s’adapter efficacement aux avancées techniques, en tirant parti du développement industriel pour asseoir sa domination. Ainsi,
159[p]ar une gestion judicieuse des hommes d’État dynastiques qui avaient en charge la direction de la politique et le contrôle de l’appareil administratif, l’accroissement rapide de l’efficacité matérielle de la communauté allemande, dû à l’introduction de l’état des arts industriels moderne, a été mis avec succès au service de l’État, à un degré inégalé dans les autres pays d’Europe occidentale (Veblen, 1915a, p. 77).
D’après Veblen, les dirigeants de l’Allemagne impériale auraient largement orienté les capacités industrielles de la nation aux fins de leur politique belliqueuse20. Ils auraient compris, en effet, que la guerre était le seul moyen pour eux d’accroître leur domination non seulement vis-à-vis de l’extérieur, mais aussi et surtout dans les frontières de leur propre pays. De fait, les hommes d’État allemands devraient principalement leur maintien au pouvoir, au « soutien loyal du sentiment populaire » qu’ils auraient réussi à s’assurer par des « guerres victorieuses » et par « les effets disciplinaires de la préparation guerrière et de l’endoctrinement tourné vers l’arrogance et les ambitions belliqueuses » (Veblen, 1915a, p. 77-78, 207-214). En cultivant un état d’esprit nationaliste dans la population, le pouvoir impérial serait parvenu à entretenir l’allégeance du peuple à son autorité. Les dirigeants allemands auraient mobilisé à cette fin les différentes composantes des « connaissances pragmatiques » (cf. Section I) en leur possession : l’art de la guerre, la rhétorique belliqueuse et nationaliste et leur maîtrise des moyens de coercition, tels qu’« un système de surveillance bureaucratique et d’interférence constante dans la vie privée des sujets », « [un] exercice draconien du pouvoir policier et un libre recours aux abus juridiques » (ibid., p. 77, 208).
La lecture que fait Veblen de la dynamique institutionnelle de l’Allemagne est à mettre en rapport avec son analyse des relations entretenues entre les dirigeants politiques, les milieux d’affaires et la masse de la population dans les pays démocratiques. Veblen met en évidence l’existence d’une collusion entre les dirigeants des États démocratiques et les hommes d’affaires de ces mêmes pays, dont l’objectif serait de maintenir les règles d’organisation sociale en vigueur et, en premier lieu, 160celles régissant la propriété privée. Les moyens de cette action collective conservatrice, au sens où elle viserait un statu quo institutionnel, ne différeraient pas en nature – mais en degrés – de ceux mobilisés dans les États dynastiques : le recours à la force policière et aux tribunaux (Veblen, 1921, p. 83-86 ; 1923, p. 410), l’élaboration et la propagation d’une « rhétorique réactionnaire » (Veblen, 1904, p. 340-341), la propagande patriotique voire nationaliste, le contrôle des moyens de communication et du système éducatif (Veblen, 1904, p. 382-391 ; 1918a ; 1921, p. 22-26). Parmi ces différents moyens, Veblen accorde un intérêt particulier au patriotisme, qu’il considère comme un élément idéologique majeur du schème culturel des nations à l’aube de la première guerre mondiale. Il le définit comme « un sentiment de particularisme », « un sentiment d’émulation » qui trouve « sa pleine expression » dans les « entreprises guerrières » (Veblen, 1917, p. 33-38)21. S’il s’y intéresse, c’est parce que l’esprit guerrier précède toujours l’entrée en guerre (Veblen, 1917, p. 4). À l’encontre des interprétations qui soutiennent que la guerre chez Veblen est essentiellement politique, en se fondant sur l’importance qu’il accorde à l’analyse du sentiment patriotique, il faut rappeler qu’il l’analyse toujours dans le cadre de « l’ère culturelle » où elle s’inscrit – soit dans le cadre spécifique des structures capitalistes en ce qui concerne la première guerre mondiale. Le patriotisme est à ses yeux le symptôme de la tentative d’unification des intérêts divers derrière l’idée d’honneur national, tentative factice dans la mesure où les sociétés modernes sont composées de deux grandes classes aux intérêts divergents : la classe de ceux qui possèdent et commandent et la classe de ceux qui travaillent et obéissent (Veblen, 1917, p. 31, 53)22. En d’autres termes, le patriotisme n’est pas un phénomène susceptible de se comprendre en dehors des structures économiques et technologiques spécifiques de la fin du 161grand dix-neuvième siècle. Dans les sociétés contemporaines, la plupart des hommes ne manifestent pas spontanément un penchant particulier pour les hostilités.
[E]n l’absence de provocation particulière, la masse ordinaire de la population étant occupée à satisfaire d’autres mobiles et n’ayant pas d’inclination naturelle au combat pour lui-même, elle s’en désintéressera facilement pour se laisser aller à des habitudes de pensée pacifiques, si bien qu’elle en viendra ordinairement à penser les relations humaines, voire les relations internationales, en termes de paix, si ce n’est d’amitié (Veblen, 1915a, p. 58).
C’est donc bien dans le patriotisme ou le nationalisme qu’il faut chercher l’origine de l’adhésion populaire à la guerre dans les sociétés capitalistes23. Mais l’origine de ce patriotisme réside lui-même dans l’habileté avec laquelle il est entretenu par les « intérêts établis » de la politique et des « affaires ». À ce sujet, Veblen affirme :
La principale utilisation matérielle du penchant patriotique des populations modernes semble […] être l’usage qu’en fait une classe limitée de personnes engagées dans le commerce extérieur ou dans des affaires qui entrent en concurrence avec l’industrie étrangère. Il sert leur gain privé en cautionnant efficacement une entrave au commerce international qui ne serait pas tolérée dans la sphère nationale. Ce faisant, il a aussi l’effet secondaire et plus funeste d’attiser la rivalité entre les nations et de susciter des revendications et des ambitions inconciliables n’ayant aucune valeur matérielle, mais un impact considérable dans le sens d’une incitation à la désunion internationale et à une rupture subséquente de la paix (Veblen, 1917, p. 75-76).
Enfin, la guerre moderne n’est pas réductible à une conséquence involontaire de la manipulation du sentiment patriotique par les « intérêts établis », puisque « les opérations de guerre [elles-mêmes] sont entreprises, totalement ou en partie, en vue de préserver ou d’étendre la pratique des affaires » (1917, p. 156). Ces conquêtes impérialistes nourrissent le patriotisme, en tant qu’« actif intangible ou immatériel » mais elle n’améliore en rien le bien-être matériel de la population (Veblen, 1917, p. 27)24. Veblen n’en estime pas moins que la critique pacifiste 162consistant à mettre en évidence cette « inutilité matérielle » des guerres est vaine (1917, p. 72-73). On peut en effet douter de l’efficacité du procédé consistant à opposer une croyance spirituelle relative à un intérêt immatériel à un argument utilitariste relatif à un intérêt matériel25.
Au terme de cette section, il apparaît que l’analyse que Veblen a produite de la première guerre mondiale s’inscrit dans le prolongement direct de sa théorie de l’évolution institutionnelle de longue période, qui constitue l’objet central de son économie « évolutionniste » ou « post-darwinienne ». Veblen met d’abord en évidence les caractéristiques institutionnelles du contexte dans lequel s’inscrit la montée vers la guerre. Celui-ci consiste en un agencement spécifique de forces institutionnelles qui relèvent respectivement d’une logique technico-industrielle (fondée sur le machinisme), économique ou « pécuniaire » (celle de la « propriété absentéiste » et, plus généralement, des « affaires ») et politique (la logique de puissance portée par les hommes d’État et leur administration). Les « hommes ordinaires » sont de moins en moins portés à la guerre, à mesure notamment que leur exposition aux processus mécaniques les conduit à développer des institutions qui ressortissent à la logique industrielle. A contrario, les intérêts établis de la politique et de l’économie voient dans les conflits armés un moyen de servir les finalités parasitaires qui leur sont propres et dont nous avons mis en évidence les fondements historiques et anthropologiques (Section I). Dès lors, la différence entre les États démocratiques, tels que le Royaume-Uni, les États-Unis et la France, et les États dynastiques, tels que l’Allemagne et le Japon, ne doit pas être surestimée. Certes, les 163premiers se distinguent des seconds par le fait que leur population a été exposée depuis plus longtemps aux effets institutionnels du machinisme. Ses penchants belliqueux s’en sont trouvés amoindris comparativement à ceux des « hommes ordinaires » allemands. Par ailleurs, les intérêts établis des États démocratiques sont de plus en plus dominés par des objectifs pécuniaires plutôt que par des finalités de puissance politique et militaire per se, lesquelles demeurent au premier rang des objectifs des États dynastiques. Néanmoins, ces différences sont plus de degrés que de nature. Les États démocratiques, comme les États dynastiques, poursuivent des fins qui sont contraires à l’intérêt de la masse de la population. Les premiers, comme les seconds, s’emploient à détourner l’efficacité productive de la société à leurs propres fins économiques et politiques. Les dirigeants des États démocratiques, comme ceux des États dynastiques, conçoivent la guerre comme un moyen au service de leurs objectifs parasitaires. Aussi mobilisent-ils des stratégies similaires de propagande patriotique afin d’enrôler les hommes ordinaires dans des entreprises militaires et économiques contraires à leur intérêt. In fine, en cohérence avec les principes de son économie « évolutionniste », l’enjeu de l’analyse de Veblen est moins taxinomique (produire une classification des types d’États) que processuel. Il s’agit de retracer la dynamique conjointe des forces institutionnelles, telles qu’elles se développent et se diffusent dans et entre les nations parties-prenantes au conflit. C’est dans la même perspective qu’il aborde la question des suites de la guerre.
III. Les consÉquences de la Guerre
et les conditions institutionnelles
d’Établissement d’une paix durable
L’objectif de The Nature of Peace and the Terms of its Perpetuation, publié dès 1917, est de parvenir à établir les conditions qui permettraient d’atteindre une paix durable. Veblen indique dans la préface de l’ouvrage ne pas vouloir adopter une posture moralisatrice ou idéaliste, dans la mesure où les vœux pieux des pacifistes contre la guerre ne permettent 164pas de bâtir les fondements institutionnels d’une paix durable (1917, p. 2). Dès lors, il distingue trois perspectives potentielles de paix à court terme. La première solution au conflit est ce qu’il nomme « la paix sans honneur », laquelle se traduirait par la victoire et la domination des États dynastiques (1917, p. 118)26. Une telle paix ne serait toutefois pas durable, dans la mesure où la raison d’être et le fondement du pouvoir des États dynastiques résident précisément dans les entreprises belliqueuses que ceux-ci entreprennent. Veblen s’oppose ainsi aux pacifistes qui souhaitent la paix à tout prix, nonobstant les conséquences à long terme d’une éventuelle soumission à ces États dynastiques (1917, p. 132-133). De surcroît, il peine à croire que les États démocratiques puissent se résoudre à une telle paix, dans la mesure où ces derniers sont tout autant patriotiques (1917, p. 219). Compte tenu de ce patriotisme, Veblen en vient à envisager la possibilité d’« une paix avec les honneurs ». Cette paix, respectueuse des sentiments d’honneur national, reposerait sur le fameux « équilibre des pouvoirs » entre les nations européennes27. C’est dans ce cadre que Veblen discute l’idée répandue, notamment par le président Wilson, de la création d’une Ligue internationale pour la paix. Cette solution se trouve néanmoins confrontée non seulement aux effets de la technologie qui favorise la guerre offensive, mais aussi à l’existence même des États dynastiques, dont la légitimité repose sur des entreprises impérialistes (1917, p. 107). Veblen la considère donc comme hautement improbable. La troisième solution envisagée, tenant compte de la nature belliqueuse des États dynastiques, implique de « pacifier » l’Allemagne et le Japon, par l’élimination des pouvoirs impériaux (1917, p. 117).
Veblen interroge précisément les possibilités d’intégration des États impériaux dans la Ligue pour la paix. Il répète le point fondamental selon lequel leurs « intentions pacifiques » ne peuvent que rester sujettes au doute puisque leur « but supérieur » est « l’entreprise guerrière28 ». 165Il faut donc nécessairement donner à la Ligue des moyens et assez de force pour lui permettre de contraindre l’ensemble des États à « réaliser la paix ». Si tel n’est pas le cas, l’Allemagne l’intègrera « comme un sauvage alcoolisé armé d’un pistolet ». Veblen doute toutefois fortement de la volonté des establishments nationaux de se soumettre à une telle juridiction internationale29. Mais, si les États dynastiques ne sont pas intégrés dans la « juridiction de la ligue », celle-ci ne sera rien d’autre qu’une « coalition de nations » démocratiques contre les nations dynastiques, qui ne pourra garantir l’établissement d’une paix durable. La conclusion de Veblen est sans appel : « sans la chute définitive du pouvoir impérial, aucune ligue pacifique des nations ne pourra devenir autre chose qu’un simple armistice » (1917, p. 234-239). Il précise toutefois bien que la guerre doit être faite à l’État allemand et non au peuple. Il faut moins rechercher la victoire de l’Entente que la défaite de la coalition de l’Allemagne impériale, et l’émergence d’une Allemagne démocratique. Le programme proposé à cet égard par Veblen repose sur six points fondamentaux (1917, p. 271-272) :
1. L’élimination de l’establishment impérial.
2. La destruction de l’équipement guerrier.
3. L’annulation de la dette publique.
4. La confiscation des ressources industrielles ayant contribué à l’effort de guerre.
5. La prise en charge des dettes de guerre par la Ligue.
6. L’indemnisation pour les dommages causés aux civils dans les territoires envahis.
Ces propositions s’inscrivent dans l’analyse des conditions de paix à court terme. Mais, ayant traité des causes profondes de la guerre, Veblen s’intéresse également aux transformations institutionnelles requises pour mettre en œuvre une paix durable. Il estime que la prédominance des intérêts établis des affaires dans la politique des États modernes entre en contradiction avec les transformations nécessaires pour établir cette paix. Héritiers du mercantilisme, les investissements à l’étranger, qui 166vont alors de pair avec des politiques impérialistes visant à les sécuriser, constituent une extension croissante des intérêts des affaires qui, loin de renforcer le sentiment d’interdépendance des nations, excite les jalousies nationales (1917, p. 287-290, 297). En outre, il considère que le fondement juridique du système économique moderne, c’est-à-dire le régime du droit de propriété hérité de « l’ère artisanale », est devenu « obsolète » eu égard au développement du machinisme et à la croissance de la taille des entreprises (cf. Section I). À cet égard, la Grande Guerre a joué un rôle de révélateur. Elle a tout d’abord montré la nécessité d’un recours à la planification de la production afin de parvenir à des résultats matériellement efficaces (1917, p. 159-160). En d’autres termes, elle a mis en lumière les défaillances – les échecs de coordination en particulier – du système de marché ainsi que l’existence du « sabotage » capitaliste30. Elle a également permis à « l’homme ordinaire » de constater l’inanité de la hiérarchie propriétaire dans l’entreprise. Selon Veblen, la Grande Guerre brise le mythe selon lequel « une finance autonome » est nécessaire au fonctionnement de l’économie (1917, p. 251-257). Constatant la « futilité du régime de la propriété privée » dans la préservation et l’accroissement du bien-être matériel de la communauté, Veblen veut croire à la capacité des peuples à s’extraire de ces liens institutionnels devenus désuets (1917, p. 276-280)31. En sus de la défaite nécessaire de l’Allemagne, Veblen énonce donc une seconde conclusion, elle aussi sans appel : sans une suppression du « système des prix », de la « propriété absentéiste » des instruments de production et des prérogatives qui y sont associées, les pays civilisés marchent vers une nouvelle guerre. Car la viabilité d’un tel système, qui se mesure à l’aune des gains pécuniaires, requiert des entreprises guerrières générant de nouveaux débouchés (1917, p. 366-367).
Le livre de 1917 se conclut sur cette mise en cause du système économique fondé sur la propriété absentéiste, que Veblen étudiera en détail 167après-guerre (1923). Ce point est important à trois égards. Premièrement, il étaye notre thèse selon laquelle la première guerre mondiale est pour Veblen un phénomène aux racines institutionnelles économiques tout autant que politiques. Il est vain d’opposer un ordre à l’autre comme ont pu le suggérer certains commentateurs. Deuxièmement, il permet d’étayer la thèse de Capozzola selon laquelle « The Nature of Peace n’appartient pas à la littérature de l’internationalisme wilsonien. L’Allemagne doit être vaincue, oui, mais le système des prix doit aussi l’être » (1999, p. 260)32. Enfin, son attaque contre le système des prix permet de comprendre en quoi Veblen se distingue des positions « des libéraux wilsoniens » mais aussi de celles de Keynes (1920) à propos du Traité de Versailles, comme en atteste sa recension éminemment critique et relativement méconnue « Les Conséquences économiques de la Paix »(Veblen 1920). Dès The Nature of Peace, Veblen affirme explicitement que la paix à long terme se joue moins au niveau des tractations diplomatiques et juridiques qu’au niveau des agencements et des transformations institutionnels (1917, p. 215). D’où le reproche adressé à la naïveté de Keynes, dont l’attitude serait celle « des hommes accoutumés à considérer les documents politiques au regard de leur valeur faciale ». Veblen estime en effet que Keynes considère à tort le Traité comme « une formulation définitive des termes de la paix », celui-ci étant plutôt « un point stratégique de départ en vue de négociations futures et de la continuation des entreprises guerrières » (1920, p. 467). Pour lui, le Traité de Versailles n’est pas un échec. C’est une victoire. La victoire des intérêts établis des affaires. Il ne fait que « rétablir le statu quo » qui prévalait avant-guerre. Derrière « un écran de verbiage diplomatique », « les grandes puissances » continuent sur la voie de « leur chicane politique et de leur agrandissement impérialiste » (Veblen, 1920, p. 468)33.
168Entre l’ouvrage de 1917 et la parution de celui de Keynes, un évènement majeur s’est produit : la révolution bolchévique, à laquelle Veblen apporte son soutien (Capozzola, 1999, p. 265)34. Dès lors, il lui paraît évident que le Traité et la Ligue pour la paix ont pour but premier d’unir les grandes puissances contre le bolchévisme, dans la mesure où ce dernier « est une menace pour la propriété absentéiste » (1920, p. 468-469). Il lui semble que « la sécurité des droits de propriété » est devenue « le seul objet d’inquiétude » des « autorités constituées35 ». La vision de Keynes sur le montant des réparations demandées à l’Allemagne est par trop pessimiste. Veblen estime que le rempart que constituent les classes privilégiées allemandes contre la diffusion du bolchévisme est l’assurance que les « intérêts démocratiques de la propriété absentéiste » seront sauvegardés. Autrement dit, le Traité ne fera aucun mal à la propriété allemande, fondement de l’État impérial (1920, p. 471). Rétrospectivement, on constate que l’historiographie des années soixante a effectivement considéré à l’instar de Veblen que le « business » était sorti triomphant de la Grande Guerre (Cornelius Smith, 2018, p. 2).
La dernière condition d’une paix durable dont traite Veblen est liée à l’un des principaux ferments de la guerre, c’est-à-dire le patriotisme. Comme nous l’avons suggéré précédemment, Veblen soutient qu’une nation est le produit de croyances dont il ne faut pas négliger le fait que « l’homme ordinaire » puisse être prêt à sacrifier sa vie pour elles. Comprendre ces croyances est nécessaire pour saisir le comportement des individus mais aussi « l’état spirituel des peuples », lequel ne peut être transformé brutalement, puisqu’il est de la nature des habitudes de pensée partagées (1917, p. 140, 181-186). Se pose alors la question des conditions d’inhibition du patriotisme caractéristique de l’époque. À 169cet égard, les effets de l’expérience de la guerre sont ambivalents. D’un côté, elle peut renforcer la loyauté à l’égard de la nation ainsi que l’esprit guerrier de ceux qui y ont pris part (1917, p. 195). De l’autre, la guerre a participé de la rationalisation des processus productifs. Or, à long terme, les habitudes de pensée issues d’un mode de vie – et notamment de travail – mécanisé, régi par la routine technologique, sont un facteur d’affaiblissement des croyances spirituelles, en particulier patriotiques. Les connaissances scientifiques et techniques constituent « un stock commun » des pays occidentaux qui ne connaît pas de frontières, favorise la compréhension mutuelle des peuples de ces pays et est susceptible de réfréner les nationalismes (1917, p. 218, 361). Enfin, Veblen évoque une action politique délibérée « extrême » contre les prétentions nationalistes qui consisterait en « la neutralisation de la citoyenneté » (1917, p. 209-211)36. Dans son article « The Passing of National Frontiers » publié dans The Dial le 25 avril 1918, Veblen affirme que la dissonance des ordres institutionnels qui caractérise la période fait que « la situation revêt un caractère révolutionnaire » : « les circonstances ont pris une forme telle qu’un changement radical [de la loi et de l’ordre existant] ne peut être évité ». Parmi ces circonstances, il insiste sur l’idée selon laquelle les nationalités sont devenues « un héritage institutionnel » obsolète eu égard à la dimension internationale du système industriel et des connaissances technologiques. « Les frontières nationales sont un moyen de sabotage capitaliste » contraire à l’intérêt matériel de la communauté (Veblen, 1918b, p. 387-388).
170Conclusion
L’objectif de l’article était de proposer un nouvel éclairage de l’analyse que Veblen a produite de la première guerre mondiale, en partant de l’idée selon laquelle elle ne saurait se réduire à l’expression d’une position pacifiste. Veblen a pensé la Grande Guerre à partir du cadre méthodologique qu’il a forgé dès la fin du xixe siècle avec l’ambition de faire de l’économie une science « évolutionniste » mobilisant une méthode institutionnaliste-historique. Dans cette perspective, la guerre, au sens générique, doit être analysée comme un phénomène institutionnel qu’il faut resituer dans l’histoire longue des sociétés, pour en comprendre la genèse et les modalités d’évolution. Pour Veblen, l’émergence du fait belliqueux va de pair avec celle de la propriété privée, l’une et l’autre partageant des fondements anthropologiques communs. La Grande Guerre constitue ainsi l’expression historiquement située de la logique ancestrale de la prédation. Ses causes circonstancielles résident, selon Veblen, dans l’avènement d’un « Nouvel Ordre » politico-économique au tournant du xxe siècle qui voit l’essor concomitant de l’impérialisme, du patriotisme et des sociétés par actions, fondées sur la « propriété absentéiste ». Cette dynamique institutionnelle s’inscrit dans le contexte d’une mécanisation et d’une intégration croissantes des processus techniques et productifs dont les « intérêts établis » essayent de s’approprier les fruits. Pour Veblen, la guerre est l’un des moyens mobilisés à cette fin par les autorités politiques ainsi que par les actionnaires et les dirigeants des grandes entreprises, au détriment de « l’homme ordinaire » dont ils s’assurent le soutien en aiguisant son penchant patriotique. Si Veblen reconnaît une responsabilité particulière à l’État dynastique allemand dans la montée vers la guerre, il est loin d’exonérer les États démocratiques de toute responsabilité. Il met en évidence les points communs fondamentaux qui existent entre ces deux formes d’État, par-delà leurs spécificités. Les seconds, comme le premier, sont dirigés par une coalition d’« intérêts établis » dans les domaines économique et politique qui mobilisent la guerre et le patriotisme comme un moyen au service de leurs objectifs parasitaires respectifs. On ne saurait dès lors envisager de paix durable sans un renversement non seulement du 171pouvoir impérial allemand, mais aussi des fondements institutionnels de l’ordre politico-économique qui prévaut dans les États démocratiques. C’est à l’aune de ce raisonnement qu’il faut comprendre les critiques que Veblen adresse à Keynes (1920), mais aussi son interprétation de la révolution bolchévique et sa proposition de « soviet de techniciens » (Veblen, 1921).
Plus généralement, nous pensons que cette relecture des travaux de Veblen sur la première guerre mondiale peut contribuer à mettre en évidence la fécondité de cet objet d’étude qu’est la Grande Guerre pour l’histoire de la pensée économique du début du xxe siècle. Les controverses entre économistes quant aux causes du conflit et aux conditions d’un retour à la paix s’avèrent en effet particulièrement éclairantes pour comprendre certaines lignes de fracture méthodologique et politique de la science économique de l’époque.
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1 À l’instar de nombreux économistes américains, du fait de l’absence d’un corps d’administrateurs civils (Fourcade, 2009), Veblen a été amené à intégrer des agences gouvernementales chargées de la planification de l’effort de guerre.
2 Selon son biographe, Joseph Dorfman (1934, p. 324), « après avoir cessé d’écrire, Veblen déclara que The Instinct of Workmanship était son seul livre important ».
3 Les thèses de Veblen préfigurent en ce sens certaines analyses institutionnalistes et radicales du « complexe militaro-industriel » développées dans la seconde moitié du xxe siècle. Voir Galbraith (1967) et Baran & Sweezy (1966). Pour une comparaison des convergences et divergences entre Galbraith et Veblen en la matière, voir Cypher (2008). Sur le rôle de la première guerre mondiale dans la naissance du complexe militaro-industriel aux États-Unis, voir Koistinen (1967).
4 Veblen forge lui-même ce terme pour souligner la permanence des « préconceptions » entre l’économie classique post-smithienne et l’économie marginaliste (1900, p. 171-178).
5 Trois ouvrages de Veblen ont été traduits en français : The Theory of the Leisure Class (1899), The Theory of Business Enterprise (1904) et The Engineers and the Price System (1921). Nombre de concepts mobilisés par Veblen ayant donné lieu à des choix de traductions différents, les auteurs ont préféré utiliser leurs propres traductions. Les choix de traduction des principaux concepts vébléniens mobilisés dans l’article sont justifiés dans Brette (2004a).
6 Veblen voit dans l’œuvre de Darwin l’archétype de la « science moderne », au sens où elle en synthétise tous les attributs. Faire accéder l’économie au rang des sciences « modernes », c’est-à-dire « post-darwiniennes », implique de la doter de ces attributs. Il ne faut toutefois pas se méprendre sur la nature de ce projet. Son objet n’est pas de prôner une quelconque forme de réductionnisme biologique, mais d’appliquer aux phénomènes économiques et plus généralement sociaux, une approche scientifique fondée sur les principes méthodologiques du darwinisme. À cet égard, l’évolutionnisme véblénien doit être clairement distingué de l’évolutionnisme de Herbert Spencer et ses épigones (Hodgson, 1998).
7 Pour Veblen (1914), ce sont les habitudes que développe l ’ individu qui lui permettent d ’ adapter ses mobiles instinctifs aux circonstances particulières de la situation.
8 Veblen (1914, p. 26) souligne que le terme de « parental bent » doit être entendu comme « la sollicitude parentale à l’égard du genre humain » et non comme une simple propension à prendre soin de sa propre descendance. Il s’apparente donc à un « instinct de solidarité du groupe » (1898a, p. 195). Parmi les instincts ayant joué un rôle de premier plan dans l’évolution institutionnelle des sociétés humaines, Veblen relève également l’existence d’un instinct de curiosité désintéressée [idle curiosity] qui pousserait l’homme à comprendre le monde indépendamment de toute visée pratique. Contrairement à l’interprétation qui a pu en être parfois donnée, il serait abusif de considérer cet instinct comme étant a priori au service du bien commun. Veblen considère que ses effets sont étroitement dépendants des institutions en vigueur dans la société dans laquelle il s’exprime (Brette, 2004a, p. 229-230).
9 Pour une lecture plus précise de l’analyse que fait Veblen de la genèse et de l’évolution des institutions politiques entre l’ère sauvage et l’ère barbare, notamment dans Imperial Germany (Veblen, 1915a), on pourra se reporter à Le Goff (2019, p. 90-92).
10 L’idée selon laquelle le machinisme favorise la guerre de mouvement est, quelques années plus tard, au cœur du fameux livre du Lieutenant-Colonel de Gaulle intitulé Vers l’armée de métier (1934).
11 Sur le sabotage, voir Veblen (1921, p. 1-26). « Un contrôle pécuniaire [businesslike] du taux et du volume de production est indispensable au maintien d’un marché rentable, et un marché rentable est la condition première et constante de prospérité dans toute communauté où des hommes d’affaires possèdent et dirigent l’industrie ». Il s’agit de régler la production sur ce que « le marché peut absorber » afin d’éviter les crises de « surproduction » (ibid. p. 8). Le volume de production est adapté non à la capacité productive ou aux « besoins de la communauté » mais aux exigences de rentabilité (ibid., p. 9).
12 Pour une présentation comparée des thèses d’Hobson et de Veblen, voir Edgell et Townshend (1992). L’analyse de l’impérialisme mais aussi du comportement de l’entreprise d’affaires que Veblen développe en ce début de siècle présente également de nombreux points de convergence avec celle d’Hilferding. Voir le travail de Marlyse Pouchol, dans ce volume. Selon l’historien Marc Ferro (1990, p. 42), la composition des coalitions est révélatrice du caractère impérialiste de la guerre de 1914.
13 Comme l’a relevé Leathers (1989), Veblen (1904) avance dans The Theory of Business Enterprise l’hypothèse d’un gouvernement moderne de type Leviathan qui mettrait en œuvre des politiques militaires qui s’avèreraient in fine contraires non seulement aux intérêts du peuple, mais aussi à ceux des hommes d’affaires. Cependant, Leathers souligne que Veblen a renoncé à cette thèse dans ses écrits postérieurs.
14 Veblen écrit à une époque où les sociétés ne sont pas considérées comme opulentes, où les inégalités sont importantes, où les classes inférieures ne subviennent pas nécessairement à ce qu’on peut considérer être des besoins nécessaires. D’où son insistance sur la nécessité de produire plus et à moindre frais. Il prend cependant bien soin de souligner que produire à moindre frais signifie également économiser « la main d’œuvre » (Veblen, 1918b, p. 388). En outre, Veblen (1899) insiste sur la nécessité de réorienter le système industriel vers la production de biens et services utiles d’un point de vue « impersonnel ». Cela suppose de diminuer au maximum la part de « gaspillage » dans la production de chaque bien produit, en particulier les dépenses relatives au marketing et à la vente (Brette, 2016). Hobson (1901, p. 58) adopte pour sa part une position plus sceptique sur le libre-échange.
15 Cette thèse, que l’on associe souvent au nom de Montesquieu, est si générale qu’elle peut être sujette à de nombreuses interprétations en fonction des périodes historiques spécifiques où elle a été avancée. Toutefois, il convient de noter que la première guerre mondiale met fin à un processus d’interdépendance croissante des économies, européennes notamment, que l’on a nommé la première mondialisation (Berger, 2003).
16 Ce que reconnaît d’ailleurs Plotkin (2010, p. 240).
17 L’Allemagne n’est toutefois pas un cas unique en la matière. Le Japon présente des caractéristiques analogues, voire plus marquées encore (Veblen, 1915a, p. 83 ; 1915b).
18 L’historiographie postérieure à la seconde guerre mondiale traitant de l’Allemagne impériale fait écho à certains arguments présents chez Veblen (Ferro, 1990, p. 134 ; Prost et Winter, 2004, p. 156).
19 Veblen (1915a, p. 186, 188) écrit que « les classes qui étaient en position de profiter de ces nouvelles activités étaient, par tradition, habituées à une rentabilité relativement faible générée dans des entreprises industrielles similaires » ; « ces explorateurs [adventurers] allemands dans le domaine des affaires [étaient] des capitaines d’industrie plutôt que de finance ». En d’autres termes, ils étaient caractéristiques d’une forme de capitalisme qui n’avait pas encore atteint le degré de financiarisation du capitalisme anglo-saxon du début du xxe siècle.
20 Sur l’accroissement de l’appareil bureaucratique allemand, Ferro (1990, p. 15) note qu’on comptait 1 fonctionnaire pour 825 habitants en 1870, contre 1 pour 216 en 1905. Veblen, à l’instar de Max Weber, étudie le phénomène bureaucratique qui sous-tend le mouvement de rationalisation du schème culturel occidental (Hédoin, 2009). Sur Weber, la planification et la bureaucratie, voir l’article de Patrick Mardellat, dans ce volume.
21 Veblen (1917, p. 33) associe à cet égard le patriotisme au registre de la prédation ou du « sportsmanship » plutôt qu’à celui du « workmanship », bien qu’il reconnaisse qu’un des ressorts instinctifs fondamentaux du patriotisme se situe dans l’inclination à la sympathie sociale. Comme nous l’avons relevé dans la première section, Veblen analyse l’émergence historique du sens de l’honneur et du dévouement au chef comme le produit d’une contamination de l’instinct de solidarité par les instincts de rivalité. Sur la liaison entre le sport et le sentiment national, voir Ferro (1990, p. 32).
22 Sur sa vision en deux classes et la divergence d’intérêt qui en découle, voir également Veblen (1917, p. 151-152). Nous adhérons à la thèse selon laquelle Veblen propose, à partir d’une épistémologie « post-darwinienne » spécifique, une révision de l’économie politique de Marx.
23 Selon les termes de Paul Sweezy (1958, p. 25), « le nationalisme s’inscrit dans la théorie d’ensemble de Veblen comme l’instrument utilisé par les intérêts établis pour contrôler les couches inférieures de la population [underlying population] ».
24 La désignation de « l’honneur national » comme « actif intangible ou immatériel » doit être lue à la lumière de la conception véblénienne du capital d’entreprise comme une catégorie fondamentalement « pécuniaire » et donc non « industrielle » (Brette, 2016). Pour Veblen (1908), le capital mesure la capacité des actifs tangibles et intangibles (ceux-ci étant fondés sur des artefacts juridiques tels que le brevet ou la franchise) d’une entreprise à générer un revenu. À ce titre, le capital exprime la capacité de contrôle et d’appropriation privative des ressources productives de la société tout entière (i.e., au premier chef, du stock de connaissances techniques de la société). Dire de « l’honneur national » qu’il constitue un « actif intangible ou immatériel », c’est donc le considérer comme un artefact institutionnel susceptible de contrôler l’efficacité productive de la société pour la mettre au service de quelques groupes sociaux (les « intérêts établis ») au détriment de l’intérêt général.
25 De surcroît, Ferro, qui s’est intéressé aux croyances de l’époque, fait remarquer que « le pacifisme et l’internationalisme se confondirent avec l’individualisme et le patriotisme, un fait assez exceptionnel que seule la nature supposée de cette guerre explique : pour tous, une guerre de défense patriotique, par conséquent une guerre juste ; et, de toute façon, une guerre inéluctable » (Ferro, 1990, p. 23).
26 Sur ce thème, voir également Edgell et Townshend (1992, p. 414).
27 Cette diplomatie de l’équilibre des pouvoirs en Europe, historiquement associée aux politiques de Richelieu et Mazarin, signifie moins un équilibre entre les forces des nations respectives que le principe selon lequel les pays se coalisent contre celui qui abuse de sa puissance et intervient dans la vie des autres nations (Husson, 2002).
28 Au-delà des États impériaux, Veblen (1917) s’interroge également sur le rôle que la Russie pourrait jouer dans l’établissement d’une telle Ligue, du fait de la nature instable de son développement industriel et culturel. Cette réflexion est antérieure à la Révolution bolchevique, dont on peut considérer, en suivant la grille d’analyse de Veblen, qu’elle résulte de cette tension.
29 Il doute en particulier des États-Unis, confrontés au dilemme suivant : ne pas intégrer la Ligue, mener des guerres défensives et préserver les intérêts du Big Business ou, au contraire, intégrer la Ligue mais renoncer à la défense du Big Business. La destinée de la SDN montre que les pouvoirs des intérêts établis aux États-Unis furent les plus puissants.
30 Sur le rôle de la Grande Guerre dans l’accélération de la rationalisation des processus productifs aux États-Unis, l’accroissement de la standardisation et du recours aux expérimentations, ainsi que la tendance croissante à évaluer la réussite d’un système économique à partir d’un concept d’intérêt général plutôt qu’à l’aune des préférences individuelles, voir J.M. Clark (1917).
31 Plus le système industriel devient complexe et intégré, plus les perturbations que les hommes d’affaires y introduisent ont des effets déstabilisateurs, susceptibles in fine d’amener « l’ensemble à un effondrement fatal » (Veblen, 1921, p. 57).
32 Il ajoute que Veblen a cherché à exercer une influence sur l’administration wilsonienne, en visant un poste via la rédaction de mémorandums pour le comité Lippmann et en travaillant au sein de la Food Administration dirigée par Hoover, avant de démissionner, las des tâches bureaucratiques (1999, p. 261-263). La Food Administration fait partie, avec le War Industries Board et la Fuel Administration, des trois agences fédérales majeures participant à l’effort de guerre. Voir Cornelius Smith (2018), Bruce et Smith (1995) et Kaplan (1956).
33 Sur le rôle de Keynes au cours de la Grande Guerre, voir l’article de Christophe Lavialle (2018).
34 L’appel de Veblen (1921) à la révolution des ingénieurs et techniciens pour qu’ils prennent en charge la direction du système industriel dans le cadre d’un « Soviet » qui assurerait une administration centralisée des ressources de l’économie américaine fait évidemment écho à la révolution de 1917. Pour une mise en perspective du « mémorandum pour un soviet de techniciens » à l’aune des conceptions de Veblen sur la production et la technique, on pourra se reporter à Brette (2004b). Veblen (1923, p. 37) désigne les autorités fédérales américaines sous le terme de « Soviet des Délégués des Hommes d’Affaires ».
35 En ce sens, l’historien Ferro fait remarquer que : « Dans ses cahiers, à la date du 12 octobre 1918, Maurice Barrès relevait ces propos extraits de la Gazette de la Croix, le grand journal rhénan : “la lutte contre le bolchévisme doit servir de lien entre les trois grandes puissances alliées et leurs ennemies. Une Allemagne forte résistera au bolchévisme. Si elle succombait, la pire espèce de révolution anéantirait l’Europe. L’Entente ne devrait pas négliger ce point de vue” » (Ferro, 1990, p. 358-359).
36 Veblen formule cette idée après avoir discuté de la possibilité de neutralisation de la citoyenneté des bateaux de commerce. Il considère ensuite la possibilité d’une neutralisation de la citoyenneté des personnes uniquement entre les pays de langue anglaise. Le but d’une telle mesure est de saper le point d’appui juridique des politiques protectionnistes qui alimentent tant le sabotage capitaliste que les entreprises guerrières. – On peut noter que la position d’Hobson au sujet des nationalités apparaît fort différente de celle de Veblen lorsqu’il dénonce « l’impérialisme socialiste ». « Nos socialistes qui pensent avantageux de briser les frontières des nationalités et de forcer tous les hommes à fraterniser ne sont pas les véritables gentlemen scientifiques qu’ils prétendent être. Ils veulent substituer une catastrophe artificielle à la croissance naturelle. Pour eux, la nationalité ne vaut guère mieux qu’un sentiment absurde ». Il estime que cet « Internationalisme n’est pas la négation mais l’extension du sentiment national » (Hobson, 1901, p. 54, 56).
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-11064-4
- EAN : 9782406110644
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11064-4.p.0141
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/12/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Veblen, Première Guerre mondiale, institutions, entreprise, impérialisme, patriotisme